DU PARTI-COMMUNAUTÉ


À LA  COMMUNAUTÉ HUMAINE


 

POSTFACE JANVIER 1974

 

 

 

 

Ce texte, Origine et fonction de la forme parti, fut publié en 1961 en tant que «Rapport des groupes internationalistes de France» et non en tant que contribution d’un parti parce qu’à cette époque la petite organisation, provenant de ce qu’on a appelé la gauche italienne, ne se considérait pas réellement comme un parti à l’échelle internationale. En fait il est dû à deux personnes: R. Dangeville et moi-même[1]. C’est un exemple de ce que A. Bordiga appelait un travail semi-élaboré car il ne fut pas rédigé en totalité. Au départ, cela devait être un exposé qui aurait été fait à la réunion de Rome de mars 1961. Ne pouvant me pas rendre dans cette ville, je rédigeais un texte mais, le temps me faisant défaut, je recourus pour donner une idée de la totalité, à une présentation condensée de certains points; souvent, même, je les ai simplement énumérés.


Poursuivant plusieurs buts, ce texte ne pouvait être que dense, parfois touffu et souvent laconique, car je voulais:


– traiter la question du parti, en précisant les différents moments de celui-ci et surtout définir ce que pourrait être le parti de demain, ce qui était lié à l’idée (à démontrer) que le parti naît spontanément; essayer, donc, de dépasser l’opposition spontanéité-conscience et surtout celle entre conscience venant de l’extérieur et conscience immanente souvent réduite à spontanéité;


– présenter la gauche, son originalité; la délimiter du léninisme et du trotskisme; opérer une coupure réelle avec la Troisième internationale;


– fonder l’anti-immédiatisme et l’anti-activisme de la gauche; amplifier la thèse de l’invariance de la théorie du prolétariat;


– aborder l’analyse du rapport, selon moi fondamental, de la Gemeinwesen et de l’être humain;


– présenter, plus généralement, une espèce de corpus des positions de la gauche (donc englobant tous les domaines, philosophique, politique, économique) centré autour de la question, considérée comme fondamentale, du parti.


C’est A. Bordiga qui tint à ce que le texte soit publié. Une fois imprimé, même sous cette forme imparfaite, elliptique, au style parfois défaillant, le sort en était jeté. Il n’était plus nécessaire d’envisager de le modifier mais de continuer les investigations qu’il recelait. Il s’agissait de passer des ébauches à des explications exhaustives. Mais c’est ce passage qui n’eut pas lieu au niveau global du parti parce que le texte souleva en fait une intense opposition à l’intérieur du courant de la gauche. Les tentatives pour l’imposer ne rencontrèrent qu’un faible écho, mais elles existèrent, ce qui permit de préparer un dépassement de toute la question du parti. Ainsi, à la fin de 1962, il y eut une réunion à Marseille dont un des exposés avait pour sujet: Les trois internationales. On voulait clarifier de façon historique la vie de la classe et du parti, telle qu’on l’avait esquissée dans Origine et fonction de la forme parti. Cela n’eut pas de suite et ne dépassa pas le cadre des généralités. Les arguments essentiels développés lors de cette réunion furent publiés dans le nº 6 d’«Invariance», série i: La révolution communiste, chapitre 1.2. Les leçons de l’histoire du mouvement prolétarien.


Le travail sur la mystification démocratique commencé en 1962 et abordé à diverses réunions de parti, depuis cette époque, se plaçait aussi dans la même perspective. Là encore il n’y eut que de faibles échos. Seuls quelques rares éléments, y compris A. Bordiga, étaient d’accord pour que cette tâche soit accomplie. Les thèses du nº 6, série i, chapitre 5, exposent l’essentiel de ce travail (à noter que les schémas sont de A. Bordiga, mais non les commentaires mis à la base). Toutefois nous n’avons pas reporté un passage important, rédigé en 1964, qui est extrait d’un commentaire de Critique de la philosophie de l’État de Hegel (travail préparatoire à l’étude de la démocratie)[2]. Nous le faisons, ici, car cela illustre bien notre position à l’époque au sein de l’organisation.


“Toutes les autres formations étatiques sont des formes d’État particulières, déterminées. Dans la démocratie le principe formel est en même temps le principe matériel. Elle est donc la vraie unité de l’universel et du particulier”[3] (c’est nous qui soulignons).


Pour qu’il y ait démocratie sur une large base, il faut que les hommes soient sur une base égalitaire, qu’ils soient réduits à peu prés à la même substance. L’espèce humaine unifiée sous l’action du capital, mais encore objet, non sujet, voilà la limite bourgeoise du développement social historique. La démocratie forme d’organisation peut être valable pour une humanité parvenue à ce stade. L’humanité tendant à son unification peut avoir encore son être en dehors d’elle, prisonnier, aliéné à une forme économique. La société tendant à unifier l’espèce et à lui donner son être véritable: le communisme, ne peut pas être démocratique.


Le mouvement d’unification s’est fait au profit d’un être oppresseur. Au début de la domination du capital, ce mouvement oppresseur ne se voit pas encore parce que le capital ne domine pas de façon réelle, mais doit assurer son hégémonie et ce surtout contre le prolétariat. En conséquence c’est le premier aspect qui l’emporte. D’où les illusions des utopistes, puis des réformistes.


“Dans la démocratie l’État en tant que particulier n’est que particulier, en tant qu’universel il est l’universel réel, c’est-à-dire aucune déterminité (Bestimmtheit) distincte de l’autre contenu”[4] (c’est nous qui soulignons).


Cela se vérifie amplement dans la société actuelle. C’est la limite. L’État est l’universel concret: il est la société, parce que la société a conquis l’État. Elle l’a modelée à son image. Là, encore, une limite: la société bourgeoise tend à détruire les classes pour faire des hommes des esclaves du capital. Elle tend a faire la même chose que le communisme. Seulement dans ce dernier la disparition des classes suppose la souveraineté de l’homme. La domination de la Gemeinwesen. L’État capitaliste peut donc être l’être universel non pas des hommes, mais des esclaves du capital.


Il ne vaut plus pour le tout, pour la base! La question du lien de l’État à la société est celle – mutatis mutandis – du lien du parti à la classe et plus tard à l’ensemble de l’humanité. Le capitalisme tend à résoudre la question en faisant de l’État une forme sociale, la société aliénée au capital qui domine les hommes. Il nous faut donc préciser ce mouvement d’unification. Donc aussi, corrélativement, la question du lien entre masse unifiée et conscience: le lien entre la classe et le cerveau social: le parti. Là est la grande question posée par les philosophes (cf. Hegel, surtout, qui l’a posée de façon claire et nette dans sa philosophie de l’État). Dans la société bourgeoise commence à se faire la réconciliation entre mouvement social et mouvement politique. Auparavant il semblait que le mouvement politique fut indépendant de l’autre. La force apparaissait encore comme une donnée de l’homme et non comme une donnée sociale, économique. C’est ce que n’a pas compris Proudhon. Sa théorie de la violence est une théorie de la violence physique telle qu’elle pouvait avoir lieu dans une société primitive. L’homme qui était le plus fort physiquement pouvait réellement l’emporter; à l’heure actuelle, que peut faire la force physique contre un système? C’est ce phénomène d’égalisation qui est fondamental. Nous sommes tous des mômes devant la force impersonnelle du capital.


Toutes les puissances ont été assujetties à une seule: la force économique. La politique en tant qu’élément qui pouvait sembler avoir une fonction autonome a été elle aussi subjuguée. Sa propre sphère a été annexée. Cela est vrai aussi pour la guerre. Les hommes ne peuvent plus la faire comme au temps de Napoléon. Le capital, sous sa métamorphose, engin de fer et d’acier, impose une forme donnée de destruction et cela en dehors de la considération fondamentale qu’auparavant on faisait la guerre pour s’enrichir, maintenant pour s’appauvrir afin de pouvoir refaire marcher au maximum la machine productive. Il faut détruire machines et hommes qui ont été produits en quantités démentielles.


De ce fait la caractérisation de l’État – à l’époque où la société bourgeoise émerge de celle féodale – est absolument valable. Auparavant, Marx avait fait la remarque suivante: “Dans la démocratie, la constitution, la loi, l’État lui-même ne sont qu’une autodétermination du peuple et un contenu déterminé du peuple, en tant que ce contenu est constitution politique”[5].


“Dans les anciens États, l’État politique forme le contenu de l’État, à l’exclusion des autres sphères; l’État moderne est un arrangement entre l’État politique et l’État non-politique”[6].


Voilà la caractérisation fondamentale de la société où le capital opère une domination formelle. Une période où il tend à utiliser la force politique pour assurer sa domination, pour en faire une domination sociale. La révolution bourgeoise est une révolution sociale à âme politique; elle tend elle aussi à assurer sa domination politique par une force sociale. Elle est en même temps fin de la politique: la question du lien entre les hommes, de leur organisation, de leur domination est résolue par un être qui est en dehors, le capital. Donc, tant que le capital n’a pas assuré sa domination réelle, matérielle, il y a un arrangement entre l’État politique et l’État non politique. Il y a aussi arrangement entre la forme et la matière[7]. D’où ce qui est apparemment paradoxal: la démocratie qui devait se réaliser pour l’homme, parvient à sa réalisation en excluant l’homme. Ceci devait inévitablement se produire puisque la démocratie suppose une domination, une dictature et une base la plus large possible».


À la même époque l’étude de la «question philosophique» tendait à traiter le même thème mais d’une autre façon. L’affirmation suivante le prouve amplement. «La philosophie apparaît au moment de la dissolution du communisme primitif. Donc, au moment où la Gemeinwesen est accaparée par un État de classes. La philosophie = tentative théorique de réconcilier les forces antagonistes de l’antique société».


La preuve la plus tangible de la non acceptation de ces analyses diverses, mais ayant pour point central le rejet de la démocratie et l’affirmation de la nécessité d’une nouvelle communauté, réside dans le débat qui atteignit une grande acuité en 1964. À l’époque quelques camarades (dont certains allaient ensuite publier «Rivoluzione comunista», mais ce fut valable aussi pour un petit groupe qui publia «Ottobre rosso», de même pour quelques cas isolés) considéraient que le parti devait intervenir plus activement dans les luttes qui depuis 1962 (Italie) avaient pris une certaine importance. Ils voyaient la cause de l’incapacité du parti à s’insérer dans ces luttes dans son mode de vie, dans son organisation. C’est pourquoi, afin de provoquer une réelle efficacité, proposèrent-ils d’abandonner le centralisme organique, revendiqué activement depuis 1952, par le centralisme démocratique et prêchèrent une nouveau Que faire?.


A. Bordiga réagit énergiquement contre cette tendance et publia: Appunti per le tesi sulla questione di organizzazione (réunion de Florence 31.10 – 01.11.1964). Il les fit accompagner de textes servant à l’élaboration des thèses définitives, textes fondamentaux aptes à montrer l’invariance d’une position sous le titre: Contribution de notre mouvement actuel de l’après-guerre à la question d’organisation. Origine et fonction de la forme parti y fut inclus et les paragraphes: Pourquoi le parti ne disparaît jamais et Les bases du parti de demain furent reproduits[8]. Cela signifiait que A. Bordiga maintenait son accord avec ce texte, ce qui impliquait que les camarades qui tentaient de continuer la tâche entreprise avec lui, devaient poursuivre leurs recherches. C’est pourquoi dans une lettre à A. Bordiga du 22.11.64, j’écrivais: «Le lien entre parti et communauté et aussi la question de la communauté matérielle crée par le capital, ainsi que celle de la méprise des révolutionnaires français (bourgeois) qui voulaient fonder un nouvelle communauté alors qu’avec son propre développement, le capital allait fonder la sienne, sera étudié dans la suite sur le mouvement ouvrier. Seulement cet aspect de la question se relie à l’étude du Capital, surtout à celle du viº chapitre et avec le fameux Urtext où Marx expose cette question».


Suivaient des considérations sur le rapport parti individu, et la critique de l’affirmation de la négation de l’individu qui aboutissait finalement à la négation de l’être humain lui-même. L’allusion à la communauté matérielle du capital s’explique parce qu’à la même époque fut entreprise l’étude du viº chapitre inédit du Capital. C’est grâce à elle que l’explication du devenir à la communauté reprit sur une base plus ample. Dans une lettre du 11.05.1964, envoyée à R. Dangeville et à A. Bordiga, je soulevais les points suivants:


«Le sens de la démonstration est celui-ci: à partir du moment où les communautés humaines ont été détruites sous l’action des agents économiques, la valeur d’usage va perdre de son importance, l’utilité du produit va disparaître pour être remplacée par la valeur d’échange. Dans la société primitive, le but de la production était l’homme, ensuite c’est la richesse. Le mouvement d’expropriation de l’homme, de sa séparation de la Gemeinwesen s’accompagne de l’autonomisation de plus en plus grande de la valeur d’échange. Marx va analyser, ici, le passage au capital, comme le passage à la pleine autonomisation de la valeur d’échange.


“[…] L’argent en tant que valeur d’échange adéquate résultant de la circulation et autonomisée, mais entrant à nouveau dans la circulation, se perpétuant et se valorisant dans et grâce à elle, est capital. Dans le capital l’argent a perdu sa rigidité et d’une chose tangible il est devenu un procès”[9]. (c’est nous qui soulignons).


Ailleurs Marx montrera comment le capital devient un être impersonnel. Il est d’ailleurs important de noter que le second livre du Capital commence par les métamorphoses du capital. Il ne s’agit plus du procès de circulation des marchandises qui est formel (cf. plus haut), il s’agit de métamorphoses d’un même être.


[…] Puis il indique que le capital est le résultat d’un long processus et il fait cette remarque essentielle: “On voit, à ce point, de façon déterminée, combien la forme dialectique de l’exposé n’est juste que lorsqu’elle connaît ses limites”[10].


Ce qui veut dire qu’il lui fallait connaître les formes qui précèdent la production capitaliste, et le communisme. Donc Marx a décrit le communisme et, plus immédiatement, les formes ultimes du capitalisme. Ce sont justement ces formes que nous essayons de bien mettre en évidence en tentant de voir comment se présente la marchandise-capital.


Le capital absorbe le non-capital réel, le travail. Pour cela, il faut que le travail perde son caractère concret, son caractère d’usage pour l’homme et devienne valeur d’usage pour le capital; il faut donc que tout le travail humain devienne abstrait. Ici, nous retrouvons, sous une autre forme, ce que dit Marx dans sa critique à la philosophie de l’État de Hegel.


[…] Le capitalisme est négation de la valeur parce qu’il est affirmation de lui-même. Il est sa mise en valeur, sa reproduction toujours sur une échelle plus vaste. Il est négation de la valeur mais affirmation de la valeur parvenue à l’autonomie: le capital. Une valeur qui n’est plus liée à un usage quelconque si ce n’est à une mise en valeur et, de ce fait, la seule valeur d’usage intéressant le capital c’est le travail[11]. Mais encore une fois ici le travail a perdu tout caractère de valeur d’usage pour l’homme. Il est pour le capital (cf. dans le même ordre d’idées les Manuscrits de 1844 où Marx explique ce qu’est le travail sous le régime du capital: le travail salarié).


Ainsi à l’origine le travail est une activité de l’homme qui lui permet d’exploiter la terre. Toutes les formes sociales ultérieures interposent des intermédiaires entre la terre et l’homme. Le capital fait plus, il fait de l’homme une source de richesse; il inverse le phénomène. L’homme est comme la terre antique d’où étaient extraits tous les produits nécessaires à la vie. Le capital y puise la vie, l’exploite tout comme on dit que l’homme exploite une mine de fer. C’est donc en l’apparition d’un être impersonnel[12] que consiste l’origine du capital.


“[…] Sans cette médiation objective, ils (les individus) n’ont pas de relations réciproques, du point de vue des échanges matériels sociaux qui se produisent dans la circulation. Ils n’existent l’un pour l’autre que réifiés (sachliche) ce qui n’est plus développé que dans la relation monétaire où leur Gemeinwesen elle-même apparaît vis-à-vis de tous, comme une chose extérieure et par là accidentelle, parce que la relation sociale qui naît du heurt des individus indépendants, apparaît en même temps comme nécessité réifiée et comme lien extérieur vis-à-vis d’eux; qu’elle représente précisément leur indépendance pour laquelle l’existence sociale – nécessité indéniable – est seulement un moyen qui apparaît donc aux individus eux-mêmes comme une chose extérieure et, qui plus est, dans l’argent, comme une chose tangible. N’étant pas subordonnés à une Gemeinwesen naturelle, ni ne se subordonnant pas, en tant que membres communautaires conscients, la Gemeinwesen, il faut bien qu’en face d’eux, sujets indépendants, celle-ci existe comme quelque chose de réifié, également indépendant, extérieur, fortuit. C’est précisément la condition pour qu’en tant que personnes privées indépendantes ils soient impliqués en même temps dans un ensemble social[13] (c’est nous qui soulignons).


Or, voici – à mon avis – ce que l’on peut déduire de ce passage: la communauté humaine est détruite sous l’action de la propriété privée, l’échange, la division du travail, la circulation simple.


Mais la circulation simple ne peut mener à la reconstruction d’une communauté matérielle parce qu’il n’y pas libération de l’homme, c’est-à-dire séparation de sa communauté immédiate, puis médiatisée par la terre, par la hiérarchie féodale ou même par l’argent. Il fallait faire circuler l’homme en tant que marchandise (force de travail) pour que naisse une valeur d’échange autonome, le capital, qui puisse présupposer l’ensemble des phénomènes sociaux. Le capital devenant Gemeinwesen matérielle de l’homme, mais de l’homme esclave, abstrait (cf. parallèlement la critique à la philosophie de l’État de Hegel).


D’où dans les sociétés pré-capitalistes et dans l’enfance du capitalisme surtout (période de domination formelle) les mystifications de communautés abstraites niées d’ailleurs par les mouvements économiques qui mettaient un terme à la tentative de réalisation de ces communautés. La question de la démocratie doit être vue dans cette optique. Recréer une communauté humaine alors que les mouvements économiques, les forces économiques avaient été libérées par la révolution bourgeoise et ne pouvaient que tendre à l’instauration de la communauté du capital. Vue de cette façon, la polémique de Marx avec Ruge prend une autre ampleur.


On comprend d’autre part pourquoi Marx a accordé tant d’intérêt aux formes qui précèdent, à l’analyse de la division du travail dans le communisme primitif, dans les formes de dissolution, en période de circulation simple, enfin dans la société capitaliste.


D’où le rôle de la politique dans toute la période qui va du communisme primitif au capitalisme développé (domination réelle). La politique était la recherche d’unir les hommes que le procès de production avait séparés, actuellement les mêmes hommes ont été réunis sous la domination du capital. De ce fait la politique est utilisée par le capital pour dominer les hommes. D’où les contradictions qui surgissent dans l’utilisation de formes qui furent utiles mais qui ne sont plus adéquates à l’heure actuelle. Ce qui fait aussi que la société bourgeoise est fondée sur une méprise, sur un mensonge qui a sa source dans l’origine même de cette société».


Et dans ma lettre du 26.05.64, adressée aux mêmes destinataires, il y avait cette remarque: «Ainsi dans la société mercantile pré-capitaliste, la loi de la valeur est “nécessaire” puisque la question est de produire des marchandises. Dans le capitalisme la question n’est pas de produire des marchandises, mais de valoriser une valeur, de l’engrosser. Ainsi elle devient procès. Tout est en mouvement. C’est pourquoi la société pré-capitaliste pouvait se contenter de la métaphysique, le capital engendre la dialectique».


Les mêmes thèmes furent toujours menés de front. Il en sera également ainsi dans l’exposé sur l’histoire du mouvement ouvrier français fait à la réunion de Marseille (juillet 1964). Mais cela rencontrera la même opposition, plus souvent passive qu’active. Le compte-rendu de cet exposé ne fut publié en français qu’en 1971, dans «Invariance», série i, nº 10.


Revenons à la question du parti pour remarquer qu’à cette époque le parti formel à venir était vu comme devant être le parti communauté, c’est-à-dire qu’en définitive il ne pouvait être qu’en réalisant l’exigence historique qui, à l’époque, était définie comme étant celle du prolétariat: réaliser la communauté humaine. Autrement dit la distinction entre parti historique et parti formel devait tendre à perdre toute signification. Mais une telle affirmation impliquait le rejet de toutes les discussions, souvent vives, au sujet des formes d’organisation et sur la nécessité des chefs à l’intérieur de celles-ci. Les partisans de l’organisation à tout prix, au contraire, envisageaient le débat comme s’il s’agissait d’opter soit pour le parti formel soit pour le parti historique. D’où la curieuse «Précision» qu’A. Bordiga crut devoir apporter dans Considerazioni sulla organica attività del partito quando la situazione generale è storicamente sfavorevole dont le titre seul institutionnalisait la différence entre parti historique et formel, rendant tout dépassement impossible. Il faut dire aussi que depuis 1963, la même organisation se considérait comme un parti réellement existant; d’où d’ailleurs l’expression: «activité organique de parti», dans le contexte bien précis. La «Précision» constituait la thèse 12.


«Marx et Engels, à qui appartient cette distinction, se moquaient d’être membres d’un parti formel, et ils en avaient le droit puisque leur œuvre les plaçait dans la ligne du parti historique. Aucun militant d’aujourd’hui ne peut pour autant en conclure qu’il a le droit de choisir d’être en règle avec le parti historique et se moquer du parti formel. Ce n’est pas que Marx et Engels aient été des surhommes d’une espèce ou d’une race particulières. Mais il faut bien comprendre que leur position a un sens dialectique et historique.


Marx a dit: parti dans son acception historique, au sens historique et parti formel ou éphémère. La première notion implique la continuité et nous en avons tiré notre thèse caractéristique de l’invariance de la doctrine depuis que Marx l’a formulée, non comme une invention de génie mais comme une découverte d’un résultat de l’évolution humaine. Mais il n’y pas d’opposition métaphysique entre les deux notions, et il serait stupide de les exprimer dans une formulette du genre: je tourne le dos au parti formel et je vais vers le parti historique.


Quand nous déduisons de notre doctrine invariante que la victoire de la classe laborieuse ne peut être obtenue qu’avec le parti de classe et la dictature de ce parti, quand nous affirmons, guidés par les paroles de Marx, qu’avant l’existence du parti communiste et révolutionnaire le prolétariat est peut-être une classe pour la science bourgeoise, mais pas pour Marx ni pour nous, voici ce qu’il faut en conclure: la victoire exige l’existence d’un parti méritant à la fois le nom de parti historique et de parti formel; autrement dit, elle exige que l’action et l’histoire réelles aient résolu la contradiction apparente, qui a dominé un long et difficile passé, entre parti historique, c’est-à-dire contenu (programme historique invariant) et parti contingent, c’est-à-dire forme, agissant comme force et pratique physiques d’une partie décisive du prolétariat en lutte.


Cette mise au point synthétique de la doctrine doit également être appliquée aux étapes historiques passées»  (c’est nous qui soulignons).


On voit bien par ce qui précède que tout le fond de la question est évacué; ne reste plus, en définitive, que la justification de l’existence de la petite organisation que la majorité de ses membres voulait à toute force baptiser parti (et, au début de 1965, date à laquelle furent publiées ces thèses, ils avaient réussi) alors que pour A. Bordiga, auparavant, et pour nous, toujours, le parti ne pouvait être que dans un avenir lointain.


Cependant, sur la base de tous les travaux qui ont été indiqués, j’abordais à nouveau la question, ainsi dans une lettre à A. Bordiga du 18.06.65, accompagnant l’envoi d’un ensemble de commentaires des œuvres de jeunesse de Marx (Critique de la philosophie de l’État de Hegel, Question Juive), j’écrivais ceci: «Marx a trouvé la solution dans la Gemeinwesen communiste. Il va démontrer la genèse de l’État, donc la destruction de l’antique communauté et ensuite la réformation de la communauté. On peut démontrer que ceci fut la préoccupation fondamentale de Marx. En effet celui-ci a abordé de 4 façons différentes le Capital: 1º Les Manuscrits de 1844. Il insiste surtout sur le travail aliéné et donc salarié dans la société capitaliste. 2º La contribution à la critique de l’économie politique. Il part du rapport matériel, la marchandise, puis le capital. Les conclusions sont les mêmes. Seulement Marx voulait, d’une part, démontrer comment le procès social s’était effectivement produit et comment il s’était présenté chez l’homme: les diverses écoles économiques. D’où un plan double, d’une part les données purement économiques, d’autre part les considérations historiques. 3º Les formes qui précèdent la forme de production capitaliste. Dans les deux premiers textes on essayait de voir comment le travailleur salarié avait été produit, comment le capital s’était constitué. Ici, Marx explique que le capitalisme n’a pu se développer qu’en détruisant la communauté naturelle, puis la communauté médiatisée par la terre etc. Le point central est la communauté. 4º L’Urtext qui n’est qu’un fragment de la version primitive de la Contribution… Ici Marx pose le problème de l’autonomisation de la valeur d’échange et il démontre que l’or ne peut pas réaliser cela, seul le capital le pouvait. Seulement il indique de plus, que, maintenant, le capital peut être la communauté matérielle. Seul, il peut remplacer l’antique communauté qui a été détruite au cours des diverses révolutions qui sont les divers temps de l’expropriation de l’homme, jusqu’à l’homme totalement rejeté – même du procès de production et donc du travail – le prolétaire[14]. Ceci est important parce que cela complète l’investigation des Formes et permet, de plus, d’unir toute l’œuvre sur la question fondamentale de la communauté, c’est-à-dire le communisme».


Et le 21.06.1965, il était précisé:


«Un simple ajout à ma dernière lettre. Les précisions sur le parti communauté sont essentielles pour la compréhension du parti historique et du parti formel. Ces deux derniers ne s’opposent pas. Nous n’avons d’ailleurs jamais fait intervenir ces deux termes pour les opposer mais au contraire pour faire intervenir la continuité historique, pour montrer qu’il y avait une intégrale, alors que nos adversaires ne voient que des différentielles. C’est pourquoi, avant de connaître la terminologie de Marx, on était arrivé à parler de parti intégral (historique), différentiel (formel). Le parti naît historique, c’est-à-dire intégral, parce qu’il exprime la totalité du programme communiste. Seulement la lutte de classe fait que, par la suite, le parti n’a pas réussi parfois à revendiquer la totalité du programme, s’est laissé enfermer dans les réponses qu’il donnait aux situations posées par la lutte de classe, lorsqu’il avait des tâches contingentes à accomplir (cela était possible tant que l’émancipation progressive pouvait être une réalité, mais maintenant que le capitalisme est pleinement développé, cela n’a plus cours). De ce fait, la forme du parti actuel ne peut être que celle historique. Or, celle-ci c’est la communauté qui est la préfiguration de la société communiste. Sa tâche essentielle est d’unifier la classe ouvrière qui sera de nouveau mise en mouvement par la crise du capital ce qui conduira à la révolution; ensuite le parti (réappropriation de l’être humain) unifiera l’espèce: abolition des classes. C’est tout cela qui est inclus dans les œuvres dites philosophiques de Marx».


À partir de cette date, le courant néo-léniniste et trotskisant l’emportait de plus en plus; A. Bordiga lâcha du lest, recula même. Nous voulons dire par là qu’il abandonna le travail qui tendait à dépasser le moment historique, à sortir du vieux mouvement ouvrier et, par là, à fonder réellement l’originalité de la gauche italienne. Ainsi après les thèses de Naples (juillet 1965) – compromis entre les deux positions divergentes ?! – il ne cita plus Origine et fonction parmi les textes formant «le matériel documentaire exposé et illustré pour commenter les thèses générales de la réunion de Naples».


Ce petit historique était nécessaire pour faire comprendre l’accord qu’il put y avoir avec A. Bordiga, sur la question du parti, ainsi que ses limites. Origine et fonction est en quelque sorte un texte charnière parce que beaucoup de polémiques s’articulèrent autour de lui (tous les éléments qui sortirent du pci, après 1962, l’attaquèrent toujours violemment) et parce qu’il est le point de départ d’un dépassement qui s’est déroulé avec le travail exposé dans la revue «Invariance»; parce qu’à cause aussi de l’opposition qu’il suscita, il provoqua le renforcement de la composante léniniste, avec exaltation du lien à la Troisième internationale de la part de A. Bordiga, mais surtout du pci qui, après 1966, s’immerge totalement dans le courant léniniste et perd toute originalité. C’est un texte charnière également parce qu’il revendique la résistance à la contre-révolution, l’effort d’isolement (le fameux cordon sanitaire), l’agitation ouvrière, en dehors de la grève des mineurs belges de 1960 – liée à la crise de structure du capitalisme belge, ne prendra une certaine ampleur que quelques années plus tard, mais alors ce ne sera plus le prolétariat classique qui se manifestera; il reflétera en même temps les frémissements révolutionnaires liés aux révolutions anti-coloniales. Or, c’est dans cette appréciation du moment historique que se fit la divergence au sein du pci. Dans le texte, on faisait un gros effort pour se situer non dans la contingence mais dans la totalité du mouvement communiste. De même on tendait à détruire toute vision sectaire figée sur la petite organisation, en cherchant à opérer un dépassement, dans la perspective d’unifier toutes les forces réellement orientées vers l’avenir afin de livrer un assaut à la contre-révolution, au capital.


Enfin ce texte parut à un moment où la gauche tendait à avoir une certaine extension géographique ce qui posait avec acuité le rapport avec la perspective, tracée en 1957, d’un mouvement révolutionnaire aux alentours de 1975; il fallait penser le vaste corpus de la classe conçue historiquement en tant que phénomène unitaire, essai de dépasser une vision strictement limitée à Marx. Mais une telle prise de position conduisait également à avoir une position critique vis-à-vis du passé, d’où la divergence avec ceux qui ne voulaient pas remettre en cause et continuer… Au cours du temps, cette divergence ne pouvait qu’aller en s’aggravant.


Les thèmes abordés dans Origine et fonction ne s’épuisent pas en 1965 mais, en fait, dans les autres travaux postérieurs publiés dans «Invariance», ainsi avec Perspectives publié dans le nº 5, série i, avec La révolution communiste: thèses de travail, paru dans le nº 6, série i. Ils devaient être repris avec le chapitre 8.5. de ce texte: La réunification de la classe et la formation du parti communauté [15], en même temps qu’on devait préciser l’importance de la prévision. Mais ceci ne fut pas réalisé parce que la critique de l’organisation fondée sur l’analyse du mouvement de Mai 1968 déboucha dans une remise en cause du mode d’appréhender la formation du parti communiste. Ce fut la lettre du 04.09.69 (écrite en collaboration avec G. Collu) sur les rackets qui fut publiée dans «Invariance», série ii, nº 2, précédée d’une introduction et avec le titre De l’organisation.


Origine et fonction ne peut pas se comprendre réellement sans connaître les comptes-rendus des réunions antérieures à 1961, que nous avons publiées dans «Invariance», série i[16], ou qui parurent dans Bordiga et la passion du communisme. Ces textes étaient, en 1968, inconnus du public français voilà pourquoi nous avions fait d’abondantes citations lorsque nous publiâmes le nº 1 d’«Invariance». Nous avions mis également beaucoup de citations de Lénine. Ceci avait une intention polémique: montrer que son œuvre ne pouvait pas se réduire à Que faire?, qu’il avait eu une vision plus ample du phénomène parti (on ne voulut tenir compte que de sa transcroissance et non véhiculer tout ce qui était définitivement dépassé, réalisé). Maintenant cela n’a plus d’intérêt. Nous préférons, en conséquence, publier le texte tel qu’il parut en italien en 1961 avec les intertitres de A. Bordiga lui-même.


Nous avons dit que R. Dangeville participa à la production de Origine et fonction de la forme parti, le lecteur pourra se rendre compte de son évolution en lisant les 4 volumes qu’il a publiés, dans «La petite collection Maspero», sous le titre Le parti de classe.


Signalons enfin que le texte de M. Rubel: Remarques sur le concept de parti prolétarien chez Marx, 1961, nous fut une source précieuse d’inspiration.

 

 

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Depuis 1969 les diverses études entreprises, dont certaines ont paru dans «Invariance», série ii, ont conduit à un dépassement total et donc à l’abandon de toute théorisation sur le parti. Ceci sera exposé de façon exhaustive dans les prochains numéros de la revue. Toutefois il y a nécessité de se situer par rapport à ce vieux texte afin de rendre sensible un cheminement qui lui-même rend claires les conclusions auxquelles nous sommes parvenus.


Dans Origine et fonction, comme d’ailleurs dans l’œuvre de A. Bordiga d’après 1945, on l’a vu, le parti est toujours le parti de demain, le parti tel qu’il doit être. Au fond le petit groupement devait être dans une tension extrême pour définir quelque chose et celui-ci ne pouvait être que par l’entremise de la saisie de la société communiste. Ainsi à partir du moment où un des éléments était perçu différemment, tout devait être changé, car le parti était réellement envisagé en fonction de la totalité.


De même pour le prolétariat: il est postulé tel qu’il doit être en fonction d’une conscience transhistorique, déterminé par un procès historique, plus exactement selon une représentation déterminée d’un procès historique précis.


Le parti est conçu comme étant toujours produit sous sa forme la plus pure, le prolétariat de même comme étant toujours plus le vrai prolétariat. Des Bras-nus de 1793, en passant par le prolétariat artisan de 1871, on arrivait au vrai prolétariat d’Allemagne des années de ce siècle.


Là apparaissait la faille: il y a un vrai prolétariat mais il n’a pas la conscience, donc il n’est pas le vrai. Mais là intervenait l’explication, fondée sur diverses théorisations, de l’intégration du prolétariat dans la société bourgeoise. Toutefois la crise la détruirait et, alors, on n’aurait plus d’obstacle à la rencontre prolétariat conscience.


Telle est, brièvement résumée, la théorie du prolétariat développée par la gauche italienne. La crise est un des points de jonction de cette théorie avec celle de la valeur. La crise n’est vraie, n’est réelle que sur la base de la loi de la valeur, laquelle n’est possible qu’en référence à l’homme abstrait, mais un homme qui a ses déterminations antagoniques au capital, qui lui est opposé. Or, la crise a été englobée par le capital, dés lors apparaît une impasse pour les deux théories.


Nous ne voulons pas en faire une critique exhaustive, nous voulons simplement signifier les présuppositions de la théorie du prolétariat et ses limites, étant donné que cette théorie est un des piliers de Origine et fonction.


Comme il l’est dit dans ce texte, le schème de la révolution communiste s’est imposé à Marx à travers l’observation du déroulement de la Révolution Française. La bourgeoisie avait cru libérer l’humanité. Ici, Marx n’opère pas de réduction: il conçoit cette classe dans sa dimension humaine et dans ses limitations. La preuve irréfutable de l’échec c’est l’existence du prolétariat que la bourgeoisie théorise et escamote en se préoccupant du paupérisme et de son extinction.


Or cette classe n’est pas passive, elle se rebelle. Marx voit, là, la possibilité d’accomplir enfin la tâche de réconciliation entre les hommes par élimination des antagonismes de classe parce que se manifeste une classe liée à aucune détermination particulière: le prolétariat en tant que négatif.


D’autre part, à la suite des socialistes ricardiens, il représente cette classe en liaison et sur la base de la loi de la valeur et il ajoute: le prolétariat est la classe qui produit la plusvaleur. Mais il ne s’arrête pas à cette découverte et il analyse le mouvement du capital et constate la tendance de celui-ci à intégrer le prolétariat et à nier les classes. Cependant chez Marx ceci est toujours perçu à l’état de tendance; la crise pourra redonner vie à la négativité.


Ceci est dit pour montrer à quel point nous étions enfermés dans le schéma de Marx et à quel point nous avons développé, épuisé, en quelque sorte, ses possibilités. Ce qui fait que nous n’avons pas – alors que la réalité déjà l’imposait – effectué en 1961 un dépassement de la vision marxienne. Mais ceci vaut également pour ceux qui nous ont précédé car, dés les années 20 de ce siècle, un tel dépassement aurait dû s’effectuer. On peut trouver, certes, dans la période 1920-1939 (également dans les années de l’immédiat après-guerre) les éléments d’un tel dépassement chez les marxistes comme chez les anti-marxistes mais, d’une part, ce ne sont, en définitive, que de faibles notations utilisables uniquement maintenant que le pas a été fait et, d’autre part, nous n’en avons souvent qu’une connaissance toute récente. La Seconde Guerre mondiale a éliminé une foule de documents qui réapparaissent seulement depuis 1968. En outre, on l’a déjà dit, lors de son émergence, le mouvement révolutionnaire ne va pas, souvent, au-delà de la résurrection du passé révolutionnaire, immédiatement antérieur. Nous n’avons pas échappée à un tel phénomène[17].


Dés lors s’impose une analyse critique du mouvement prolétarien du début du siècle surtout. Nous l’avons commencé avec Le kapd et le mouvement prolétarien; Bordiga et la question russe; Russie et nécessité du communisme (ce sera le nº 4, série ii, d’«Invariance»); Bordiga et la passion du communisme, comme on le fera avec une analyse du mouvement révolutionnaire en Espagne; analyse critique également entreprise par C. Juhl avec La révolution allemande et le spectre du prolétariat, introduction à L’internationale communiste ouvrière de Hermann Gorter[18].


Mais cela n’épuisera pas la critique de notre comportement historique, c’est-à-dire de notre mode de nous représenter l’histoire et de nous situer dans le temps; toute reconstitution historique est participation à ce qui s’est passé. Il faudra reconsidérer la représentation que Marx s’est faite du prolétariat et la confronter avec ce que ce dernier a réellement fait.


Cette remise en question n’a pas pour but de lancer un anathème mais de situer clairement où et pourquoi il y a eu une illusion. D’autre part cela n’aura pas pour implication la revalorisation de positions antérieures anti-marxistes, surtout en tant que solution intégrale, par exemple la démocratie.


C’est ici que nous sommes amenés à considérer le second pilier de Origine et fonction: la Gemeinwesen. Mais c’est pour constater aussi qu’il y avait une certaine contradiction entre la théorie du prolétariat et la recherche sur la Gemeinwesen. On en avait conscience mais on gardait l’espoir que le mouvement réel la dissoudrait grâce à la manifestation du prolétariat en tant que dernière classe qui par là n’aurait plus seulement une détermination classiste mais, par suite de son mouvement à la constitution de la communauté, échapperait à cette détermination. C’est pourquoi – à partir de la mise en évidence dans les «Thèses» du nº 6, série i, et dans Transition (rédigé pour la majeure partie par G. Collu) – du caractère double du prolétariat, on affirmait que celui-ci était, de par son être immédiat, intégré dans le mpc mais que, de par son être médiat, défini par sa tendance[19], sa mission, il ne l’était pas et, que par suite, sa constitution en parti serait sa négation immédiate; par sa négation du prolétariat, le parti posait la communauté humaine.


Mais là encore nous opérions une accommodation. On ne peut sortir du domaine de celle-ci qu’en dépassant la théorie du prolétariat[20] et la théorie de la valeur travail. Ceci fut réalisé dans le courant de 1972: « “… les déterminations abstraites conduisent à la représentation du concret par la voie de la pensée”. La loi de la valeur, à n’en point douter, fut la représentation d’un concret, mais en tant que représentation elle ne fut pas ce concret lui-même; le développement du concret et celui de sa représentation ne sont pas liés étroitement, d’autant plus que le “concret pensé” ayant pour résultat la loi de la valeur n’a pas été la représentation dominante; le salaire, par exemple, n’a jamais été vécu comme prix de la force de travail (avec toutes les conséquences que cela implique) mais comme prix plus ou moins juste du travail, et le profit comme salaire de l’entrepreneur et non comme fruit d’une spoliation. La représentation dominante fait partie intégrante de la praxis sociale et si le roi n’est roi que parce ses sujets se considèrent comme ses sujets, il n’en reste pas moins que ce roi n’est pas abstrait mais bien réel, et que c’est autour de la personne bien réelle de ce dernier que s’organise la société.


Parce que l’on a donné à la représentation que se faisait le prolétariat, les attributs du “concret pensé”, le contenu révolutionnaire de la loi de la valeur, on a fait du prolétariat une classe “révolutionnaire”, on a fondé sur la base de la loi de la valeur, représentations du concret à un moment historique déterminé, la théorie du prolétariat. La théorie du prolétariat, parce que “théorie”, a pour base la loi de la valeur, autre théorie. Mais il y a une autojustification des deux théories. Parce que le prolétariat est l’expression directe du travail vivant, il donne son contenu à la loi de la valeur car le travail est le contenu de la valeur, d’où la nécessité de donner une base théorique, une nécessité historique au prolétariat, quitte à interpréter l’histoire pour ne pas évacuer le prolétariat de la scène politique. D’où, d’autre part, la nécessité dans laquelle se trouve le “mouvement révolutionnaire” de maintenir la tautologie, de boucler la théorie et en dernière instance de participer au procès tautologique du capital! Si nous, nous avons des difficultés à exprimer le mouvement de ce “procès tautologique du capital” c’est simplement parce que nous participons à ce même procès[21], nous procédons du même artifice pour garder la même cohérence théorique et historique sans oser faire le véritable dépassement nécessaire actuellement. (Qu’est-ce que le capital fictif, la classe universelle etc. sinon des artifices théoriques). D’autre part, poussés au cul par la réalité bien concrète de la révolution, nous sommes amenés à produire les concepts de sa véritable dimension: sa dimension biologique! et voilà que le cadre trop étroit éclate sous la pression du contenu ainsi révélé! D’emblée nous donnons à la révolution la dimension de l’espèce[22], dimension spatiale et historique à côté de laquelle le “moment du capital” apparaît comme un simple hoquet historique. Notre affolement bien compréhensible n’a d’égal que notre enthousiasme et nous serons réactionnaires et révolutionnaires, hérétiques et prophètes. Nous n’avons jamais été aussi loin et aussi prés de Marx! notre contradiction n’est que la contradiction “implicitée” chez lui, par ses développements théoriques»[23]







[1] En fait les choses se passèrent ainsi: R. Dangeville me rejoignit à Toulon avec une série de citations en allemand qu’il me traduisit en me demandant de trouver un fil conducteur entre elles. C’est ce que je fis et rédigeais un texte qui, en définitive, est mon oeuvre propre. R. Dangeville n’étant pas substantiellement d’accord, comme le prouve le fait qu’il le modifia quand il le traduisit en allemand. En outre il lui accorda une importance secondaire. Étant donné que les citations avaient été choisies par lui, il aurait fallu non seulement relire en allemand tous les textes d’où elles étaient extraites, mais aussi d’autres non utilisées, afin d’être le plus exhaustif possible. Je n’ai jamais eu le temps de réaliser un tel travail. [Note de 2001]


[2] J’ai publié dans une brochure (non diffusée dans le commerce) tout ce qui a été rédigé, mais non publié, sous le titre, La révolution communiste: thèses de travail. Cela concerne surtout l’étude au sujet de la démocratie. [Note de 2001]


[3] K. Marx, Critique à la philosophie de l’État de Hegel, Ed. Costes, Paris, 1948, Œuvres philosophiques, t. 4, p. 68, mew, t. 1, p. 231.


[4] Idem, p. 69, mew, p. 232.


[5] Idem.


[6] Idem.


[7] Cet aspect de l’accommodation qui implique une profonde «manipulation», caractérisant la domination de la société-communauté capitaliste, n’a pas été développé. On le fera dans le cadre de l’étude de la spéciose. [Note de 2001]


[8] Cf. «il programma comunista», 1965, nº 1.


[9] K. Marx, Urtext in Grundrisse der Kritik des politischen Ökonomie, Dietz Verlag, Berlin, 1953, p. 937; trad. fr. in Fondements, Ed. Anthropos, t. ii, p. 646.


[10] Idem, p. 656.


[11] Plus exactement, la force de travail. [Note de 2001]


[12] Dans le texte précédent, il a été question du parti en tant que force impersonnelle, cela montre toute l’ambiguïté de l’approche du phénomène du capital et de celle du parti, du fait du mécanisme inconscient et du phénomène de socialisation, d’universalisation; phénomène qui se retrouve dans l’internationalisation (volonté de dépasser les nations) réclamée par les révolutionnaires et dans celui de mondialisation-globalisation qui s’impose à l’heure actuelle. La globalisation, expression en fait de la domination substantielle (réelle pour K. Marx), du capital réalise de façon contradictoire, sanglante, et terroriste, le projet de l’internationalisation. F. Bochet a eu raison de signaler l’inadéquation du terme internationalisme du fait qu’il entérine l’existence des nations. J’ajoute que la communauté humaine à venir intégrera la diversité, donc les particularités de leur devenir, des hommes et des femmes ayant opéré dans les diverses régions de la terre. Il n’y aura pas uniformisation. [Note de 2001]


[13] K Marx, Urtext, cit., p. 909; trad. fr. in Contribution à la critique de l’économie politique, Ed. Sociales, Paris, 1957, pp. 217-218.


[14] Ici s’impose un non-dit: la levée de la confusion entre travailleur salarié et prolétaire. Il apparaît que le travailleur salarié serait l’être capitalisé tandis que le prolétaire est l’exproprié, l’exclu du système; ce qui est compatible avec l’étymologie du mot. En outre, il en découle que le travailleur salarié est réformiste et le prolétaire révolutionnaire, et que la crise économique permet la transformation du premier dans le second. Cette théorisation implicite ne fut jamais explicitée à cause d’une autre théorisation, celle du lumpenproletariat, en fait le vrai prolétariat au sens historique, affirmant que ce dernier, par son mode de vie et par ses réactions aux événements, se plaçait en définitive du côté de la classe capitaliste. Cela n’a pas empêché divers théoriciens de la mouvance extrémiste de gauche de glorifier ce lumpenprolétariat, particulièrement les criminels. Ce faisant, au lieu de lever la confusion, ils l’accrurent. Une théorisation a été proposée pour sortir de la confusion et de l’ambiguïté: le lumpenproletariat serait le prolétariat non conscient, qui aboutit à poser la conscience comme deus ex machina. [Note de 2001]


[15] Cf. note 2.


[16] Indiquons qu’en dehors de: Origine et fonction, Le viº Chapitre inédit du Capital et l’œuvre économique de Marx (nº 2), L’être humain est la véritable Gemeinwesen de l’homme (nº 3), Mai-Juin 1968: théorie et action (nº 4), Perspectives (nº 5), Transition (nº 8), Caractères du mouvement ouvrier français (nº 10), La Gauche communiste d’Italie et le parti communiste international (nº 9), ainsi que Prolétariat et Gemeinwesen (nº spécial) et le nº 6, tous les textes sont de A. Bordiga. Toutefois dans ce nº 6, les thèses 2.1. sur la Russie et 4.3. Le Capital et l’agriculture sont également de lui, ainsi que les schémas.


[17] Qui est un rejouement. [Note de 2001]


[18] Textes parus dans «Invariance», série ii, nº 5. [Note de 2001]


[19] Une telle théorisation entérinait la perte de l’immédiateté, un des fondements de l’ontose-spéciose. [Note de 2001]


[20] Différents courants au sein du marxisme (partitistes et conseillistes) comme au sein de l’anarchisme, ont développé une théorie du prolétariat, de telle sorte que lorsque nous parlions de dépasser cette dernière cela ne concernait pas uniquement le petit mouvement dont un certain nombre d’entre nous provenaient: la gauche italienne. [Note de 2001]


[21] Toutes proportions gardées, et en tenant compte des particularités, cela résonne quelque peu comme le théorème de Kurt Gödel qui, selon moi, est la théorisation d’une impasse, tout en essayant de la dépasser. [Note de 2001]


[22] La dimension d’espèce de la révolution fut affirmée bien avant. [Note de 2001]


[23] Lettre de Jean-Louis Darlet du 09.11.1972. Je l’ai publiée, à l’époque, en dépit d’un accord non plénier avec son contenu. A des années de distance mon désaccord s’est accru pour devenir total, sauf en ce qui concerne sa conclusion: le rejet de la théorie du prolétariat. Ceci montre qu’on peut converger sans pour autant avoir une même approche théorique. Je me dois de signifier, tout au moins en partie, la différence. La loi de la valeur s’impose en sa totalité jusqu’au moment de l’affirmation du travail salarié-capital. Dés lors ce qui s’impose c’est une théorie de la plusvaleur puis de la capitalisation qui devient prépondérante quand le capital dépasse ses limites, et donc dépasse les prolétaires qui pouvaient limiter son procès de valorisation devenu procès de capitalisation. C’est, là, la base de l’aporie fondamentale de la théorie du prolétariat. Je remarque, en outre, que le contenu de la valeur n’est pas le travail, mais la force de travail. La glorification du travail (qui réapparaît ici en négatif) – corrélât à celle du prolétariat, en continuité, chez Marx comme chez de nombreux autres théoriciens, avec l’anthropomorphose du travail, moment où l’homme se pose en tant que moyen, que technique pour accéder à une libération et à échapper à celle de la propriété foncière – vise à conjurer l’évanescence de plus en plus grande des hommes et des femmes dans la société capitaliste. Ils ne peuvent pas accepter de remettre en cause ce qui leur permet essentiellement de recouvrir! [Note de 2001]