Mystification et Apparence


 

 

 

En 1991, dans À propos de : La révolution communiste : thèses de travail. 1969, j’ai précisé les conditions de rédaction et de publication de l’étude La mystification démocratique en1969, et de sa suite en 1991. En outre j’ai essayé de la situer par rapport au cheminement  effectué pendant les vingt deux ans séparant les deux publications. C’est pourquoi il est fait beaucoup d’allusions à Emergence de Homo gemeinwesen dont la publication avait commencé en 1986.

Quatorze ans après la publication de cet A propos, j’indiquerai  que les questions soulevées alors sont non seulement englobées dans l’étude sus-indiquée, mais que leur investigation s’opère désormais en fonction de ce qui est exposé dans Surgissement et devenir de l’ontose.

Le contenu des trois premières thèses : coupure de continuité avec la communauté (stade ultérieur à celui d’avec le reste de la nature), division entre hommes, femmes, et question du rapport à l’avoir qui était celui de la communauté, devra être reélaboré et précisé, avec la mise en évidence du surgissement de l’avoir et de l’être, du pouvoir, qui se fait en même temps que le valoir (dynamique de la valeur). La séparation amène à l’être quelque chose qui faisait partie d’un tout participant, qui va apparaître comme avoir, ce qui implique la mise en œuvre d’un pouvoir qui, en même temps qu’il s’affirme, « valorise », parce qu’il affecte ce quelque chose d’une plus ou moins grande essentialité. Avec le phénomène de séparation au sein des communautés ne s’imposent que les prémisses de la démocratie et tout le devenir, pour le moment, dans l’aire occidentale et occidentalisée, apparaît comme devant permettre l’apparition de la démocratie  (et du capital) sous sa forme représentative qui inclut la démocratie des polis grecques. En ce sens, on peut, à l’instar du principe anthropique, parler d’un principe démocratique et d’un principe capitaliste: tout s’est passé comme si tous les événements advenus avaient contribué à l’instauration de la démocratie. Mais qu’est-ce que cela cache, occulte ?

Tout d’abord je puis faire remarquer qu’une mystification qui s’est réalisée, a pris réalité, s’est constituée dans le réel, ne peut pas apparaître en tant que mystification. Ce phénomène relève totalement de la spéciose-ontose. Être mystifié, c’est être constitué dans un monde virtuel, en dehors de la nature, et la mystification qui a opéré,  consiste en ce que hommes et femmes pensent qu’ils ont effectué une libération effective, même lorsqu’ils considèrent qu’elle doit toujours se parachever (ou indéfiniment se faire),  qu’ils sont placés désormais hors de toute menace, donc en sécurité.

Comme pour le capital, il  y a eu autonomisation de la forme démocratique et mort potentielle de la démocratie, ce qui rend évanescente la mystification. Mais il y a plus, l’individu lui aussi disparaît du fait de sa fragmentation et il ne peut, en définitive subsister qu’à l’aide de la représentation démocratique qui lui permet de reformer un tout à partir des éléments fragmentés (les divers mois, ce qui est posé conscience, inconscient).

La mystification réalisée et devenant inapparente résulte de l’escamotage de la répression, comme de la confusion, de la violence et de la souffrance. La société-communauté actuelle est permissive. La permissivité opère par l’absence. Les parents effectivement « démissionnent » au regard de la répression, mais ils ne sont pas présents à leurs enfants et opèrent en définitive dans la dynamique de la servitude volontaire. Ils entérinent ce qui advient souvent par peur de la répression. Cela ne fait que conduire à reinstaller la déréliction chez les enfants ; déréliction que les parents rejouent eux-mêmes en vivant l’absence d’affirmation. Les diverses instances du pouvoir tendent à opérer comme eux. Cela permet d’éviter une immense fragmentation et d’intégrer diverses conduites  en rupture totale avec le devenir naturel de l’espèce. On a ainsi la destruction de la famille en tant que groupement d’un homme, d’une femme, d’un ou plusieurs enfants, et la formation de familles homoparentales (homme-homme ou femme-femme plus un ou des enfants) ou monoparentale (un homme, ou une femme, un ou des enfants) qui est une variante réduite de la précédente.. Ces formes révèlent la peur de l’autre qui est exclu; ce faisant cela remet en cause tout le procès biologique duquel les partisans de ces formes de famille veulent échapper (rejouement de la sortie de la nature).

L’occultation de la répression s’effectue à travers la consommation (sauf pour ceux qui sont trop pauvres pour y accéder). La consommation, en tant que recouvrement et divertissement, facilite le refoulement. La consommation divertissement  est un détournement de la conduite naturelle, en outre elle ne se limite pas aux données matérielles, car elle concerne aussi les images (cinéma, télévision), les sons (discours, chansons, etc.). Cela concerne tant le domaine profane que celui sacré.

La permissivité suggère que l’individu peut accéder à tout et, dans ce cas, accéder implique consommer et, par là, faire fonctionner indéfiniment le système. L’individu s’abolit et ce qui s’impose, à la limite, c’est le mouvement. D’une certaine façon on retrouve l’exaltation et la recherche du mouvement pour le mouvement dont parla H. Arendt à propos des nazis.

Il faut consommer pour se réaliser en cette société-communauté. C’est pour notre bien que nous devons consommer, ne serait-ce que pour ne pas être la proie des horreurs et des douleurs de ce monde (cf. discours de G.W. Bush après le 11 septembre 20010). En conséquence, derrière la consommation se trouve la dure répression  de toute naturalité qui guette et opère.

La consommation est le mode de se rapporter au monde des individus pleinement séparés, un moyen illusoire de retrouver la continuité.

Enfin la généralisation de la démocratie à l’échelle mondiale n’est pas simplement liée à son autonomisation, mais à l’affirmation de la consommation dans les zones où elle ne s’était pas encore implantée. Et ceci est logique du fait que dés l’origine la démocratie est liée à la consommation. Dans les polis grecques les hommes libres ne produisaient pas mais consommaient matériellement et immatériellement.

La mystification démocratique opère, se réalise, disparaît et se réimpose à  travers le spectacle (les spectacles). Celui-ci a une double opérationnalité : il permet de cacher en organisant le détournement et le recouvrement ; il permet de révéler la puissance du pouvoir et par là fasciner et terroriser, ainsi que les souffrances sans que les spectateurs accèdent à leur origine. Son importance découle de son appartenance à la dialectique du visible et de l’invisible. Ceci nous impose de préciser notre position au sujet de La société du spectacle1. Je passerai par le détour d’une longue citation de Surveiller et punir de Michel Foucault.

« L'Antiquité avait été une civilisation du spectacle. "Rendre accessible à une multitude d'hommes l'inspection d'un petit nombre d'objets"; à ce problème répondait l'architecture des temples, des théâtres et des cirques. Avec le spectacle prédominaient la vie publique, l'intensité des fêtes, la proximité sensuelle. L'âge moderne pose le problème inverse: "Procurer à un petit nombre ou même à un seul la vue instantanée d'une grande multitude."  Dans une société où les éléments principaux ne sont plus la communauté et la vie publique, mais les individus privés  d'une part, et l'Etat de l'autre, les rapports ne peuvent se régler que dans une forme exactement inverse du spectacle: "C'est au temps moderne, à l'influence toujours croissante de l'Etat, à son intervention de jour en jour plus profonde dans tous les détails et toutes les relations de la vie sociale, qu'il était réservé d'en augmenter et d'en perfectionner les garanties, en utilisant et en  dirigeant vers ce grand but la construction et la distribution d'édifices destinés à surveiller en même temps une grand multitude d'hommes".

Julius lisait comme un processus historique accompli ce que Bentham avait décrit comme un programme technique. Notre société n'est pas celle du spectacle, mais de la surveillance; sous la surface des images, on investit les corps en profondeur; derrière la grande abstraction de l'échange, se poursuit le dressage minutieux et concret des forces utiles; les circuits de la communication sont les supports d'un cumul et d'une centralisation du savoir; le jeu des signes définit les ancrages du pouvoir; la belle totalité de l'individu n'est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l'individu y est soigneusement fabriqué, selon toute une tactique  des forces et des corps. Nous sommes bien moins grecs que nous le croyons. Nous ne sommes ni sur les gradins ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage. 2»

Donc en 1975, la société telle que la perçoit Michel Foucault est une société de répression, et le spectacle  est un moyen de surveillance. J’ajouterai : dans l’antiquité le spectacle était dans la société, à l’heure actuelle, la société-communauté est à l’intérieur du spectacle, enfermée en lui qui opère comme une protection qui recouvre, divertit et escamote la répression, la souffrance, la confusion et la violence. Les spectacles persistent, se multiplient et représentent la combinatoire en actes, la combinatoire profane dont ils formeraient la redondance sacrée.

En reprenant une remarque profonde de M. Foucault on peut ajouter : jadis le corps fut souvent vécu comme la prison de l’âme ; actuellement, “l’âme est la prison du corps”3.

Le phénomène d’occultation opère maintenant grâce aux mondes virtuels, à la simulation. Dans ce cas, la représentation tend encore à disparaître. On peut dire qu’on simule pour dissimuler, et dans ce cas c’est surtout la confusion qui en est l’objet; une confusion énorme génératrice de violence  effective ou potentielle, s’imposant justement pour sortir de celle-ci.

La confusion est un rejouement de celle initiale où l’espèce fut placée du fait de sa sortie de la nature. Elle se réaffirme présentement en partie à cause de l’évanescence  de divers phénomènes et de leur persistance simultanées.

De nos jours au lieu de parler de démocratie, de république, il conviendrait mieux de parler de représentarchie ou même de simularchie. C’est à travers la représentation, la simulation, que le pouvoir s’exprime.. Autrement dit le mode d’expression des hommes, des femmes (le peuple), le mode de gestion du bien public passe par la représentation qui permet d’effectuer le pouvoir. La représentation permet de conserver diverses formes : l’unité supérieure avec le président ou le roi, l’oligarchie, etc.. C’est la représentation, émanation du procès du capital en son autonomisation, qui a le pouvoir. Toutefois la tendance à sa disparition met en crise une telle forme de pouvoir, son effectuation, et remet en cause la tentative mystificatrice de présenter le système politique en place  comme pouvant réaliser la participation, dynamique où il n’y aurait plus de séparation et donc plus de spectacle.

Comment expliquer cette simultanéité de persistance et d’évanescence ? A mon avis l’explication peut être trouvée à partir d’une analyse de ce qu’est le spectateur. Il n’est pas seulement celui qui regarde un spectacle, mais celui pour qui la réalité ne peut être que regardée, contemplée, parce qu’il en est séparé. Ceci s’origine en premier lieu lors de la coupure de continuité avec la mère (un support pour la fondation du numen), posant l’enfant spectateur de celle-ci qui devient l’actrice essentielle de sa vie dans l’immédiat et dans la représentation. A ce moment-là il est plongé dans l’attente et vit le suspense, et donc l’enfermement dans le temps. En effet, quand le verra-t-elle, quand la continuité sera-t-elle rétablie ? En second lieu, lors de la distanciation vis-à-vis de la souffrance qui sera refoulée, mais qui se réinstaurera  à travers les rejouements. Pour ne pas être isolé l’enfant se fait spectateur de sa souffrance qui devient l’actrice fondamentale  de sa vie ( le procès de vie est souffrance), et le monde est sa représentation. Il peut se poser en spectateur compatissant, pouvant même jouer avec pour s’en défaire (jeu apotropaïque), etc.

En conséquence la dynamique actuelle d’occultation de la souffrance, de la répression, de la violence, de la confusion, tend à transformer le spectateur en acteur et donc à le faire quitter la sphère de la passivité et à permettre par là la réalisation du principe démocratique postulant une participation. Mais être acteur c’est entériner la puissance du mécanisme infernal qui conditionne aussi bien la conjuration du spectacle (son évanescence) que son rejouement (sa persistance), comme il conditionne la démocratie et le capital.




Janvier 2005





0 Où il prône la relance de l’économie pour favoriser la consommation. Il déclara : « Nous allons donner rapidement aux gens des raisons de retrouver la confiance ». Cf. Le Monde du 05.10.2001.

1 Cf. Gloses en marge d’une réalité, VII, in Invariance, série V, n°4, pp. 171-177. Un paragraphe a malencontreusement été omis. « Parler du spectacle en opérant avec la catégorie de la marchandise, c’est ne pas percevoir l’invisible, le capital qui tend, à travers la consommation des marchandises-capital, à se perpétuer, et à s’accroître. Le spectacle est ce qui détourne les hommes et les femmes de ce qui est effectivement déterminant mais qui est invisible ».

2 Michel Foucault " Surveiller et punir - Naissance de la prison", Ed. Gallimard, Paris, 1975., pp. 218-219.

     Les citations faites par M. Foucault sont de N.H. Julius (Leçons sur les prisons, trad. française, 1831, I, p. 384-386), qui écrivit peu d'années après J. Bentham dont il a exposé le Panopticon  dans les pages précédentes.

3 « L’homme dont on nous parle et qu’on invite à libérer est déjà en lui-même l’effet d’un assujettissement bien plus profond que lui. Une “âme” l’habite et le porte à l’existence, qui est elle-même une pièce dans la maîtrise que le pouvoir exerce sur le corps. L’âme, effet et instrument d’une anatomie politique ; l’âme, prison du corps ». Surveiller punir, o.c. p. 34.