DE  LA  CONFUSION

 

 

 

Dans le n° 2, série V, d’Invariance, p. 109, 4° paragraphe, se trouve une affirmation erronée de moi, et à moi signalée par un ami. “Afin d’être reconnu, il (K. Marx) alla jusqu’à proposer à Darwin de lui dédier Le Capital”. Pierre Thuillier dans le chapitre: “La correspondance Darwin-Marx : une légende, de son livre Darwin & C°, explique fort bien comment s’est fondée cette légende. En réalité c’est un des gendres de K. Marx, Edward Aveling qui demanda à Ch. Darwin (lettre du12 octobre 1880) de préfacer un recueil d’articles de son cru. Ce dernier répondit par un refus le 13 octobre 1880. C’est donc la lettre d’E. Aveling, qu’on a pendant un certain temps considéré comme ayant été envoyée par K. Marx, qui fonda la légende que ce dernier aurait voulu dédier une édition de Le Capital à Ch. Darwin. En conséquence P. Thuillier  conclue: “ En ce qui concerne la pensée de K. Marx, une conclusion s’impose: il n’y a plus aucune raison de penser que Marx ait eu l’intention de dédier à Darwin une quelconque traduction du Capital”[1].

 

K. Marx envoya à Ch. Darwin un exemplaire de la deuxième édition de Le Capital avec une dédicace: “ A M. Charles Darwin, de la part de son sincère admirateur, Karl Marx”[2]. Ce à quoi le destinataire répondit par une lettre le 1 octobre 1873.

 

J’ai donc opéré un glissement, inacceptable, de dédicacer à dédier. Pourquoi? Parce qu’en fait je n’ai pour ainsi dire jamais accepté la position ambiguë de K. Marx vis-à-vis de Ch. Darwin. Elle me signifiait une certaine dépendance découlant d’une recherche de vouloir être reconnu sur le plan scientifique et ceci à cause d’un manque de radicalité dans l’investigation théorique. Voyons quelques prises de position du premier par rapport à l’oeuvre du second.

 

“... j’ai lu toutes sortes de choses. Entre autres le livre de Darwin sur la sélection naturelle ( à noter qu’il ne cite pas le titre exact: L’origine des espèces mais à l’aide de ce qu’il a retenu comme essentiel, n.d.r). Malgré sa lourdeur anglaise, c’est ce livre qui renferme le fondement naturel  de notre théorie”[3].

 

“Le livre de Darwin est très important et me convient comme base de la lutte historique des classes”[4].

 

“Ce qui m’amuse chez Darwin, que j’ai repris, c’est son affirmation qu’il applique la théorie de Malthus également aux plantes et aux animaux, comme si toute la malice de Malthus ne consistait pas en ce que sa théorie n’est pas appliquée aux plantes et aux animaux, mais uniquement aux hommes - avec la progression géométrique - en opposition aux plantes et aux animaux. Il est à remarquer que, chez les bètes et les plantes, Darwin retrouve sa société anglaise avec sa division du travail, sa concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés, les inventions et la “lutte pour la vie” de Malthus. C’est le bellum omnium contra omnes (la guerre de tous contre tous) de Hobbes, et cela rappelle la Phénoménologie de Hegel, où la société bourgeoise figure comme règne animal intellectuel”, tandis que chez Darwin c’est le règne animal qui figure comme société bourgeoise”[5].

 

“Darwin a été amené, à partir de la lutte pour la vie dans la société anglaise, (...) à découvrir que la lutte pour la vie était la loi dominante dans la vie animale et végétale. Mais le mouvement darwiniste, lui y voit une raison décisive pour la société humaine de ne jamais se libérer de son animalité”[6].”

 

Dans Le capital K. Marx  mentionne Darwin pour conforter une affirmation, en opérant une comparaison. Il écrit: “La période manufacturière simplifie, perfectionne et multiplie les instruments de travail en les accommodant aux fonctions séparées et exclusives d’ouvriers parcellaires. Elle crée par cela même une des conditions matérielles de l’emploi des machines, lesquelles consistent en une combinaison d’instruments simples”[7]. Après parcellaires il a mis la note que voici. “ Dans son ouvrage qui a fait époque sur l’origine des espèces, Darwin fait cette remarque à propos des organes naturels des plantes et des animaux: “ Tant qu’un seul et même organe doit accomplir différents travaux, il n’est pas rare qu’il se modifie. La raison en est  peut-être que la nature est moins soigneuse dans ce cas de prévenir chaque petit écart de sa forme primitive que si cet organe avait une fonction unique. C’est ainsi, par exemple, que des couteaux destinés à couper toutes sortes de choses peuvent, sans inconvénient, avoir une forme commune, tandis qu’un outil destiné à un seul usage doit posséder pour tout autre usage une toute autre forme.”

 

A la page 59 du même ouvrage, en note, K. Marx revient sur la question des organes. “ Darwin a attiré l’attention sur l’histoire de de la technologie naturelle, c’est-à-dire sur la formation des organes des plantes et des animaux considérés comme moyens de production pour leur vie. L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne  de semblables recherches”.

 

Dans le livre IV du Capital  concernant l’exposé des diverses théories sur la plusvaleur, on trouve également deux références importantes à Ch. Darwin. “Charles Darwin: On the origin of species, etc, London 1860, dit dans son introduction: “ Nous allons étudier la lutte pour la vie parmi les êtres organiques du monde entier, telle qu’elle découle inévitablement de leur capacité très géométrique d’accroissement. C’est l’application de la théorie de Malthus au règne animal et au règne végétal entier”[8].

 

Darwin ne s’aperçoit pas  qu’il démolit la théorie de Malthus en découvrant la progression géométrique dans les règnes animal et végétal. La théorie de Malthus consiste précisément à opposer à la progression géométrique des hommes établie par Wallace, la chimérique progression arithmétique des animaux et des plantes. Dans ce que Darwin écrit par exemple sur l’extinction des espèces, nous trouvons par le détail, sans même nous préoccuper de son principe fondamental, la réfutation scientifique de la théorie de Malthus”[9].

 

“L’accumulation n’est ici que de l’assimilation, la conservation incessante en même temps que la transformation de ce qui est déjà réalisé. C’est ainsi que Darwin fait de l’accumulation par l’hérédité le principe actif de la formation chez les plantes et les animaux, en sorte que les divers organismes se constituent par accumulation et ne sont que des inventions, mais des inventions graduellement amassées par les sujets vivants. Mais ce n’est pas la seule condition première. Chez les animaux et les plantes il y a encore la nature extérieure, la nature inorganique, ainsi que les rapports mutuels des animaux entre eux et des plantes entre elles. L’homme qui produit en société se trouve déjà en présence d’une nature modifiée et de rapports déterminés entre les producteurs. Cette accumulation est, ou bien le résultat de l’évolution historique, ou bien, chez l’ouvrier individuel, le transfert d’une habileté spéciale”[10].

 

Analysons. La première citation indique que l’oeuvre de Ch. Darwin renferme le fondement de la théorie marxiste. La deuxième  laisse entendre que la lutte historique des classes serait en continuité avec la lutte pour la vie.

 

Questions. 1. Si un phénomène interspécifique peut devenir un phénomène intraspécifique, comment se réalise cette intériorisation spécifique?

 

2. Etant donnée la présence de l’adjectif historique on est amené à penser  que pour K. Marx il s’agit d’un phénomène transitoire, donc que cette lutte intraspécifique va cesser. Comment l’intériorisation spécifique va-t-elle s’évanouir?

 

3. Est-ce que cela implique qu’à ce moment-là il n’y aura plus continuité entre le monde des humains et celui des autres êtres vivants?

 

4. Comment l’espèce humaine se comportera-t-elle par rapport aux autres espèces?

 

La troisième citation signale qu’il y a eu transposition  du domaine social des hommes et des femmes au domaine du rapport entre les diverses espèces. Ceci est réaffirmé dans la quatrième. Dans les deux il apparaît que l’étude de l’évolution des espèces est un support pour indiquer ce qui se passe dans la société humaine, plus précisèment dans celle anglaise du XIX° siècle. Cela implique que la sélection naturelle ne peut pas être un principe explicatif du phénomène de l’évolution à moins de postuler une continuité entre le devenir social des hommes et des femmes et celui de tous les êtres vivants, et que les hommes et les femmes de la société anglaise représentent le stade supérieur de l’évolution. La dernière phrase de la quatrième citation apporte un élément supplémentaire lorsqu’il est fait mention du mouvement darwiniste qui nous conduit à poser la question suivante: la libération de l’animalité consisterait-elle  dans le fait d’en finir avec la concurrence, avec la lutte pour la vie? Cela implique que pour le moment la même loi régit le monde social des hommes et des femmes et le monde des espèces vivantes, et que les darwinistes ne veulent pas rompre, en définitive, avec la nature car, dans ce cas, en vertu de ce qui précède, il y aurait régression. Comment un théoricien ou une théoricienne d’une société  où les principes régissant la société capitaliste auraient disparu peut-il (elle) concevoir le mécanisme de l’évolution des espèces? Transposer le mécanisme qui régit les relations  dans une telle société, serait-il valable?   Comment le communiste K. Marx se situe-t-il par rapport à cela?

 

La cinquième citation sert à ce dernier, comme on l’a indiqué, à étayer sa théorie. Il y a un jeu de miroirs entre la note et le texte du fait que celui de Ch. Darwin contient une comparaison visant à étayer ce qu’il affirme et qui met en rapport le monde des êtres vivants et le milieu technique des hommes et des femmes. Il y a une justification réciproque. Qui fonde le discours de l’autre?

 

La sixième citation comporte une marxisation de la pensée darwinienne. Est-ce que pour Ch. Darwin les organes des plantes et des animaux sont des moyens de production de leur vie?  Cette marxisation permet à Karl Marx  de se servir de l’oeuvre de ce dernier  comme tremplin pour affirmer la sienne en devenir.

 

La septième dévoile un objectif essentiel : démolir la théorie de Malthus. Elle met également en évidence une limitation importante de l’oeuvre de Ch. Darwin qui est construite à partir de celle-ci. Puisque toutes les espèces  croissent en progression géométrique, et puisqu’elles se mangent entre elles, il peut toujours y avoir de la nourriture pour chacune. Dés lors peut-il exister une base pour instaurer une lutte pour la vie, une concurrence?

 

Enfin dans la huitième citation on retrouve la préoccupation affirmée dans les cinquième et sixième. Toutefois pointe l’affirmation d’une discontinuité entre l’espèce humaine et les autres espèces. L’homme se trouve devant une nature modifiée! Mais il n’y a pas d’exposé au sujet de la nature de la modification ni à celui de ce que cela implique.

 

En conclusion il y  a un défaut de positionnement accompagné d’un grand nombre de non-dits qui engendrent une confusion. Cela nous induit deux questions. Qu’est-ce qui fonde la “sincère admiration de K. Marx pour Ch. Darwin? Pourquoi la dédicace inscrite sur le livre envoyé à ce dernier renferme-t-elle un énorme non-dit? Une chose est cependant claire et P. Thuillier l’expose fort justement: “Marx, fût-ce de façon symbolique, n’a pas voulu se situer dans le sillage du biologiste ( Ch. Darwin, n.d.r)”[11]. Ceci ne relève pas uniquement du domaine théorique mais dépend de données psychiques particulièrement du retentissement de l’autorité, de la réaction à celle-ci. En revanche il veut s’appuyer sur un apport scientifique, sur celui de la biologie. Cependant il est difficile  pour cela de ne pas rencontrer l’oeuvre de biologistes particuliers. Dans l’étude de l’oeuvre de S. Freud nous avons rencontré la même sorte de confusion en ce qui concerne le rapport de ce dernier à la biologie. Pour sortir de celle que m’induisait le premier je fus en quelque sorte amenè à le charger en lui attribuant une action qu’il n’a pas accomplie. Reste maintenant à délimiter la source de la confusion chez les deux hommes. A mon avis elle réside dans le fait de la non prise en compte de façon rigoureuse du procès de séparation de Homo sapiens du reste de la nature, ce qui induit une confusion sur le saisissement des moments de discontinuité ainsi qu’une non perception d’un désir inconscient de retrouver une continuité. En outre le domaine d’investigation de la biologie est celui de la nature, support essentiel de la mère. Or à ce sujet, s’impose pour tous les deux, au minimum, une ambivalence sentimentale résultant d’une confusion où ils furent originellement plongés.

 

Pour terminer au sujet de cette dernière, j’indiquerai qu’elle est la cause de l’omission des deux mots suivants: du rejet, après “l’annonciation”, dans la première phrase du 5° paragraphe de la page 93. Ceci est dû au fait, comme je l’ai montré, qu’il ne s’agit pas en fait d’une prise de décision nette et précise.

 

 

 

 

CAMATTE  Jacques  -  Mai 1999



[1]. Darwin & C°,  Ed. Complexe, p. 92. Ce chapitre est une version beaucoup plus longue d’un article paru dans La Recherche, n° 77, 1977, pp. 394-395: “La correspondance Darwin-Marx: une rectification”. Toutefois il y avait, en plus, un encadré où se trouvait reproduit le début d’un article de P. Lafargue paru dans Le citoyen, le 28 avril 1882 (P. Thuillier précise neuf jours après la mort de Darwin) dont il me plait de citer ceci: “La science des évolutionnistes renchérit sur la religion des prêtres. Les âmes, émanant de Dieu, étaient égales; les hommes, sélectés par la Nature des évolutionnistes, naissent inégaux et sont condammés à l’inégalité éternelle. La science des évolutionnistes est plus oppressive que la religion des prêtres”.

[2]. Cité par P. Thuillier, o.c, p. 88.

[3]. Lettre de K. Marx à F. Engels du 19 décembre 1860, Correspondance K. Marx - F.Engels, Ed. A. Costes, 1932, t, VI, p. 227. A noter que dans la même lettre il fait mention d’un livre “ confus et informe” Der Mensch in der Geschichte  (L’homme dans l’histoire) où l’auteur; A. Bastian, “essaie d’exposer scientifiquement la psychologie et la conception psychologique de l’histoire”. p. 227. C’est une tentative qui depuis s’est renouvelée souvent et dont nous tenons compte.

[4]. K. Marx à F. Lassalle, 16 janvier 1861, cité par P. Thuillier, o.c, p. 74.

[5]. Lettre de K. Marx à F.Engels du 18 juin 1862, in o.c, t. VII, pp. 118-119.

[6]. Lettre de K. Marx à Laura et Paul Lafargue du 15 février 1869, citée par P. Thuillier, o.c. p. 76.

[7]. L, I, T.2, p. 33. Ed. Sociales. 

[8]. L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature, Ed. Schleicher Frères, p. 4. La traduction est un peu différente de celle reportée ci-dessus. Ajoutons que l’édition date d’avant la mort de Ch. Darwin puisque le traducteur, Ed. Barbier écrit dans son Avis: “ La nouvelle traduction que nous soumettons aujourd’hui au public a été faite sur la sixième édition  anglaise. C’est l’édition définitive, nous écrit M. Darwin”. En ce qui concerne l’autre citation je ne l’ai pas repérée dans l’édition en ma possession.

[9]. Histoire des doctrines économiques;  Ed. Costes, 1947, t, IV, pp. 16-17.

[10] . Idem, t, VII, p. 181. Ce sont là toutes les références à Ch. Darwin que j’ai trouvées. Cela n’implique pas qu’il n’y ait qu’elles.

[11]. P. Thuillier, o.c, p. 77.