LA CRISE AGRICOLE RUSSE A DES CAUSES


SOCIALES







     L'agriculture russe se caractérise moins par sa productivité en biens alimentaires que par sa productivité en crises politiques. En nous limitant à la période d'après-guerre, nous avons la destalinisation et la dékrouchtchévisation qui correspondent aux « difficultés » agraires de 1953 et 1963. D'autre part, si nous analysons plus en détail l'évolution de la production céréalière, telle qu'elle est indiquée dans le tableau suivant, nous constatons un cycle de crises.


(Nous indiquons les années, et la production en millions de quintaux)

1950 811   1958 1347

1951 806   1959 1248

1952 918   1960 1345

1953 819   1961 1375

1954 845   1962 1475

1955 1245   1963 1075

1956 1280   1964 1511

1957 1050


     De 1950 à 1952 la production croît, puis c'est la grave crise de 1953 ; croissance à nouveau jusqu'en 1956 suivie d'une baisse importante en 1957 qui est la cause de la réforme krouchtchévienne (vente des MTS aux kolkhozes, entre autres, 1958). De 1958 à 1962 la production reprend une croissance régulière, et, en 1963, c'est de nouveau la crise ; en 1964, bonne production mais, déjà, l'on parle d'une rechute pour 1965.


     De telles oscillations ne sont pas l'apanage de l'époque moderne de l'histoire russe. Marx avait noté les mêmes phénomènes au cours de celle qui suit immédiatement l'abolition du servage (1861).



« Pour le moment je ne puis manquer de faire une observation. Le sol étant épuisé et ne recevant pas les éléments (engrais artificiels, végétaux, animaux, etc.) dont il a besoin, continuera à la faveur changeante des saisons et dans des conditions indépendantes de la volonté humaine, à produire des moissons de volume variable, bien que, en considérant une série d'années, par exemple de 1870 à 1880, le caractère stagnant de la production se présente de la façon la plus frappante (la même remarque est valable à l'heure actuelle ; d'après les russes eux-mêmes, pour être satisfaisante la production céréalière devrait atteindre 1800 quintaux, ndr). Dans de telles conditions, les conditions climatiques favorables fraient le chemin à une année de famine (1963!) en consommant et en libérant rapidement les fertilisants minéraux encore latents dans le sol, tandis que vice-versa, une année de famine et, davantage encore, une série de mauvaises années à la suite, permettent aux minéraux contenus dans le sol à s'accumuler à nouveau et d'être efficaces au retour de conditions climatiques favorables. (C'est le cas de 1963 d'une part, et de la période 1950-1953, d'autre part, qui permirent les années favorables 1955-56 et 1964). Un tel processus existe naturellement partout, mais ailleurs il est modifié par l'intervention de l'agriculteur lui-même. Il devient le seul régulateur là où l'homme a cessé d'être une « puissance » faute de moyens.



Ainsi donc, 1870 a été une année d'excellente récolte pour votre pays, mais ce fut une année de pointe et, comme telle, immédiatement suivie d'une année très mauvaise ; l'année 1871, avec sa très mauvaise récolte, doit être considérée comme le point de départ d'un nouveau petit cycle (ainsi 1963 doit ouvrir un nouveau cycle et, de ce fait, l'équipe actuelle du Kremlin est assurée d'un certain répit...jusqu'à la prochaine année critique, ndr) jusqu'à ce que nous en arrivions à la nouvelle année de pointe, 1874, qui est immédiatement suivie de l'année de famine 1875 ; puis le mouvement ascendant recommence, aboutissant à l'année de famine encore pire, 1880. La récapitulation des années de toute cette période prouve que la production annuelle moyenne est restée la même et que les facteurs naturels sont seuls responsables des changements si on compare les années isolées et les petits cycles d'année » (Marx à Danielson, 19.02.1881).



      Cette appréciation est encore valable, en grande partie, si l'on tient compte de l'augmentation des surfaces cultivées (défrichage dans le Kazakhstan par exemple).



      Après cette description historique de Marx, Engels, dans une lettre au même correspondant explique les causes d'un tel état de choses :



« … Le fait sur lequel je voulais surtout insister, c'est que la mauvaise récolte, pour employer l'expression officielle, de l'an dernier (dans un autre cycle comme ceux précédemment décrits par Marx, ndr) n'est pas un événement isolé et accidentel, mais la conséquence nécessaire de toute l'évolution depuis la fin de la guerre de Crimée ; c'est qu'elle est une conséquence du passage de la possession communautaire du sol et de l'industrie domestique patriarcale à l'industrie moderne ; et qu'à mon avis, cette transformation doit à la longue mettre en péril l'existence de la communauté agricole et introduire le système capitaliste dans l'agriculture également » (18.06.1892).



      Or, s'il est vrai que la capitalisme a pleinement triomphé dans l'industrie, il n'en fut pas de même pour l'agriculture comme nous l'avons souvent démontré. Les rapports de production dans l'agriculture russe résultent d'un compromis entre le capitalisme et les formes préexistantes. Ceci se voit clairement dans le kolkhoze caractérisé par l'antagonisme champ individuel, parcellaire du kolkhozien (ressemblance avec le paysan parcellaire français, ce barbare comme disait Marx) et champ collectif du kolkhoze (ressemblance avec la grande exploitation capitaliste utilisant des salariés agricoles). Le kolkhozien, évidemment, accorde le maximum de soins, d'investissements à sa parcelle au détriment du champ collectif où se fait la culture extensive des céréales. D'où le retard, comme le fait remarquer M. Jean Marczewsky dans un article de la revue Réalités, reproduit dans Problèmes Économiques n°293, de la Russie dans le domaine agraire, retard dû à une faible productivité du travail. Il la compare à celle américaine et en établit la différence.



« Elle éclate (la différence de production du travail, ndr) dans le domaine agricole : 5 millions de travailleurs américains, appuyés par 5 millions de tracteurs et 36 millions de tonnes d'engrais, non seulement nourrissent leurs 193 millions de concitoyens, mais exportent sur les grands marchés mondiaux, 47 millions de paysans (1,3 millions de tracteurs – 20 millions de tonnes d'engrais) arrivent difficilement à nourrir 226 millions de russes. C'est ce qui explique l'effort d'investissement considérable lancé depuis peu par les dirigeants soviétiques dans ce secteur de l'activité économique »



     Mais tous ces investissements surtout dans la production des engrais risquent de ne pas modifier la situation tant que le kolkhoze persiste car c'est lui qui est l'obstacle au développement de la production. Pour avoir une grande production agricole, il faut soit une économie communiste, parce qu'à ce moment là le but de la production est l'homme et non le profit, soit, dans une société basée sur le profit (même socialiste comme en Russie) une économie capitaliste pleinement développée. L'évolution de l'agriculture française depuis 1954 en est une exemple probant. Or, la tendance actuelle n'est pas de détruire le système kolkhozien mais de le renforcer. (cf. les dernières mesures mesures prises pour le redressement de la situation agricole : annulation des dettes des kolkhozes, rationalisation de l'impôt sur les revenus des kolkhozes, révision des prix de détail dans les zones rurales).



     Cependant si le capitalisme ne s'est pas totalement développé dans la campagne russe, il n'en a pas moins eu un rôle dévastateur, comme le notait Engels :



« Ce que vous dites, au sujet des phénomènes qui accompagnent des changements économiques aussi formidables, est tout à fait exact, mais il s'applique plus ou moins à tous les pays qui sont passés ou sont en train de passer par le même processus. L'épuisement du sol (exemple : l'Amérique) ; le déboisement (exemple : l'Angleterre, la France et, actuellement l'Allemagne et l'Amérique) ; les changements de climat, l'asséchement des rivières sont probablement plus marqués en Russie que partout ailleurs, par suite du caractère plat du pays, qui alimente en eau ces énormes fleuves, et par suite de l'absence d'un réservoir de neige alpin comme celui qui alimente le Rhin, le Danube, le Rhône et le Pô » (Ibid).



      Mais si les USA ont pu, en partie, réparer les graves dégâts causés par l'implantation du capitalisme dans les campagnes (exemple : les travaux dans la vallée du Tennessy, à l'époque de New Deal), il n'en est pas de même pour la Russie. Car pour faire de tels travaux, il faudrait des investissements énormes de capitaux. La Russie ne pourrait le faire qu'en entravant la croissance économique ou en diminuant le budget militaire. Or, elle ne le peut pas sans compromettre sa place sur le marché mondial. De telle sorte que nous avons la situation suivante décrite par M.J. Marczewsky, dans l'article précédemment cité :



« Il serait évidemment très souhaitable du point de vue de l'URSS de dépasser les États-Unis en puissance militaire. Mais cela n'est pas possible pour le moment. Mise à part l'éventualité fort peu probable de la découverte, à l'insu de l'adversaire, d'une arme absolue, la puissance militaire est une fonction du potentiel économique. Grâce à leur supériorité économique, les États-Unis sont toujours capables d'affecter l'armement des ressources plus importantes que l'URSS. Les dirigeants soviétiques se gardent donc bien de tout initiative susceptible de provoquer une augmentation de l'effort militaire des États-Unis. Au contraire, ils profitent de toutes les occasions pour préconiser la coexistence pacifique et la réduction des dépenses d'armement.

Tout en améliorant la qualité de leurs armes, ils cherchent donc à maintenir le volume global des ressources consacrées à la défense nationale au même niveau que les États-Unis. Pour s'en convaincre il suffit d'observer les bouleversements qui se produisent dans l'exécution des plans soviétiques à la suite de toute modification importante du budget militaire américain ».



      En définitive, l'URSS non seulement ne peut pas rattraper les USA, mais elle est à leur remorque. Ce qui lui fait de nouveau jouer le rôle de gendarme (bien que moins ouvertement) comme elle le fit au siècle dernier. Elle joue la coexistence pacifique contre les mouvements d'émancipation des peuples colonisés, elle essaie d'éteindre tous les foyers révolutionnaires afin de ne pas être amenée soit à se heurter aux USA soit à se démasquer en tant que force contre-révolutionnaire devant les peuples en lutte. Elle est la stabilité bourgeoise contre toutes les situations qui risquent de ramener l'autre force immense de l'histoire, le prolétariat. Là est le nœud de la question. L'URSS ne détruit pas son système de kolkhozes parce que les kolkhoziens sont les plus sûrs remparts du régime (comme les paysans français du siècle dernier). D'autre part, cette destruction équivaudrait à un renforcement numérique du prolétariat au sein de la société russe. Le capitaliste russe ne peut sans contrainte accroître la force de son adversaire. Ce capitalisme est marqué par l'empreinte de la Révolution d'Octobre. C'est le prolétariat au pouvoir qui a voulu la grande industrialisation (le capitalisme d’État dont parlait Lénine) parce que c'était un échelon pour aller au communisme et cela permettait d'attendre, en se renforçant, la révolution en Europe. Ainsi le capitalisme russe a été contraint de renforcer son ennemi, mais dès que le reflux de la vague révolutionnaire se fit amplement sentir, il contre-attaque et essaye d'enrayer le mouvement. Ce fut la constitution des kolkhozes qui, d'une part, enchaîne la lutte des classes à la campagne, et, d'autre part, diminue la production de prolétaires, tout en créant une classe de soutien du capital : les kolkhoziens. Toute la société russe a vécu sous l'impulsion d'Octobre. La bourgeoisie n'a pas pu comme en France, par peur du prolétariat, enrayer le développement de l'industrie (il ne reprend en définitive qu'après la deuxième guerre mondiale avec l'arrivée du gaullisme au pouvoir). Mais maintenant la société russe est de nouveau dans une impasse. Elle ne peut résoudre le problème agraire qu'en détruisant ses fondements. Il est évident qu'il n'y a qu'une seule classe qui soit apte à accomplir cet acte libérateur : le prolétariat.






*  *  *






      Cet article parut en traduction italienne dans « il programma comunista » n° 18, 1965. Il reprend en partie l'argument d'un article que j'avais écrit pour le revue « Programme Communiste » n°7, 1959 : « Le communisme, l'URSS et la faim » qui condense en grande partie les résultats de l'étude de Bordiga sur la Russie et sur le développement du capitalisme en Occident. Toutefois, il y a une idée qui n'est pas développée dans l'article précédent : au sein du MPC, en dépit de l'accroissement de la production agricole dans un certain nombre de pays il y a en réalité une diminution de l'apport alimentaire à la population. De plus en plus la courbe de la production minérale devient importante tandis que celle de la production organique indique une certaine stase de celle-ci. C'est pourquoi je reproduis un passage assez long de l'article de 1959 (cf. ci-dessus).





Quelques remarques (février 1976)





        Ces travaux étaient encore éclairés par la théorie du prolétariat. Je les communique tout de même pour mettre en évidence un certain nombre de problèmes qu'il faut encore affronter pour aboutir à une clarification satisfaisante du phénomène révolutionnaire russe. Avec Pier Paolo, nous sommes d'accord pour considérer la question de la paix comme déterminante. Je considère que c'est le seul moment de rupture réel qui apparaisse dans le moment d'impasse qui se révèle aux hommes durant le laps 1914-18. À partir de cette rupture divers possibles s'ouvrent. C'est sur le mot d'ordre de la paix que se déterminèrent les phénomènes de masse révolutionnaires. Pier Paolo pense faire une étude sur l'année 1917 où il y eut de grands mouvements – surtout dus aux femmes – en Italie, mais aussi en Allemagne, en Russie évidemment, en Espagne, etc. C'est le moment le plus révolutionnaire. Par exemple en France, l'opposition à la guerre suivie de la répression dans les tranchées. Lorsque le mouvement reprend à la suite du choc de la révolution russe, il a déjà perdu une force importante (combien d'hommes et de femmes ont déjà été supprimés). C'est donc dans cette perspective que je voudrais envisager le problème de Brest-Litovsk.



      Au sujet de la crise agraire, voici les données statistiques depuis 1913 :



1913 801   1953 819   1968 1650

1926 540   1954 845    1969 1620

1928 733   1955 1245   1970

1930 695   1956 1280    1971 1810

1932 699   1957 1050     1972 1680

1934 894   1958 1347     1973 2225

1935 901   1959 1248    1974 1955

1936 827    1960 1345   1975 1400

1937 1203   1961 137

1938  949    1962 1475

1939 1054  1963 1075

1940 1188    1964 1511

1950 811    1965 1211

1951 806     1966 1712

1952 918    1967 1476



      Á noter qu'en 1959 Krouchtchev disait qu'il fallait une production de 1800 millions de quintaux. Ceci ne fut atteint qu'en 1971. D'autre part la récolte de 1972 est considérée par tout le monde comme mauvaise, or elle n'est pas inférieure à celles de 68, 69, ce qui implique que même 1800 millions de quintaux cela constitue probablement le seuil nécessaire.


      Maintenant il faut noter que la question de la pénurie agricole se présente dans un autre contexte. Actuellement l'URSS accepte de faire des achats massifs sur le marché mondial (principalement E.-U). Donc il ne peut plus y avoir une coercition aussi violente qu'au temps de Staline. Les céréales sont nécessaires non seulement pour l'alimentation humaine mais pour le bétail. Cela indiquerait tout de même des modifications au sein de l'agriculture soviétique. On ne peut plus simplement tuer le bétail quand les céréales manquent !!


      Ces faits indiquent bien la difficulté d'implantation du MPC en URSS. Toutefois la crise agraire se produit dans une situation internationale totalement différente de celle de 1964 qui vit l'élimination de Krouchtchev. Actuellement l'URSS est en expansion (cf. par exemple la question de l'Angola. À noter à ce sujet qu'elle n'intervient pas directement mais par l'intermédiaire de Cuba évitant ainsi les dangers de l'offensive signalés dans les pages précédentes, en se fondant sur les considérations d'Engels), cela lui donne possibilité de pouvoir monnayer dans tous les cas, ce qui ne l'empêche pas de chercher à diminuer la pression « armée », cf. la question des accords de Salt. D'autre part les E.-U. sont en perte de vitesse : question du Vietnam et également du Moyen-Orient ; ils n'arrivent pas réellement à reprendre terrain perdu en Inde, etc. Ceci donne possibilité plus concrète pour une entente USA-URSS qui est la greffe du MPC sur ce dernier pays. Il y a en définitive complémentarité expansion URSS et apport du MPC par les E.-U. En outre le danger réside dans le fait qu'aucun pays africain ne présente la volonté d'affirmer une autre voie, comme put le faire la Russie avec le mouvement slavophile puis populiste… En Afrique la communauté mondiale intervient de façon encore plus nette que lors des événements du Congo il y a 16 ans.



      Très prochainement on publiera un travail de Pier Paolo (ce sera un n° d'Invariance avec plus de 100 pages) sur la communauté en Russie, avec analyse des positions de slavophiles, des populistes, avec une étude sur la communauté chez Hegel et chez les russes etc.



      Nous voulons mettre en évidence que la Russie est un nœud d'articulation entre l'Orient – Chine surtout – et l'Occident ; de même l'Allemagne est un nœud d'articulation entre Russie et Europe de l'Ouest. Il est important de constater à quel point les destins de l'Allemagne et celui de la Russie sont liés. Nous verrons également que l'Inde présente un intérêt exceptionnel non seulement pour le rapprochement-confrontation Orient-Occident mais pour le fait de la conservation de types de communautés plus archaïques, en particulier permanence de communautés non carnivores. Mais cela permet aussi d'approfondir problèmes des mayas, incas et aztèques.



      De même je vois une articulation importante dans l'Espagne qui joue entre Europe et Afrique arabe. Reste alors la question de l'Afrique noire. Pourquoi cela ? Pour essayer de déterminer comment les différentes humanités peuvent confluer.



      Il ne s'agit pas de faire une étude de stratégie internationale qui n'est pas à négliger pour savoir où va ce monde, mais de comprendre la dynamique d'une union.