DIALOGUE AVEC BORDIGA

 

Au mois d'août 1975 les gens du Parti Communiste International (PCI) ont empêché M. Bourgois, directeur de 10/18, de diffuser le livre qui venait d'être imprimé : Bordiga  Russie et révolution dans la théorie marxiste, doté d'une préface mienne : La révolution russe et la théorie du prolétariat, sous prétexte que les textes (du moins une partie) contenus dans ce livre sont des traductions d'articles parus dans leur journal en langue italienne il programma comunista.

 

En 1978 ils intentèrent un procès à M. Bourgois et, par voie de conséquence, à moi-même, parce que le livre avait paru aux Editions Spartacus, mais ils ne se préoccupèrent pas du directeur de ces dernières, René Lefeuvre. Leur argument essentiel est que leur propriété des textes a été violée; conclusion : ils réclamaient 50.OOOf (cinq millions d'anciens francs ) de dommages et intérêts,

 

En Juin 1980, le PCI perd son procès. Il fait appel.

 

Il ne s'agit pas à cette occasion, de crier victoire, ce qui voudrait dire que j'accepte la dynamique que le PCI a voulu nous imposer en intentant ce procès. J'enregistre les faits et les signale. Ce que je veux au contraire mettre en évidence ce sont la dégénérescence du PCI et ses incohérences et rappeler pourquoi j'ai tenu à publier Bordiga sous son nom; ce qui s'avère de plus en plus important, afin de le sauver de la décomposition de ce parti.

 

J'ai voulu publier, sans m'en référer aux gens du PCI, l'ouvrage susmentionné ainsi que d'autres parce que je pensais qu'il n'y avait aucun problème à ce sujet, et ce pour diverses raisons.

 

Bordiga ne tenait absolument pas à la propriété de ses écrits; la propriété intellectuelle étant pour lui la pire forme de propriété privée :

 

« Que ce soit le texte d'aujourd'hui ou les textes d'alors, ils sont anonymes, parce qu'ils sont considérés par nous non comme des expressions d'idées ou d'"opinions" personnelles, mais comme des textes de parti; en ce qui concerne le premier, s'ajoute le fait qu'il est le fruit d'un travail collectif de recherche, de réordonnancement et de compilation auquel ne s'accole aucune étiquette de personne et qui, non seulement ne comporte pas mais .exclut la revendication bourgeoise et mercantile de la pire forme de propriété privée, la- propriété "intellectuelle". " (Extrait de la préface au livre Storia della Sinisfra Comunista, publié en 1964 par le ,PCI).

 

Cette préface était signée il programma comunista, mais c'était bien Bordiga qui en était l'auteur. Toutefois, une telle signature ne pouvait qu'engager tout le parti et, particulièrement, le directeur responsable du journal qui, quatorze ans après, devait aller implorer la justice "bourgeoise" afin qu'elle reconnaisse sa propriété et qu'elle lui fasse obtenir l'argent qu'elle représente!

 

Certes le PCI ne revendique pas la propriété littéraire de Bordiga, mais la sienne. Mais quelle fut la position de celui-ci en 1966, lors de la parution chez "Editoriale Contra" (maison d'édition fondée par d'anciens membres du PCI, sortis de ce mouvement à cause d'un profond désaccord au sujet de la démocratie) d'un de ses textes : Struttura economica e sociale della Russia di oggi (dont la traduction de la deuxième partie, écourtée il est vrai, fut publiée, précédée d'une préface mienne, aux éditions de L'Oubli, en 1975):

"En conclusion sur le thème du livre  "Contra" (...) on doit également déplorer trois formes de manifestation : 1° celle de celui qui se réjouit que ce soit finalement en circulation, avec les effets publicitaires de la couverture portant le nom et le museau du grand imbécile, 2° celle de celui qui pense de façon très peu sage que les porcs qui ont fait l'opération sont en train de récupérer les tas de sous que le parti aurait pu encaisser en faisant, lui, l'ignoble usage de ce nom et de ce museau; raisonnement qui révèle le non-dépassement de l'esprit boutiquier, 3° celle de celui qui aurait voulu qu'Amadeo en se qualifiant d'auteur offensé aurait dû faire un grand tapage, sans penser que cela aurait tout simplement fait 1e jeu des éditeurs,improvisés. La considération juste est celle-ci: la diffusion des idées imprimées, dans l’ambiance bourgeoise moderne corrompue ne suit pas le jeu de l'offre et de la demande, mais suit les influences capitalistes de classe qui dominent l'État démocratique, Quel que soit l'éditeur commercial, le vil compromis moderne suffoquera toujours la manifestation des thèses qui insultent le prêtre, le père éternel, 1a démocratie, la liberté et les valeurs similaires désormais sacrées pour l’énorme majorité. On ne rompt ce bloc ni en agitant le drapeau de la grande personnalité ni avec les forces anonymes collectives d'un groupe trop petit et trop pauvre. Qu'elles aient ou non le nom d'Amadeo, le rayon de diffusion des publications imprimées sera réduit parce que la curiosité de couches restreintes pour ce vieil incrétinisé, qui ne décampe pas de positions vieilles d'un demi-siècle, ne sera jamais en mesure de rompre la chape de plomb du conformisme et il en sortira encore moins un bénéfice qui puisse servir de moyen pour résister â l'écrasante supériorité de l’ennemi. Tout le reste n'est que position puérile..." (Lettre de Bordiga à divers camarades, 03. 03. 1966).

 

C'était une tradition dans le PCI, dont je fus membre jusqu'en 1966, de ne pas recourir â la "justice bourgeoise, comme l'affirma un des ses dirigeants, Bruno Maffi (cf. Dialogue avec Bordiga, Invariance, n° Spécial 1975, p. 104, note 01) pour régler des différents surgissant entre membres et ex-membres d'une organisation donnée ; le débat devant toujours être porté sur un terrain de classe où les moyens pour se défendre et attaquer relèvent d'un tout autre domaine.

 

Ces textes de Bordiga étaient son produit et celui de l'activité d'un mouvement déterminé â un moment donné. Or, ayant été membre de celui-ci, je pensais que j'en étais également un dépositaire (ceci étant encore plus valable pour les écrits que j'avais moi-même rédigés et dont, chose curieuse, les gens du PCI ne revendiquent pas la propriété, bien qu'ils aient été, eux aussi, publiés dans leur journal) et que je pouvais, de ce fait, les publier pour expliciter ma propre évolution dans le mode de concevoir le devenir social de l'espèce humaine, Pour moi, ces textes de Bordiga, ceux d'autres camarades que je sentais proches de lui et de moi-même, les miens étaient l'œuvre d'un parti qui était au-delà des diverses appellations ou sigles dont peuvent s'affubler des organisations plus ou moins contingentes; ils ne pouvaient pas être monopolisés par qui que ce soit. C'était 1â, la véritable position de Bordiga en ce qui concerne le parti considéré dans sa détermination historique.

 

De ce fait et étant donné que j'avais publié des textes de Bordiga (et des miens) originellement parus dans le journal il programma. Comunista - dont les gens du PCI revendiquent une propriété jalouse - soit dans la revue Invariance (sous forme anonyme) depuis 1968, soit dans des livres comme Testi sul comunismo, Ed, La Vecchia Ta1pa,- 1972, Bordiga et la passion du communisme, Ed. Spartacus, 1974, Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd'hui  Ed, de l'Oubli, 1975, et que d'autres que moi l'avaient fait auparavant, outre le livre mentionné plus haut, Russia e rivoluzione ne11a teoria marxista ed, Il Formichiere, 1975, ceux publiés par le Gruppo del1a Sinistra Comunista, de Turin, etc... ) sans que eux ou moi n'encourions un quelconque ennui de la part des gens du PCI, il me semblait naturel et ne pouvant poser aucune espèce de difficulté de publier Bordiga, chez un éditeur comme M. Bourgois.

 

Je pensais seulement qu'une telle action pourrait amener un heurt sur le plan théorique et que j'aurai â subir des critiques plus ou moins âpres, venimeuses parce que je levais, à mon tour, l'anonymat. Mais là il s'agit d'une question à la fois théorique et affective.

 

À partir du moment où la production littéraire théorique du parti n'avait plus le caractère d'organicité dont parlait Bordiga, mais révélait une hétérogénéité manifeste et que son œuvre  en venait à. servir simplement de référence pour justifier une orthodoxie que chacun mesurait â l'aune de sa compréhension du devenir social, il m'est apparu nécessaire d’extraire une œuvre  dont l'originalité est patente et l'importance certaine pour qui réfléchit sur les questions de la révolution et du rôle des classes dans un tel bouleversement de la société humaine; l’extraire pour que tous puissent en fait s'y confronter et vérifier 1’écart ou l'adéquation de sa pensée avec celle que cette œuvre recelait. Ce faisant, je pensais contribuer à aider diverses personnes réfléchissant sur les questions que je viens de nommer (comme je l'ai indiqué dans Dialogue avec Bordiga, 1975).

 

Laisser cette œuvre  dans l'anonymat c'était la laisser indifférenciée dans une production littéraire où elle perdrait de plus en plus de sa spécificité et de sa prégnance, d'autant plus que les positions théoriques des gens du PCI divergent de plus en plus de celles de Bordiga, Une preuve éclatante se trouve, par exemple, dans la préface aux textes de ce dernier publiés chez Payot sous le titre: Espèce humaine et croûte terrestre. Le préfacier anonyme porte-parole du PCI, parle de phase décadente du capitalisme alors que Bordiga a consacré des pages entières à démontrer toute l'absurdité d'une telle conception!!

 

Il fallait extraire une œuvre théorique pour la sauver d'une immersion dans un flot non seulement de banalités, qui auraient pu être le produit d'un procès de vulgarisation, mais de banalités contradictoires à la pensée contenue dans cette œuvre. En faisant cette extraction je voulais que Bordiga n'ait pas opéré en vain et que sa trace ne soit pas effacée.

 

Je fus renforcé dans cette volonté de lever l’anonymat - exécutée après 1970, année de la mort de Bordiga - lorsque je pris connaissance de la lettre de ce dernier à Terracini - sénateur du parti communiste italien, considéré par tous les membres du PCI comme adversaire, ennemi, etc., où il lui parle très affectueusement de leurs diverses rencontres récentes et lui signale un de ses articles. Or, selon moi, que Bordiga ait eu besoin sur le tard de sa vie, de renouer contact avec un ami d'autrefois avec qui il avait dû rompre pendant longtemps â cause d'une divergence politico-théorique, impliquait qu’il ne trouvait pas au sein d'un parti qui, en théorie, se référait à et vivait de sa pensée, tout l'accord qu'il pouvait espérer. Il devait percevoir un naufrage de son œuvre, d'où la tentative de faire savoir à d'autres qu'il avait produit un certain nombre de textes qu'il fallait sauver.

 

La participation de Bordiga à une émission de la télévision italienne au sujet du fascisme - alors, qu’il avait toujours refusé tout interview - ne fit que renforcer ce mode de voir sa situation au point que je vins  à la considérer comme tragique et pleine d'une amère ironie,

 

I1 devenait nécessaire que je fasse quelque chose pour conjurer une malédiction historique et pour témoigner qu'un être d'une grande envergure n'avait pas vécu en vain. Et, là, intervenait, évidemment toute l'affection qui me liait à Bordiga.

 

Ceci étant les gens du PCI auraient dû - pour être fidèles à leur tradition - ignorer mon entreprise et réaffirmer dans leur organe de presse la dimension anonyme de leur production totale et ils pouvaient simultanément essayer de réfuter - sans avoir besoin de me citer, non pas pour masquer quelque chose, mais pour affirmer immédiatement leur propre réalité - la présentation que je faisais de l'œuvre de Bordiga.

 

Au lieu de cela, ils intentèrent un procès à M. Bourgois et à moi-même et firent paraître un article dans Programme communiste où ils me prirent à partie; c'est-à-dire qu'ils se mirent sur un terrain individualiste qui ne pouvait - même s'ils tentèrent de façon plus ou moins heureuse de me ridiculiser - que me donner une importance qu'ils auraient voulu nier.

 

J'ai déjà signalé ce dernier fait dans Dialogue avec Bordiga 1975; inutile d'y revenir. En revanche il me faut envisager ce qu'affirma Bordiga dans sa lettre du 03.03..1966,

 

J'ai publié un livre aux Ed, Spartacus : Bordiga et la passion du communisme où il y avait sur 1a couverture son nom et sa photo. Je suis donc allé â l'encontre de sa volonté d'alors. Toutefois à partir du moment où on lève l'anonymat (ce qu’il a contribué, je le répète, à faire lui-même à la fin de sa vie), il est évident qu'on puisse indiquer aussi qui est celui qui est représenté par un nom sans pour cela sombrer dans le spectacle publicitaire. En fait il s'agirait plutôt de savoir s'il était ou non opportun de conserver l'anonymat.

 

La publication auprès de maisons d'édition comme Spartacus ou L’Oubli ne pouvait pas - à cause de la faible diffusion qu'elles permettent - être très rentable, rapporter un "tas de sous", En revanche celle chez 10/18 pouvait l’être dans la mesure où l'œuvre de Bordiga aurait trouvé un écho auprès du public. Il est clair que ce possible n'était pas irréel puisque le PCI a demandé 5,000 f de dommages et intérêts à M. Bourgois. Je doute fort, pourtant, que le livre aurait pu rapporter une telle somme, ni qu'il pût devenir un best-seller (ce n’aurait même pas pu être le cas pour un autre livre qui aurait été publié ultérieurement), et que M. Bourgois et moi-même aurions pu nous enrichir grâce à Bordiga. En outre, étant donné que pour être acheté le livre doit être demandé, la véritable question était celle de savoir si la diffusion de l’œuvre de Bordiga était possible. On vient de le voir les gens du PCI pensaient que oui, ce qui va à l'encontre de ce que proclama Bordiga puisque 10/18 est une maison d’édition "bourgeoise", et constitue une rupture avec sa vision du cheminement des idées révolutionnaires.

 

Ce reproche peut, bien entendu, nous être adressé, mais ce serait oublier le but que nous poursuivions en faisant paraître Bordiga chez un éditeur apte à assurer une certaine diffusion de son œuvre empêcher qu’il ne sombre dans l'oubli. Il était impossible de spéculer sur un immense succès.

 

Il est vrai que cette œuvre suscite, depuis quelques années, une certaine curiosité auprès d'un public moins clairsemé qu'auparavant. En outre, comme elle est nécessaire il ne fait pas de doute que cette curiosité ira en s'accroissant. Alors une autre question: pourquoi un éditeur taxé de bourgeois (donc l'ennemi selon Bordiga) pouvait-il avoir un intérêt - en dehors du profit financier - à diffuser les travaux d'un révolutionnaire? La seule réponse - du point de vue des habituels révolutionnaires - ne peut être que la nécessité de la récupération. Et certes, cela n'était pas nécessaire de l'affirmer de façon immédiate, c'est-à-dire que tel aurait été l'objectif de M. Bourgois, mais de façon médiate : ce serait par l'intermédiaire des media que l'œuvre  proposée aux masses aurait été mise au niveau de toutes les productions et par la rendue inoffensive.

 

 

Je ne peux pas nier l'éventualité d'un tel risque, d'autant plus que de nombreuses positions bordiguiennes sont effectivement récupérables; mais ce risque existe dés qu'on rend publique une position. Il y a une limite difficilement franchissable à cette opération. Elle est constituée par l'ossature fondamentale de l’œuvre négatrice du devenir du capital: la prise de position par rapport au fascisme et à l'antifascisme. Selon lui, le second constitue la pire mystification qui ait pu exister. C'est grâce à elle que le mouvement prolétarien a pu être totalement dévoyé. J'ajouterai qu'elle a  permis une domestication plus poussée des hommes et des femmes de l'Occident et que le comble de l’ignominie c'est qu'elle tend à être utilisée pour d'autres peuples en dehors de la sphère occidentale.

 

L’antifascisme avons-nous maintes fois répété constitue un verrou bloquant la compréhension du devenir du capital et donc de toute perspective rompant avec sa dynamique. De ce fait Bordiga demeure amplement actuel, et la diffusion de sa pensée dépend toujours d'un rapport de forces à l'échelle mondiale, qui ne peut plus être conçu en termes de classe. Ainsi perdure le Dialogue avec Bordiga d'autant plus qu'il s'agit de contribuer à 1a mise en échec de la manœuvre de récupération qui ne peut se réaliser que si l’on banalise et réduit son œuvre à un élément de la combinatoire pouvant entrer dans la représentation du capital.

 

Ce dialogue aura donc une suite dans laquelle on examinera également les divers livres qui lui ont été consacrés, en particulier celui de Livorsi, membre du parti communiste italien qui, comme les gens du PCI, nie que la caractérisation essentielle de Bordiga soit sa passion du communisme.

 

 

CAMATTE  Jacques

Juillet 1980