CONTRE UNE TROP LENTE DISPARITION

 

 

 

 

Le prolétariat en tant que concept opérationnel n’en finit pas de resurgir. La plupart de ceux qui opèrent cette résurrection constatent, pourtant, eux-mêmes, à quel point il est évanescent, surtout lorsqu’ils doivent l’évaluer à partir du pôle révolutionnaire où ils voudraient le trouver[1].


Nous avons signalé diverses figures qu’a prises le prolétariat au cours du vaste mouvement où se sont opérés ses divers avatars. Ainsi on a indiqué que pour les situationnistes, il a joué le rôle de sujet esthético-sexuel. Il joue maintenant chez les rédacteurs de Théorie communiste et de Crise communiste celui de sujet transcendant[2]; ce qui est logique et cohérent avec toute leur théorie, puisqu’ils développent un structuralisme prolétarien. Ils ne peuvent sortir d’une structure plus ou moins coagulée qu’à l’aide d’une sujet transcendant.


La définition du prolétaire de la part des situationnistes avait au moins l’avantage d’anticiper la problématique des nouveaux philosophes. En effet, pour le définir, ils faisaient appel au pouvoir. C’est la perte de ce dernier qui était déterminante. Il ne s’agit pas ici de critiquer cette formulation en faisant remarquer, entre autres, que tout homme placé à n’importe quel niveau de la société peut-être démuni de ce pouvoir. Ce qui importe, c’est le mode de saisir le pouvoir, de façon négative, à la base. Car si l’on n’a plus le pouvoir sur sa vie, peut-on avoir un être?


Ainsi même lorsque la philosophie est mise de côté, elle réapparaît «masquée». On a différentes figures de l’être qui nous ont été ou nous sont proposées.


Avec Marx l’être est productif; c’est lui qui est reconnu comme essentiel. Avec les économistes surtout les marginalistes, l’être est valeur[3]. Ce qui n’a pas de valeur ne peut pas être. Maintenant il y a de l’être s’il y a du pouvoir. Cependant, en définitive, l’être commun de tous ces êtres n’est jamais saisi (sauf chez Marx): le capital-communauté fondant le tout, le but, le référentiel. Et lorsque l’interrogation se fait sur l’être, il disparaît. Ainsi lorsqu’il est question du rapport de l’être au langage, à la sexualité, à la normalité, à l’aliénation. Dans ce cas ils s’agit, pourtant, du posé de l’être! Le prolétaire serait celui qui serait aliéné ou, s’il est reconnu comme tel, il ne peut le savoir, à moins que dans la représentation il ne devienne prolétaire!!


Ce sont toujours des saisies d’êtres parcellaires. Cela n’implique en aucune façon que je veuille qu’on en revienne à un discours sur l’être à la façon de Heidegger; je veux seulement signaler la décadence que ce dernier prévoyait, percevait de la philosophie, de la pensée, comme le prouve à suffisance celle des nouveaux philosophes. A leur sujet, on peut parler qu’étant donnée l’importance que prend actuellement l’écologie, donc une certaine conception de la nature, un nouveau philosophe puisse se manifester en remettant à la mode F.W.J. Schelling. En plus de sa philosophie de la nature, il a exprimé un autre possible historico-philosophique.


C’est à cause – en partie – de cette décadence de la pensée qu’il y a une si lente disparition de toute l’archéologie prolétarienne.


On retrouve la problématique de l’être avec ceux qui affirment une existence générique afin de pouvoir être, et surtout pouvoir être en médisant ceux qui ne reconnaissent pas leur être générique auquel ils sont tant attachés. Ainsi Bricianer (cf. revue «Spartacus») se fout éperdument des arguments théoriques que je fournis contre une revendication perdurée de la dictature du prolétariat, ce qui lui importe c’est de pouvoir à la fin de son article faire une critique personnelle en disant en particulier que je suis isolé.


Ainsi, en discréditant quelqu’un qu’il ne connaît même pas, il peut accréditer son existence, se poser être. Il a vérifié son pouvoir sur la réalité en régénérant son pouvoir d’insulter. Si au moins, il exposait ma vie réelle, concrète et parvenait à la conclusion qu’il exhibe… cela pourrait participer d’une part de réalité. Comment peut-il à la lecture de quelques textes en arriver à son jugement sur ce que je puis être… de même comment, moi, pourrai-je à la lecture de ses travaux (intéressants) sur les conseillistes, dire que c’est un homme qui n’a jamais profondément aimé, ni n’a jamais été ravi par l’abyssal amour d’une femme et qu’il s’est consolé, inconsciemment, en aimant le prolétariat.


L’intérêt de la critique de Bricianer est de révéler un mode d’être par délégation que j’ai retrouvé chez d’autres critiques… qui généralement écrivent un article plus ou moins long pour pouvoir soit dans le cours du texte, soit à la fin, placer leur petite calomnie. Ils veulent donner l’illusion qu’ils abordent les problèmes concrètement et non dans l’abstrait alors que, dés le départ, à cause de leur représentation où le prolétariat, sujet autonomisé, envahit tout, ils ont perdu toute trace de concret. Ce phénomène ne leur est pas particulier. L’évanescence du concret concerne tout le monde. Les hommes et les femmes crèvent de ne plus le vivre. Nous y reviendrons.


Cette lente, trop lente, disparition du concept de prolétariat n’est pas la seule. Il en est de même pour la démocratie, l’anti-fascisme, la bourgeoisie, la société communiste, l’aliénation. Ce dernier concept est follement opératoire chez tous les théoriciens ultra-gauches mainteneurs-défenseurs du prolétariat. En effet ce dernier est sa manifestation et sa destruction potentielle. S’il n’y a plus d’aliénation, le prolétariat ne se justifie plus et réciproquement.


Il est donc évident que toute analyse de ce monde vise à montrer comment la réalité de ces concepts s’évanouit et à faciliter leur disparition.


Là ne s’épuise pas notre tâche. Nous nous occupons de moins en moins de ce monde et de plus en plus de celui qui doit le remplacer. Voilà pourquoi j’ai ajouté aux lettres prévues quelques unes traitant des rapports individuels, affectifs, car c’est là une question essentielle de notre devenir[4].

 

 

 



[1] La persistance du mythe du prolétariat dérive également de la peur qu’il inspira aux divers gouvernements capitalistes, à la classe dirigeante, jusqu’au milieu du xxe siècle (en France, jusqu’en 1968). La peur du prolétariat, de la part des adversaires des révolutionnaires, devenait la preuve de son existence. Toutefois, cette peur fut probablement plus fictive que réelle (surtout après 1945). Le mythe fut donc en partie entretenu par un mystification.

La difficulté d’éliminer le prolétariat en tant que sujet d’une libération exprime bien la difficulté de se séparer d’un support. [Note de 2001]

[2] «De même que les démocrates ont fait du mot peuple (démos), une entité sacrée, vous faites, vous, une entité sacrée du mot prolétariat». K. Marx, Révélations sur le procès des communistes, 1853, in Œuvres complètes de K. Marx, Ed. Costes, Paris, 1939, p. 108, mew, t. 8, p. 412. Les avatars du prolétariat ne datent pas d’hier. [Note de 2001]

[3] Ceci se retrouve dans la logique où l’existence remplace l’être. [Note de 2001]

[4] Cet article est paru dans le «Supplément» au nº 2, série iii, d’«Invariance», février 1978.