L'Échappement du capital

 

 

 



                   Etant donné la difficulté de traduire le mot échappement en italien il est bon de préciser ce que l’on veut dire en l’utilisant[1].

 

                   Dans l’ensemble de son œuvre publiée, Marx envisage le capital comme étant d’abord un rapport social, la valeur d’échange parvenue à l’autonomie, la valeur en procès, puis comme étant capital en procès parce qu’il s’autonomise à son tour. Toutefois cette autonomisation ne peut pas être effective. Le capital dépendra toujours, selon Marx, du procès de production. Dans un premier temps, il met en évidence qu’en plus du procès de production immédiat, la phase de circulation est déterminante ; grâce à elle il essaie de fuir le despotisme du procès de production immédiat (production de plus-value et moment de son incarnation = Einverleibung) et du procès de circulation (réalisation de la plus-value). Mais avec le développement du capital porteur d’intérêt, surtout sous sa forme de crédit, Marx se rend compte que le capital tend à s’autonomiser par rapport au procès de production, mais il pense que le taux de profit détermine constamment le taux de l’intérêt, donc qu’il y a toujours potentiellement, enrayement de l’autonomisation complète, achevée. Toutefois, à la suite de la disparition de toute différence entre travail productif et la reproduction du capital, (surtout pour celle-ci qui masque le fait même de la production, puisque, le capital s’étant constitué en communauté matérielle, ce qui compte désormais c’est sa reproduction), et à la suite de l’accession de l’ouvrier au rang de consommateur qui défend la rationalité du capital, ce dernier n’est plus strictement déterminé par le procès de production total tel qu’il est défini par Marx. Il peut y avoir capitalisation, c’est-à-dire réalisation d’un K + ΔK à partir d’un K donné, sans passer par le procès de production précédemment défini. Autrement dit, pour parvenir à s’imposer, à dominer réellement, le capital a dû s’emparer de la production – réalisation de la domination réelle au sein du procès de production immédiat – puis de la circulation et fonder ainsi son propre procès global, ce qui consent lui permet d’accéder à la domination réelle sur la société par suite également du remplacement des antiques présuppositions par les siennes propres. Maintenant il n’est plus astreint, pour être, d’opérer le détour par la sphère strictement productive.

                   Ainsi le capital a échappé aux contraintes du procès de production global telles que les envisageaient Marx et il n’a pu le faire qu’en devenant représentation. Celle-ci permet d’escamoter, d’éviter le procès de production ; il n’a plus besoin de se rapporter à sa propre matérialité pour acquérir une réalité. Grâce à la représentation, il peut, à chaque instant, être engendré. Il y a, apparemment, création ex-nihilo parce qu’elle est le résultat de l’activité globale de tous les êtres humains capitalisés. C’est avec cet échappement que se parachève la domination réelle du capital sur la société, moment qui lui permet, maintenant, d’entreprendre la réalisation d’un despotisme généralisé sur tous les êtres humains, en faisant en sorte que la représentation-réalité soit la seule et unique.  

 

                   Echappement implique que le capital ne peut pas être déterminé par les vieilles représentations qui essayaient de l’enserrer ; de là, la panique des économistes qui s’affrontent à la réalité actuelle et qui s’illusionnent de pouvoir intervenir.

 

                   Pour bien saisir cet échappement, il faut se souvenir que la valeur, puis le capital sont des produits d’activités humaines et que la représentation de l’autonomisation du capital signifie que ces activités deviennent secondaires puis strictement déterminé par lui, amenant le renversement (verkehrung) et la folie (verruckheit) dont parlait Marx déjà à propos du capital porteur d’intérêt. Le capital réalisant pour ainsi dire un « projet » humain (à l’origine non explicité, non dévoilé) s’est échappé de l’emprise manuelle et idéelle des hommes et des femmes d’autrefois, ceux qui avaient été formés par et pour une autre réalité et qui avaient des représentations ayant pour référentiel la nature, dieu, l’Homme. L’échappement signifie donc la fin d’une humanité et nous avons des êtres plus ou moins capitalisés. Aussi est-ce important, si perdure le souvenir d’un moment antérieur à celui de l’accession du capital à son autonomie achevée.

 

                   Dit autrement encore, l’échappement implique que la dialectique est épuisée, qu’il n’y a plus de négatif qui puisse s’opposer au devenir du capital lequel s’est posé en sujet positif. Ce n’est plus le concept qui crée ce dernier (Hegel), mais c’est la représentation qui détermine toute la réalité et la crée. A ce moment-là tout est aliment pour la reproduction du capital (le fameux run-away des anglo-saxons prend sa place ici) qui est simultanément assimilation. Pour éviter d’être absorber et donc de contribuer au maintien du capital, il faut rompre avec ses présuppositions et sortir de ce monde !

 

 

Jacques CAMATTE 

Avril 1977 

 

 



[1]           Cette note a été écrite pour l’édition italienne de divers textes d’Invariance regroupés sous le titre générique de Verso la comunità umana (Vers la communauté humaine), Editions Jaca Books, Milano, 1978.