EFFICACITÉ IMMÉDIATE OU FORCE RÉVOLUTIONNAIRE ?










    La révolution russe est sans conteste le phénomène historique le plus important de notre siècle, tant sur le plan de la praxis sociale, par la mise en branle de millions d'hommes, catapultés sur la scène de l'histoire, que sur le plan théorique par les conclusions positives de sa phase initiale comme par les conclusions négatives de son épilogue ; la révolution russe pose à l'homme de la rue, mais pas au marxiste, l'énigme suivante : le prolétariat a vaincu dans un pays arriéré ; il a « réalisé le socialisme dans un seul pays » ; pourquoi, alors, la société de l'Est ressemble-t-elle étrangement à celle de l'Occident et, d'autre part, pourquoi la Russie entre-t-elle en conflit avec ses « frères socialistes » ? Sur cette énigme l'homme de la rue et les idéologues de la démocratie échouent tous les deux.



    La solution de l'énigme est celle-ci : en Russie, après 1926, la contre-révolution a triomphé sous le masque de la révolution. Celle-ci ne pouvait triompher qu'avec les armes du prolétariat. Après la défaite prolétarienne en Allemagne et la victoire en Russie de la « théorie du socialisme dans un seul pays », les prolétaires de tous les pays furent invités à célébrer le triomphe de la révolution soviétique et à en suivre l'exemple dans la forme dans laquelle l'Internationale stalinisée la présentait. Depuis lors, tous les mouvements prolétariens dirigés par les « experts » moscovites ou philomoscovites se sont déroulés dans le cadre et dans l'orbite de la contre-révolution. Il est arrivé au prolétariat occidental ce qui est arrivé au peuple allemand en 1813 « Nous, nos bergers à notre tête, nous ne fûmes jamais qu'une fois en compagnie de la liberté, le jour de son enterrement » ; 1936 en France et en Espagne ; 1940-1945 ; autant de fois où le prolétariat a crû être en compagnie de la révolution, alors qu'il l'accompagnait au cimetière…



    Mais si la contre-révolution n'a pu triompher que sous le masque de la révolution, si elle en a détruit l'être, elle en a conservé « l'âme » : elle a permis l'instauration complète du capitalisme en Russie. Mais son triomphe, pour être total, et donc pour assurer la pérennité du capitalisme, aurait dû détruire la revendication communiste ; au contraire, elle est contrainte e recourir à l'expédient de l'alchimie sociale qui identifie communisme et capitalisme : elle ne peut y renoncer sans se détruire. Voici pourquoi, comme l'avons répété mille fois, l'autoconfession de la nature capitaliste de la Russie sera en conjonction avec la reprise du mouvement prolétarien.




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    Le krouchtchevisme annonce le communisme pour 1980. Les masses, la société le croient sur parole. Mais la réalité sociale lui renvoie à la face le marasme agricole, la surexploitation industrielle des ouvriers, les contradictions permanentes dans lesquelles elle-même se débat. Et voici que surgit partout la même question : la Russie est-elle socialiste ? Et, puisqu'elle prétend l'être, qu'est-ce donc que le socialisme ?



    Cette critique, nous l'avons déjà faite depuis longtemps ; depuis longtemps nous avons répondu à toutes ces questions. Mais la critique de la société russe n'est pas « une passion du cerveau, mais bien le cerveau de la passion ». C'est pourquoi tous ceux qui découvrent finalement la solution de l'énigme russe sont pris d'une espèce de frénésie, d'une terrible impatience. Puisque les choses sont ainsi, disent-ils, il faut faire quelque chose ; n'importe quoi pourvu que ce soit quelque chose. Il ne suffit pas d'avoir déchiffré l'histoire, il faut être efficace ; et être efficace – pour eux – signifie être « écouté » des masses regroupées en nombre important (ils déclarent ceci sans se rendre compte qu'ils ont à peine résolu une énigme pour en formuler une autre : comment avoir raison et être en minorité dans la situation actuelle ? Pourquoi l'isolement dans lequel nous nous trouvons?). Il ne suffit pas d'annoncer la révolution, il faut la réaliser ; mais vous – nous disent-ils – vous êtes une infime minorité, vous ne pouvez rien faire. Et pour renforcer l'argument (toujours quantitatif), ils invoquent Lénine et sa science du compromis.



    Et pourtant c'est Lénine lui-même qui leur répond :


    « Ce n'est pas le nombre qui compte, mais l'expression des idées et de la politique du prolétariat vraiment révolutionnaire ».


    D'autre part, cet isolement de fait nous ne l'avons pas voulu. C'est un produit de la contre-révolution. Mais à l'heure actuelle – répond Marx en écrivant à Engels - « il correspond pleinement à notre position et à nos principes. La méthode consistant à se faire des concessions réciproques, à tolérer par politesse des faiblesses, à partager avec ces ânes, face au public, le ridicule qui rebondit sur leur parti, cette méthode est pour nous terminée ».


    Évidemment de nos jours, il ne s'agit plus de « ridicule » ; il s'agit de trahison. Nous, qui l'avons toujours dénoncée et violemment, ne devons pas la partager. D'autre part, tous les partis et petits groupes divers nés de la défaite prolétarienne ou vivant sur l'interprétation de cette dernière (même quand ils cherchent à la dépasser) sont déjà dévorés par la politique et n'ont plus aucune consistance effective. Nous, nous sommes – admettons-le – isolés, eux ils sont condamnés. Ils appartiennent au passé éloigné. Ils représentent une époque irrémédiablement finie qui, comme « l'ancien régime moderne » dont parle Marx, à propos de l'Allemagne de 1844 « est seulement le comédien d'un ordre social dans lequel les véritables héros sont morts ». Demain, l'énigme dévoilée apparaîtra clairement dans la réalité sociale ; et la critique, « cerveau de la passion », trouvera un corps immense : le prolétariat uni sous l'action du parti communiste mondial.



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    Où est donc « l'efficacité » ? Chez ceux qui prétendent réunir autour d'eux le maximum d'individus désorientés par quarante ans de contre-révolution et qui attendant que l'étincelle de la vérité se dégage dans la lutte commune, ou chez ceux pour qui l'étincelle a déjà été émise (ou mieux pour qui elle n'a jamais été éteinte) et pour qui il faut non seulement l'empêcher de s'éteindre mais ne négliger aucun effort pour « enflammer » les autres ?



    Les camarades français devaient-ils, durant la guerre d'Algérie, s'unir avec les éléments qui dénoncèrent (seulement à partir de 1956 ou 1958) la politique du PCF mais dans le même temps accordaient un appui inconditionnel au FLN ? Devaient-ils prendre cette voie au nom de « l'efficacité », c'est-à-dire de l'espérance de gagner un auditoire plus vaste ? Évidemment non. Leur position fut bien différente. Quand on s'allie à n'importe quel regroupement, toute critique radicale devient impossible. Pour cette raison, les camarades français, en même temps qu'ils dénonçaient, dans les limites de leurs forces, la trahison stalinienne, en même temps qu'ils stigmatisaient les infamies du PCF et en dévoilaient les menées odieuses (vieilles, d'ailleurs, d'au moins trente ans), ils n'hésitaient pas (quoiqu'exhaltant la lutte de fellaghas) à dénoncer dans le FLN un mouvement petit-bourgeois qui visait à s'installer au pouvoir à la tête de l’État qui tôt ou tard se serait retourné contre les prolétaires algériens. Agissant ainsi, ces camarades ne trouvèrent certes pas beaucoup d'écho ni de sympathie. Mais ils défendaient l'intégrité du programme et sauvaient la continuité du parti.



    L'efficacité immédiate n'est, en réalité, que le troc d'un certain nombre de principes (dans l'exemple ci-dessus, le principe de l'autonomie du prolétariat à l'intérieur de la nation) contre une illusoire action « qui paye ». À la revendication d'une semblable efficacité nous opposons celle de la force révolutionnaire.



    Quelle est la force révolutionnaire d'un mouvement ? Naît-elle de son élan, de sa passion à renverser l'ordre constitué ? Ou dérive-t-elle de la claire vision de la lutte à conduire, de l'ennemi à abattre et de la société à libérer de la prison sociale dans laquelle elle se débat ? Sans cerveau, un homme n'est même plus un animal, sans programme un parti n'est qu'une somme d'individus.



    La tâche essentielle ne consiste donc pas à prétendre regrouper un nombre d'individus à partir duquel on aurait le droit de s'intituler parti ; mais elle réside dans la lutte pour défendre, diffuser et imposer le programme au moyen d'un petit nombre d'éléments d'abord, à travers des millions plus tard. La force révolutionnaire c'est le programme qui est comme l'épine dorsale de la continuité organisationnelle. C'est le programme qu'il faut conserver intact et transmettre à l'ensemble de la classe. Alors la question de l'efficacité ne se posera plus ; la force sera de nouveau du côté du prolétariat.