9.2. L'État et le mouvement de la valeur

 

 

 

 

   9.2.1    L'État fondé sur le mouvement de la valeur ne s'est initialement instauré qu'en Occident. Même là, son édification rencontra de vives résistances. C'est ainsi qu'après la phase antique, il fut pour ainsi dire résorbé et il ne s'affirma à nouveau qu'à la fin de la féodalité, particulièrement dans les zones où celle-ci avait été faible (Italie par exemple). Ailleurs ce fut une forme exportée.

 

            Pour comprendre son surgissement, il faut tenir compte de :

 

            1. La révolte contre l'État en tant que communauté abstraïsée, l'État sous sa première forme qui va opérer en tant que référentiel négatif.

            2. Les présuppositions au mouvement de la valeur: la propriété privée; le développement des échanges, etc..

            3. Le mouvement de la valeur.

            4. La production de représentations permettant d'expliquer, de justifier le mouvement de séparation.

 

            Ces quatre ordres de faits ne sont pas indépendants; ils opèrent au sein d'une société dont l'idéal est l'autarcie, le refus de la dépendance. C'est pourquoi, souvent, l'acquisition de produits est recherchée non au travers d'une activité économique (importation), mais au travers de la guerre qui est un pillage.

 

            En outre, le refus de la dépendance est, nous l'avons vu, le refus simultané du pouvoir autonomisé tel qu'il se manifeste de façon percutante dans la communauté abstraïsée, engendrant la première forme d'État.

 

            L'État sous sa seconde forme ne fut pas voulu par les hommes. Ils le créèrent à leur corps défendant, et crurent pouvoir utiliser le mouvement de la valeur à la fois comme moyen de lutter contre l'État sous sa première forme, et en tant que fondement de nouveaux rapports entre eux. Dit autrement, le phénomène de la valeur fut à la fois impulsé et freiné par les hommes. C'est à partir de ce mécanisme que l'État va surgir en tant que compromis et médiation; en tenant compte que le compromis a la dimension d'une médiation qui lui est soit immanente, soit transcendante.

 

            La thématique de l'intervention est exaltée. Il faut non seulement intervenir, contrôler, comme c'était le cas dans la communauté abstraïsée, mais il faut opérer de telle sorte qu'on soit à même de conjurer les maux qui sont en rapport avec l'autonomisation du pouvoir. Il faut donc être à même de poser les limites; ce qui favorise l'irruption du discontinu dans la représentation. Il s'opère une grande discontinuité.

 

            Celle-ci est en grande partie occultée parce que le second type d'État est un point de convergence de phénomènes qui indiquent un nouveau rapport de l'espèce à la biosphère; il se présente comme un nouvel équilibre entre les deux. D'où l'affirmation d'une autre jouissance.

 

            L'affirmation de ce nouveau type d'État se fait au travers de diverses médiations, ce qui le différencie du premier, il surgit de façon immédiate, et ceci est en relation avec le rôle nouveau que joue le procès de connaissance qui n'opère plus simplement pour permettre la réalisation du procès de vie, mais surtout pour le justifier.

 

            La première forme d'État même lorsqu'elle se réimpose, ne peut plus être en continuité immédiate avec l'ensemble humano-féminin qui ne constitue plus une communauté mais une société. En effet, dans l'aire asiatique, si le développement de la valeur n'aboutit pas à la fondation d'un nouvel État, elle intervient en tant que composante qu'il faut englober, de telle sorte que la réaffirmation de la première forme d'État – qui a pu être plus ou moins éliminée – dérive de médiations multiples.

 

            Nous parlerons souvent de cet État en utilisant l'expression d'unité supérieure comme le fit K. Marx, car c'est en tant que telle qu'il manifeste au mieux sa réalité. Nous parlerons donc d'unité supérieure immédiate pour caractériser la première forme d'Etat, et d'unité supérieure médiatisée dans le second cas.

            Une autre précision est nécessaire : nous intégrons l'analyse de K.Marx en ce qui concerne l'importance de la production, des classes, etc.. De telle sorte que nous n'avons pas crû nécessaire d'opérer certains développement à leur sujet car ils n'apporteraient rien. Nous avons voulu surtout mettre en relief tout ce qui n'a pas été abordé par ce dernier et nous avons essayé, en intégrant cet ensemble de données, de fonder une représentation du devenir d'Homo sapiens à partir du moment où l'État s'affirme.

 

            En outre, le procès de connaissance opérait surtout afin d'expliquer la liaison de l'espèce à la nature, de comprendre ce qui l'entourait; il opère ensuite principalement pour comprendre ce qu'il advient au sein de l'espèce (c'est en quelque sorte d'un mouvement intermédiaire dont il est question). Il s'effectue une intériorisation.

 

   9.2.2.   Avant de présenter le surgissement de l'État fondé sur le mouvement de la valeur en une zone bien déterminée de la planète, il nous faut revenir sur le devenir antérieur d'Homo sapiens. Nous le ferons surtout en ce qui concerne l'aire immense où se déroulèrent les évènements essentiels pour le thème que nous traitons. Nous laisserons de côté l'Amérique et l'Australie, et nous nous occuperons fondamentalement de l'Asirope ou Eurasie, à laquelle nous ajouterons toute l'Afrique du nord comprenant le Maghreb, la Lybie, l'Égypte. Nous envisagerons fort peu les évènements se déroulant dans le sud du continent africain, considérant que l'apport de l'Afrique au devenir qui nous préoccupe (formation de l'État sous sa première et, dans une très faible mesure, sous sa seconde forme) se fait par l'intermédiaire de l'Egypte.

 

     9.2.2.1. C'est dans cette aire immense que va s'effectuer un procès de séparation et que va s'instaurer un nouveau comportement de l'espèce vis-à-vis de la nature, de nouveaux rapports entre ses membres, procès qui va engendrer la valeur, qui fonctionnera en tant que médiation déterminante pour l'instauration d'une nouvelle forme d'État. Certes ceci se réalisera, avons-nous dit, dans une zone limitée de cette aire, mais on peut dire qu'elle est le produit de l'activité de la totalité des hommes et des femmes qui la peuplèrent. On peut y délimiter en fait un certain nombre de foyers à partir desquels elle tendit non seulement à surgir mais à s'imposer et à rayonner : la Mésopotamie, la zone comprenant une partie de la Turquie (la Lydie et la Cilicie de l'antiquité) et la Grèce, l'Inde, et la zone où se fonda la Chine.

 

            Pour comprendre ce qu'il advient il faut tenir compte des éléments suivants:

     – Les conditions ambiantales: données topographiques (plaines, vallées, terrains plus ou moins accidentés) importantes tant du point de vue de l'implantation de l'espèce, que du point de vue du développement des voies de communication, climat, fertilité du sol, végétation, gibier plus ou moins abondant.

 

             – L'accroissement de la population.

 

            – La tendance à reformer une communauté qui a été plus ou moins brisée, et ce d'autant plus que les conditions ambiantales permettent un développement sur une base réduite.

 

             – La tendance à fonder un enracinement au développement d'une communauté plus ou moins stable, c'est-à-dire la tendance à la fonciarisation. Je veux dire par là que la communauté n'étant plus immédiate, il faut dès lors une médiation pour la fonder: la possession terrienne apparaît comme l'unique moyen d'assurer les rapports entre hommes, femmes. Nous avons là une tendance qui trouvera une de ses formes les plus élaborées dans le féodalisme.

 

             – La tendance à reformer une communauté à travers des échanges. Toutefois dans ce cas, il faut tenir compte d'un mouvement contradictoire, en ce sens que d'un côté hommes et femmes tendaient à constituer des communautés de plus en plus grandes par cet intermédiaire, mais d'un autre côté ils les refusaient afin d'éviter une dépendance. Autrement dit, ils acceptèrent le mouvement d'échange dans la mesure où il leur permettait d'englober toute une vaste réalité, mais ils le refusèrent ou se rebellèrent contre, dans la mesure où ce mouvement risquait de les rendre dépendants, donc risquait d'enrayer le déploiement de leur propre réalité (idioréalité).

 

            Il y a là, réellement, le point de départ du mouvement de la valeur d'abord, du capital ensuite. Car ceci les caractérise tous deux au début de leur devenir; en notant bien que le passage du premier au second implique une vaste intériorisation, c'est-à-dire que le mouvement doit repartir de l'intérieur du groupement humain, puisqu'il faut que la force de travail devienne marchandise pour que le capital parvienne à s'instaurer.

 

            L'élément déterminant de tout le devenir que nous essayons d'exposer est en définitive le désir de maintenir ou de reformer une communauté parce qu'il est enraciné dans une détermination biologique ayant une dimension paléontologique. On peut dire que le phénomène vie qui engendre l'espèce Homo sapiens ne peut pas se couper de tout le substrat vivant, autrement dit hommes et femmes, en voulant restaurer l'antique communauté, voulaient et veulent maintenir une communauté avec un procès en acte sur plus de trois milliards d'années. Il est bien évident que cette impulsion à refaire l'unité n'accède pas à une conscience, mais à un  désir d'harmonie, c'est-à-dire de compatibilité entre les membres d'une communauté ainsi qu'entre eux et les êtres vivants parmi lesquels cette communauté opère.

 

            Ainsi même lorsque la valeur deviendra le phénomène déterminant le devenir de l'espèce, le désir de restaurer la communauté immédiate opèrera en profondeur. En définitive, la valeur aura été visée comme médiation nécessaire pour la réalisation de cette dernière, ce qui engendra toutes sortes de mystifications comme nous le verrons ultérieurement.

 

     9.2.2.2. Au début ce sont les conditions ambiantales qui sont déterminantes, puis l'accroissement démographique intervient à son tour – en fonction du mode de vie en vigueur – quand une population donnée vient à être excédentaire par rapport aux ressources.

 

            Jusque vers -10 000 ans (cela fluctue entre -12 000 et -7 000) on a un développement à peu près homogène de Homo sapiens dans l'aire que nous étudions. Puis, on a, par suite d'une variation climatique (réchauffement), un phénomène de vaste ampleur: l'abandon des cavernes.

           “Cette libération des cavernes est un phénomène mondial.” (Nougier, Naissance de la civilisation, p. 245)

 

           “Alors que la chênaie mixte s'installe dans les régions septentrionales, la steppe arborée des régions méridionales s'assèche. Les pluies du nord tombent au détriment du sud, la moyenne des précipitations se révèle globalement constante. Les populations sont peut-être plus sensibles à cette dissécation climatique qu'à l'adoucissement de l'Occident. Elles aussi entament leur lent processus migratoire. Elles abandonnent les roches et les abris du Hoggar, la falaise de Nubie ou de Lybie; elles se retrouvent, se concentrent, elles aussi, dans les “mésopotamies”, dans les amples vallées du Nil, de l'Euphrate, de l'Indus, du Gange, du Huang Ho.

 

            Pour les motifs climatiques, fussent-ils imperceptibles à l'homme les “libérés des grottes” et  les   “chassés par sécheresse” se retrouvent, mêlés, confondus, dans les grandes plaines fluviales du sud. Peut-être avons-nous là une des explications, si ce n'est la seule du développement démographique qui va transformer l'économie du monde?” (p. 245)

            Avant de poursuivre notre investigation, il nous faut signaler que durant la période antérieure dénommée magdalénienne, il y eut deux expansions démographique “vers l'ouest, la plus importante, vers l'est, plus réduite”. (p. 248)

 

            En conséquence, on va avoir une intense exploitation de la forêt, puis un défrichage de celle-ci, comme le montre Nougier dans le livre supra-cité.

 

            Il est certain, nous avons encore la communauté immédiate dont nous avons parlé dans les chapitres précédents. On peut dire que les conditions ambiantales, de même que la pression démographique n'ont pas encore d'impact déterminant (surtout du point de vue de sa dissolution) sur celle-ci.

 

            Cependant, l'activité de Homo sapiens va maintenant avoir un effet important sur la biosphère; il tend à réduire le domaine de la forêt. Ceci n'a pas de grave conséquence dans les zones septentrionales où le réchauffement ne peut pas engendrer de sécheresse. Il n'en est pas de même dans les zones plus au sud: Maghreb, Libye, Égypte, Proche Orient. Ici l'équilibre est plus instable et là où il y a la forêt, elle se trouve à la limite de ses possibilités de vie. L'activité humaine amplifie le phénomène de sécheresse par suite du défrichement et, de ce fait, il y a accélération de la régression de la forêt. En conséquence, quand aux alentours de -5 000 s'effectue une autre phase de réchauffement, on a un nouveau recul non seulement de la forêt, mais de la végétation dans son ensemble, dans toute l'aire méridionale. C'est à ce moment là que se forment les vastes déserts du Sahara comme de l'Arabie, et que s'effectuent les migrations humaines vers les “mésopotamies” dont parle Nougier[1].

 

            Dans tous les cas, la destruction de la forêt amena un déséquilibre écologique important qui se traduisit par le pullulement des rongeurs et celui des parasites, d'où le développement des maladies.

 

            Au cours des 5 000 ans en question, l'activité humaine conjointement à son augmentation    démographique, tendit à créer les vastes zones qui se délimitèrent plus nettement à partir de -5 000 ans, qui sont les points de cristallisation du développement ultérieur de Homo sapiens: Égypte, Mésopotamie, bassin de l'Indus, celui du fleuve Bleu. Dans ces zones, il fallut que l'intervention des communautés soit plus efficace car il fallait contrôler l'activité des fleuves, d'où la nécessité, nous l'avons vu, de la production d'un outil d'intervention communautaire qui s'autonomisa: l'État, organe de représentation de la communauté dans la nature, dans le cosmos. Á partir de ce moment là, nous avons d'une part un développement accéléré et d'autre part une médiation importante comme nous l'avons montré dans les chapitres précédents.

 

            Dans les zones plus septentrionales où la forêt était plus puissante, pouvant résister aux effets néfastes de l'activité humaine, les communautés persistèrent plus longtemps et, même si elles produisirent cet outil d'intervention, il ne s'autonomisa pas.

 

            D'un point de vue général, on peut dire que la destruction de la forêt va de pair avec celle de la communauté. D'ailleurs il faut attendre – dans ces aires septentrionales – l'intervention des romains puis, lors du réchauffement du XII° siècle, celle des colons paysans, pour qu'il y ait une réelle destruction de la forêt et une élimination des communautés.

 

            Enfin, il faut tenir compte d'une autre vaste zone située entre les centres de développement où surgit l'agriculture, sous sa forme élaborée et celle où prédominait la forêt. Il s'agit de l'immense étendue des steppes. C'est là que se développa le nomadisme pastoral. Or celui-ci est en relation avec un accroissement de la population. Il semblerait qu'à un moment donné, à cause de ce dernier phénomène, il se serait produit un heurt entre communautés dédiées à l'agriculture et communautés plutôt versées dans l'élevage. Ces dernières auraient été refoulées vers des zones moins propices à l'agriculture, mais où, au contraire, l'élevage sous sa forme nomade put prendre une vaste ampleur[2].

 

            Le retour de ces peuples dans les zones d'où ils avaient été chassés détermina le devenir historique: “Les grandes lignes de l'évolution humaine sont dues à deux grands phénomènes naturels: à la sécheresse qui a contraint les sémites de sortir de leur péninsule, et un refroidissement de la Sibérie.”[3]

 

            La différenciation de zones – au sein de l'aire comprenant l'Asirope plus l'Afrique du nord, à la suite de variations climatiques et de l'activité humaine devenue déterminante à cause de l'accroissement démographique, qui a permis une répartition de l'espèce sur cette aire immense – va permettre un flux de matériaux, puis de produits entre les diverses zones différenciées, présupposition au développement du commerce. Ce flux s'accrut avec l'émergence de la nécessité de nouveaux matériaux, ainsi que l'obsidienne remplaçant souvent le silex qui fut lui aussi sujet à de grands transports.

 

            Il se forma des zones de relai entre les différentes zones de développement qui seront ultérieurement occupées par les peuples marchands. On doit noter particulièrement les zones de la Grèce et de la Turquie maritime, la Mésopotamie; mais il y en eut d'autres dans l'aire hindoue ou dans celle chinoise, sans oublier celles entre l'Égypte et l'Afrique Noire qui n'eurent pas le même impact.

 

            En conclusion, en Asirope et en Afrique septentrionale, nous avons une tendance à la formation d'un outil d'intervention communautaire qui ne se réalisera d'abord que dans certaines régions déterminées à cause de données ambiantales et de la pression de la population (Égypte, Mésopotamie, bassin de l'Indus, du fleuve Bleu) puis dans des régions périphériques comme la Grèce continentale. Ces régions sont comme des points de cristallisation d'un phénomène opérant en réalité sur des aires plus vastes. Ainsi l'Égypte est un point de cristallisation non seulement de toute l'Afrique du nord, Sahara compris, mais aussi de l'Afrique au sud de celui-ci. Ce n'est que lorsque la désertification se sera pleinement réalisée que ce pays sera plus ou moins séparé par rapport au reste de l'aire qui a permis cette condensation-cristallisation.

 

            A partir de ces centres-foyers, ce nouveau type de communauté tendit à se généraliser. Mais l'autonomisation de l'État en rapport au devenir de la communauté despotique allait susciter des rebellions qui remirent en cause un certain type de développement de l'espèce: sa séparation d'avec la nature.

 

            Il nous faut rappeler que parvenu à ce stade de développement, il y a une mutation importante: la production de la vie matérielle n'est plus en simple continuité avec tout le phénomène productif naturel – moment où les outils étaient encore des exsudats et avaient une dimension biologique[4], elle se manifeste en tant que substitution. Il n'y a pas encore de classes.

 

            Donc, tout en ne rompant pas avec la nature, l'espèce s'est posée en discontinuité; il n'y a plus d'immédiat total.

 

     9.2.2.3. Ce qui me semble essentiel c'est que le premier type d'État fut abattu à la suite de rébellions internes et qu'il s'en suivit des périodes troubles plus ou moins longues. En ce qui concerne l'Égypte, cela se produisit aux alentours de -2 190 et l'on eut des troubles importants durant au moins cinquante ans. Il y eut une vaste contestation de la prétention d'un seul membre de la communauté à la représenter en sa totalité, comme nous le montrerons dans le chapitre sur le devenir hors nature.

 

            On ne possède pas d'indications précises sur les causes de la disparition de la civilisation de Mohenjo-Daro et de Harappa (qui ont été précédées selon G. Childe par d'autres civilisations – Quitta et Amri – sur lesquelles nous avons très peu de renseignements). Il est fort probable qu'ici aussi nous ayons eu une rébellion interne qui enraya l'autonomisation du pouvoir dans la communauté abstraïsée.

 

            Entre -2 378 et -2 371 se produisirent de graves troubles en Mésopotamie et donc une destruction de la première forme d'État qui, ici, régissait des aires moins vastes, ce qui explique qu'il y eut décalage dans le temps, c'est-à-dire que tous les petits Ètats ne furent pas touchés simultanément.

           

            En Grèce, on a un phénomène similaire:

 

            “A l'époque que la céramique nous permet de situer entre 2 200 et 2 100 environ, un certain nombre de sites importants de l'Argolide sont en effet plus ou moins complètement détruits tels Lerne, Tirynthe, Asine, Zigonis, et probablement Corinthe; l'Attique ainsi que les Cyclades semblent avoir été atteintes elles aussi. Mais on n'a pas encore déterminé quelle fut l'extension en Grèce de ces dévastations. Si elles ne furent pas générales, il est néanmoins difficile de ne voir qu'une coïncidence dans le fait qu'au cours des derniers siècles du troisième millénaire, incendies et destructions sont également visibles à travers le monde égéen, à Troie II, plus au sud à Beycesultan (sur le cours supérieur du Méandre), dans de nombreux sites, et même en Palestine.” (M. Finley, Les premiers temps de la Grèce, p. 25)

 

            “Des centres qui pour leur époque étaient riches et puissants, qui avaient connu une longue période de stabilité et de continuité, s'écroulèrent littéralement.” (idem, p. 26)

 

            Il est hautement probable qu'ici encore des bouleversements sociaux soient à l'origine de ces destructions dont les envahisseurs ont pu, d'ailleurs, profiter.

 

            Ceci implique que l'État sous sa première forme fut ensuite reconstruit et la fin de celui-ci correspond à la destruction de Mycènes et de Tirynthe, et donc à la destruction de ce qui a été appelé civilisation mycénienne. Toutefois il est probable que d'autres États aient existés auparavant, mais ce qui est déterminant c'est que la fin de cette civilisation est celle de la première forme d'État. La période qui suit - dont nous avons déjà parlé – celle des siècles obscurs, fut une période de recherche de nouvelles formes de convivialité.

 

            Le mouvement de fracture à partir duquel s'initie la période des siècles obscurs mit fin à un devenir de la Grèce commun aux autres régions. En effet à partir de ce moment là, s'opère une divergence entre l'Occident représenté pour l'heure par ce pays, et l'Orient dans sa vaste acceptation. Ceci apparaîtra nettement avec le surgissement de la polis qui marque l'effectuation d'une divergence entre une aire qui va devenir l'aire occidentale et l'aire orientale (en y incluant l'Egypte) et tout particulièrement en ce qui concerne la Chine.

 

            Or il faut y insister, la destruction de la civilisation mycénienne fut due à une rébellion des hommes et des femmes, placés dans une situation d'asservis, contre l'État sous sa première forme.

 

            “Si, comme c'est probable mais indémontrable, le monde mycénien au moment de sa disparition, n'a pas été sans connaître de soulèvements sociaux internes, il serait logique de penser qu'on s'en est souvenu lorsqu'il s'est agi de mettre en place de nouvelles structures.” (M. Finley, Les premiers temps de la Grèce, p. 105)[5]

 

            Il est certain que je ne puis démontrer mon affirmation, ne serait-ce que parce qu'il me faudrait faire une recherche énorme qui prendrait trop de temps; mais il est possible de donner un argument important en sa faveur – en germe chez Finley lui-même – : c'est que le comportement des grecs après cette chute du pouvoir mycénien sera de refuser constamment l'État toujours pensé, représenté comme l'État sous sa première forme et qui sera décrit ultérieurement sous l'appellation d'État despotique. Seule une immense rébellion pouvait donner l'élan à une pensée contestataire d'une vaste ampleur, comme ce fut le cas également à d'autres moments de l'histoire.

 

            Quand ceci advint il y eut une séparation des différents éléments constituant la communauté abstraïsée, et leur autonomisation fut rendue possible, comme nous l'avons indiqué précédemment.

            A partir de là, nous avons trois devenirs fondamentaux possibles que nous analyserons, et qui dépendent des conditions écologiques.

 

1- Les conditions écologiques sont telles qu'il est impossible qu'une production privée puisse se développer. C'est le cas de l'Égypte où il y a restauration de l'ancien État par réimposition de l'unité supérieure sur la totalité. Toutefois on n'a plus l'immédiateté antérieure. L'unité à la fois abstraite et personnifiée par le pharaon ne peut désormais s'imposer que si elle s'incarne à travers un corpus intermédiaire, prêtres, scribes, divers fonctionnaires qui s'opposent plus ou moins activement pour récupérer le pouvoir, essayer de le détourner à leur profit. Cependant ils demeurent prisonniers de l'unité représentée par le pharaon lui-même expression de la société égyptienne.

 

            Il est important de noter que la conquête par les Hyksos, par les perses et les grecs laissa intacte la vieille forme d'État, ce n'est qu'avec celle des romains qu'on aura progressivement son effritement.

 

            Nous ne reviendrons pas sur le devenir de l'Égypte car cela n'apporte aucun élément nouveau en ce qui concerne notre étude.

 

2- Les conditions écologiques se prêtent à un développement de la propriété privée: possibilité de produire sur un lopin de terre isolé et réduit; elles sont également favorables à des échanges intenses rendant facile le mécanisme d'instauration de la dépendance et de sa levée qui caractérise le mouvement de la valeur. Il y aura naissance du second type d'État médiatisé par la valeur et le surgissement du mode de production esclavagiste (tout d'abord en Grèce).

 

3- Les conditions écologiques sont diverses et permettent à la fois le développement de la propriété privée, un essor du commerce et donc le mouvement de la valeur, une appropriation terrienne mais également des zones où l'appropriation collective et nécessitant une organisation centrale, s'impose. Nous avons trois cas: celui de la Mésopotamie avec les pays circonscrivant (Turquie, Arménie, Iran, Syrie, Palestine), celui de l'Inde, et celui de la Chine.

 

            Dans ces diverses zones on aura reformation d'une communauté despotique après un laps de temps plus ou moins long. Celle-ci englobera, intégrera les deux phénomènes qui tendent le plus à contester sa domination parce qu'elles sont aptes à leur tour à fonder des communautés: la fonciarisation et le mouvement de la valeur. Il se développera ce que Marx appela le mode de production asiatique.

 

            On doit noter que le phénomène de fonciarisation apparaîtra quasiment comme un intermède et se manifestera en tant que recul temporaire (mais pouvant avoir une durée séculaire) de la première forme d'État. Ajoutons que si la première forme d'État a été en partie déterminée par une certaine accommodation entre pasteurs, nomades, et agriculteurs (sans que leur opposition souvent violente ne disparaisse), la seconde forme le fut par celle entre propriété foncière et valeur.

 

     9.2.2.4 Il est nécessaire de bien insister sur le fait qu'à partir de l'époque à la laquelle nous sommes parvenus, aucun des éléments fondant le devenir – unité supérieure, fonciarisation, communauté plus ou moins immédiate, valeur – ne disparaîtra. Lorsqu'un ou deux dominent, les autres sont en quelque sorte en sommeil, prêts à se manifester à nouveau.

 

            L'unité supérieure existe souvent sans avoir l'aspect répressif: son autonomisation dès lors, dérive du fractionnement de la communauté en des composantes plus réduites mais restant unies, non seulement par les échanges, mais par des pratiques communes et par la glorification d'un centre où est représentée l'unité commune à toutes les communautés.

 

            Dans un pays où l'unité supérieure n'a jamais eu la puissance qu'elle connut ailleurs (en Chine par exemple), je veux parler de la Grèce, il y eut quand même une manifestation de celle-ci et le lieu où elle s'effectua était Delphes. Toutefois on doit ajouter que certaines cités contestèrent, dans une certaine mesure, cette prérogative. Ce fut le cas d' Olympie.

 

            Chez les étrusques on eut le même phénomène et le lieu de représentation de la communauté englobante se trouvait sur les rives du lac Bolsène.

 

            Le phénomène est apparent chez d'autres peuples plus anciens comme ceux des vallées alpines, dont nous avons déjà parlé, ainsi que chez les peuples mégalithiques. On peut penser que les fameux monuments comme ceux de Stonehenge ou de Carnack étaient des constructions visant à exalter la communauté dans son lien avec le cosmos, lieu d'enracinement où s'inscrivait une espèce de généalogie de la communauté repérée au cosmos.

            En dehors de l'aire que nous étudions, on peut signaler les fameuses zones du pays du rêve chez les australiens, ou la cité de Ifé en pays Yoruba en Afrique Noire.

 

            Dans l'Occident médiéval, cette dimension de l'unité supérieure se manifestera tant dans la volonté de restaurer l'empire romain ou de lui substituer une organisation similaire du point de vue de l'englobement unitaire telle que la rêvèrent les papes. En ce cas l'approche autonomisée de l'unité supérieure est encore plus prégnante que dans la réalisation de l'empire.

 

            En ce qui concerne la fonciarisation, il s'agit d'une occupation d'une portion plus ou moins importante de terre, ce qui implique que celle-ci peut être appropriée posant l'existence d'une propriété privée et d'une propriété publique qui fonde l'existence de celui qui s'approprie. Cette dynamique apparaît de façon fort claire dans la lutte qui se déroule durant tout l'histoire de Rome pour l'accession à l'ager publicus.

 

            Il nous faut distinguer cette forme d'occupation de la terre, de celle où c'est une communauté entière qui s'empare du territoire d'une autre, l'asservit et la fait produire pour elle, comme on peut le constater avec Sparte et les hilotes, ou en Afrique centrale avec par exemple les Hutus et les Tutsi. Ici, ce qui est fondamental, c'est le phénomène communautaire. On ne peut pas ranger cette forme dans un mode de production déterminé, parce que la production ne s'est pas encore autonomisée, toute enserrée qu'elle est dans la communauté. Il faut plutôt considérer cela comme une modalité qu'a la communauté asservissante de se perpétuer en tant que telle, justement en assujettissant une autre. Ce qui fait qu'elle peut même ultérieurement utiliser des phénomènes qui tendent normalement à dissoudre toute communauté plus ou moins immédiate comme le mouvement de la valeur dans sa phase initiale du commerce.

 

            Le même phénomène se présente sous une forme plus percutante chez les peuples pasteurs où nous l'avons vu, c'est toujours une communauté déterminée qui tend à un moment donné à l'emporter et à se constituer État pour l'ensemble des autres. D'où la non-abstraïsation  d'une communauté, et la fragilité de ce dernier comme nous l'avons noté en citant Ibn Khaldun.

           

            L'unité supérieure peut englober aussi bien une société sans propriété privée qu'une société où celle-ci s'est imposée. En revanche la fonciarisation implique son développement.

 

            Je préfère parler de fonciarisation plutôt que de féodalisation, parce que celle-ci n'est qu'un cas particulier de la première. Enfin il semblerait que l'oscillation – constitution d'un vaste empire avec triomphe d'une unité supérieure et fonciarisation avec fragmentation en petits groupements sociaux – puisse être comparée à celle entre cladisation et maintient de la totalité-unité de l'espèce.

 

            La valeur, par le mouvement du commerce qui est un phénomène horizontal, ne peut pas au début réaliser l'unité supérieure. Toutefois à partir du moment où il y a réflexivité, quand la valeur s'empare de la production, elle va de plus en plus avoir la possibilité de fonder une autre communauté et par là une autre unité.

 

   9.2.3. Le devenir historique de l'Asirope plus l'Afrique du nord est, avons-nous dit, déterminant en ce qui concerne la situation où se trouve Homo sapiens. Toutefois pour comprendre le devenir total de ce dernier et les possibles qu'il recelait, ainsi que pour évaluer dans quelle mesure ils sont épuisés, et quelles sont les déterminations qui peuvent se conserver et opérer dans la formation d'une nouvelle espèce, il est nécessaire de tenir compte de l'apport constitué par le développement de Homo sapiens dans les autres zones, c'est-à-dire en Australie, en Amérique, en Afrique Noire et Madagascar, dans les diverses îles du Pacifique et dans la zone arctique. Nous aborderons cela dans la partie finale. Toutefois ne serait-ce que pour ne pas donner l'impression d'un asiropéocentrisme, il convient de fournir quelques points de repère en ce qui concerne notre appréhension à leur sujet.

 

            Elles ont d'abord un caractère commun: la deuxième forme d'État ne s'y est pas développée. En ce qui concerne la première, il y a un continent où il ne semble même pas que se dessine une dynamique tendant à le produire: l'Australie.

 

            En Afrique Noire, le phénomène de l'abstraïsation de la communauté se posant en tant qu'État est enrayé par suite de la puissance des communautés basales, de la difficulté de l'essor d'une propriété privée. On a donc persistance d'une prépondérance des communautés immédiates que l'on peut percevoir nettement dans le fait que les rapports de parenté demeurent essentiels, ce qui exprime bien qu'il n'y ait pas nécessité d'une médiation pour fonder les relations entre hommes-femmes.

 

            En Amérique nous assistons à une certaine autonomisation de l'État sous sa première forme.

 

            Toutefois, il est important de noter que celui-ci est le plus souvent en rapport avec une communauté donnée se posant en dominatrice sur l'ensemble des autres, et que c'est ensuite au sein de celle-ci que s'effectue une abstraïsation-individualisation qui fonde l'unité supérieure. Ceci se perçoit parfaitement chez les Incas.

 

            Toutefois, ce qui semble le plus caractéristique de toutes cette aire, c'est l'importance du mouvement tendant à empêcher l'autonomisation du pouvoir, comme celui de la valeur. En conséquence les remarques de P. Clastres (dont nous avons fait état antérieurement) au sujet du rapport entre communautés et unité supérieure (il parle du Un) ne se réduit pas aux tribus Guaranis, mais intéresse en fait tous les Amérindiens. En outre, il est fort probable que les Guaranis s'opposèrent en fait au devenir imposé par les Incas, et que leur opposition à un devenir étatique n'était pas une simple prémonition, mais prenait en examen une réalisation bien tangible.

 

            Dans toutes ces zones – comme d'ailleurs pour l'Asirope – le grand développement démographique fut la cause de l'apparition de conflits entre communautés, et à l'intérieur de la communauté.

 

            Il semble qu'à ce point de vue l'Australie marque une certaine différence: les Australiens seraient parvenus à un meilleur contrôle de la croissance de la population.

 

            Tous ces éléments devront être repris ultérieurement pour réellement situer où en est Homo sapiens.

 

   9.2.4. Le mouvement de la valeur n'est pas dû à un devenir limité dans une aire restreinte, la Grèce par exemple. Il est le résultat de celui de toute l'aire englobant ce pays et l'Orient jusqu'à l'Inde. C'est ce qui fait la différence entre cette zone et toute l'Afrique, dont l'apport, avons-nous dit, s'est sommé en Égypte.

  

            Toutefois, ce mouvement ne s'est épanoui originellement qu'en des zones restreintes comme la Lydie (extrémité occidentale du plateau anatolien) et en Grèce.

 

            Au VII°siècle, après la chute du royaume de Phrygie (-696) les Lydiens purent étendre leur implantation vers le nord et vers la Troade. Les terres acquises étaient très fertiles et pouvaient permettre une exploitation individuelle. En outre, le pays était difficilement contrôlable par les fonctionnaires d'un roi qui aurait voulu organiser la production. En conséquence, une classe de petits et de moyens propriétaires fonciers, pu se développer, produisant des céréales, des légumes, puis du vin. Ils vendirent leurs produits aux marchands phéniciens et grecs qui les revendaient à leur tour aux égyptiens. Cela leur permit d'accumuler du métal précieux, ce qui les rendit indépendants, puisqu'ils pouvaient acquérir des produits alimentaires quand leurs récoltes étaient mauvaises. L'accroissement des échanges avec l'Égypte rendit nécessaire une augmentation de forces de travail sur les lopins de terres. Certains marchands réduisirent en esclavages beaucoup de prisonniers phrygiens et les vendirent.

 

            Un roi lydien, Gygès (673-653 av. J.-C.), non seulement ne s'opposa pas au développement du nouveau mode de production (dit esclavagiste), mais ne pouvant plus imposer d'antiques formes étatique, chercha à en tirer profit et en favorisa l'extension. Mieux, il fut le premier à battre monnaie. Ce qui permit un accroissement du mouvement de la valeur[6].

 

            “Ainsi la Lydie était devenue un pays où pour la première fois dans l'histoire humaine, le mode de production esclavagiste était dominant.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 275[7]

 

            Deux remarques sont nécessaires. Tout d'abord, il faut bien constater la différence fondamentale entre les Lydiens et les peuples commerçants tels les Araméens, les Phéniciens, les Philistins, ou les Grecs. Ceux-ci servaient d'intermédiaires et permettaient seulement la réalisation des métamorphoses des marchandises (les formes relatives et équivalentes de K. Marx) avec un certain surgissement d'équivalents généraux, mais sans une véritable unification qui ne sera possible qu'avec celui de la monnaie qui fait accéder à la permanence dans le temps. Le mouvement de la valeur ne concerne alors que la sphère de la circulation. En revanche, avec les Lydiens, il va concerner le procès de production. C'est le moment où elle acquière réellement une substance et où elle donne forme à l'activité humaine. La forme d'une valorisation.  Elle doit  produire des marchandises qui permettront de réaliser de la valeur qui se manifeste sous des formes phénoménales de divers prix, et, surtout, phénomène essentiel, au stade où nous sommes, sous forme de métaux précieux accumulés. En définitive, à partir de ce moment là, la valeur se rapporte à elle-même: il y a une intériorisation.

 

            On a donc une domination réelle de la valeur. C'est elle qui crée maintenant le flux. Elle n'est plus simplement l'expression de la réalisation d'un flux entre deux communautés ou sociétés, ou même entre deux de leur membres. Ce faisant elle n'a plus besoin d'être consacrée, d'où l'évanescence du mouvement vertical, même si les métaux précieux vont encore – surtout en d'autres régions – s'accumuler dans les temples organisateurs de la production et lieux de dépôts, etc. En revanche, en Lydie, le mouvement horizontal pourra indéfiniment se déployer.

 

            L'histoire lydienne montre de façon irréfutable qui a en fait désormais la puissance réelle. Cdependant, plusieurs fois au cours de l'histoire universelle, les rois croiront pouvoir manipuler la valeur (à travers la monnaie) et affirmer par là leur prééminence. En réalité, après un avantage immédiat qui semblait montrer la validité de la prétention royale, des désavantages se manifestaient, qui annulaient l'effet des réformes, comme Marx se plut à nous le montrer.

 

            Dans ce cas toutefois, le mouvement de la valeur s'il avait altéré la forme de domination de l'État, il ne l'avait pas bouleversé au point qu'il serait possible de parler effectivement d'un nouveau type de celui-ci. En outre, la conquête Perse, en -546 mit fin à ce foyer du développement de la valeur en même temps qu'elle détruisit les cités grecs commerçantes implantées sur les côtes Turques, sauf Milet qui avait accepté de se soumettre à l'empire Perse.

 

            C'est en Grèce et dans les îles entre celle-ci et la Turquie ainsi que dans la partie maritime de cette dernière, que le phénomène de constitution de la polis et le surgissement de la démocratie s'opéra, c'est-à-dire la formation d'un État médiatisé par la valeur.

 

            En effet, dans cette région, la destruction de la communauté abstraïsée aboutit à une fragmentation qui fut suivie d'un nouveau développement qui tendit à s'effectuer à partir d'un pôle plus individuel. Ceci fut rendu possible à cause de progrès techniques réalisés dans les siècles antérieurs (fumure des terres, rotation biennale, nouvelle charrue)[8].

 

            Les hommes, non plus unis par l'unité supérieure, furent placés devant un problème d'organisation: comment unir ce qui tend à être divisé à cause de la privatisation et du mouvement de la valeur – tandis que cette dernière leur permet de se poser, d'exister, ce qui n'était pas possible dans la communauté abstraïsée, au travers de ces deux mouvements vertical et horizontal; ce dernier tendant toujours plus à prédominer. Aussi ce qui est déterminant dans le devenir historique postérieur à la destruction de la civilisation mycéenne, c'est:

 

1. Le refus de l'État sous sa première forme, donc le refus de l'autonomisation du pouvoir, ce qui impliquait celui de l'asservissement.

 

2. La tendance à la reformation d'une communauté naturelle, d'où l'affirmation de l'idéal d'autarcie, de non dépendance, ce qui conduisit au développement de la fonciarisation, c'est-à-dire  poser que c'est la possession de la terre qui fonde l'existence.

 

3. Le développement de la valeur va permettre de réaliser de façon plus ou moins directe ces deux objectifs.

 

            Nous avons fait ressortir à quel point dans la phase finale du développement de la communauté abstraïsée, la plupart des hommes et des femmes étaient devenus asservis à l'État. Il est donc normal que ceux qui se rebellèrent, refusèrent tout asservissement et toute dépendance. Cependant pour réaliser ce dernier objectif, les hommes qui rejetèrent l'antique État recoururent à l'asservissement d'autres hommes. Et c'est à partir de cette période que s'instaure l'opposition libre-asservi. J'utilise à dessein ce dernier terme et non celui d'esclave parce qu'il est plus vaste et permet d'englober diverses formes comme celle des hilotes spartiates, des colons, ou celle des hommes potentiellement libres mais plus ou moins longuement asservis à d'autres puisqu'ils devaient travailler pour eux afin de rembourser leurs dettes.

 

            C'est le comportement de refus par rapport au vieil État qui conditionne le mode selon lequel est considéré le travail. Au fond, à cette époque il y a travail quand l'activité est dépendante, c'est-à-dire qu'elle doit permettre de se libérer d'une sujétion. En conséquence, le travail a toujours la dimension de l'asservissement. Voilà pourquoi les grecs – tout particulièrement – refusèrent le travail et voulurent-ils le faire exécuter par des asservis.

 

            Une solution consistera en la mise en esclavage, ce qui ne put se faire que grâce au développement de la valeur, car l'esclave, à la différence de l'hilote ou du colon, était une marchandise. Or, la démocratie, forme de gouvernement exaltant la liberté des membres de la société, ne fut possible que grâce à l'esclavage.

 

            “Il est intéressant de voir que les gens de Chio passaient pour être les premiers à avoir acheté des esclaves étrangers: or c'est précisément de Chio que vient l'un des témoignages les plus précoces d'une évolution vers la démocratie. Les deux sont liés...” (M. Austin et P. Vidal-Naquet : Economies et sociétés en Grèce ancienne, éd.  A. Colin, p. 68)[9]

 

            “Athènes sera à l'époque classique la cité où le citoyen aura vu son pouvoir et se droits se développer plus que n'importe où ailleurs; mais elle sera en même temps la cité où l'esclavage-marchandise connut sa plus grande expansion.” (idem, p. 91)

 

            Ainsi le mouvement de la valeur opère pleinement. Ajoutons:

 

            “Le critère essentiel qui sépare les États modernes des types les plus archaïques est le degré de netteté avec lequel les notions de citoyen et d'homme libre par opposition à l'esclave sont définis.” (idem, p. 95)

 

            On peut dire que l'homme libre faisait partie de la communauté qui, comme l'écrivit Marx, devient État politique, tandis que l'esclave était exclu de la communauté.[10]

 

            L'idéal de l'homme libre est d'avoir une activité qui ne le rende pas dépendant. Voilà pourquoi le philosophe peut apparaître comme le plus libre puisque non seulement il ne dépend pas des autres mais – surtout selon Platon – la cité a besoin de lui.

 

            Cet idéal est en liaison avec celui d'autarcie, car si on produit quelque chose pour compenser ce qu'on n'a pas, on est placé dans une certaine dépendance. L'artisan par exemple doit réaliser son produit au travers de l'échange; il ne peut pas immédiatement acquérir ce dont il a besoin. Autrement dit, la question est appréhendée en fonction du pouvoir, de la sécurité et de la dépendance. On comprend que – tout particulièrement à Rome – la seule activité qui fut considérée comme valable fut l'agriculture. En outre, dans cette affirmation intervient également la revendication de l'autochtonie, et l'exaltation de la terre ancestrale.

 

            Avec la revendication de l'autarcie, nous constatons un autre comportement des hommes vis-à-vis du mouvement de la valeur qui consiste à essayer de l'enrayer, de le freiner, parce que si dans sa dimension de thésaurisation, il potentialise et permet d'éviter la dépendance, il a un effet contraire dans sa dynamique. C'est pourquoi constate-t-on un lien profond entre recherche de l'autarcie, refus du commerce et de l'étranger. Platon proposait de recevoir les commerçants en dehors de la ville (cf. Lois, 123 et 125, comme cela est indiqué dans Economies et sociétés en Grèce ancienne, p. 145).

 

            Le commerce est bouleversement par mise en mouvement de toutes sortes de choses. Il met tout le monde en contact et accroît les dépendances; avec lui le problème de l'autre ressurgit: “on rencontre ici encore une fois de vieux préjugés dirigés en partie contre l'activité économique en tant que telle, en partie contre l'étranger et tout ce qu'il comporte comme risques d'influences néfastes venues de l'extérieur.” (idem, p. 145)

 

            Dès lors, qu'est ce qui fonde l'homme libre? C'est, comme Marx l'a expliqué, la propriété privée.  Toutefois, nous n'avons pas un phénomène de fonciarisation, c'est-à-dire que ce n'est pas la terre qui à elle seule détermine l'accession au pouvoir. En effet la propriété foncière peut être cédée – elle peut changer de main – et ce, grâce au mouvement de la valeur.

 

            Cela ne veut pas dire qu'elle devienne marchandise comme Marx l'avait montré et comme le montre les auteurs modernes.

 

            “Cependant, il ne suffit pas de dire que la terre était aliénable: aliénation ne signifie pas nécessairement commercialisation, et l'on verra qu'au IV° siècle, la terre, si elle change de main, elle n'est pas une valeur marchande...” (Economies et sociétés en Grèce ancienne, p. 115)

 

            Ainsi nous voyons que dans tous les cas, de façon positive ou négative, ce qui est déterminant c'est le mouvement de la valeur. Comme cela apparaît avec le rôle essentiel de la monnaie, d'autant plus que nous ne pensons pas que celle-ci soit liée strictement à un phénomène économique.

 

            “Des études récentes ont renouvelé la conception qu'on se faisait de l'invention de la monnaie, et ont mis l'accent sur tous les aspects non économiques des débuts du monnayage.” (...) “L'invention de la monnaie serait à replacer dans le cadre du développement des relations sociales et de la définition des valeurs, tendance fondamentale de l'époque archaïque, où les lois sont codifiées et publiées pour être soustraites à l'arbitraire de l'interprétation. La vie de la communauté civique ne se conçoit pas sans l'existence et l'application de normes connues de tous: l'invention de la monnaie serait à ranger sous cet aspect.” (O.c., p. 72)

 

            Ce qui est essentiel c'est le phénomène de la valeur dû au fait de la fragmentation de l'ancienne communauté ayant engendré la première forme d'État et de ce fait se muant en société, mouvement en acte, donc au sein de cette dernière, mais encore exacerbé à partir du moment où l'unité supérieure a été détruite.

 

            Le phénomène de la valeur devient de plus en plus puissant au sein d'une forme sociale où la propriété privée est apparue de telle sorte que: “Á l'époque classique, l'usage de la monnaie se répand de plus en plus, et à Athènes, au IV° siècle, toute les valeurs seront finalement exprimées en argent.” (O.c., p. 145)

 

            Pour bien comprendre l'importance de ce phénomène, il faut tenir compte qu'il permit aux propriétaires de se rendre indépendants de toute unité supérieure, communauté abstraïsée se posant État et que grâce à la substitution, dont nous avons parlé, il favorisa une fluidification des rapports sociaux.

 

            En effet, “La thésaurisation de la valeur d'échange a été le phénomène historique qui a permis l'émancipation définitive des couches des petits et moyens propriétaires, c'est-à-dire des producteurs indépendants..” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 283)

 

            Mais ce fut également ce qui permit l'esclavage.

 

            Ce qu'il y a encore de plus essentiel en définitive, c'est que le mouvement de la valeur médiatise la formation de communautés particulières au sein d'un ensemble qui n'est plus une communauté mais une société. Il s'agit des classes: les hommes libres et les asservis, les possédants et les non-possédants.

 

            La communauté est devenue État politique et celui-ci représente les intérêts de la classe possédante; il est un instrument de la domination des esclaves. En même temps il représente la conciliation entre ceux qui possèdent et ce qui ne possèdent rien. Autrement dit, l'État définit l'homme.

 

            Pour comprendre toute la dynamique, il faut se rendre compte qu'en définitive, les hommes essayent d'utiliser le mouvement de la valeur tant selon son mouvement vertical que celui horizontal. En ce qui concerne ce dernier, les représentations des hommes de l'époque furent un frein à son épanouissement, bien que parfois il tendisse à s'autonomiser, ce qui fut perçu comme irrationalité par des théoriciens comme Aristote.

 

            En ce qui concerne la tendance à utiliser le mouvement de la valeur, on peut le constater avec l'instauration de la tyrannie qui manifeste une certaine autonomisation de l'État (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 231)

 

            “Les causes de la tyrannie varient d'un endroit à l'autre, mais le plus souvent la tyrannie a un caractère anti-aristocratique; il s'agit d'éliminer les querelles des fractions aristocratiques, de réprimer la rapacité et l'ostentation de l'aristocratie, de favoriser dans la polis la montée des classes inférieures sur lesquelles le tyran s'appuie. C'est au VII° siècle que le slogan caractéristique de l'histoire grecque, celui du partage des terres, fait son apparition.” (Economies et sociétés en Grèce ancienne, p. 89)

 

            On a déjà l'affirmation de la dynamique de la classe qui est mobilisable mais n'est pas mobilisatrice, parce qu'elle n'a pas d'objectifs fondamentaux qui pourraient être des assises pour une autre société.

 

            Mais pour en revenir à la valeur, on peut noter que Pisistrate utilisa sa fortune, lui venant des mines d'argent pour en quelque sorte acheter la plèbe. Il put également, ainsi que d'autres tyrans, accorder des avantages sous forme de rémunération. Sans le mouvement de la valeur tout cela eût été impossible.

 

            En outre, un aspect important est le fait que le tyran permet en définitive un développement de la base, ce à quoi se résout, en définitive, l'antique communauté; par là aussi il favorisera le développement de la démocratie.

 

            “...les tyrans sont en un sens à côté de la polis. Mais en même temps leur pouvoir et leur succès passent par le développement des intérêts communautaires .” (idem, p. 90). Ce qui exprime bien la désagrégation de l'antique unité qui rend possible la manipulation.

 

            On a donc élimination des formes monarchiques, aristocratiques. Mais la valeur ne peut s'affirmer directement, elle n'opère pas une union immédiate, mais une réunion. Ce qui permettra la formation d'un nouvel État, non autonomisé.[11]

 

            Les tyrans vers le VII° siècle permirent aux enrichis d'acquérir des terres. Ainsi ils se firent de nombreux alliés pour lutter contre les antiques propriétaires qui limitaient leur pouvoir.

 

            Par là, la première forme d'État avait tendance à se réimposer. L'on comprend pourquoi la tyrannie fut toujours – au moins théoriquement – rejetée avec véhémence. On doit noter que cette dynamique d'une conjonction d'intérêts entre unité supérieure et une masse d'hommes libres mais non possédants se répètera dans toute l'antiquité occidentale. Elle se réaffirmera à nouveau bien plus tard, chaque fois qu'il s'agira d'éliminer des intermédiaires, comme avec le bonapartisme ou avec le fascisme!

 

            La dynamique de la valeur opère également dans le mercenariat. La guerre, nécessité liée au monde de production esclavagiste, permit de résorber les populations rendues inutiles l'incrément de population.

 

            La valeur dans ce cas permet à l'homme d'acquérir une sécurité, mais il devient dépendant, comme asservi à une unité supérieure: chef de l'armée ou chef de l'État. En conséquence, il y a une interférence: ce n'est pas que la valeur qui opère, mais également la fascination de l'unité englobante et sécurisante.

 

            Cependant il convient de noter également les limites du mouvement de la valeur. Elles apparaissent dans les mesures de Solon qui abolit les dettes[12]. Mais “après le V° siècle au contraire, l'abolition des dettes fut considérée comme le signe de l'extrême anarchie...” (note des traducteurs de Constitution d'Athènes, d'Aristote, éd. Belles Lettres, p. 6; ils fournissent plusieurs références, particulièrement à Platon, République 556a).

 

            Mais cette faiblesse du mouvement de la valeur se manifesta également dans la consommation ostentatoire communautaire: construction d'édifices publics avec leurs statues, etc. on a là encore une forme de mouvement vertical, qui fige au sommet. Ce n'est qu'à notre époque que cette fixation tend à être levée: on peut vendre n'importe quelle statue, tandis que dans le cas où les oeuvres d'art sont accumulées dans les musées, elles sont rentabilisée et leur valeur mise en circulation puisque pour les voir, il faut payer[13].

 

            “Cependant la tendance générale de l'époque est nette: avec le développement de la polis, c'est tout le sentiment communautaire qui entre en jeu (Économies et sociétés en Grèce ancienne, p. 89) En fait je serais tenté de poser les choses autrement: c'est à cause du renforcement du sentiment communautaire immédiat, c'est-à-dire ne se réalisant pas au travers d'une représentation, comme dans l'État, que la polis peut se réaliser. Elle fut une des réponses possibles – celle qui s'est effectuée – à ce désir de communauté immédiate. Ceci s'exprime bien dans le fait que dans la démocratie il y avait tendance à ne pas séparer la communauté de l'État.

 

            La réalisation de la polis ne doit pas être séparée des tentatives de fonder d'autres formes de convivialité. Il est probable que toute la période des siècles obscurs fut une période d'utopie, comme celle des Royaumes Combattants en Chine. Nous aborderons cette question dans le chapitre “Réaction au devenir hors nature”, particulièrement celle du surgissement de l'utopie, à cause du mouvement de la valeur qui fait accéder l'espèce à d'autres possibles.

 

            Enfin, on a manifestation d'une thématique inverse qui exprime une autonomisation: l'État doit servir la société, il doit être le bienfaiteur, non à la manière de l'État sous sa première forme qui demeurait en continuité plus ou moins immédiate avec la masse des sujets, mais en tant qu'outil ou que machine permettant de réaliser des bienfaits.

 

            “J'ai maintenant exposé les mesures que l'État doit prendre afin que chaque athénien soit entretenu aux frais de l'État.” (Xenophon, Revenu 4.33, cité par M. Finley: Économies et sociétés en Grèce ancienne, p. 290)

 

            C'est une communauté qui asservit un certain nombre d'hommes et de femmes: les esclaves, et qui ne peut assurer le bien être qu'en exerçant une exploitation de divers territoires: cf. la question de l'impérialisme athénien. La communauté est donc pensée, recherchée dans une mutilation totale.

 

            Ainsi, c'est de façon tout de même limitée que la valeur a opéré. Mais les fondements d'un État médiatisé par elle sont posés; d'autant plus que si elle n'agit pas encore réellement en ce sens, elle provoque, grâce au renforcement dû à l'autonomisation de l'individu, la formation des protagonistes du futur État.

 

            Pour illustrer notre thèse nous limiterons notre argumentation à un exemple d'instauration de la démocratie, afin de ne pas rendre l'exposé démesuré. Il s'agit d'Athènes.[14]

 

            Dans un premier temps, comme dans les autres parties de la Grèce, on a reformation d'un État du premier type, mais il est très faible. Il opère en fait en tant qu'opérateur d'unification entre fractions se heurtant férocement et maintenant un certain nombre d'hommes et de femmes dans une dépendance.  Toutefois, le mouvement de privatisation en rapport avec celui de la valeur, donc un devenir à partir d'un pôle individuel (en même temps qu'il se constitue), fait en sorte qu'il y a de plus en plus fractionnement, et donc dissolution de l'unité supérieure.

 

            “Dans tout le monde grec, marchands, entrepreneurs et autres propriétaires privés d'esclaves, se libérèrent donc au début ou durant le cours du VII° siècle av. J-.C. de tout contrôle de leurs acropoles.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 286)

 

            À partir de la fin du VIII° siècle, Athènes est une polis, c'est-à-dire en définitive une société où il y a différenciation entre une aristocratie guerrière maîtresse de la terre, et une masse d'hommes et de femmes chez qui les relations sont encore de type communautaire.  Entre les deux, on a un groupe de paysans libres, capables d'acquérir des armes et de constituer ainsi la phalange des hoplites qui va constituer la force militaire de la cité.

 

            La fragmentation dut opérer très vite parce que dès -630 on a une tentative de Cylon pour imposer la tyrannie.

 

            Ce qui est ensuite déterminant c'est le phénomène militaire, car en accroissant le recrutement d'hoplites, il y eut renforcement d'un corpus intermédiaire, plus ou moins déraciné, et donc de moins en moins assujetti aux règles communautaires. D'où le surgissement du code de Dracon qui put, entre autre, mettre fin aux vendettas et marqua un mouvement vers l'autonomisation de l'État: fondation d'un droit pour tous.

 

            “L'organisation de l'État fut alors la suivante: les droits politiques étaient donnés à ceux qui étaient en état de s'armer en hoplites.” (Aristote, Constitution d'Athènes, p. 4)

 

            Les réformes de Solon (archonte en -594), constituent une autre étape importante: suppression des dettes (Seisachteia = levée du fardeau des paysans), et interdiction de la contrainte par corps, mais refus du partage des terres; répartition des citoyens en classes censitaires définissant en même temps les charges militaires. Ceci se fit en fonction de la fortune et non en fonction de la naissance. Ainsi, même si c'est de façon limitée, la valeur médiatise en fait la structure de la société et par là même, l'Etat.

 

            Certes cet État n'a pas la consistance d'un État de la première forme. En particulier, ce qu'il y a d'essentiel et qui fonde sa fonction mystificatrice, c'est qu'étant inapparent, il semble ne pas exister[15].

 

            Cette inapparence se manifeste également dans la puissance des luttes intestines qui provoquent une fragmentation toujours plus poussée qui va favoriser le phénomène de la tyrannie de Pisistrate et de ses fills. On peut penser que le tout est directement en relation avec un renforcement du mouvement de la valeur. En effet, après les réformes de Solon, l'agriculture de l'Attique passa de la culture des céréales à celle d'arbres et arbustes à fruits. Ceci ne put se produire que parce que parallèlement se développèrent de grands centres céréaliers au nord de la Grèce, et particulièrement sur les rives de la Mer Noire, qu'une importante flotte commerçante fut mise en place et que la monnaie tendit fortement à s'affirmer.

 

            Les mesures de Pisistrate tendant à aider pécuniairement les paysans à exploiter leurs terres, si elles eurent la visée politique dont parle Aristote dans sa Constitution d'Athènes[16], permirent en fait de maintenir une couche sociale dont les produits de l'activité pouvaient être commercialisée. En même temps, il fit en sorte qu'Athènes se préoccupe de contrôler la mer Égée et la région des Détroits, afin d'assurer le ravitaillement en blé qui venait du nord.

 

            Le moment constitutif de la démocratie peut être mis en rapport avec ce que d'aucuns appellent la “révolution clisthénienne”.

 

            “Clisthène fit entrer le démos dans son hétairie, autrement dit décida de s'appuyer sur le démos, reprenant en quelque sorte la manoeuvre qui avait permis à Pisistrate de s'installer au pouvoir un demi siècle plus tôt.” (C. Mossé: Histoire d'une démocratie: Athènes, éd. Seuils Points, p. 26)

 

            “Clisthène en effet remodèle le territoire de l'Attique, substituant aux quatre tribus anciennes, d'origine ionienne, dix tribus nouvelles qui regroupent des habitants d'une même portion territoriale de l'Attique. Le territoire de chaque tribu comprend trois parties, trois trittyes; une située sur la côte, l'autre dans la ville et ses environs immédiats, la troisième dans l'intérieur. Chaque trittyes regroupe un nombre variable de dèmes, circonscriptions territoriales de base, recouvrant sans absolument s'identifier à eux, les terroirs des anciens villages.” (idem, p. 27)

 

            “Clisthène n'a pas créé la démocratie athénienne, il a créé les conditions qui allaient permettre à la démocratie de naître, en rendant tous les citoyens semblables devant la loi, une loi qui désormais serait l'expression de la volonté du démos tout entier. C'est cette isonomie que traduit concrètement le remodelage de l'espace civique, et plus simplement le fait que désormais un athénien ne se désigne plus par le nom de son père mais par son dème d'origine.” (idem, p. 29)[17]

 

            Enfin citons, parce que cela a son importance pour la dynamique s'opposant à la première forme d'État, l'ostrakophoria, c'est-à-dire la pratique de l'ostracisme (bannissement, exil) contre tous ceux qui voudrait restaurer une tyrannie.

 

            On a donc destruction des antiques rapports de dépendance et une unification plus grande des populations de l'Attique. Il y a abstraction des hommes et des femmes, ce qui pose la question de savoir qu'est-ce qui va désormais les déterminer: une loi. Celle-ci doit être l'expression du démos. Mais où puisera-t-il les données pour l'édifier? C'est ici qu'en fait s'instaure un procès de substantification de la valeur, en ce sens que c'est elle qui va donner les fondements du raisonnement qui permettra d'élaborer les lois. Et ce, même si les protagonistes de l'époque ne s'en rendirent pas compte, pensant trouver en eux-mêmes les principes de leurs actions.

 

            C'est le mouvement de la valeur qui impulsa le devenir à l'égalisation, et c'est le mouvement interne à celui-ci, qui lui était nécessaire pour pouvoir se dérouler, qui constitue la base de tout le procès de connaissance, comme nous le montrerons.

 

            Le dernier moment essentiel dans le triomphe de la démocratie est le heurt entre la Grèce, particulièrement Athènes, et l'empire perse. En effet, il y a une très grande importance sur le plan économique, parce que la victoire grecque permit à Athènes de contrôler les voies maritimes dont nous avons précédemment parlé, mais aussi sur le plan économique et idéologique: on a une exaltation de la démocratie contre la première forme d'État, présentée comme le mal absolu. On peut dire qu'on a là une des racines les plus importantes de la théorie démocratique, de la mystification démocratique. Sur le plan politique, on doit noter que c'est lors de ces guerres que le pouvoir des assemblées fut renforcé: il passa de l'Aéropage à la Boulé des Cinq Cents et au tribunal de l'Hélicie (-462).[18]

 

            “Périclès en effet enleva certains droits de l'Aéropage et poussa vivement l'État à augmenter sa puissance maritime, ce qui donna à la foule l'audace de tirer à elle de plus en plus toute la vie politique.” (Aristote, La constitution d'Athènes, p. 29)

 

            L'époque de Périclès enfin, est celle où la démocratie s'affirma réellement, ce qui est encore en rapport avec le mouvement de la valeur. En effet, une des mesure de celui-ci fut l'instauration de la misthophorie, c'est-à-dire la pratique de rétribuer (misthos = salaire), ceux qui exerçaient une charge donnée.

 

            Il apparaît vraisemblable que ceci ait eu pour corollaire le décret de -451, voulu par Périclès, qui réservait la qualité de citoyen athénien à celui qui était né d'un père citoyen et d'une mère elle-même citoyenne. Cela limitait ainsi le nombre de ceux qui devait être rétribués.

 

            Le triomphe de la démocratie apparaît comme celui d'un compromis (conciliation), et on peut dire que ce dernier fonde un concept essentiel pour tout le devenir ultérieur tant sur le plan politique de représentationnel, idéologique, sur celui de la connaissance. Il marque également la faiblesse du mouvement de la valeur.

 

            En ce qui concerne le mode de production esclavagiste qui permit l'essor de la démocratie, il convient de noter qu'il provoqua continuellement l'expropriation d'un nombre important d'hommes et de femmes parce que devenus inutiles pour la production. Il durent abandonner la campagne et s'entasser dans les cités. Ce fut la constitution de ce qu'on a appelé, ultérieurement à Rome, où le même phénomène se produisit, le prolétariat antique: foule d'hommes et de femmes assistés qui servirent de masse de manœuvre dans différentes opérations politiques et qui, en général, appuyèrent les entreprises de conquête parce qu'ils acquéraient, grâce à celles-ci, la nourriture et l'argent et parce qu'ils trouvaient dans l'armée une communauté où ils pouvaient accéder à une sécurité.

 

            On voit se manifester de façon claire le double mouvement de l'asservissement et de l'assistance, puisque l'État devait pourvoir à l'entretien de cette population.

 

            Autrement dit, la démocratie se réalisa parce qu'il y eut esclavage à l'intérieur et pillage et oppression à l'extérieur. Et ceci est totalement lié au phénomène de la valeur. Ainsi vouloir la démocratie de style ancien, comme le rêvent certains, mais sans l'esclavage, c'est ne pas comprendre l'ensemble du phénomène et tout particulièrement que la démocratie, c'est la séparation. Elle ne la crée pas, elle la fonde, la structure, et suscite en même temps la tentative toujours vouée à l'échec de constituer une union, une réconciliation. Sur ce plan là, l'état démocratique, c'est celui de l'impuissance que déjà Thucydide avait perçu.

 

            “Périclès avait de l'influence en raison de la considération qui l'entourait et de la profondeur de son intelligence; il était d'un désintéressement absolu sans attenter à la liberté; il contenait la multitude qu'il menait, beaucoup plus qu'elle ne le menait. N'ayant acquis son influence que par de moyens honnêtes, il n'avait pas à flatter la foule. Grâce à son autorité personnelle, il pouvait lui tenir tête, et même lui montrer son irritation. Chaque fois que les athéniens s'abandonnaient à contretemps à l'audace et à l'orgueil, il les frappait de crainte: s'ils s'effrayaient sans motif, il les ramenait à la confiance. Ce gouvernement portait le nom de démocratie, en réalité, c'était le gouvernement d'un seul homme.” (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, éd. Garnier-Flammarion, t. 1, p. 131)

 

            L'ensemble des individus constitués en démocratie ne peut pas se percevoir en tant que tout à cause de la séparation qui la rendit possible, entre totalité en tant que multiplicité et totalité en tant qu'unité.  De  là  naît un constant besoin de se représenter, de se retrouver en tant qu'unité par l'intermédiaire d'un des membres du corpus démocratique. Il y a là une nostalgie de l'unité supérieure, un certain désir de la réinstaurer, base pour l'affirmation d'un nouveau despotisme, et insatisfaction permanente parce que celui qui est amené à incarner cette unité n'est plus qu'un individu, et non la totalité de la communauté individualisée.

 

            En conséquence, si les sociétés occidentales, comme le dit Clastres, aspirent à l'Un, que l'État soit l'Un, c'est parce qu'elles ont perdu l'unité qui les fondait. Ceci confirme les remarques faites au sujet des travaux de cet auteur, où nous mettions en évidence l'insuffisance de son analyse parce qu'il n'a pas étudié à fond ce qui résultait de la dissolution de la communauté immédiate. Or cette dissolution est à l'origine de la thématique de l'immédiateté qui fonde celle de l'intuition, du mysticisme, celle de la totalité en tant que multiplicité et de celle en tant qu'unité, de même que celle de l'individualisation.

 

            À partir de là, nous l'avons dit, et nous y reviendrons souvent, se fait une combinatoire qui par définition n'opère qu'entre éléments séparés. Aucune totalité unitaire et immédiate ne peut plus s'édifier.  Chaque  combinaison qui s'érige est une totalité imparfaite et insatisfaisante pour ceux qui l'édifient. Dans le cas de la démocratie, la tare fondamentale est l'absence de cette unité englobante supérieure, ce qui engendre en compensation non seulement le culte des héros, des grands hommes, des individus, des battilocchi, mais un désir de transcendance qui peut dans les périodes de dégénérescence se réaliser au travers de cultes et de représentations plus ou moins aberrants.


            La démocratie instaure et réalise l'incomplétude qui nécessite de multiples compensations. Cependant, ultérieurement, c'est-à-dire après l'effondrement du système féodal, elle fut souvent revendiquée parce qu'elle apparaissait comme étant le système politique pouvant assurer à chacun un certain épanouissement.

 

            C'est cet aspect que Périclès mit déjà en avant, quand il fit son panégyrique de la démocratie athénienne.

 

            “Du fait que l'État, chez nous, est administré dans l'intérêt de la masse et non d'une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différents particuliers, l'égalité est assurée à tous par les lois; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle; enfin, nul n'est gêné par la pauvreté et par l'obscurité de sa condition sociale, s'il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république, et dans nos relations quotidiennes la suspicion n'a aucune place.” (Discours de Périclès dans Histoire de la guerre du Péloponnèse, t. 1, p. 134)

 

            L'intérêt de ce discours que Thucydide prête à Périclès est qu'il met également en évidence la dimension de compensation à laquelle nous avons fait allusion plus haut.

 

            “En outre, pour dissiper tant de fatigues, nous avons ménagé l'âme des délassements fort nombreux; nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d'un bout de l'année à l'autre, de merveilleux divertissements particuliers dont l'agrément journalier bannit la tristesse. L'importance de la cité y fait affluer toutes les ressources de la terre et nous jouissons aussi bien des productions de l'univers que de celles de notre pays.” (idem, p. 135)

 

            Ces déracinés, ces séparés qui fondèrent la démocratie durent se créer une vie artificielle, pour compenser la vie perdue. Plus la masse des dépossédés augmenta, plus il fut nécessaire d'organiser la vie. La formule: du pain et des jeux, qui prévalut à Rome, est déjà valable en Grèce. Nous aurons à nouveau l'occasion de signaler l'importance du théâtre chez cette dernière. Or il est très significatif que théâtre comme théorie dérivent d'un mot ayant le sens de contemplation. On contemple ce qu'on a perdu.

 

            À propos de déracinement, il faut insister tout particulièrement sur la décision de Périclès de se replier sur la ville, au moment de la guerre du Péloponnèse; décision en continuité - selon Y. Garlan, cité par M. Austin et P. Vidal-Naquet dans leur ouvrage déjà cité - avec “la politique de fortification de l'espace urbain, entreprise par Thémistocle” et était “la conséquence de la primauté effective – en dépit des principes – de la ville sur la campagne”, et ils ajoutent, “elle entraîna des suites sociales extrêmement graves.” (p. 161)

 

            Ce qui me semble le plus important, c'est que ce refus a permis la formation d'une société voulant se poser en tant que communauté, n'ayant plus de référents et de référentiels naturels, et donc instaurant de façon plus prégnante l'autonomisation de l'espèce où celle-ci devient son propre référent et son référentiel privilégié: l'homme est la mesure de toute chose (Protagoras). L'anthropocentrisme est dès lors structuré.

 

            Une autre conséquence qui nous reconduit au phénomène de la valeur, c'est que dans la mesure où la population de l'Attique se fixait dans la ville, une foule d'activités, liées originellement à la pratique agricole, se déroulèrent alors dans la ville, qui n'est plus simplement dominée par la propriété foncière, mais aussi par la valeur, lui donnant plus de consistance. En revanche, cela appauvrit la campagne à tous les points de vue, particulièrement sur le plan intellectuel. En outre cette décision aboutit à renforcer le mépris des grecs pour le travail. Car quelle était l'activité qui permettait de ne pas être dépendant, d'exercer un pouvoir? Celle de citoyen participant à la gestion politique de la cité. Á son tour, un tel comportement renforçait la tendance à réduire en esclavage les barbares, afin de leur faire accomplir les travaux que plus aucun citoyen démocrate ne désirait accomplir.

 

            Nous avons donc vu le rôle important de la valeur dans l'édification d'une nouvelle société et d'un nouveau type d'État. Toutefois, il faut y revenir, le phénomène foncier offrit une grande résistance et ce qui le montre le mieux c'est la formation du latifundium qui, en constituant une unité autarcique, diminuant la dépendance du propriétaire vis-à-vis du marché, provoquait une réduction de ce dernier.

 

            Ainsi le mouvement de la valeur avait servi pour s'accaparer de deux éléments fondamentaux, sources de richesses pour l'époque: les esclaves, la terre. Un fois le but atteint, il y eut résurgence de la perspective foncière, archaïque: l'autarcie, la non dépendance.

 

            En outre, ce qu'on a appelé l'impérialisme athénien diffère fondamentalement de l'impérialisme tel qu'il est imposé à la fin du XIX° siècle et au début du XX° siècle. Il y avait pour but de se procurer des denrées alimentaires ou des métaux, ou bien des terres pour installer le surplus de la population. En revanche, l'impérialisme moderne fut lié à la recherche des marchés, à leur conquêtes, soit pour exploiter directement, soit pour empêcher d'autres de le faire. Toutefois, la dimension foncière n'est pas absente, tout au moins au début. Ce n'est qu'avec le développement mondial du capital que celle-ci s'efface mais, à ce moment là, le terme d'impérialisme n'est plus adapté, comme nous le montrâmes naguère.

 

            Pour en revenir à la valeur, et en nous référant à nouveau au discours de Périclès, nous pouvons dire que la valeur économique induit les autres valeurs. Ce disant, je ne veux pas affirmer que la première détermine directement ltat, parce qu'il semblerait au contraire que cela se fasse en dépit d'elle. Mais on constate que le phénomène de valeur est dans un premier temps nié dans sa puissance déterminante puisque, quelle que soit la fortune, quiconque peut accéder aux charges de l'État. Mais l'opérationnalité valeur en tant que phénomène abstrait parce que pouvant être extrait de diverses manifestations concrètes et posé dans une identité à soi, est déterminante. Les hommes opèrent en fonction de leur valeur, c'est-à-dire en fonction d'un quantum donné d'aptitudes, de capacités. Et ceci vient en quelques sortes compenser le premier phénomène qui est inhibé parce qu'il permettrait même à ceux qui n'ont pas les qualités requises mais qui ont l'argent, d'accéder aux charges.  La valeur économique  est donc là qui détermine  le processus tant  par sa seule existence que par l'affirmation d'un procès qui lui est commun avec les autres valeurs.

 

            Autrement dit, au sein du phénomène valeur, elle tendra toujours à prédominer sur toutes les autres formes de manifestation.

 

   9.2.5    Dans les autres aires qu'il nous reste à envisager, le mouvement de la valeur ne va pas être un support essentiel à la reformation de l'État, mais il va avoir un impact sur celle-ci, de telle sorte qu'au bout de vicissitudes complexes, la vieille forme se réimposera en englobant le mouvement de la valeur, ce qui lui imposera des caractères nouveaux, absents de la forme immédiate surgie de l'autonomisation du phénomène de représentation de la communauté.

 

            Au sein de chacune des aires nous considérerons – afin de pouvoir établir une certaine comparaison – un arc historique dont les extrémités seront d'une part la phase de dissolution de l'antique communauté (ce qui implique de considérer dans une certaine mesure la première forme d'État comme étant également un moyen de conserver l'unité-intégralité de cette dernière) et la formation dans une aire plus ou moins vaste, d'un empire. Car chaque fois l'édification de ce dernier apparaîtra comme la synthèse du devenir antérieur, et le point de départ, soit d'un devenir plus ou moins linéaire, soit d'un devenir cyclique que nous préciserons. Cette synthèse dépendra du type de liaison qui s'établira entre les différents moments dont nous avons parlé: unité supérieure, communauté immédiate, mouvement de la valeur, fonciarisation.

 

     9.2.5.1  La Mésopotamie fut le foyer d'une aire très vaste au devenir fort contrasté qui comprend ce que l'on nomme la Proche-Orient (Turquie, Syrie, Palestine, Iran, Arménie, etc..)

 

            Ce qu'on trouve de fondamental c'est que le mouvement de la valeur y a joué un grand rôle tant en ce qui concerne l'édification que la dissolution des structures, mais il fut englobé par une unité supérieure, l'État sous sa première forme, qui s'imposa dès lors à la suite de médiations. Nous considèrerons trois moments essentiels dont celui intermédiaire constitue une charnière car est celui de l'opposition de l'État.

 

        9.2.5.1.1. On a en réalité une succession d'empires qui unifient l'aire de façon plus ou moins complète, tandis que le mouvement de la valeur tend à avoir un développement qui permet, tout au moins à la périphérie, l'édification d'une organisation sociale, en Phénicie par exemple.

 

            Á noter que dans ce cas, le mot empire vise à désigner le résultat de la réunion d'un certain nombre d'États (royaumes). Il y a donc bien affirmation d'une unité supérieure qui vient englober des éléments parfois très disparates. On peut ajouter que ce phénomène qui jouait auparavant sur une aire limitée (celle de chacun de ces divers royaumes) opère maintenant sur une échelle agrandie. Elle peut se réimposer à ce dernier niveau parce qu'elle est l'unique élément qui puisse maintenir ce qui a été divisé.

 

            Il en est ainsi de l'empire de Sargon et des accadiens (-2330) formé après une période de deux siècles de crise sociale et économique au cours de laquelle il put y avoir diverses tentatives de création de nouvelles formes de convivialités que nous ignorons. Il domina l'ensemble de la Sumérie, mais il agrandit le domaine en y incluant un territoire allant à l'ouest jusqu'à la méditerranée, à l'est jusqu'à l'Iran actuel.

 

            Les accadiens étaient des sémites nomades. C'est leur communauté qui vint former l'État unificateur et intégrateur des éléments aussi divers que le mouvement de la valeur et l'organisation planifiée de la production (limitée à certaines régions).

 

            Dès ce moment s'affirme une caractéristique de cette aire: l'importance des migrations. Les peuples migrateurs vinrent non seulement pour piller mais pour s'emparer des voies commerciales et profiter des échanges en les contrôlant de telle sorte qu'ils eurent tout intérêt à dominer une aire la plus vaste possible. Ce faisant la valeur ne parvint pas à se développer pour elle-même et l'État qui est chaque fois reformé n'est jamais médiatisé par elle.

 

            Après l'empire de Sargon, qui fut donc le premier à apparaître dans le cours historique, il y eut celui des Goutéens (-2185), autre peuple sémitique dont l'intervention provoqua un recul du mouvement de la valeur. Il fut suivi de l'empire de Ur, qui permit au contraire une exaltation du commerce qui se fit avec des royaumes fort éloignés comme celui de Magan ou avec l'Inde.

 

            C'est dans la période suivante qu'on a le passage des échanges assurés par des marchands opérant pour le compte de la communauté, à des échanges assurés par des privés et pour des privés. Il y eut donc développement de la propriété privée; le déploiement de la valeur dans son mouvement horizontal, bien qu'on n'eut pas encore de monnaie.

 

            Tout ceci contribuait à saper les antiques relations humano-féminines et il y eut tendance à la formation d'un autre monde: le marché. En outre c'est à ce moment là également que certains peuples se spécialisèrent dans la réalisation des échanges et devinrent des peuples commerçants: les araméens (peuple sémitique) par exemple.

 

            On doit remarquer l'importance de l'action des peuples nomades qui par leur irruption mettent fin aux empires, mais qui peuvent ensuite opérer en tant que caste gouvernante restauratrice de l'État sous sa première forme. Dans d'autres cas, au lieu de piller, nous l'avons vu, ils se transformèrent en commerçants, servant d'intermédiaire entre des aires fort différentes. Ils permirent la diffusion horizontale du mouvement de la valeur, mais ils ne furent pas opérateurs de sa réflexivité. Nous trouverons maintes fois ce rôle tant dans cette aire que dans celle hindoue ou chinoise, où les mongols, par exemple, fondèrent au XIII° siècle, un empire qui permit des échanges entre les deux extrémités de l'Asirope.

 

            Autrement dit, les divers groupements humains ont contribué au déploiement de la valeur, parce qu'ils essayèrent chaque fois d'assurer leur existence à ses dépens, tout en cherchant à limiter son autonomisation, et ce jusqu'à la période du surgissement du mercantilisme européen.

 

            On constate également que les nomades furent peu à peu intégrés dans une structure sédentaire et qu'ils adoptèrent en définitive le mode de vie de ceux qu'ils assujettirent… On retrouvera cette dynamique dans l'immense aire chinoise.

 

            Avec l'invasion des indoeuropéens: Hourrites, Kassites, Louvites, Hittites, etc., le phénomène se répète. Particulièrement intéressant fut l'empire du Mittani (XVI° siècle avant notre ère) où nous avons une affirmation foncière. Les mittanites grâce à leur armement et spécialement à leur char de guerre, se rendirent maîtres de toute la haute Mésopotamie, puis de l'Assyrie, et enfin de la zone comprise entre les monts Zagros (limite de l'Iran), et la méditerranée. Si l'ancienne forme d'État est reconstituée, la dimension foncière est plus importante dans la mesure où “le pouvoir de commandement et le droit de prélever tout excédent de richesse était détenu par une noblesse guerrière, qui transmettait de telles prérogatives à ses héritiers. Il y avait un droit de naissance.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 128)

 

            Ce phénomène fut encore plus accusé au sein de l'empire hittite où s'effectua un recul du mouvement de la valeur, et même, dans une certaine mesure, de l'agriculture. Car pour les hittites, le moyen de production fondamental était le bétail, et non la terre. En conséquence, l'État hittite eut des caractères comparables à ceux des États nomades dont parla Ibn Khaldun, en particulier en ce qui concerne les rapports de domination-répression concernant les asservis.

 

            Les hittites améliorèrent le char de guerre des mittaniens. Les diverses tribus nomades qui, comme ces deux peuples, se dotèrent d'un tel armement, eurent un rôle de répression dans tout le Proche- Orient[19] et ils profitèrent, pour accéder au pouvoir, des luttes internes aux divers royaumes qui s'étaient constitués en cette aire. C'est ainsi que dominant les éléments antagonistes d'une société données, ils s'érigèrent en caste représentant une unité gouvernementale tendant à englober le tout[20].

 

            Le mouvement de la valeur inhibé au centre de l'aire proche-orientale se développa à la périphérie, par exemple sur les côtes de la Syrie. Des différentes villes commerçantes, celle qui nous semble la plus représentative est la cité cananéenne d'Ougarit qui, par ce qu'elle réalisa, constitua en quelque sorte le point de départ de toute une lignée de cités marchandes qui se termina avec Carthage.

 

            Ici se manifeste une constante du mouvement de la valeur. C'est toujours à la périphérie de grands ensembles territoriaux qu'il s'impose; là où les échanges ne sont pas entravés et qu'il se renforce pour ensuite conquérir tout l'arrière-pays. En effet, un phénomène identique se produisit en Grèce où le mouvement de la valeur se cristallisa à partir de villes comme Athènes ou Corinthe, et s'accrut un peu comme un cristal dans une eau mère en s'adjoignant des territoires de plus en plus vastes. Ce fut ensuite à la fin de la période féodale, à partir des villes italiennes le plus souvent maritimes, ou celles en marge de grosses unités foncières, comme les villes de Flandres ou de Rhénanie, ou les villes maritimes de la ligue Hanséatique, que le mouvement de la valeur se redéploya. Enfin à l'époque actuelle, nous pouvons constater – non plus en ce qui concerne la valeur, mais le capital (il y a donc, ici, continuité entre les deux) – que c'est à partir des zones périphériques comme Hong Kong, Singapour, Taïwan, la Corée du Sud, ainsi que le Japon, que le capital parvient à se cristalliser en Chine.

 

            Ainsi on a deux types de peuples commerçants: terrestres comme les araméens, marins comme les ougaritiens, les phéniciens. Dans les deux cas, ils se chargèrent de franchir des étendues plus ou moins désertes. On peut dire, tout au moins en ce qui concerne le début, qu'ils ont une fonction quasiment biologique au sein d'un superorganisme, se réalisant sous forme d'empire, ou d'être plus éclaté en diverse unités presque toujours antagonistes réparties dans une aire donnée. Mais au fur et à mesure que la valeur se rapporte à elle-même, la dimension biologique s'évanouit, et celle socio-économique s'impose.

 

            Ce qui était essentiel à Ougarit c'était la coexistence d'éléments disparates produits du développement historique, bien qu'elle ait été fondée par des marchands, et que tout le territoire qui en dépendait fut assujetti à la propriété privée avec existence d'un marché. En effet, l'organisation sociale était la suivante: des corporations d'artisans et de marchands (rapport à la valeur), des tribus (rapport à la vieille communauté), et le roi qui s'occupait de la politique internationale, dirigeait l'armée, et avait des prêtres à sa disposition pour accomplir des fonctions variées (rapport à l'unité supérieure et donc à l'État sous sa première forme).

            On avait en conséquence un îlot où le mouvement de la valeur tendait à se condenser pour ensuite se répandre dans l'aire environnante. Mais étant donné que la valeur ne dominait pas la production, il ne put y avoir fondation d'un autre type d'État.

 

         9.2.5.1.2. La formation du royaume hébreu en 1020 av. J.-C. revêt une grande importance. Elle ne peut pas être mise sur le même plan que celle de la fondation des empires envisagés antérieurement, puisque ce royaume n'engloba jamais qu'une superficie assez limitée, ce qui fait qu'on ne peut pas en tenir compte dans le processus d'unification de l'aire proche-orientale. Elle se situe sur le plan du rapport de la communauté à l'État, de celui de l'individualité tant à ce dernier qu'à la première[21]. Elle concerne la lutte, non seulement contre la première forme d'État, mais contre un devenir donné de l'espèce. C'est pourquoi d'ailleurs, nous serons amenés à revenir sur ce sujet dans le chapitre Réactions au devenir hors-nature.

 

            Son importance réside également dans le fait que grâce aux hébreux, s'opéra une articulation entre Occident et Orient. Et à ce propos, il convient de souligner à quel point on escamote l'existence des juifs quand on parle de civilisation occidentale car, en fait, par ses fondements et dans une certaine mesure, dans son essence, elle est orientale, à moins d'annexer depuis toujours Israël à l'Europe et, par delà ce pays, la Mésopotamie sans laquelle ce dernier est incompréhensible et pour certains aspects, l'Égypte.

 

            L'impossibilité de séparer l'évolution d'Israël (dans une acception transhistorique, voulant nous référer par ce terme à un phénomène continu, même s'il subit des cassures, depuis l'époque sumérienne jusqu'à nos jours), de celle de la Grèce, par exemple, se manifeste déjà dans le fait que dans ces deux pays, il y eut une profonde tendance à s'opposer à l'État sous sa première forme, et pourtant dans les deux cas les deux peuples édifièrent un État, médiatisé par la valeur pour les grecs, sous sa première forme pour les juifs.

 

            Mais, en même temps, les uns comme les autres engendrèrent les éléments essentiels à la fondation d'un puissant devenir hors nature en lequel opérèrent le mouvement de la valeur, un autre mode de production, une civilisation nouvelle, une culture diverse...

 

            Il est curieux que très souvent, ceux qui étudient l'histoire des juifs escamotent toute la période qui va d'Abraham à l'établissement des hébreux en Égypte. Or, à mon avis, elle est déterminante au moins sur le plan de la représentation, étant donné qu'il n'est pas prouvé que les faits rapportés par la Bible concernant cette période se soient réellement produits.

 

            Pour fonder cette affirmation nous ferons un détour en présentant d'abord un synthèse qui servira d'approche globale à la dynamique de la communauté juive.

 

            Elle est dominée par la thématique de fuir, de sortir du monde. C'est une communauté qui refuse un devenir donné, celui du despotisme, mais sans remettre en cause les fondements de ce qui a engendré un tel devenir.

 

            On a une communauté plus ou moins immédiate, plus ou moins déracinée par rapport à la nature, qui veut inhiber les éléments de sa dissolution, tant de la part de ses membres par suite d'une individualisation, que de la communauté en tant que telle qui en s'autonomisant et en s'abstrayant, fonde un despotisme.

 

            Il se pose donc aux juifs la question de trouver un autre lien avec la nature et avec les autres communautés. D'où la thématique de l'alliance et en conséquence l'importance d'un Dieu qui soit celui de la communauté, le dieu d'Israël qui effectue la médiation sans poser l'autonomisation d'un pouvoir, même s'il y a déjà séparation, qui se concrétise dans l'existence des lévites, et même des prophètes, dans la mesure où ils se feront intermédiaires entre le dieu et le peuple. Toutefois tout israélite peut accéder directement à dieu.

 

            Une telle dynamique ne peut s'expliquer que par des fondements historiques précis. Or, il semble que les hébreux ne furent pas une ethnie bien déterminée, mais qu'ils regroupèrent une masse d'exclus de diverses sociétés. Il s'agit des Hapirou ou Khapirou dont l'existence est attestée depuis le XVI° siècle av. J.-C. mais qui est certainement plus ancienne.

 

            “Les attestations du terme khapirou/hapirou dans les documents cunéiformes ou hiéroglyphiques indiquent qu'il ne s'agit pas d'un nom ethnique, mais de la désignation d'une catégorie sociale. On peut relier les divers aspects de leur activité en supposant que ce sont des déracinés, ayant dû fuir peut-être les territoires des cités afin d'échapper à l'asservissement pour dettes, et contraints d'errer aux frontières de ces territoires ou de l'empire d'Égypte quand il n'y trouvent pas l'embauche. Il est tentant de rapprocher de leur nom celui des hébreux (dans la langue biblique “ibrim”), tant sont évidentes les analogies de situation entre les uns et les autres.”

 

            “Il n'est pas certain que le nom biblique des hébreux ait été à l'origine un nom ethnique. Plusieurs emplois de l'adjectif hibri pour signifier un esclave (...), la valeur méprisante du terme dans la bouche des philistins (...) plaident en faveur du rapprochement entre hibri et khapirou. Si l'on suit cette hypothèse, les premiers israélites auraient été appelés hébreux en raison de leur déchéance sociale suggérée d'un côté, par la misère qui contraint Jacob de se rendre en Egypte et, d'un autre côté, par les travaux forcés que leur impose le Pharaon.” (Histoire des religions, éd. Gallimard, La Pléiade, t. 1, pp. 378-379)

 

            “Les découvertes récentes de tablettes de El-Amarna et de Mari fournissent une autre origine possible de ce terme dans les formes Habiri et Habiru, désignant comme nomades pillards des envahisseurs de Canaan vers 1350 av. J.-C. Des textes égyptiens du XV° siècle nomment aussi Apiru, les serfs asiatiques soumis à la corvée. L'identification des Hébreux avec les Habiru ou avec les Hapiru n'est pas admise par tous les savants.” (Article “Judaïsme”, Encyclopédia Universalis, V. 9, p. 525)

 

            “Une opinion récente fait de la conquête de la Palestine, non pas la conséquence de l'arrivée de nouvelles vagues de peuplements venus de la steppe syro-arabe, ce qui est la conception courante des historiens, mais celle d'une révolution sociale: des couches inférieures de la population, victimes du régime oppresseur des petits rois de Canaan (...) se seraient insurgés et auraient ruiné des villes royales. En se confédérant ils auraient ruiné des traditions et se seraient définis comme les descendants des mêmes ancêtres.” (Histoire des religions, t. 1, p. 379)

 

            “La communauté israélite ancienne ne devait guère avoir le caractère fermé d'un groupe ethnique. Elle était unie par d'autres liens, ceux que crée une communauté de situation.” (idem, p. 380)[22]

 

            En fonction de toute l'histoire des Hébreux-Juifs, et de leur représentation, il nous semble absolument évident que ceux-ci furent à l'origine ces exclus-opposants dont il est question dans les citations qui précèdent. On peut penser que parmi eux il y avait un groupe ethnique plus puissant posant comme un phylum contestataire maintenant une continuité de refus, autour duquel put s'agréer divers autres fragments ethniques, eux aussi exclus. C'est de ce groupe dont nous parle la Bible.

            “Térah prit son fils Abram, son petit-fils Lot, fils de Haran, et sa bru Saraï, femme d'Abram. Il les fit sortir d'Ur des chaldéens pour aller au pays de Canaan mais, arrivés à Haran, ils s'y établirent.” (Genèse, 11.31)

               “Yahvé dit à Abram: “quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai..” (Genèse, 12.1)

 

            Il y a là la thématique d'un refus et d'une sortie d'un monde donné, que Hegel a d'une certaine manière perçue et sur lequel nous reviendrons dans Réactions au devenir hors nature. Il est possible que ce soit lié à un accroissement démographique qui ne permettait plus la coexistence de divers groupes ethniques, mais il est fort probable également que ce fut lié au rejet de l'État sous sa première forme.

 

            C'est ainsi que nous comprenons le rapport à la révolution sociale qui affecta le Proche-Orient et qui induisit les répressions dont nous parlons précédemment. Cette révolution tendit à détruire l'État. Ceci nous conduit à dire que la dimension de protestation, de refus des Hébreux, est en rapport avec un immense mouvement social concernant toute l'aire. Cela ne diminue en rien l'importance de la représentation des Hébreux, mais nous permet en revanche de mieux comprendre qu'elle rencontra souvent un accueil chaleureux de la part de groupes ethniques différents. En outre, la politique tolérante des perses envers les juifs peut se comprendre comme étant une manoeuvre de récupération pour maintenir le calme dans toute l'aire; car il semble bien que les Hébreux apparurent comme le peuple concentrant et représentant la révolte. De là, la répression intense de la part des babyloniens et l'exil qu'ils leur imposèrent. Le même phénomène se reproduira lors de l'affrontement avec l'empire romain.

 

            Toute  révolution supprime un état social en place, tend à établir des rapports conviviaux plus humains (au stade où nous sommes il n'y a pas une perspective réellement positive d'où l'affirmation d'une tendance à réimposer une communauté immédiate) mais il y a aussi la nécessité d'une justification: montrer qu'il y a permanence d'une volonté, d'un but. Ceci explique l'histoire de Térah et celle d'Abraham. En outre il est curieux de constater qu'il y a là comme un cycle antérieur préfigurant celui sur lequel on a des renseignements solides. En effet Abraham va dans le pays de Canaan, puis passe en Egypte, pour retourner ensuite dans le premier pays. Or  ses descendants feront un périple similaire.

 

            Dans les deux cycles nous avons la même dynamique de l'exclusion et du refus. Ceci se répètera plusieurs fois au sein de la diaspora juive dans les divers pays où elle s'installera.

 

            La dimension révolutionnaire implique aussi que ce groupe ethnique prépondérant dont nous avons parlé devait obligatoirement s'unir avec les révolutionnaires du pays de Canaan, ce qui se traduisit sur le plan de la représentation par l'acceptation de croyances en désaccord avec le corpus fondamental de ceux qui avaient déjà connu un grand nombre de situations similaires. Ce qui induisit une lutte entre divers composants de ce corpus que nous désignons hébreux. En particulier, se manifesta une terrible opposition aux tenants du culte de la déesse-mère.

 

            Cette dynamique est directement liée au fait qu'on a affaire à des déracinés et que donc se pose la question de savoir qu'est-ce qui les fonde, qu'est-ce qui peut les unir. Ce ne pouvait pas être une donnée communautaire immédiate étant donné le phénomène de déracinement, ainsi que le fait du grand nombre d'ethnies différentes dérivants d'autant de communautés; en conséquence, ce ne pouvait pas être non plus les rapports de parenté, puisque provenant d'ancêtres multiples et divers; ce ne pouvait pas être un phénomène de fonciarisation puisque le pays était à conquérir. Il n'existait pas pour fonder, enraciner. Enfin, ce ne pouvait pas être une représentation particularisée, par exemple un dieu lié strictement à une ethnie; il fallait au contraire un dieu équivalent général où tous les autres s'abolissent et se confirment. Or, Yahvé est considéré comme ayant été d'abord un dieu ethnique, disons de ce noyau dont nous avons parlé, et il assuma, justement au moment où se déroule le procès fondamental d'exclusion et de révolution, un caractère autonomisé en quelque sorte. Il fallait qu'il soit unique pour tous les composants de ce qui se constituait en peuple, certains disent en nation, les hébreux[23].

 

            Cette même dynamique implique l'importance de l'alliance qui d'abord à notre avis est celle entre les groupes ethniques, et ne peut plus être celle antique, prônée au sein de tribus à communauté immédiate, vivant de la chasse dont nous avons parlé dans le chapitre consacré à cette dernière. Elle doit être fondée sur d'autres éléments assurant l'assise en même temps d'autres participations sans lesquelles il ne peut y avoir formation d'un tout uni. Cette alliance se crée en liaison avec une perspective commune: la conquête de la terre promise et la possibilité d'accéder à un type de vie meilleur. Mais celle-ci manque de garantie, d'une justification essentielle. C'est alors que l'alliance avec dieu résout la difficulté en accédant au rang de loi. En outre le fait du déracinement entraîne que rien ne peut être fondé sur le passé, mais sur un futur. Pour le justifier, ainsi que tout le devenir qui est considéré comme l'engendrant, c'est-à-dire l'action entreprise, il y a interprétation du passé.

 

            L'alliance était d'autant plus nécessaire qu'il y avait des tensions au sein du regroupement.

 

            En ce qui concerne le dieu unique il convient de noter l'ambiguïté de la lutte contre l'État sous sa première forme, contre l'unité supérieure, parce qu'on peut considérer ce dieu comme un substitut, c'est lui qui unit et fonde, et son alliance garantit celle entre tous les composants du regroupement.

 

            C'est un vaste opérateur de justification, il a élu un peuple et de ce fait, le fonde. Donc essentialité de la reconnaissance: Dieu reconnaît son peuple et celui-ci en fait d'autant, au sens où il est apte à le repérer mais aussi au sens où il se sent débiteur vis-à-vis de lui: il lui doit tout.

 

            “Les hébreux les premiers eurent au contraire l'idée que le projet d'une condition humaine différente, c'est-à-dire d'un ordonnancement différent de la société, et donc des rapports entre les hommes, fut concrètement réalisable. Ils imaginèrent donc les premiers qu'un peuple entier puisse donner une condition humaine nouvelle et plus heureuse, c'est-à-dire une forme de vie et des relations sociales diverses, et meilleures que celles existant au monde. La “Terre promise” vers laquelle se mouvèrent les hébreux en fuyant l'Égypte ne fut pas simplement la “mythique terre des aïeux”, mais elle fut surtout la préfiguration d'une vie plus heureuse qu'ils auraient pu justement réaliser dans la “Terre promise”. Cela parce qu'ils auraient été indépendants et les artisans de leur propre existence, en une terre qu'ils imaginaient en ne peut plus fertile et propice. C'est là justement la grande, l'extraordinaire nouveauté historique qui se réalisait, celle d'un peuple qui ne se rebellait pas simplement contre quelque chose et fuyait quelque chose (tous les “Hapirou” avaient à divers moments vécu une expérience semblable), mais se mouvait vers quelque chose qui n'existait pas encore et qu'ils voulaient faire exister par leurs propres forces. Toutes les fois que les hommes ont, au cours de l'histoire, condamné la société dans laquelle ils vivaient et ont cherché à réaliser une société diverse – et pas seulement un changement de la vie individuelle de la société en place – ils se sont mûs sur la base d'une idée que les hébreux les premiers avaient créé: l'idée d'un projet de l'homme divers, de l'homme existant, d'une assise de la société différente de celle historiquement existante, d'une possibilité qui devait être actualisée, l'idée en somme que le devoir de l'homme ne consiste pas dans l'acquiescement des conditions de vie qui lui sont données et imposées, mais dans la fidélité à une “loi” qui a pour fin leur transformation. Naquit ainsi pour la première fois, l'idée de l'histoire, c'est-à-dire que les vicissitudes humaines réalisent une transformation continue vers quelque chose qui est différent de ce qui existe déjà, qui constitue un projet à atteindre, une terre promise où aborder. Celui qui ne cherche rien de différent de ce qu'il a déjà, de ce qui est déjà, ne peut avoir non plus le sens de l'histoire. L'histoire est en fait une transformation de l'homme, et la transformation présuppose un mode d'être initial et un mode d'être final différent de celui initial.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, pp. 147-148)

 

            Il y a donc une dimension utopique dans l'entreprise des hébreux qui implique d'une part, le refus du monde en place, et d'autre part, la volonté de créer une autre forme de convivialité. Or ceci s'est également manifesté en Grèce ou en Chine. Dans une certaine mesure ceci s'est réalisé à Athènes par exemple et si les forces démocratiques furent finalement soumises à une unité supérieure, ce fut sous la contrainte. En revanche, les hébreux instaurèrent, après la période des Juges, fort originale et réalisant en partie l'utopie, l'État contre lequel ils avaient toujours lutté, rentrant dès lors dans le courant historique normal[24].

 

        9.2.5.1.3 L'empire Ourartou fondé aux alentours du VIII° siècle, unifia, à partir de l'Arménie actuelle, une vaste zone du Proche-Orient, du haut Euphrate à la chaîne du Kurdistan. Il présente deux caractères déterminants pour le développement ultérieur de cette aire: l'existence des grands travaux hydrauliques, une certaine planification centrale comparable à celle de la Chine, la tendance à constituer une aire autarcique, ce qui conditionna la conquêtes et la volonté de contrôler les voies commerciales, afin de les intégrer dans tout l'empire. Les peuples commerçants y trouvaient leur compte, car ce dernier leur assurait une sécurité et une extension de leur champ d'activité. Voilà pourquoi les araméens soutinrent les ourartéens.

 

            Cependant, ce même phénomène jouait également en ce qui concerne l'empire néo-assyrien[25] d'où le heurt qui se produisit entre les deux formations cherchant à tout englober, en particulier à propos du contrôle de la Syrie, point de départ d'importantes voies de communication. Ce qui est essentiel chez les assyriens, c'est l'importance de leur armée dotée d'armes de fer et comprenant une puissante infanterie, qui put largement rivaliser avec les troupes possédant des chars de guerre. Ils mirent au point en outre, une cavalerie efficace. Ce second empire put dès lors dominer surtout par la puissance de son armée qui opéra en tant qu'immense police contrôlant et maintenant unies les différentes parties de celui-ci.

 

            Un autre empire présente un grand intérêt, c'est celui des chaldéens, dans la mesure où il fut l'oeuvre d'un peuple commerçant. Dans ce cas, il y eut une meilleure intégration du mouvement horizontal au sein d'un empire donné; mais encore une fois il n'y eut pas de réflexivité, parce que la domination de la production n'était pas réalisée.

 

            C'est au cours des VII° et VI° siècles que le mouvement de la valeur prend une importance considérable dans toute l'aire proche-orientale et c'est, nous l'avons vu à sa périphérie, que surgit le mode de production esclavagiste. Ceci entraîna des luttes intenses qui conduisirent à l'écroulement de l'empire néoassyrien, qui fut remplacé par un empire néo-babylonien, qui intégra de façon plus efficace le mouvement de la valeur, tendant à s'affirmer de façon réelle au centre même de l'empire. Toutefois il est intéressant de noter à quel point ceci était encore faible car ce sont souvent les temples qui étaient des centres d'entreprises commerciales, c'est-à-dire qu'il y avait une tendance à résorber le phénomène de la valeur en le ramenant à sa dimension verticale.

 

            “Les temples mésopotamiens, et particulièrement celui de Mardouk à Babylone, étaient aussi de véritables entreprises commerciales, insérées dans un long rayon de relations mercantiles avec d'autres temples et avec des marchands privés. Les bourses de cuir contenant des quantités déterminées d'argent contresignés par le sceau de la cité phénicienne d'origine, circulaient au sein de tous les échanges, et étaient autant d'équivalent généraux, sinon encore des monnaies. Chaque temple utilisait comme moyen de mesure l'argent, pour compter ses sorties et ses entrées, et il y a avait l'obligation de verser la dixième partie de ses entrées commerciales au souverain, qui s'en servait pour rétribuer ses fonctionnaires et officiers (aux soldats au contraire on distribuait des rations en nature, auxquelles les temples devaient contribuer en cédant la dixième partie de leur produit agricole). On était sur le seuil de l'économie monétaire...” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 295)

 

            Ainsi on constate la continuité du phénomène puisque dès l'époque sumérienne, les temples furent des lieux où la valeur tendit à s'imposer. En outre, on perçoit la difficulté de son autonomisation, et ceci se confirme avec finalement la réalisation de l'empire perse du milieu du V° siècle à la fin de celui-ci, qui va englober toute l'aire proche-orientale et qui réalise une synthèse comme l'expriment fort justement les auteurs précédemment cités.

 

            C'est une synthèse et en même temps le blocage d'un certain devenir, à cause de la réinstauration d'une unité supérieure qui unit les divers éléments. En particulier, il y a une intégration du phénomène de fonciarisation en rapport à la volonté de maintenir une autarcie, une autochtonie, ainsi que celui de la valeur.

 

            En outre, il est essentiel de noter que le triomphe de cet empire est lié à la violente rébellion de divers peuples contre l'empire néo-babylonien. L'unité supérieure s'incarna dans la caste militaire des perses et elle opéra en tant qu'unité protectrice et bienfaitrice pour tous les composants de l'empire, de telle sorte qu'il y eut une articulation très souple entre un centralisme directionnel de la totalité et une décentralisation productrice permettant la coexistence de diverses aires qui avaient entre elles d'intenses échanges assurés surtout par les araméens. Cependant il y eut un recul du phénomène conduisant à la formation de la monnaie car ce qui était échangé était un surplus en nature.

 

            “L'empire perse était organisé pour être un grand organisme économiquement autarcique, dans le sens que toutes les nécessités économiques de chaque satrapies auraient dû trouver les moyens pour être satisfaits, ou dans la satrapie elle-même, ou au moins, dans les autres satrapies, mais toujours à l'intérieur de l'empire.” (O.c., t. 1, p. 274)

 

            Cet empire qui englobe également l'Égypte (ceci avait été momentanément réalisé par les assyriens) et vise donc à englober l'autre centre de développement ayant opéré en Afrique, empiète en outre, avec la conquête de la Dangianie, sur l'aire hindoue, ce qui fait qu'il tendit à effectuer une certaine unification d'une grande partie de l'Asirope. Il est en fait le premier empire réalisant une telle oeuvre. C'est pourquoi il va servir de modèle. En effet, les macédoniens refirent ce que les perses avaient effectué en y englobant l'aire grecque. Toutefois ceci ne dura pas et cela fut suivi de la formation de divers empires plus réduits luttant pour refaire l'unité chacun à son profit.

 

            Les romains dilatèrent vers l'Occident ce même empire mais ne purent jamais conserver toute la partie orientale, sans parler de la fraction relevant du domaine hindou qui échappa définitivement à la domination des centres occidentaux.

 

     9.2.5.2  Avant d'aborder l'étude des caractères essentiels de l'histoire de l'Inde jusque vers 200 avant J.- C., il nous faut faire quelques remarques sur la totalité de cette aire géo-sociale. Nous l'avons déjà affirmé – et nous voulons essayer d'expliciter cette affirmation – que les formes primitives de la communauté avaient tendance à toujours réabsorber, résorber les diverses transformations sociales. Ainsi, si l'on peut dire que l'unité supérieure s'est en définitive imposée en Inde avec ce que K.Marx appela, à la suite de divers théoriciens, le despotisme oriental, puis mode de production asiatique, il faut tenir compte que ceci est dû au fait que les vieilles communautés naturelles tendaient à se reformer en opposition tant à l'affirmation foncière d'une organisation humaine qu'à celle de la valeur, inhibant ainsi tout le développement soit du type occidental, soit du type perse ou chinois.

 

            Pour justifier cette affirmation globale nous partirons d'abord de l'Inde contemporaine telle qu'elle se présentait il y a vingt ans à D. Kosambi (son livre est de 1965) qui écrivit Culture et civilisation de l'Inde ancienne, éd. Maspero. Il met en évidence la persistance des formes tribales.

 

            “Plus on descend dans l'échelle économique, plus les castes que l'on rencontre sont basses dans la hiérarchie sociale; tout en bas nous trouvons des groupes purement tribaux, dont beaucoup sont restés au stade de l'économie de cueillette; or, de nos jours, leur environnement social est formé de cultivateurs, en sorte que la cueillette et le ramassage d'aliments, pour ces castes inférieures ou ces tribus, ne sont souvent rien d'autre que le vol ou la mendicité; ces groupes ont été soigneusement catalogués comme “tribus criminelles” par les britanniques, parce qu'ils ne reconnaissaient, en général, aucune loi en dehors de la tribu.” (p. 33)

 

            Et ceci vient après l'affirmation qui nous semble essentielle en ce qui concerne non seulement la question de la communauté, mais celle de la représentation hindoue.

 

            “... tandis que les castes et sous-castes, que l'on observe dans la réalité, proviennent de groupes tribaux d'origine ethnique diverse, comme leur nom suffit à le montrer.” (pp. 32-33)

 

            On doit noter que la première citation nous montre également un point fondamental: l'agriculture n'a pas totalement triomphé en Inde. Un peu plus loin, D. Kosambi est encore plus explicite.

 

            “Il nous serait facile de montrer que bien des castes doivent la situation économique et sociale misérable qui est aujourd'hui la leur, à leur refus d'entrer dans l'ère de l'agriculture et de la production des aliments. Les castes les plus basses conservent souvent des rites, des coutumes, et des mythes tribaux.” (p.33)[26]

 

            J. Beachler, de son côté, dans La solution indienne, éd. PUF, affirme que dans le système des jati (castes) survivent des éléments tribaux ou lignagers (p. 16). Il fait en outre la remarque suivante: "N'oublions pas que jusqu'au XIX° siècle, l'Inde avait encore de nombreuses terres vacantes et d'immenses forêts à défricher” (p. 19). Ce qui permettait à différents hommes et femmes de fuir certaines situations sociales souvent trop contraignantes, mais aussi à des tribus de subsister.

 

            On ne sait pas grand chose sur ce qui est advenu après la chute de Mohenjo-Daro et celle de Harappa. Il est probable qu'on eut un repli sur de petites communautés. Puis, on a, dans le nord de l'Inde, l'invasion des aryens, groupements de populations semi-nomades et guerrières, méconnaissant l'État, et pratiquant l'agriculture sur brûlis et l'élevage. Toutefois on ne sait pas exactement comment elles étaient organisées au moment de l'invasion vers le début du II° millénaire av. J.-C., en provenance des hauts plateaux.

 

            Ils soumirent les autochtones et créèrent une forme foncière de domination. Le groupement dirigeant était aryen. Il constitua ce qui sera définit ultérieurement une caste, où la dimension ethnique est déterminante. Elle est signifiée ici par la couleur de la peau: le dominant (aryen) a la peau claire, le dominé (dasa) a la peau sombre (ce qui n'implique en aucune façon que tout le système des castes soit fondé là-dessus). Entre castes aucun mariage n'est possible.

 

            Il y avait bien une fonciarisation parce que les aryens vinrent simplement se surajouter à l'organisation sociale en place (comme le firent les indo-européens au Proche-Orient) et monopolisèrent le gouvernement et les fonctions guerrières nécessaires surtout pour s'imposer aux autochtones.

 

            Au fond il y avait une sorte de complémentarité qui s'instaura entre des communautés plus ou moins dissociées, dilacérées par des antagonismes et des question de pouvoir, et une couche d'hommes qui vient assurer une espèce de police. En compensation des services rendus dans le maintient de l'ordre, ces guerriers recevaient un tribut. Ainsi la présence de ces derniers accusa les heurts entre les vieilles communautés hindoues en même temps qu'elle permit leur maintien. Toutefois le heurt entre les différents rajas – chefs de guerriers d'un territoire donné (ce qui exprime bien la fonciarisation) -  accéléra la décomposition des communautés.

 

            On doit noter que progressivement la forme de domination devient proche du type spartiate, c'est-à-dire qu'il y avait réellement domination d'une ethnie sur une autre.

 

            Cependant le développement ultérieur devait amener une différenciation importante dans la communauté arya, ne serait-ce qu'à travers l'accroissement de la population, ce qui conditionna un mouvement de colonisation de très vaste ampleur qui dura un demi-millénaire (du milieu du II° millénaire au début du premier). Il s'effectua dans l'Inde septentrionale, des sources de l'Indus à l'embouchure du Gange, zone peu habitée et où les habitants vivaient en communautés plus ou moins immédiates.

 

            Il permit la formation d'une couche de paysans propriétaires terriens[27] ainsi que d'une couche de guerriers qui avaient accompagné ces derniers pour les protéger ou pour détruire les populations autochtones.  En  un mot, on eut un autre vaste mouvement de fonciarisation: appropriation de la terre permettant de fonder des communautés hiérarchisées où une couche particulière d'aryens (ksatrya) avaient maintenant la direction, le pouvoir; tandis que d'autres vont produire (vaiciya) et les autochtones (soudra) seront d'une manière ou d'une autre asservis. En tenant compte qu'avec le groupe des brahmanes formés à partir des anciens sacerdoces de la communauté védique, nous avons la mise en place d'un premier système de castes (varna) tel que l'indique les Lois de Manou .

 

            88. “Il donna en partage aux Brahmanes l'étude de l'enseignement des Védas, l'accomplissement du sacrifice, la direction des sacrifices offerts par d'autres, le droit de donner et celui de recevoir;

 

            89. “ Il imposa pour devoirs aux ksatriya de protéger le peuple, d'exercer la charité, de sacrifier, de lire des Livres sacrés, et de ne pas s'abandonner aux plaisirs des sens.

 

            90. “Soigner les bestiaux, donner l'aumône, étudier les Livres saints, faire le commerce, prêter à l'intérêt, labourer la terre, sont des fonctions allouées aux vaisya.

 

            91. “Mais le souverain maître n'assigna au soudra qu'un seul office, celui de servir les classes précédentes, sans déprécier leur mérite.” (éd. D'aujourd'hui, pp. 17-18)

 

            Toutefois il semble bien que le système des castes proprement dit ne put réellement s'instaurer que lorsqu'il y eut immobilisation du phénomène, c'est-à-dire quand la colonisation ne fut plus possible par suite de la conquête des différentes terres exploitables en fonction des techniques agraires d'alors.

 

            Pendant la période antérieure, nous avons donc une fonciarisation et c'est à dessein que nous ne parlons pas de féodalisme comme font divers historiens, sociologues, etc..

 

            Notre position n'est pas déterminée par le fait que nous voulons préserver une originalité, une supériorité à l'Occident (et dans ce cas, également au Japon, qui connut lui aussi cette forme de production, de société), pour la simple raison que nous ne considérons pas obligatoirement le féodalisme comme étant supérieur. En fait, du point de vue du mouvement de la valeur, il marque une phase de recul, il en est de même en ce qui concerne l'État. Il est difficile en outre de parler d'accroissement des forces productives, tout au moins pour la première période de celui-ci. Il y a également un recul de l'extension de la propriété privée, de l'affirmation de l'individu, mais en revanche un refleurissement de la communauté.

 

            Or, nous avons en Inde au cours de la phase qui nous occupe, développement de la propriété privée, de la valeur surtout à partir du VII° siècle, avec émergence d'un groupement de marchands qui aura un très grand rôle.

 

            Tant que le mouvement de colonisation était possible, il ne pouvait y avoir qu'un développement centrifuge qui empêchait l'instauration-concentration d'un pouvoir, donc formation d'un État du premier type.

 

            Avant de poursuivre ces remarques sur les caractères de la fonciarisation qui peuvent se présenter comme manifestant des formes antédiluviennes de féodalisme (comme on a pu parler de formes antédiluviennes archaïques du capital) il convient de noter une différence importante avec ce qui se passe dans les autres aires. C'est la manifestation d'une résistance très puissante des communautés. Elles sont englobées mais ne disparaissent pas, de telle sorte qu'il n'y a pas l'homogénéisation que l'on constate tant en Occident qu'en Chine. Le principe d'englobement[28] fonde une hiérarchisation qui assure un positionnement non des membres de la communauté totale (ensemble des communautés), mais des différentes communautés et ce par rapport à l'unité supérieure qui – et c'est une autre différence – n'est pas unitaire comme en Égypte ou en Chine, mais est divisée car représentée par les brahmanes et les ksatriya. Ce qui nous conduit à mettre en évidence une autre caractéristique: l'existence d'un mécanisme qui tend à empêcher l'autonomisation du pouvoir. En effet, le fait que les ksatriya commandent, mais ne peuvent pas accomplir les sacrifices fondant en définitive les déterminations essentielles de la communauté, tandis que les brahmanes peuvent sacrifier, mais dépendent matériellement des ksatriya, conduit à un blocage du pouvoir. Il y a une certaine dualité de celui-ci: les brahmane président à la réalisation de la loi qui gouverne l'univers, dharma, tandis que le ksatriya-roi s'occupe de l'artha.

 

            Dès lors la bonne marche du royaume dépend non pas du simple comportement du roi (comme en Chine avec l'empereur), mais du bon rapport entre celui-ci et les brahmanes. Si le roi usurpe le pouvoir de ces derniers, il peut en résulter des calamités comme la sécheresse.

 

            Ainsi lorsque la phase de colonisation prit fin, on passa en quelque sorte à un développement intensif, et les guerres concernèrent dorénavant les divers groupements aryens, les divers centres de pouvoir terriens dominés par les ksatriya. Il y eut des révoltes paysannes et une crise profonde au VIII° siècle qui désorganisa les centres. Il semblerait qu'une des causes de la sortie de cette période de marasme, fut la bonification de nouvelles terres et l'irrigation, ce qui impliqua une organisation sociale du travail, laquelle aboutit à restaurer une unité supérieure qui put commander, diriger tous ces travaux. C'est pourquoi ce qu'on appelle les monarchies absolues sont des états du premier type. On y a un roi qui est au sommet de l'organisation, et une couche sociale – désignée caste bureaucratique – qui incarne avec lui l'unité supérieure se greffant sur l'ensemble du corpus social. C'est à ce moment-là que les brahmanes jouent dans une certaine mesure le rôle des lettrés en Chine.[30]

 

            Toutefois, le phénomène fut limité dans son expansion spatiale, parce qu'il y eut plusieurs royaumes (Magadha, Kosala, etc..) et dans sa réalisation même, du fait du développement, vers le VI° siècle, des “républiques autarciques” où le phénomène fut le même mais où l'unité supérieure ne s'incarna pas dans un roi, mais dans un groupe de ksatriya qui élisaient un raja (roi à pouvoir limité).

 

            Encore une fois nous voyons se manifester un frein à l'autonomisation du pouvoir. Et nous pouvons affirmer que la problématique développée par Clastres dans La société contre l'État est valable pour l'Inde.

 

            A partir du V° siècle, le mouvement de la valeur prend de l'importance dans l'aire hindoue.  Comme  ailleurs, il tend à la fois à saper les anciennes structures, à s'opposer aux divers centres de pouvoir, et à susciter un mouvement d'unification. C'est pourquoi il favorisera l'édification de ces monarchies absolues et celles-ci opèreront de même à son égard. Ce phénomène témoigne d'une analogie avec l'Occident puisque la monarchie absolue apparut dans cette zone lorsque justement le mouvement de la valeur reprit de l'importance, et d'une différence parce que ce fut le moment où le pouvoir féodal régressa considérablement. Autrement  dit, en Inde, la formation de ces monarchies indique l'impossibilité de l'instauration d'une fonciarisation parfaite, d'un féodalisme.

 

            C'est à partir de cette époque que le système des castes (jati) dut prendre de la consistance[31].

 

            On peut le considérer comme un moyen pour les différentes communautés de se préciser, délimiter. Probablement, à l'origine, les castes furent de façon prépondérante des ethnies asservies. Il est clair qu'ensuite, avec l'accroissement du champ de production, donc avec l'apparition de nouvelles activités, ainsi qu'à la suite de la division du travail, les castes purent être des communautés déterminées par une activité donnée. Celle-ci permettait à un groupement d'hommes et de femmes de se poser unis entre eux mais séparés du reste. D'autres facteurs jouèrent également pour leur formation, structuration et subdivision.

 

            C'était donc un moyen de se préserver contre un ordre implacable, assurant une vie misérable pour le grand nombre, de telle sorte que les membres de ces royaumes ou républiques étaient sécurisés, parce qu'englobés dans diverses communautés, mais ils étaient dans le même temps très limités, bloqués, inhibés.

 

            Il est normal que les plus opprimés se rebellassent contre un tel système, tandis que ceux qui étaient les plus près de la Gemeinwesen en place se rendissent compte de l'inaptitude de l'unité supérieure, sous ses diverses faces (uniple ou multiple) à assurer une vie correcte pour tous. Ils perçurent l'impasse.

 

            L'approche théorique du sujet et la recherche d'une représentation permettant de comprendre le devenir social s'est effectué au travers des Upanishad qui parurent à partir du VIII° siècle, c'est-à-dire à partir du moment où s'opéra un certain blocage de l'expansion: arrêt de la colonisation.

 

            C'est au VI° siècle que cette impasse fut perçue de façon plus percutante et insoutenable, d'où l'émergence d'une pratique de sortie du monde en place, ainsi que celle d'une représentation correspondante.  Ce  qui devait rendre intolérable l'enserrement, l'englobement, l'insertion dans les diverses communautés, c'est le fait que se manifesta alors un phénomène d'individualisation porté par le mouvement de la valeur devenu très puissant à partir du VII° siècle. Il amenait au sein des diverses communautés, surtout celles situées au sommet de la hiérarchie, le surgissement de possibles, qui ne parvenaient pas à les dissoudre, mais rendaient la situation intenable par suite d'une contradiction asphyxiante. D'où la seule voie pour réaliser ces possibles, c'était de sortir de ces communautés. La réalisation des individus s'effectuant dans un devenir hors du monde en place (jaïnisme et bouddhisme).

 

            Nous retrouverions ce problème lors de l'étude des réactions au devenir hors nature, et nous verrons la limite de cette individuation. Ce qui nous intéresse à ce niveau, c'est que la société en place formée de communautés emboîtées, parvint à intégrer ce phénomène en posant l'ensemble de ceux qui abandonnaient la société comme formant une communauté, hiérarchiquement supérieure. De telle sorte que ceux qui voulurent mettre fin au samsara se retrouvèrent comme étant les artisans de son extension[32].

           

           Ceci exprime bien la puissance des diverses communautés et celle de l'unité supérieure qui, pendant des siècles, parvint, par suite de l'équilibre entre les différentes forces: communautés, fonciarisation, mouvement de la valeur, à s'imposer. Ceci se réalisa sur une vaste échelle avec la formation de l'empire Maurya par Candragupta (320-293 av. J.-C.)[33)
.

            C'est une époque où se vérifia un phénomène qui aura une ampleur plus considérable et des conséquences plus durables en Chine: l'autonomisation du pouvoir et sa théorisation. En effet, l'Arthasastra de Kautilya sur lequel nous reviendrons ultérieurement expose parfaitement le principe de ce que Wittfogel appelle société hydraulique, divers auteurs, dont Marx, despotisme oriental, puis mode de production asiatique (ici, dans sa variante hindoue).

 

            Dans cette société les brahmanes jouent de façon limitée le rôle des lettrés chinois. Mais, à l'inverse de ceux-ci, ils détiennent un pouvoir qui tôt ou tard entre en contradiction avec celui du despote roi, et va le limiter, ce qui fait que l'unité supérieure ne put pas se réaliser de façon aussi efficace en Inde qu'en Chine; c'est pourquoi il y eut en Inde, comme dit précédemment,  un frein considérable à l'autonomisation du pouvoir. Ceci put se produire durant une période assez limitée dans le temps à cause de l'équilibre indiqué plus haut et à cause aussi du phénomène d'individuation, autre donnée transitoire dans le maintient de cet équilibre.

 

            En conséquence, sous l'empire Maurya, le pouvoir central tendit à faire se développer une couche de fonctionnaires de l'État, avec des inspecteurs, des espions divers, etc.. Mais ils ne purent en aucune façon former une communauté apte à s'emboîter dans l'ensemble social et réaliser leur tâche de contrôle et de gouvernement, à cause de leur création artificielle, de leur individuation et à cause de l'opposition des brahmanes à l'extension du pouvoir.

 

            L'unité supérieure put s'imposer de façon efficace au III° siècle par suite du renforcement du phénomène communautaire en ce sens que son instauration permit d'englober tout ce qui tendait à se séparer, à se diviser, et ceci concernait également tous ceux qui tendaient à sortir du monde en place. Les différentes sectes qui se développèrent servirent de soupapes de sécurité en constituant des communautés négatives, intégrées dans le tout.

 

            La meilleure preuve de l'implantation de l'État sous sa première forme, c'est que “brahmanes et ksatriya n'exerçaient directement aucun pouvoir militaire ou politique sur les autres couches de la population, de même qu'ils n'exploitaient pas directement leur travail. Le surproduit était au contraire distribué aux classes féodales seulement à travers l'Ėtat; les classes travailleuses étaient directement exploitées par l'Ėtat, qui exerçait sur elles une oppression politico-militaire.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 670)

 

            Les auteurs de ce texte, partisans de la théorie de la présence d'un féodalisme en Inde, parlent de classes féodales. Toutefois, comme cette citation elle-même le montre, il nous semble plus juste de parler de reformation d'un État de la première forme s'implantant sur un système de communautés plus ou moins intérieurement dissociées. En effet il est également fort difficile de parler de classes, bien qu'elles aient eu tendance à se former. Car, étant donnée l'inexistence réelle d'individus, il est impossible d'avoir des classes comme en Occident. Celles-ci peuvent apparaître uniquement en tant qu'ensemble de personnes ayant une situation définie. Or ce qui est essentiel ce sont les relations entre ces personnes. Le système des castes – communautés restreintes et plus ou moins figées – empêche une effectuation d'une dynamique de classes.

 

            En conséquence, on a une période assez extraordinaire en ce sens que diverses formes tendent à s'instaurer, mais aucune ne parvient à une véritable effectuation, parce que le phénomène communautaire tend à tout résorber, ce dont l'unité supérieure put profiter durant une certaine période. Ceci se perçoit profondément au travers de la tendance à la réalisation de l'autarcie et au maintien de l'enracinement.

 

            La conversion d'Asoka (268-231 av. J.-C.) au bouddhisme peut être considérée comme une tentative ultime de l'unité supérieure en vue d'assurer son implantation définitive, donc sa pérennité. En effet, en donnant la prépondérance aux bouddhistes sur les brahmanes, cela permettait au roi d'éliminer un frein à l'autonomisation du pouvoir, à la réalisation d'une unité englobante, despotique; en même temps que cela permettait de renforcer son pouvoir par l'affirmation d'une communauté négative, fondant par là même la positivité de son rôle référent essentiel.

 

            “Ils ne sont pas éloignés de la vérité ces historiens qui pensent que Asoka soit d'une certaine façon comparable à l'empereur Constantin. L'un et l'autre se sont en réalité prévalu de la religion à laquelle ils sont convertis (le premier au bouddhisme, le second au christianisme) pour réabsorber les tensions sociales engendrées par l'oppressivité de leur propre empire, et en renforcer les structures.” (idem, t. 1, p. 675)

 

            Dans le cas du bouddhisme, il convient mieux de dire que c'est à ce moment là qu'il s'est constitué en religion, ce qu'il n'est absolument pas au début. Ceci dit, il est évident que ce dernier en intégrant la représentation du samsara, le cycle des réincarnations, meilleur moyen de justifier l'ordre social avec ses diverses oppressions et ignominies, et en plaçant une communauté qui fonde tout l'ensemble, hors du monde – ce qui implique une non contestation du pouvoir, ce que faisait la caste des brahmanes – permettait de tout récupérer dans un non-antagonisme. Encore une fois la sortie hors du monde en venait à justifier l'empire, c'est-à-dire un État de la première forme. Il ne s'agit pas de réduire le bouddhisme à sa phase récupérée (pour le jaïnisme, le phénomène est moins apparent); il manifeste la recherche d'un devenir où n'opèrent aucun des éléments de la dynamique dont nous avons souvent parlé (mouvement de la valeur, fonciarisation, etc..), et de là, le posé d'un vide. Il manifeste aussi le refus de l'uniple sous la forme de l'unité supérieure comme du multiple sous la forme des diverses communautés-castes et, en conséquence, de la particularité. Il va donc plus loin que ne le fait la thématique posée par Clastres.

 

     9.2.5.3. L'histoire de la Chine après la dynastie des Shang est généralement divisée en périodes qui sont les suivantes: de 1027 à 770, c'est celle des Tchéou, de 770 à 475 celle des Hégémons ou des Printemps et Automnes, enfin de 475 à 221 celle des Royaumes combattants (toutes les dates sont avant J.-C.)

            On retrouve ici le phénomène de guerre et de conquête déjà signalé dans les autres aires et celui du remplacement de l'unité supérieure représentée par un groupement restreint de la communauté par un groupement d'une ethnie différente. D'où après la dynastie des Shang, on eut celles des Tchéou (tribus guerrières qui habitaient les hauts plateaux du Shansi). On a alors un phénomène de dépendance d'ethnie à ethnie, de clan à clan, et le développement d'une fonciarisation, c'est-à-dire d'un développement d'une structure sociale à partir de la médiation terrienne, qui implique un repli, un reflux de la communauté sur des bases plus réduites.

 

            Cette fonciarisation est liée à la conquête puisque les portions du territoire furent données aux divers chefs membres de la maison des Tchéou.

 

            Toutefois durant la première période, il y a également naissance de deux éléments essentiels qui vont au-delà de la fonciarisation. Le dogme du fils du ciel, de telle sorte que si l'unité supérieure ne règne plus de façon effective, elle persiste dans la représentation qui se précise. Ensuite il y a la formation des lettrés.

 

            “En outre, leur religion du ciel contenait cette conception qu'il existe une interconnection entre le Ciel et la Terre: tout ce qui arrive dans le Ciel a sa répercussion sur la Terre et vice-versa. Si donc une cérémonie est accomplie de façon “erronée”, il en résulte une influence néfaste dans le Ciel, et la pluie ne tombe pas, ou le froid arrive trop tôt, etc.. Il est par conséquent très important de tout faire “correctement”.  Aussi  les souverains des Tchéou acceptèrent-ils volontiers que les anciens prêtres Shang procédassent à l'accomplissement des rites et des cérémonies, et enseignassent le bon usage. Ainsi apparaît dès le début des Tchéou une nouvelle classe sociale, celle que l'on peut appeler les Lettrés...” (Eberhard, O.c., p. 37)[34]

 

            Les différents groupements s'érigèrent en royaumes indépendants bien que l'empereur (wang) persista, ayant souvent un rôle d'arbitre et surtout de référentiel. En effet on peut dire que chacun des chefs des royaumes tentèrent de se poser en tant que wang et de réunifier la Chine, donc de restaurer la première forme d'État, dans sa détermination la plus élaborée d'unité supérieure.

 

            C'est dans le petit état de Chou qu'elle se maintint pour l'ensemble du territoire divisé en divers royaumes, car c'est là que se célébrait le “culte du ciel et de la terre”, que seul le wang pouvait effectuer.

 

            En 771 av. J.-C. Lors de l'invasion des nomades Ying, l'Etat de Chou fut occupé, les Tchéou migrèrent dans le Honan; ce fut le début de la période des Hégémons. Elle se caractérise par un nouveau développement de la fonciarisation mais cette fois à partir d'un autre phénomène, qu'on a déjà indiqué à propos de l'Inde. Il y eut une migration de paysans chinois dans les territoires peu peuplés par des tribus à un stade peu évolué de l'agriculture[35]. Ils furent suivis par des guerriers qui les protégèrent contre les aborigènes ou les aidèrent à conquérir des terres.

 

            La propriété privée se développa et avec elle le mouvement de la valeur commença à prendre une certaine extension. Il y a apparition de la monnaie au VII° siècle dans le Chantong (Etat de Tsi), à peu près à la même époque qu'en Lydie et qu'en Inde, ce qui implique un rythme de développement similaire dans les trois aires qui pourtant eurent un développement différent.

 

            On peut considérer que durant la période des Hégémons, il se forme deux types de société: une fondée sur la fonciarisation et une autre tendant à l'être sur le mouvement de la valeur. D'où l'absence d'organicité, ce qui, en définitive, est totalement contraire à la tendance profonde de l'aire chinois[36].

 

            À l'époque suivante, celle des Royaumes Combattants et des “Cent écoles”, la pulvérisation en petits royaumes qu'on peut considérer comme une réaction de l'unité supérieure, en rapport à l'intervention des nomades et à la conquête de nouvelles terres accompagnée d'une exploitation intense de la paysannerie, liée à la multiplication des chefs locaux fonciers, conduisit à une lutte féroce qui eut pour résultat une réduction du nombre de royaumes. 

            Cette période, plus encore que celle qui la précède, revêt une importance considérable parce qu'il y a affirmation de tous les éléments de ce qui est défini comme étant la civilisation chinoise: tous les thèmes sont alors posés. Ceci est dû au fait que c'est une époque de dissolution du vieil ordre social avec émergence de phénomènes fondamentaux dont aucun ne parvient à prédominer; ce qui fait que tout tend à s'autonomiser engendrant un état de tension tel que le débouché est soit l'éclatement total, soit la réalisation d'un compromis, point de départ de la formation d'une nouvelle structure unifiée. Une des meilleures expressions de ce phénomène fut l'Ecole des légistes (née à l'époque des Hégémons aux alentours de 722), à propos de laquelle nous reviendrons dans le chapitre Réactions au devenir hors nature. Elle exprima une volonté de séparation implacable d'avec cette dernière.

 

            Je serai tenté de la considérer également comme une époque d'utopie, c'est-à-dire une époque où hommes et femmes cherchèrent d'autres modes de vie, ne serait-ce que pour échapper aux conditions de vie extrêmement difficiles d'alors. Ceci se retrouvera dans les œuvres de divers personnages qu'on peut considérer comme des réformateurs et que nous tâcherons d'analyser dans le chapitre déjà mentionné.

 

            Du fait que la fonciarisation n'était pas liée au recul du mouvement de la valeur, mais fut en réalité plus ou moins contemporaine de son essor et de celui de la propriété privée, il n'y avait rien qui put freiner les luttes intestines. Cette fonciarisation fut totalement minée par le mouvement de la valeur (les marchands acquirent alors une importance considérable) et on eut abolition de tout le vieil ordre social.

 

            Cette situation de tension était, avons-nous dit, intenable. La mise en place de la solution fut favorisée par la pression des nomades qui s'opéra sur le royaume de Qin (-261), alors que celui-ci était menacé par le royaume voisin de Chao. Pour résister à la double invasion, le chef Hisao Hsiang leva des milices paysannes. Pour les maintenir sous les armes – après le choc entre les deux adversaires – ainsi que pour accroître leur nombre, et ce en dépit d'une terrible famine qui s'était déclarée auparavant – dans le but de pouvoir résister à d'autres assauts éminents, dut recourir à des mesures anti-foncières. Elles s'avérèrent si efficaces que Hisao Hsiang put prévenir l'attaque de son rival du pays Chao et détruire sa puissance.

 

            Les mesures anti-foncières permirent aux paysans de “constituer des villages autonomes qui ne dépendaient plus d'aucun seigneur et qui mettaient en place une nouvelle agriculture, fondée sur l'irrigation artificielle et sous la direction de l'État. Le mouvement paysan à peine né, devint une avalanche.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 684)

 

            Nous avons pensé qu'il était utile de donner plus de détails afin de faire ressortir ce phénomène extraordinaire: l'abandon de la propriété privée et le retour à une possession collective. Ceci n'aurait pas été possible si le besoin de la communauté immédiate n'avait pas persisté et n'avait pas été profondément activé dans les moments très difficiles où prévalut la fonciarisation[37].

 

            Toutefois, il est fort possible également que la propriété privée ne se fusse pas réellement autonomisée, enserrée qu'elle devait être dans des rapports de parenté fort complexes, et limitée par les antiques représentations comme le culte des ancêtres.

 

            D'autres auteurs, comme Eberhard, font remarquer que le royaume de Qin était composé de nombreux marchands et que tout le trafic en provenance ou à destination du Turkestan passait par la partie centrale de ce pays. En outre, cet auteur fait remarquer qu'il était dirigé suivant les préceptes de l'École des Légistes qui surent utiliser au mieux la nouvelle situation économique et sociale et appliquer dans le Qin les innovations administratives et les théories économiques qui avaient été élaborées dans d'autres états plus à l'Est. (Cf. Histoire de la Chine, p. 72)

 

            Ainsi, à l'opposé de Bontempelli et Bruni (reprenant les thèmes de K.Wittfogel), Eberhard rejette l'idée que les données géographiques et l'irrigation conditionnèrent l'agriculture chinoise. En ce cas, on comprend difficilement le bouleversement que cette zone de la Chine connut au III° siècle avant notre ère.

 

            En revanche, l'existence d'une forte couche de marchands, et donc celle d'un mouvement de valeur déjà ample, n'est pas en contradiction avec le développement ultérieur.  En effet, dans la mesure où la valeur ne domine pas la production et que c'est seulement le surplus qui est mercantilisé, il est clair que les marchands aient pu avoir intérêt à soutenir le mouvement des paysans contre les “féodaux”, afin de se libérer eux-mêmes des exactions de ces derniers. Ce faisant, ils tendaient à limiter le mouvement de la valeur.

 

            Tout cela, c'est l'unité supérieure qui devait en profiter. C'est pourquoi se réimposa-t-elle de façon toujours plus puissante. En effet, un roi de Qin avait opéré en tant qu'intégrateur au-dessus des paysans et des “féodaux”, il fit plus en sorte que l'État garantisse la production en veillant à l'entretien des canaux dont la construction remontait au début du VI° siècle.

 

            Il fit plus. Il reprit le titre de Wang qui était celui du chef de la dynastie Tcheou et, en tant que tel, célébra en -248 le sacrifice pour l'ouverture de l'année agricole. Ainsi, l'ancienne forme d'État, l'unité supérieure qui anime l'ensemble du corpus social lui donnant son organicité, était reconstituée. Seulement elle opérait sur une aire encore réduite.

 

            On doit noter que cet acte était en même temps la justification de l'accession de Qin à une prééminence et une affirmation de la continuité sans laquelle l'organicité ne peut se déployer. Or, dans la mesure où cette dernière est recherchée par les diverses ethnies formant la Chine, on comprend qu'un tel acte ne pouvait que rencontrer une adhésion. On peut se demander si ce n'est pas également ce phénomène qui est intervenu chaque fois que les empereurs firent faire des retouches à l'histoire.

 

            De -248 à -221, à la suite de multiples guerres, les sept États des Royaumes combattants disparurent et la Chine connut sa première unification. Le titre de wang, devenu insuffisant, fut remplacé par celui de houang-ti qu'on traduit par empereur.

 

            Quand nous disons que la Chine fut unifiée pour la première fois, nous suivons le mode de parler habituel. Il vaudrait mieux dire qu'elle se constitua alors, parce que l'aire géographique que l'on appelle la Chine s'est formée, au cours de multiples siècles, par dilatation d'une zone réduite au départ, ainsi que par regroupement d'unités qui s'étaient fragmentées. Ainsi, en définitive, on eut unification de divers États chinois, parce qu'ils étaient tous sinisés, sauf rares cas, qui avaient en commun la tendance à instaurer une unité supérieure coiffant une société de type foncier, une forme de féodalisme, et la prétention à dominer l'ensemble sinisé ou en voie de sinisation[38].

 

            A partir de ce moment là, se développa le mode de production asiatique dont on peut trouver l'énoncé des caractéristiques dans maints ouvrages. Ce qu'il nous importe de signaler c'est le double mouvement qui est à l'origine de son instauration: celui de la reconstitution de communautés de type immédiat et celui de l'instauration d'unité englobante.

 

            Les développements ultérieurs amenèrent un renforcement toujours plus grand de cet État, ce qui fit que la restauration de la première forme ne fut pas simplement formelle. En effet, l'État en vint à redevenir possesseur de la terre et de maints produits essentiels: blé, fonte, soie, etc. ces développements sont liés à une lutte contre le mouvement de la valeur et c'est pour éliminer la classe des marchands qu'il y eut un accroissement de l'importance de la bureaucratie qui représente, selon nous, une incarnation, au sens concret, de l'État, de l'unité supérieure.

 

            Ainsi nous pouvons faire une remarque au sujet de l'État. Nous considérons qu'il y a deux formes essentielles: celle de surgie d'un phénomène immédiat, concernant la totalité de la communauté. Il est en fait celle-ci, abstraïsée. La deuxième forme est une forme médiatisée qui est tout à fait différente de la première forme lorsque la médiation est la valeur, ou qui tend à lui ressembler dans la mesure où l'État se réinstaure à la suite d'un équilibre entre diverses médiations. Dans d'autres cas, c'est un peu par excès de langage qu'on parle d'État parce qu'on a affaire à un organisme réduit à un chef et à sa famille. On a donc un recul sur des formes qui n'ont pas de devenir. Lorsqu'on parle d'État féodal et qu'on désigne par là la monarchie absolue réalisée, ou en train de se réaliser, on parle d'un État de la première forme qui s'impose à la suite d'un équilibre entre différentes classes.

 

            Ainsi la fonciarisation, dont le féodalisme n'est qu'un cas extrême,  implique une régression, sinon une disparition de l'État. Cela n'élimine pas la question du pouvoir. On peut constater une grande parenté entre ce qui se passe chez les peuples nomades où l'État parvient difficilement à se constituer, en tenant compte qu'ici l'élément médiateur n'est pas la terre, mais le bétail.

 

     9.2.5.4. Notre exposé sur ce qui est advenu risque – de même en ce qui concerne celui traitant de la première forme d'État – d'être pris sinon comme une apologie de ce dernier, du moins comme son acceptation. En fait, pour le moment, il s'agit de comprendre l'advenu et de constater que malheureusement c'est lui et pas autre chose qui s'est réalisé. Essayer de comprendre n'implique ni acceptation ni justification. C'est  pourquoi il convient d'insister sur le fait que le développement de l'État sous sa première comme sous sa seconde forme s'est effectué avec l'extermination de multiples communautés sur lesquelles nous n'avons pas de documents détaillés pour comprendre quel était leur mode de vie et dans quel devenir elles se plaçaient. A noter également que dans certains cas elles furent détruites par des groupements qui essayaient de fonder une communauté où règneraient des formes conviviales aptes à ne pas engendrer l'État.

 

            Ainsi on peut se demander – en abordant le déroulement historique des faits en fonction de la théorie darwinienne – si finalement n'ont pas été sélectionnés les groupements humains les plus agressifs, ainsi que les plus immédiatistes, c'est-à-dire ceux qui n'envisagent jamais les conséquences ultérieures de leurs actes, pour qui seul le résultat immédiat compte, parce que rendus eux-mêmes immédiats à cause de la séparation de la communauté.

 

            Cependant, le fait que maintes fois, depuis le surgissement de la première forme d'État, hommes et femmes se soient soulevés contre sa domination et celle des structures économiques le sous-tendant, implique, tout de même, qu'il n'y a pas eu une sorte de spéciation, mais que c'est au sein de la totalité de Homo sapiens que persiste la tendance à constituer une communauté non despotique, etc.. Et ce, on peut l'affirmer jusqu'à nos jours; en notant toutefois que le fait qu'il ne puisse y parvenir et le fait qu'il subisse une dissolution – ne serait-ce qu'à cause de l'échappement du procès de connaissance, implique qu'il faille une véritable spéciation, c'est-à-dire la production d'une nouvelle espèce pour réaliser quelque chose qui va peut-être au-delà de ce que Homo sapiens a jamais pu poser: l'intégration dans la nature et l'accès à la réflexivité non seulement pour l'espèce mais pour l'ensemble du monde vivant (nous pourrons dire pour Gaïa).

 

            Pour en revenir à l'Ėtat, disons que dans tous les cas, une condamnation est insuffisante. Elle n'est que l'affirmation d'une impuissance. Il s'agit de rompre avec tout ce devenir en notant à quel point l'espèce s'est laissée piéger par ses représentations et à quel point en s'autonomisant elle est devenue destructrice des autres espèces, comme des groupements qui en elle cherchaient à imposer un autre devenir. Ceci ayant opéré surtout à partir du moment où les hommes ont domestiqué les femmes, on peut dire que ce sont eux qui ont surtout représenté l'espèce et que de ce fait, on peut ajouter qu'Homo sapiens aurait même détruit le sexe féminin s'il n'avait pas été nécessaire pour la reproduction. Ajoutons que le même danger se pose de nos jours sous une autre forme, à cause de l'autonomisation de la science et de la technique et en notant que ceci peut affecter l'homme lui-même: la réalisation du clonage pourrait éliminer les femmes, mais il est possible d'envisager également l'autre possibilité.

 

            La compréhension de ce devenir permet de mieux asseoir une dynamique qui vise non seulement à sortir de ce monde, mais à réaliser une régénération de la nature, à permettre l'émergence de Homo Gemeinwesen, ce qui nécessite la mise en place d'autres relations entre les membres de l'espèce et entre celle-ci et la nature, non posée dans une altérité.

 

            On peut considérer que le développement de l'État dans sa dimension répressive est en rapport avec deux phénomènes: l'accroissement démographique, conduisant à une concurrence entre communautés, entre sociétés, et l'augmentation des forces productives, qui permit la libération d'un grand nombre d'hommes qui purent être embrigadés dans les armées. À ce propos, on peut considérer l'armée en tant que police et organe de conquête pour une aire que, potentiellement, l'unité supérieure (État sous sa première forme), ou la polis (État sous sa seconde forme), pouvait englober.

 

            L'accroissement de la population fut cause de migrations importantes aussi bien chez les nomades que chez les sédentaires. Tant qu'il y eut des territoires plus ou moins inhabités, il put y avoir floraison d'une utopie qui se manifesta en Occident avec la colonisation par les cités grecques entre les VII° et IV° siècles (dates tout à fait approximatives), au XVI°, puis à la fin du XVIII°, et au XIX° siècle (surtout dans la première moitié).

 

            Pour en revenir au phénomène militaire, il convient de noter que, dans des conditions fort différentes, il se manifeste, aussi de façon violente et en rapport avec une augmentation de la population, chez les aztèques par exemple.

 

            En ce qui concerne les différentes aires[39] de l'Asirope, nous avons fait une scansion ou séquenciation (si on veut bien détourner un mot et en créer un autre) en fonction de la réalisation, soit d'un empire unifiant toute l'aire et réaffirmant l'État sous sa première forme, soit celle de l'État sous sa seconde forme. Ainsi nous nous sommes arrêtés à des dates différentes: -221 pour la Chine, -449 pour la Grèce, ayant pris la paix de Callia, qui met fin aux hostilités avec la Perse, comme moment du triomphe de la démocratie fondée sur le mode de production esclavagiste, -530 pour l'empire perse, unifiant la quasi totalité du Proche Orient auquel il faut ajouter l'Égypte, et -330 approximativement, en ce qui concerne l'Inde avec la constitution de l'Empire Maurya.

 

            On peut relever qu'il y a deux moments essentiels: celui de la dissolution de la première forme d'État, en rapport à une série de mouvements de révolte de vaste amplitude, sur lesquels on est peu renseigné. Il  se posa alors, probablement, la nécessité d'un repli et donc celle d'un retour à une situation antérieure, en essayant – peut-être – d'intégrer (consciemment ou non), le fait qu'un membre de la communauté puisse tendre à la représenter, ainsi qu'à réduire l'État à un simple instrument d'intervention, forme sous laquelle il surgit à l'origine. En même temps, un certain nombre d'hommes et de femmes tentèrent d'entreprendre une dynamique diverse.

 

            Le second moment déterminé par l'affirmation du mouvement de la valeur, se place entre le VIII° et le V° siècle. Il est celui où hommes et femmes, après avoir subi un certain nombre de réaffirmations de l'État sous sa première forme sur des aires plus ou moins étendues, recherchèrent activement de nouvelles formes de convivialité. Il y eut une affirmation de ce que l'on peut appeler l'utopie et le réformisme (recherche d'un compromis), sans toutefois qu'il y ait eu une remise en cause de l'assujettissement de la femme. Plus précisément disons que si elle eut lieu, le mouvement qui l'entreprit fut anéanti, ou bien il ne fut pas assez puissant pour infléchir tant soit peu la dynamique régnante, donc aussi bien le comportement social immédiat que la représentation qui lui est liée.

 

            K. Jaspers et L. Mumford ont qualifié cette période de période axiale. Nous reviendrons sur ce sujet dans le chapitre sur les réactions au devenir hors nature.

 

            On peut noter que dans les diverses aires, on a un rythme de développement assez semblable et un point commun déterminant: le surgissement du mouvement de la valeur qui fait que les problèmes posés dès la crise du II° millénaire sont abordés selon une dimension plus ample.

 

            En revanche, il y a une rupture fondamentale, une discontinuité qui se produit avec l'instauration de la polis en Grèce. A partir de ce moment là, il y a une divergence d'évolution qui pose réellement les bases de ce que deviendront l'Occident et l'Orient (proche et lointain) et qui concerne également – si nous sortons des limites de l'Asirope et tenons compte de tout l'œkoumène – l'Afrique, l'Amérique et l'Australie. C'est  donc une réalisation unique. Certes la formation de l'individu, de la propriété privée, l'affirmation du mouvement de la valeur tendent à s'effectuer dans les diverses aires (à l'exception, probablement de l'Australie), mais ce n'est qu'en Grèce qu'on a une sommation des phénomènes et création d'un état du second type.

            Ceci est déterminant pour la représentation qui se déploiera par la suite, tant en Occident qu'en Orient. Toutefois, la divergence ne deviendra réellement spectaculaire, sur ce plan et sur celui de la production matérielle, qu'à partir du moment où le capital – valeur d'échange autonomisée – se sera emparé du procès de production immédiat, puis total. Car à ce moment là, comme nous l'avons maintes fois exposé en nous fondant sur l'oeuvre de Marx, toutes les barrières sont abolies, les tabous brisés, et l'on a un développement indéfini avec lequel aucun autre mode de production, et donc aucune formation sociale, ne peut rivaliser.

 

            Mais pour que le capital triomphe, nous le verrons, il faudra que justement la valeur s'empare du faire et se pose en science, comme cela se vérifiera au XVI° siècle en Occident, et là seulement. Or sans la science, il y a impossibilité de transformer ce qui est coutumier, traditionnel et limité, en un procès qui a sa rationalité interne; de même qu'il n'est pas possible de transformer l'inné en acquis, ce qui permet d'accéder à une production en quantité indéfinie. Nous verrons cela au cours des autres séquences historiques que nous allons analyser ultérieurement, pour montrer, en particulier, les difficultés que rencontrèrent la valeur, puis le capital, pour s'imposer, et par là, la difficulté que rencontra l'effectuation totale de la divergence-discontinuité qui s'était opérée en Grèce entre le VII° et le V° siècle.

 

   9.2.6.   Parvenu à ce stade de l'exposé des rapports entre tendance à réformer une communauté plus ou moins immédiate, à opérer un repli sur des unités plus réduites que l'empire, et donc à une fonciarisation (terre déterminant l'existence des hommes et des femmes), celle d'une réinstauration de l'unité supérieure, et enfin le mouvement de la valeur lui-même, en rapport avec l'affirmation de la propriété privée et de l'individualité, nous devons relever que tous ces éléments opèrent dans les différentes aires mais le résultat est divergent en Orient et en Occident. Toutefois, il n'y a pas une irréductibilité. Ainsi, par exemple, on a création de nouvelles communautés, mais sous forme de classes en Occident, sous formes de castes en Orient.

 

            La divergence, nous l'avons dit, provient du surgissement de la seconde forme d'État en rapport au mode de production esclavagiste. Le devenir ultérieur va consister en un approfondissement de cette divergence.

 

            Nous ne nous étendrons pas sur le problème des classes. Le courant marxiste a suffisamment développé cet aspect du développement des sociétés. Nous rappellerons simplement que pour nous, elles n'opèrent qu'à partir d'un moment donné, fondamentalement celui de la formation du second type d'État. Avant, nous avons des groupements plus ou moins bien définis qui présentent certains caractères des classes, ou plus exactement que celles-ci ont en commun avec eux, mais nous n'avons pas une dynamique de classes. Pour que celles-ci existent, il faut l'instauration du second type d'État. Ce disant, nous n'escamotons pas le fait que la dynamique qui a engendré l'un, a suscité les autres, et que toute classe veut s'emparer de l'État. En revanche dans la forme asiatique, on peut noter une tendance à une délimitation des classes, mais elle est enrayée. Il n'y a pas une dynamique de s'emparer de l'État mais de l'améliorer, de le faire fonctionner en cohérence avec ce qui est posé comme étant la mission de l'unité supérieure.

 

            Ce qui est appréhendé sous le concept de classe est une réalité bien déterminée au moment où s'impose ce concept, mais la réalité antérieure ne cadre pas obligatoirement avec les déterminations de celui-ci. La  classe est un procès évolutif d'un ensemble humain. Comme il y a émergence de celle-ci, il y a son abolition, sa disparition. En tenant compte que ce n'est jamais un procès brutal, instantané, et même dans le cas où cela se manifeste ainsi, la vieille structure tend à se réimposer encore durant des années, impliquant que le comportement humain ne s'infléchit pas facilement. C'est ainsi qu'à l'heure actuelle, les classes sont ineffectives, pourtant on a encore des regroupements qu'on peut assimiler à des classes. Cependant mûrissent en eux et à l'extérieur d'eux, de nouvelles relations qui en s'imposant signifieront alors l'effectivité de leur non existence.

 

            Une autre remarque qui concerne l'aire hindoue: je ne pense pas qu'on puisse considérer les castes comme des protoclasses. Il y a surgissement des castes et une tendance à la formation de classes, mais celles-ci sont castisées. Ces structures témoignent d'une autre approche, d'un autre comportement. C'est essentiel pour le rapport à l'État, d'autant plus que nous n'avons pas eu en Inde émergence du second type d'État.

 

            Ainsi en ce qui concerne l'Asirope, nous avons trois modalités importantes qui se réalisent en Occident, en Chine, en Inde. Nous verrons dans quelle mesure l'aire arabe n'apporte rien de fondamentalement nouveau, sinon qu'elle maintient une forme particulière d'État en rapport au premier type: l'État constitué à partir de communautés nomades.

 

            Ceci posé, nous pouvons aborder les phases essentielles du devenir historique des ces diverses aires jusqu'à l'instauration du mode de production capitaliste.

 

     9.2.6.1. Nous commencerons par l'aire occidentale (qui comprend désormais non seulement la Grèce et la grande Grèce  -Italie du sud -mais l'ensemble de cette dernière, une partie de la France ainsi que l'Espagne), parce que c'est en elle que le capital surgira. Elle nous servira, en ce qui concerne celui-ci, de coupe type, de référent. En revanche, nous nous servirons des autres aires comme modèles pour comprendre certaines particularités de son évolution qui ne sont pas tout à fait en concordance, cohérence, avec le devenir du capital. Nous y distinguerons diverses périodes, parce qu'une caractéristique de cette aire, c'est son développement tourmenté où il y a affirmation des divers éléments dont nous avons précédemment parlé.

 

        9.2.6.1.1 La première période est celle qu'on définit hellénistique. Pour la comprendre il nous faut repartir de l'époque de Périclès, au cours de laquelle s'affirma la démocratie d'Athènes, mais où commença également un conflit d'une très grande importance: la guerre du Péloponnèse.

 

            Celle-ci dériva du heurt entre différents centres du mode de production esclavagiste. En effet, nous avons pris Athènes comme exemple pour le surgissement de la deuxième forme d'État, mais il y en eut d'autres, tout particulièrement Corinthe. C'est pourquoi au-delà de l'opposition entre Athènes et Sparte, il faut voir celle plus déterminante entre Athènes et Corinthe, qu'il ne faut pas réduire à une opposition entre démocratie et oligarchie.[40]

 

            L'importance de cette guerre (opposant la Ligue maritime dirigée par Athènes et la Ligue du Péloponnèse dirigée par Sparte) dérive du fait qu'elle permit une extension du mode de production esclavagiste et donc un accroissement de l'aire de l'économie monétaire et du fait que ceci advint avec le concours indirect de pays n'étant pas dominés par ce mode de production: Sparte ou l'empire perse. En effet, Corinthe et Athènes firent appel à ces deux puissances pour essayer de vaincre.

 

            Cette guerre révélait des difficultés économiques de toute l'aire grecque, particulièrement celles du maintien d'un marché permettant la mise en production de terres et la réalisation de cette production.

 

            “Pour comprendre la crise du IV° siècle avant J.-C., nous devons rappeler que durant la seconde moitié du V° siècle il y avait eu une diffusion progressive dans tout le monde grec, du mode de production esclavagiste à tel point que des couches entières de petits propriétaires terriens, bouleversés par la concurrence des entreprises esclavagistes les plus efficientes, avaient été contraintes à vendre leurs terres et à effluer en tant que dépossédés (nulla-tenenti) dans les centres urbains. Il y avait donc eu un procès de concentration foncier dans les campagnes, qui avaient eu comme résultat dans les cités une énorme augmentation de la population urbaine et des masses de dépossédés.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 550)[41]

 

            Ainsi s'affirme déjà un phénomène qui se répètera plusieurs fois au cours du développement du mode de production esclavagiste: l'accroissement de ce qui fut nommé à un moment la plèbe, le prolétariat urbain. Celui-ci vivra aux dépens de la société, plus précisément aux dépens de l'exploitation des esclaves, ou grâce aux pillages des divers pays. C'est pourquoi le parti démocratique, expression des intérêts de ces dépossédés, fut partisan de la guerre et de l' “impérialisme”. Il fut belliciste aussi parce que l'armée et la marine leur offraient la possibilité de récupérer un salaire et donc de pouvoir vivre. En retour ils formaient une masse importante pouvant exercer une pression sur le pouvoir en place.[42]

 

            Il nous faut en même temps faire intervenir un autre phénomène de vaste amplitude pour comprendre la crise: la fonciarisation. Les auteurs de l'ouvrage cité plus haut font remarquer ceci: “l'argent soustrait à la production servait plus à acquérir de nouvelles terres, pour une raison économique et étant donné que l'accroissement de l'influence sociale et politique. Les latifondi nacquirent ainsi.” (idem, t. 1, p. 551)

 

            Le développement ne débouchait pas sur une extension du domaine de la valeur, mais sur une affirmation d'un comportement plus ancien.

 

            La terre permettait d'accéder à la réalité. C'est elle qui donnait puissance et pouvoir. La représentation ancienne était encore toute puissante; elle empêchait donc les hommes de s'adonner totalement au mouvement de la valeur. Voilà pourquoi celui-ci ne put réellement se développer qu'à la suite d'un long procès d'élimination de toutes les vieilles représentations. Or, pour que ceci se réalise, il fallut qu'hommes et femmes fussent déracinés de leurs antiques relations, donc qu'il y ait évanescence des communautés et coupure du lien à la terre. La civilisation urbaine le permit. Toutefois les villes de l'antiquité avaient encore trop de lien avec la campagne, étant encore immergées en quelque sorte en elle, pour que le procès puisse réellement être efficace.[43]

            La fonciarisation s'exprime aussi dans la revendication du partage des terres (dimension positive) et dans celle de l'abolition des dettes (dimension négative en rapport avec la valeur).  Cela traduit le fait que le phénomène ne concernait pas seulement quelques membres de la société recherchant un pouvoir au sens politique du terme, mais affectait l'ensemble de la population cherchant le pouvoir d'exister. Or ceci remplit toute l'histoire occidentale.

 

            Ce partage des terres fut conçu comme la grande solution à tous les maux de la société. C'est pourquoi il fut repris plus tard et donna naissance à ce qui a été appelé les partageux. En revanche, et peut-être en réaction à cette perception, se fonde le communisme, défini en tant que forme de production où il y aurait une propriété commune de la terre. C'est en quelque sorte le communisme dans sa dimension agraire.  C'était  une grande conciliation car la solution ne peut être que dans la réalisation de nouveaux rapports entre hommes, femmes.

 

            La crise du monde grec où régnait le mode de production esclavagiste permit à Sparte de dominer toute l'aire continentale grecque; ce qui préfigure la domination de la Macédoine, puis celle de Rome. C'est-à-dire que l'État sous sa deuxième forme n'est pas à même de dominer une aire très vaste et, en conséquence, c'est la première forme qui se réaffirme.

 

            Ensuite on eut une certaine répétition de la phase antérieure quand la démocratie s'affermit en Grèce, c'est-à-dire que Sparte entraîna les différentes cités de la Grèce dans une guerre contre la Perse (-393). Toutefois le déroulement s'effectua de façon totalement différente, en ce sens que les cités démocratiques se rebellèrent, s'allièrent à la Perse, ce qui fit que celle-ci en vint à dominer indirectement la Grèce.

 

            Ceci est important à cause du mythe de la lutte de la démocratie contre le despotisme, des cités grecques contre la Perse et même dans une certaine mesure d'Athènes contre Sparte!

 

            Le jeu des alliances devait ensuite se renverser: Sparte s'alliant à la Perse pour tenter de limiter la puissance athénienne, etc..

 

            Donc à nouveau un État de la première forme dominait l'ensemble et contrôlait les différentes cités à qui il était interdit de contracter des alliances entre elles.

 

            Il semble qu'une autre tentative d'unification de la Grèce en vue de combattre la Perse (lutte qui aurait à son tour concrétisé l'unification) fut élaborée par Agésilas, roi de Thessalie, aux environs de -370.

 

            Ceci montre que ce que réalisèrent Philippe et Alexandre de Macédoine avait été plusieurs fois projeté.

 

            Il est important de noter qu'Alexandre se présenta comme le restaurateur de l'indépendance des cités grecques d'Asie et le champion de la démocratie. Il put ainsi regrouper les cités grecques dans la lutte contre la Perse.

 

            On sait que progressivement Alexandre se comporta comme un roi perse et même comme un pharaon. Il ne vécut pas assez longtemps pour parachever l'instauration d'une unité supérieure bien caractéristique, mais des diadoques le firent à sa place dans des aires certes bien plus réduites, puisque l'empire fut divisé en quatre parties. En Égypte (Ptolémée) l'économie esclavagiste ne put se développer et l'État fut celui antique peu modifié. En ce qui concerne la Perse et les contrées avoisinantes (Séleucides), il y eut une certaine pénétration de l'économie esclavagiste, mais insuffisante pour bouleverser l'ordre social et modifier amplement le type d'État. En Grèce, le roi de Macédoine maintint un type d'État de la première forme.

 

        9.2.6.1.2. Avec la phase romaine, nous avons des phénomènes similaires à ceux qui se sont produits durant la phase conduisant à l'instauration de l'empire d'Alexandre et à celle hellénistique. Nous avons une dilatation de l'aire occidentale, et une affirmation également de l'unité supérieure venant intégrer États et cités-états, régissant des pays où s'imposait le mode de production esclavagiste, ce qui fait que ces États relevaient souvent de la seconde forme. En conséquence, il nous suffit de relever les faits importants mettant bien en évidence l'intervention des différents éléments opérant à la suite de la dissolution des premiers empires ayant vu l'affermissement de l'État en tant que communauté abstraïsée.

 

            Tout d'abord il y a instauration à Rome d'un État sous sa deuxième forme, c'est-à-dire médiatisé par le phénomène de la valeur. L'on doit ajouter que cette médiation se fera de plus en plus puissante, opérante au fur et à mesure du développement de Rome, même sous l'empire.

 

            Nous signalerons aussi l'élimination de Carthage, déjà voulue par les cités grecques, tout particulièrement celles de Sicile.

 

            Ce qui est essentiel, c'est la tendance à l'instauration d'une unité supérieure. Étant donné qu'elle se déroule dans le cadre de l'aire occidentale, il nous faut préciser cette dynamique; la formation de l'empire romain convient parfaitement à l'illustration et explication de cette dernière.

 

            Par suite du procès d'individuation, la tendance à la formation d'une unité supérieure n'est pas seulement, comme en Orient, celle de retrouver une unité englobante, réintégrant le tout de la communauté puis de la société, tout en permettant d'accroître l'aire d'implantation de cette dernière; il y a aussi la tendance, passant à travers des individus, de réaliser une domination la plus complète sur l'ensemble de leurs contemporains et, par là, d'unifier à partir de leur action le pouvoir et les différents membres de la société. Ici l'unité part de l'individu, alors que dans le premier cas l'unité est individualisation de la communauté, c'est-à-dire sa représentation charnelle.[44]

 

            La réussite de la réalisation du projet de domination unitaire vient – nous l'avons déjà indiqué à propos de la tyrannie en Grèce – d'une conjonction de forces entre celui qui tend à se poser unité supérieure et la masse, la base, tous ceux qui ne possèdent rien. Il s'agit d'une conjonction-conjuration des extrêmes contre les “moyens” c'est-à-dire les possédants, lesquels peuvent se classer en différentes catégories selon la quantité de leur avoir, le type de celui-ci, le tout subsumé par leur rapport fondamental à la production.

 

            En Grèce la base fut formée par les expropriés des campagnes s'entassant dans les villes, ou s'engageant dans l'armée ou la marine. A Rome la masse fut essentiellement formée par les soldats.

 

            Ainsi l'État assura l'armement et les vêtements de légionnaires afin que les dépossédés puissent s'engager dans l'armée (lex militaris qui fut faite adopter par Caïus Gracchus et qui ne fut pas abrogée).

 

            Les chefs des différents corps d'armée s'engageaient à assurer l'obtention d'un lopin de terre à leurs vétérans. Ainsi Jules César en 59 proposa une réforme agraire afin de donner des terres à ces derniers.[45]

 

            En conséquence, les soldats se sentaient liés non à l'État romain, mais à leur général. Ils créaient un type d'allégeance nouveau, préfigurant la fondation d'un rapport plus ou moins étroit entre unité supérieure et base. “La concentration latifundiaire de la propriété terrienne esclavagiste avait en réalité dépeuplé les campagnes, et concentré dans les cités une plèbe sans terre et sans travail, qui avait trouvé l'unique débouché possible dans l'armée et l'avait de ce fait transformé en une armée professionnelle au service de son général.” (Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 242)

 

            Ainsi le pouvoir de la plèbe passa dans l'armée.

 

            Cette convergence d'intérêts entre l'unité supérieure et la base ne s'est pas opérée de façon consciente, et ne fut probablement pas voulue. En effet un homme comme Silla utilisa la puissance de l'armée qu'il avait renforcée, et qui lui était dévouée, pour accroître la puissance des couches intermédiaires.  "Le  consulat de Silla se fondait sur le pouvoir personnel qu'il avait acquis avec l'aide de l'armée et constituait l'expression d'une alliance renouvelée entre “nobilitas” et classe des cavaliers pour maintenir assujettie la plèbe urbaine et limiter au maximum l'influence prise par les “italiotes” devenus sujets romains.” (idem, t. 2, p. 229)

 

            La réalisation du projet de Silla eut constitué un obstacle à celle de l'empire et à l'instauration de l'unité supérieure qui présupposait une certaine homogénéisation. Ici aussi les antiques représentations et les intérêts immédiats apparaissent comme pouvant bloquer, tout au moins momentanément, un devenir.[46]

 

            Les positions de Marius, Pompée, Cassius, César, tous protagonistes de l'instauration d'un pouvoir personnel, point de départ pour la réalisation de l'empire et de l'unité supérieure, sont différentes mais elles sont immergées elles aussi dans la même sphère archaïque.

 

            Silla et Pompée[47] voulaient au fond utiliser l'armée pour soutenir le pouvoir d'une république oligarchique. Cependant la dynamique est toujours la même: la médiation tend à s'autonomiser. En conséquence, l'armée devint de plus en plus déterminante.

 

            Toutefois, l'activité de Pompée facilita l'affirmation d'un nouvel élément qui conduisit à l'instauration d'un double pouvoir. “L'appui donné au mouvement populaire et aux cavaliers consentit à Pompée d'avoir un appui externe au sénat pour continuer à être “imperator”, c'est-à-dire commandant d'une armée professionnelle de façon à conserver la base de pouvoir avec laquelle se faire accepter par le sénat comme “princeps””. (idem, t.  2, p.  262)

 

            “Il s'agissait de la première manifestation du Principat parce que Pompée avait un “imperium” non lié à la magistrature, mais qui lui était conféré en tant que citoyen privé.” (idem, t. 2, p. 263)[48]

 

            Le double pouvoir se réalisa avec Octave qui prit ultérieurement le nom d'Auguste, qui eut le titre de princeps à vie et non plus pour une durée limitée comme Pompée. L'existence de provinces impériales et de provinces sénatoriales l'expriment clairement. “Le pouvoir impérial dont Octave était titulaire commença en somme à s'organiser de façon stable en dehors du territoire de la république et des sept provinces qui continuaient à dépendre d'elle (Sardaigne-Corse, Sicile, Afrique, Macédoine, Acaia et Bythinie-Pont) laissant que la république puisse se gouverner elle-même ainsi que ses possessions, selon son ordre constitutionnel traditionnel sous la direction du sénat.” (idem, t. 2, p. 368)[49]

 

            Cette dualité[50] correspond en définitive à ce que visait Octave: rétablir la république. La création de l'empire avait pour but de la protéger et d'assurer son existence. Mais à partir de ce moment s'enclencha le procès de mise en place de l'unité supérieure qui devait englober le tout et donc résorber la dualité.

 

            Tout d'abord il y a le statut particulier d'Octave – le princeps – que lui-même a défini: “Dès lors je fus en “autoritas” supérieur à tous les concitoyens, mais en ce qui concerne la “potestas” je n'en eu pas plus que les autres qui furent mes collègues dans la magistrature”.

 

            Bontempelli et Bruni qui font cette citation (O.c., p.368), l'accompagnent du commentaire suivant: “Tandis que le terme “potestas” désigne, comme on sait, l'ensemble des pouvoirs juridiquement liés à l'exercice d'une charge publique, le terme “auctoritas” (dont la racine est la même que celle du verbe augere et du titre “augustus”) désigne au contraire un prestige de caractère personnel, en mesure d'influer de l'extérieur et en dehors de toute prescription normative, sur l'exercice de l'activité propre d'un sujet ou d'une entité.” (idem, t. 2, pp. 368-369)

 

            Il faut noter en outre, que le “prestige à caractère personnel” avait une base réelle: l'Égypte était considérée comme propriété privée d'Octave qui gouvernait directement les provinces impériales. Ainsi, il se manifestait comme le plus grand propriétaire foncier de Rome. La dimension foncière n'est donc pas du tout absente de l'affirmation du principat, point de départ de celle de l'unité supérieure.

 

            Celle-ci se manifeste dès le début – certes de façon encore faible – à travers le rôle dévolu au principat.

 

            “On considérait à cette époque que les magistratures de la république n'étaient plus désormais en mesure, par elles-mêmes, d'assurer les tâches institutionnelles pour lesquelles elles étaient prédisposées, et que donc la constitution républicaine, abandonnée à son fonctionnement spontané, aurait engendré, comme par le passé, des désordres et des guerres civiles. L'auctoritas d'Auguste était donc retenue nécessaire, dans la mesure où elle se présentait comme une activité protectrice de guide supérieur et de coordination, vis-à-vis des organes de l'État, justement pour garantir un fonctionnement ordonné et régulier de la constitution traditionnelle, et pour rendre opérante la restauration de la république. La république était en somme mise en tutelle par un “princeps” et un vrai et propre principat venait s'insérer dans ses institutions.” (idem, t. 2, p. 369)

 

            Ainsi nous avons une analogie entre l'unité supérieure en Chine et celle qui tend à s'établir à Rome. Toutes les deux doivent garantir l'ordre social. Dans le premier cas, le référentiel est le ciel, l'organisation cosmique, dans le second, c'est l'ordre institutionnel de la république.

 

            On peut même percevoir une certaine analogie avec la forme perse de réalisation de l'unité supérieure. “L'empire d'Auguste n'était pas un État, mais une institution supérieure aux États singuliers, surgie pour opérer leur unification. L'empire romain est de ce fait une organisation supranationale. L'empereur ne se considère pas comme le chef d'un État, mais comme le coordinateur de tous les Etats.” (Fabrizio Fabbrini, cité dans l'ouvrage mentionné plus haut, t. 2, p. 372).

Auguste aurait pu s'appeler, lui aussi, le roi des rois[51], ce qui fut le rêve d'Alexandre.

 

            Une autre analogie en même temps qu'une différence vient de l'existence de l'armée (les légions) qui constitue un corpus intermédiaire essentiel à la réalisation de l'empire et qui opère un peu comme le corps de fonctionnaires dans l'empire chinois. D'ailleurs, comme nous l'avons indiqué plus haut, c'est grâce à elle que l'unité supérieure put pleinement se réaliser[52].

 

            Au niveau historique où nous sommes parvenus, nous avons le résultat suivant: unification de toute l'aire où prédomine le mode de production esclavagiste.  "Avec  l'empire d'Auguste on eut donc une organisation internationale qui réalise l'unité politique du monde esclavagiste méditerranéen, faisant coexister pacifiquement tous ses États, chacun desquels conserva son autonomie interne propre, mais perdit le droit d'avoir une politique extérieure propre et des forces armées qui furent concentrées au contraire dans l'appareil du pouvoir impérial.” (idem, t.2, p.375)

 

            Le devenir de l'unité supérieure va se réaliser grâce à divers phénomènes comme par exemple une certaine nivellation des conditions sociales en réduisant les écarts entre les différentes “classes”: sénatoriale, des cavaliers, etc.. et dans une certaine mesure en diminuant les intermédiaires entre l'empereur et la base.

 

            On a ensuite l'accroissement du nombre des citoyens romains. Par exemple Antonin le Pieux (138-161) étendit la citoyenneté romaine à tous les habitants des provinces occidentales de l'empire[53].

 

            On peut faire intervenir la fixation par le pouvoir impérial des normes de traitement des esclaves; l'État venant dès lors se substituer aux chefs de famille[54].

 

            Dans la même dynamique nous pouvons citer l'extension de la propriété impériale en Italie[55], car cela permit de faire en sorte que les habitants de l'aire dominée par Rome soient tous sujets de l'empereur.

 

            Il est clair que la plus part du temps, les divers phénomènes que nous citons ne sont pas interdépendants et qu'il n'y eut pas un projet précis bien défini, d'instauration de l'unité supérieure. C'est la résultante de tous ces phénomènes sur lesquels nous devons encore insister, qui permit l'instauration de cette unité. On doit noter auparavant qu'on a en même temps affirmation de caractères analogues à ceux qu'on trouve dans la forme asiatique et celle de la médiation de la valeur dans la mesure où cette unité se réalise en faveur des propriétaires d'esclaves, afin d'assurer la pérennité de l'exploitation qu'ils opèrent de ces derniers.  Cela n'empêche pas qu'il put y avoir des heurts entre pouvoir impérial et classe esclavagiste, comme ce fut le cas sous Commode qui mit fin aux guerres entreprises par son prédécesseur Marc-Aurèle, voulant par là assurer les frontières par la paix avec les peuples germaniques, et qui voulait une extension du système du colonat en réduisant l'oppression des colons, ce qui aurait permis de lutter contre le dépeuplement des campagnes[56]. Ces objectifs rencontrèrent en Occident l'hostilité des esclavagistes. Ici, il est important de le souligner, Commode dut pour l'emporter s'appuyer sur la garde prétorienne et sur la plèbe en lui offrant plus de pain et de jeux[57].

 

            On doit insister sur le fait que l'opposition ne relève pas uniquement d'intérêts économiques mais de la représentation au sujet travail, des rapports entre propriétaires-maîtres et asservis, etc.. On peut même se rendre compte à quel point l'unité supérieure, placée dans une position plus ou moins autonomisée, pouvait mieux percevoir l'intérêt commun de la formation sociale et pouvait donc opérer un réformisme par le haut (une première resucée du despotisme éclairé), et comment la persistance des antiques représentations empêcha l'adoption de ces réformes. L'ensemble de ces phénomènes a joué également dans un autre sens lorsque Marc-Aurèle voulut réaliser une vaste zone autarcique, vieil idéal antique[58].

 

            En règle générale, la tendance fut d'annihiler les différences, d'homogénéiser, ce qui permit une plus grande autonomisation du pouvoir et simultanément, un renforcement de l'unité supérieure, ce qui accrut les tensions dans l'empire avec la tendance à l'affirmation de revendications nationales, surtout en Occident. Car là il y avait tout de même une certaine contradiction entre le despotisme impérial et des conditions favorables à un développement indépendant. 

        Nous devons indiquer enfin un phénomène qui, d'une part, renforça l'unité supérieure, lui conférant des déterminations qu'elle ne possédait pas encore ou imparfaitement, mais qui, d'autre part, conduisit à la division de l'empire. Il s'agit de la prépondérance toujours plus grande sur le plan économique de la partie orientale de l'empire qui se concrétisa par le transfert de la capitale à Constantinople au début du IV° siècle.

 

            Or, la partie orientale était en contact avec les zones où prévalait la première forme d'État et qui englobait d'autres qui avaient connu un tel type d'Etat. On eut une orientalisation avec accroissement du culte de l'empereur par exemple, mais aussi développement des cultes orientaux avant que le christianisme ne s'impose religion d'État.

 

            Certains ont vu dans cette orientalisation une cause importante de la décadence de Rome, sinon de sa chute. En ce qui nous concerne, nous considérons que cela déboucha dans le renforcement de l'unité supérieure ce qui, à son tour, put aggraver les tensions dans l'ensemble de l'empire. Il n'y a pas obligatoirement un devenir cohérent.

 

            Tous les phénomènes dont nous avons parlé se sont sommés avec la formation du dominat sous Dioclétien. Vue l'importance du phénomène, nous le présenterons par deux longues citations.

 

            “A partir de la fin du III° siècle au contraire, commença le “dominat” qui réalisa une organisation de l'empire tout à fait différente de celle réalisée en son temps par le “principat”. En fait, le “dominat” de Dioclétien effaça tout autogouvernement municipal, en lui substituant une centralisation très rigide et effaça toute autonomie politique des organes constitutionnels traditionnels (en premier lieu le sénat), en lui substituant un absolutisme monarchique. Il effaça en conséquence toute distinction juridique entre l'état romain vrai et propre, la “res publica romanorum”, et l'imperium qui lui était externe, et donc toute distinction entre provinces sénatoriales et provinces impériales, entre justice des magistrats et justice du prince. Toute distinction entre Italie et province disparue, puisque l'Italie elle-même fut “provincialisée”. On eut donc un nivellement juridique de personnes et de territoires dans la sujétion commune à l'empereur qui maintenant était “dominus”; source d'une autorité illimitée. Les vieilles magistratures républicaines, temporaires, électives, politiques (et donc incluses du pouvoir militaire et du pouvoir civil) furent éliminées. Il leur furent substituées des charges bureaucratiques viagères et héréditaires, purement exécutives et distinctes, selon les compétences, en charges civiles et charges militaires. Le souvenir même de la république se perdit.” (idem, t. 2, p. 602)

 

            “La formation du dominat coïncida justement avec la transformation du pouvoir impérial de suprême régulateur politique de cités capables de se gouverner comme c'était le cas sous le principat, en un pouvoir qui administrait directement dans tout l'empire, en se servant d'un gros appareil bureaucratico-militaire capable de gouverner les cités, de faire le recensement des terres, de percevoir les tributs, de contrôler la main-d'oeuvre servile, souvent prête à la fugue si elle se trouvait éloignée de la surveillance des patrons. C'est pourquoi la formation du dominat coïncida avec la formation d'un fort appareil militaire (organisé surtout par Aurélien qui porta les effectifs de l'armée à 900 000 hommes) et administratif-bureaucratique (organisé surtout par Dioclétien) capable dans son ensemble de se substituer à toutes les institutions du principat.” (idem, p. 603)

 

            On ne peut pas assimiler purement et simplement cette forme d'unité supérieure à celle qui prévalut en Chine. Les formations sociales sont très différentes. Dans le cas de cette dernière, il n'y a pas une classe dominante comme celle qui s'affirme en Occident avec les propriétaires d'esclaves. Toutefois, avec le dominat, on a fait un certain assujettissement de cette classe parce que se manifestent dans le corpus social des tendances à la formation d'un nouveau mode de production, donc à la réalisation d'une autre formation sociale (cf. le colonat et certaines formes de servitude comparables à celle de la glèbe) sur laquelle s'appuya l'unité supérieure essayant de contrôler l'ensemble social afin de pérenniser sa domination. Cependant jamais l'unité supérieure ne put favoriser la formation d'un ensemble social où les classes auraient disparu.[59]

 

            Enfin un dernier élément est intervenu: le christianisme. Celui-ci a souvent été accusé d'avoir été la cause essentielle de la décadence de l'empire romain. En réalité, s'il fut une cause d'affaiblissement pendant une première période, c'est grâce à lui qu'il survécut. Il fut un élément d'homogénéisation et de consolidation d'une cohérence qui avait tendance à se dissoudre. La nécessité d'un élément universel qui puisse être partagé par tous et permettant à tous de participer, s'est exprimée dans la formation de diverses religions comme le mithraïsme, le culte du soleil, celui d'Isis, etc.. Mais le seul qui fut apte à jouer pleinement ce rôle, fut le christianisme qui supplanta même le culte de César.

 

            Dès lors l'unité supérieure prit une forme se rapprochant plus de ce qui se produisit en Inde. Il y eut une séparation entre le pouvoir politique et sacré, qui ne fut pas d'ailleurs immédiate. Les divers dignitaires de l'Église jouèrent le rôle des brahmanes pouvant dans certains cas limiter une autonomisation du pouvoir.

 

            Mais le christianisme opéra également sur le plan économique. Son économie de la charité constitua une articulation importante pour maintenir les structures en place. Les riches en donnant à l'Église justifiaient leur statut de riches et accédaient à la chrétienté, au salut. L'Église en répartissant cela aux divers pauvres assuraient la paix sociale et s'assuraient une clientèle[60].

 

            Le monachisme eut également un effet comparable: “Des motifs religieux et socio-économiques (surtout un moyen de fuir le travail forcé dans l'agriculture) contribuèrent à l'édification d'une institution religieuse d'un type nouveau: le monachisme. Surgi en Égypte dans les premières années du IV° siècle, il se diffusa en Palestine, dans l'île de Chypre, en Syrie, dans l'Asie mineure et puis, entre le IV° et le V° siècle, en Occident, où la vie monastique prit un caractère de grande activité pratique.” (idem, p. 626)

 

            Ainsi, un autre trait de la forme hindoue se manifeste en Occident: la sortie du monde – que nous analyserons ultérieurement en étudiant le gnosticisme – et l'apparition d'un grand nombre de moines Toutefois en Occident, l'aspect qui devait l'emporter c'est celui de vouloir recomposer une communauté non médiatisée, mais médiatisée par la croyance en une divinité fondatrice de celle-ci. D'où la volonté qui se manifestera ensuite un grand nombre de fois – pas seulement chez les clercs – de retourner au christianisme primitif, aux premières communautés chrétiennes.

            Les Églises dissidentes opérèrent dans la même dynamique et agirent en tant que réformisme d'un phénomène en place trop compromis avec le pouvoir politique et avec l'exploitation-domination. Par là même, elles le renforçaient tout en posant des éléments nouveaux comme la volonté d'autonomie qui pouvait aller jusqu'à favoriser l'indépendance de ce qui devenait une nation, comme ce fut le cas pour l'Église donatiste.

 

            En définitive, nous nous rendons compte que si l'unité supérieure s'est finalement imposée, toutes les autres déterminations ont également joué: fonciarisation, communauté, mouvement de la valeur.

 

            En ce qui concerne ce dernier, il faut insister sur le blocage de son développement par suite de l'esclavage. Ce dernier avait permis une pénétration de la valeur dans le procès de production, mais seulement dans la mesure où il facilitait l'acquisition de moyens de production; l'esclave pouvant apparaître à la fois comme producteur et comme moyen de production, en tant qu'animal domestique plus performant. À ce propos, on peut noter que la figure de l'esclave a une dimension naturelle, car il est considéré comme un produit de la nature, certes modifié par l'homme, en tant que domestiqué, à l'égal de n'importe quel animal. Il est substitué à ce dernier dans toutes les activités où son habileté est irremplaçable  Il y a donc continuité entre domestication des animaux et esclavage des hommes.[61]

 

            Mais par là, la valeur était fixée. Il fallait amortir le prix de l'esclave. En outre celui-ci n'avait aucun intérêt à produire, donc à opérer une valorisation. C'est pourquoi diverses influences conduisirent à la réalisation d'un latifundium autarcique. C'est-à-dire qu'en définitive, l'esclavage servit à reconstituer des communautés basales non plus immédiates. Il est clair que dans cette involution (par rapport à la valeur), les phénomènes représentationnels jouèrent un rôle déterminant. On eut donc simultanément une certaine fonciarisation en même temps que l'unité supérieure venait englober l'ensemble, comme elle le faisait en Chine par rapport aux communautés de villages.

 

            Cependant une grande différence apparaît avec ce dernier pays dans la mesure où l'on eut dans l'empire romain un vaste dépeuplement des campagnes et un accroissement des villes avec une foule de gens non productifs et dont l'existence ne pouvait être maintenue que par une économie monétaire. D'où une contradiction qui causa bien des troubles.

 

            Nous ne prétendons pas faire une analyse économique détaillée qui réclamerait un travail considérable, nous voulons seulement insister sur le recul du mouvement de la valeur signalé par tous les auteurs, dans la phase finale de l'existence de l'empire romain. Autrement dit, se clôturait un vaste cycle commencé en Lydie et en Grèce vers le VII° siècle avant J.-C., mais qui avait des présuppositions importantes déjà en Sumérie. L'involution était due à l'incapacité de la valeur à s'emparer de la production.  Pour parvenir à cela il faudra un bouleversement important dans l'ordre de la représentation: la valorisation du faire, de la technique. C'est pourquoi la valeur reprendra son cycle en conquérant à nouveau toute la circulation avec un perfectionnement important des moyens de circulation, tant matériels que représentationnels, et s'emparant en plus de tout individu dans la mesure où celui-ci se dédoublera en un sujet pouvant valoriser un avoir: sa force de travail, et cet avoir lui-même. Cela impliquera un phénomène de séparation et d'abstraction tandis que l'individu ne sera plus un tout organique, mais un ensemble unitaire, et sa réalisation se fera dans un faire lui permettant de combler la séparation.

 

            À l'époque romaine, tout comme à celle gréco-hellénistique, le mouvement de la valeur fonctionne comme un système rationnel et en tant qu'opérateur de mise en relation et en circulation des choses, des hommes et des femmes (cf. la grande importance du mercenariat puis du fonctionnariat). Il subit également, mais localement, un phénomène d'accroissement, voire de spéculation. Mais la valeur accrue pouvait difficilement se réaliser en moments de valorisation ultérieure, d'où l'argent accumulé permit plutôt de renforcer la fonciarisation (achat de terres). Tout propriétaire foncier important devenait un personnage influent voire dominant dans la cité. La valeur servait de médiation pour parvenir au pouvoir.

 

            Les couches improductives absorbaient l'excédent, cela permettait de réaliser la valeur, mais non de l'accroître et dans ce phénomène l'unité supérieure jouait à son tour en tant que pôle fondamental en résorption de la valeur.

 

            Nous avons noté le vaste dépeuplement des campagnes à la fin d'un premier grand cycle de la valeur. Il en est de même maintenant à la fin de celui du capital. Dans les villes nous avons les mêmes masses d'assistés. Toutefois, les représentations ayant changées, les assistés actuels réclament un travail en plus de toute une gamme de divertissements.

 

            Dire que le mouvement de la valeur a servi de moyen, n'infirme pas notre thèse au sujet de l'affirmation réelle de celle-ci dans le mouvement horizontal. Dans le mouvement vertical, la valeur économique n'est qu'un élément d'un tout dont elle se séparera et à qui elle servira de référentiel caché, permettant la structuration de toutes les valeurs, ce qui n'empêche pas que certaines puissent à un moment donné parvenir à un développement plus important que le sien.

        Dans le mouvement horizontal au contraire, c'est elle qui est déterminante et surtout, il y a possibilité de sa réflexivité, de se rapporter à elle-même. Mais la représentation et les conditions générales de vie des hommes et des femmes sont telles (en particulier elle ne domine pas le faire; si cela peut être le cas, de façon limitée, pour le faire autonomiser, l'artisanat et le commerce, cela n'est pas du tout pour le faire intégrer dans la nature: l'agriculture) qu'elle est supplantée par la fonciarisation. Elle est subordonnée à cette dernière. Elle sert pour acquérir de la terre, non dans le but de produire, de valoriser, mais dans celui de fonder la puissance politique, le prestige. D'où, on l'a dit, la possibilité de constitution du latifundium, unité en laquelle la valeur est en somme résorbée.

 

            Pour mieux comprendre ce phénomène, il convient de revenir sur les caractères de ce que Marx appela la forme antique, qui concerne l'aire occidentale, en tenant compte qu'il s'est surtout appuyé pour la définir, sur les données de l'évolution de Rome.

 

            Le rapport à la terre n'est plus immédiat comme dans la communauté originelle. Celle-ci est essentielle en tant que propriété foncière, en tant que médiation pour poser un pouvoir. “La deuxième forme […] suppose également la communauté (Gemeinwesen) en tant que première présupposition mais pas comme dans le premier cas en tant que substance dont les individus sont de simples accidents, ou dont ils constituent simplement des parties naturelles – elle ne suppose pas la terre en tant que base, mais la ville en tant que siège (centre) des gens de la campagne (propriétaires fonciers).” (Fondements de la critique de l'économie politique, t. 1, p. 438-439)

 

            “La communauté (die Gemeinde) – en tant qu'État – est d'un côté le rapport réciproque de ces propriétaires libres et égaux et d'autre part leur garantie. L'être de la commune (das Gemeindewesen) repose ici, tout autant sur le fait que l'autonomie de ces derniers consiste en leurs relations réciproques en tant que membres de la commune, en la préservation de l'ager publicus pour les besoins communautaires et la renommée communautaire.” (idem, p. 440)

 

            Á ce stade, on a encore la communauté, mais la séparation la pose en tant qu'État et le mouvement qui réalise cela est inséparable de celui de la valeur, dans sa phase initiale.

 

            Ensuite il y a un caractère qui la différencie très nettement de la forme primaire ainsi que de celles asiatiques, et pose un renversement fondamental qui détermine une foule de caractéristiques.

 

            “Le membre de la communauté se reproduit non grâce à la coopération dans le travail producteur de richesses, mais dans la coopération dans le travail en vue d'intérêts communautaires (imaginaires ou réels).” (idem, p. 441)

 

            Ceci explique d'une autre manière le refus du travail de la part des grecs comme des romains, en tenant compte que ce qui est dénommé travail dans la seconde partie de la phrase n'apparaît pas en tant que tel chez ces peuples, c'est une simple activité. En outre, cela pose que l'État ne peut se réaliser qu'au travers d'une représentation très élaborée. Nous dirons mieux, une représentation au sein de la représentation en un mouvement isomorphe à celui de la valeur. En conséquence, on comprend pourquoi le système des valeurs prend une importance considérable: le beau, le bien, la justice, etc., sont déterminants dans la représentation et dans le comportement. Il y a plus, surtout en Grèce, pendant la période de floraison de la polis, l'importance du théâtre au sujet duquel nous reviendrons, sans oublier ce détail essentiel: les spectateurs étaient payés pour assister aux représentations.

 

            Ce qui n'est plus doit être présenté. La communauté s'évanouissant toujours plus, il fallait la représenter. Les éléments dissociés de la communauté placés dans un mouvement qui les aliènent à elle devaient être représentés au théâtre comme dans la philosophie, d'où ces valeurs dont nous avons parlé qui opèrent comme des équivalents généraux.

 

            Les indications de K. Marx concernent la forme antique dans sa phase initiale, non dans sa genèse ni dans la réalisation du mode de production esclavagiste. Ainsi dans le texte cité, il ne parle d'esclavage que lorsqu'il envisage les causes de la disparition de cette forme.

 

            “Dès l'abord cette base est donc limitée; mais sitôt que ces limites sont éliminées, nous assistons à la décadence et à la ruine des anciens rapports. C'est le développement de l'esclavage, la concentration de la propriété foncière, l'échange, l'argent, les conquêtes, etc.. Ainsi que nous l'avons vu chez les romains.” (p. 449)

 

            Ainsi c'est le mouvement de la valeur dans sa phase où il y a pénétration dans la sphère de la production, quand il se pose réellement pour lui-même, qui cause la disparition de la forme antique. Cela n'empêche pas qu'il puisse y avoir un développement important de ces éléments comme la suite du texte de Marx le pose. “Jusqu'à un certain point; ces éléments peuvent sembler compatibles avec la base donnée, en ayant l'air soit d'élargir innocemment cette base, soit de se développer à partir d'elles comme excroissances abusives. Certaines sphères peuvent connaître des développements considérables. Des individus peuvent avoir une certaine grandeur. Mais il est évident qu'il ne peut pas y avoir d'épanouissement entier et libre de l'individu ou de la société, car il serait en contradiction avec le niveau primitif de la base sociale.” (idem, p. 449)

 

            Il convient de noter maintenant la différence entre le devenir de la forme antique en Grèce et à Rome. C'est chez la première qu'on a le mouvement de séparation le plus intense qui aboutit à la démocratie, tandis que chez la deuxième, la réalisation de la république se fait avec le maintien d'un fond communautaire matériel important: l'ager publicus. C'est l'accès à ce dernier qui fonde l'oligarchie (patriciens) et la plèbe. On peut dire qu'ensuite on eut gestion de la république étendue à toute l'Italie comme il y avait eu auparavant la gestion de l'ager publicus.

 

            Ce système laisse plus de place à l'activité d'un individu isolé car curieusement, un seul ou quelques uns au maximum peuvent s'autonomiser; ce qui n'est pas le cas en Grèce où en définitive, le vieux rapport à la communauté est si puissant qu'il inhibe l'autonomisation, même si c'est opéré dans la médiation, c'est-à-dire qu'on vise à ne pas briser l'isonomie, à éviter qu'un seul s'arroge un pouvoir trop considérable. En outre, et c'est totalement lié, le refus de l'unité supérieure, de l'État sous sa première forme est probablement plus intense à Athènes qu'à Rome par exemple. À Athènes, tout individu chargé d'une mission donnée est contrôlé par le demos. Cela s'avère un obstacle à la prise de décisions importantes et rapides quand cet individu se trouve loin de la cité, comme ce fut le cas pour le chef de l'expédition militaire en Sicile. C'est dans ces faits que Bontempelli et Bruni voient la cause d'une non réalisation durable d'un vaste empire dominé par Athènes, ce que réalisa Rome[62].

 

            Mais cela laisse aussi plus de possibilités pour que l'unité supérieure se réaffirme. C'est pourquoi nous avons une autre différence. En Grèce le surgissement de celle-ci vient de l'extérieur (Alexandre et ses successeurs, Rome ensuite), chez cette dernière il s'opère de l'intérieur. C'est pourquoi elle fournit le modèle à l'étude de ce qui fut nommé césarisme.

 

            La chute de l'empire romain fut due à des causes diverses, multiples, en particulier au fait que la valeur ne put pas se poser pour elle-même, développer son procès réflexif, ce qui aurait dynamisé l'ensemble.  Toutefois, il est fort probable que la réalisation de ce phénomène aurait conduit au même résultat car la valeur a besoin d'un mouvement horizontal très puissant et d'une multiplicité de centres pour réaliser cette réflexivité qui aboutit d'ailleurs à la formation du capital dans sa forme mercantile.

 

            On a indiqué le rôle des chrétiens, mais on tend souvent à minimiser les révoltes contre l'ordre impérial, d'abord celles de 235 à 284 qui mirent l'empire au bord de la catastrophe, puis celles de 407-417, 435-437, et 442-443. En Armorique, les paysans insurgés créèrent un Etat indépendant, chassant les officiers, expropriant les propriétaires et créant leur propre armée et appareil judiciaire[63].

 

            Il nous semble également important de faire intervenir le rôle des zones périphériques de l'empire, surtout dans sa partie occidentale. En effet, on peut dire qu'à partir de l'époque de Jules César, il se produit une certaine coévolution du développement entre l'empire et ces zones. L'impact de l'économie mercantile tendit à modifier l'organisation des tribus germaniques et les conduisit à produire pour pouvoir échanger avec Rome. Le processus était tel au bout de quelques siècles qu'il imposa l'instauration d'une autre organisation des rapports entre les deux zones. L'entrée massive de ces peuples – poussées par les huns et autres peuples migrant qui avaient été refoulés par les chinois – allait accélérer la mise en place de cette dernière. Mais cela ne pouvait pas s'effectuer en conservant l'empire. Ainsi on peut considérer la chute de Rome comme le moment de transcroissance de l'aire occidentale, tandis que le féodalisme apparaît comme la phase au cours de laquelle s'opère l'intégration de l'aire germanique et de celle slave; avec deux moments essentiels en ce qui concerne cette dernière: la christianisation de la Russie en 988 et le surgissement de l'empire Russe au XVI° siècle, sur lesquels nous reviendrons ultérieurement.

 

            La chute de l'empire romain ne peut pas être considéré comme une catastrophe, car c'était un système d'oppression très poussé. Si on tient compte en outre, que la réalisation de la domination de la république romaine, puis celle de l'empire s'est faite au prix de l'extermination d'une foule d'ethnies, il est incompréhensible qu'on puisse avoir un quelconque regret au sujet de la disparition de ce vaste mécanisme de domestication, de même – et nous y reviendrons – il est difficilement concevable d'exalter un homme comme Marc-Aurèle qui fut un exterminateur de premier ordre[64].

 

            Nous avons insisté sur cette phase romaine du devenir occidental pour diverses raisons, et tout d'abord pour bien mettre en évidence la dynamique de formation de l'État. Dans notre exposé nous avons considéré comme allant de soi le rapport des classes à celui-ci, c'est-à-dire le fait que la classe dominante crée son État, afin de mieux insister sur d'autres aspects souvent oblitérés.

 

            Comme nous l'avons signalé auparavant, l'État n'est pas le produit d'une opération machiavélique effectuée par un groupement humain aux dépens d'autres groupements. Il n'est pas, depuis le début, le mal absolu. S'il en était ainsi, il est évident que son élimination se serait posée de façon simple, et on peut même penser que les hommes et les femmes auraient pu s'en débarrasser depuis longtemps. En fait, il dérive d'une nécessité d'intervention dans une situation écologique bien déterminée, et la visée qui l'a produit demeure même quand il s'est autonomisé et devient oppressif, c'est-à-dire que hommes et femmes gardent la nostalgie d'un possible d'intervention unitaire qui potentialise leur intervention individuelle. Et ceci persiste d'autant plus qu'à un moment donné, déterminé par le phénomène de séparation de la nature, l'espèce se pose supérieure au reste du monde vivant. D'où la revendication d'un appareil, d'un organe, d'un système qui unifie l'ensemble social. Toutefois hommes et femmes le désirent tout en voulant en même temps éliminer les conséquences négatives qu'il comporte. En outre, à la suite d'une division du corps social en classes, intervient également le rêve d'une réunification qu'hommes et femmes ne sont plus à même de poser de façon immédiate. Ils ne peuvent que poser, proposer une médiation. On comprend que ce soit les classes les plus déshéritées qui finalement recherchent une unité supérieure, englobant, unifiant – ce qui favorise la réinstauration de celle-ci – parce que cela leur permet de se retrouver dans une communauté, alors qu'elles se vivent exclues. Tous ceux qui sont parvenus au pouvoir absolu: tyrans, monarques, empereurs, ont fait des concessions aux défavorisés pour leur donner le sentiment d'une participation à une unité plus vaste. Ils sont toujours apparus comme leur bienfaiteur, leur protecteur. Ce furent des Bigs Brothers selon Orwell, des bienfaiteurs selon Zamiatine.

 

            Ce n'est que lorsque certaines classes furent capables, à partir de leur propre condition, de se poser comme communauté alternative qu'il put y avoir une remise en cause de ce phénomène.

 

            On peut encore aborder le phénomène en tenant compte qu'une fois que la fragmentation de la communauté s'est opérée posant l'individu, celui-ci put avoir tendance à recomposer cette dernière à partir de lui-même et pour cela à se placer à un point stratégique essentiel, celui de l'articulation entre la sphère immédiate et celle non-immédiate, lieu où se pose la transcendance qui le fonde et à partir duquel lui-même veut fonder le corpus social. Il s'érige en grand médiateur. D'où l'exposé d'une doctrine au sujet d'une organisation plus ou moins hiérarchisée de la société qui est assimilée à un organisme et au sein de laquelle on veut abolir toute opposition de classe et même toute réalité de classe.

 

            Nous retrouverons ces thèmes – évidemment avec des variantes en fonction des époques – chez les empereurs aussi bien que chez les rois de la monarchie absolue ou éclairée, chez l'empereur surgi à la suite de la révolution française, mais aussi chez Hitler, Staline, Mussolini, De Gaulle, Franco, etc.. Toutefois, les derniers se manifestent plus en tant que guide qu'en tant que protecteurs.

 

            Si ces hommes se sont imposés, c'est que leur propre mouvement d'affirmation a rencontré celui des masses tel qu'exposé plus haut. Dans les deux cas il s'agissait de retrouver la totalité par l'unification, par une identification à l'unité, parce qu'en même temps, il semblait qu'il était possible également d'atteindre la totalité en tant que somme et parfois – surtout dans le discours des idéologues des diverses formations étatiques – en tant que multiplicité diversifiante. Ce n'est pas pour rien que certains ont proposé une réactualisation des corporations du moyen-âge, en tant que communautés différenciées dans une totalité plus vaste.

 

            Á l'heure actuelle le procès de dissolution est tel qu'un phénomène similaire a peu de chance de s'affirmer, si ce n'est sous une forme caricaturale; ce qui n'empêche pas que divers protagonistes de la Droite nous reproposent la nécessité d'une organisation hiérarchique, d'un chef, etc.. L'étude de la phase romaine offre un grand intérêt parce que c'est en elle que s'impose le droit: ensemble représentationnel fondamental, non seulement pour le mouvement de la valeur mais pour le développement de la science[65]. Nous ne pouvons qu'effleurer la question car notre connaissance du droit est trop insignifiante pour pouvoir l'affronter exhaustivement. Disons que c'est, avec la république, un élément essentiel sur lequel portera la réflexion des réformateurs qui se manifesteront après la chute de Rome. En effet, la république apparaîtra comme la communauté politique idéale et le droit comme un ensemble de garanties[66] permettant d'assurer le bon fonctionnement de celle-ci. Au fond, le phénomène romain a fourni la médiation que des réformateurs vont essayer d'utiliser pour fonder une communauté qui ne peut plus être immédiate et qui est totalement séparée de la nature. Une société posée en fonction d'un monde humain, d'où le grand débat et la grande recherche sur les institutions.

 

            Ainsi, quand des fractures se produiront au sein de la société féodale, il y aura une tentative non seulement de retourner à la communauté, mais surtout de recomposer une république idéalisée centrée sur la liberté (apport de Rome), d'instaurer une démocratie centrée sur l'égalité (apport de la Grèce).

 

            Autrement dit, dans leur lutte contre l'État sous sa première forme qui, nous le verrons ultérieurement, réapparaîtra dans la phase finale féodale, les hommes chercheront à fonder des communautés médiatisées croyant qu'elles sont moins oppressives que leur société en place, surtout celles dominées par un tel État. Ils ne se rendaient pas compte que la médiation impliquait un autre État et surtout que liberté et égalité étaient des expressions du mouvement de la valeur qui tendait à se poser en communauté. Tous ceux qui se sont opposés à l'État ont toujours eu en vue la première forme de celui-ci, jamais ils n'ont affronté la seconde, car cela aurait impliqué celui de remettre en cause la démocratie, de même que la liberté, l'égalité, ou la justice. Seuls quelques révolutionnaires parvinrent à le faire durant de courtes périodes.

 

 

        9.2.6.1.3 On peut dire que la formation du féodalisme en Europe coïncide avec la constitution et l'extension de ce que l'on appelle l'Occident. La Grèce et Rome apparaissent comme des présuppositions à celui-ci. En conséquence, il convient de bien affronter la délimitation de cette aire nouvelle, en rapport au reste de l'Asirope, tant en ce qui concerne la zone septentrionale, la Germanie, aux dépens de laquelle l'Occident s'accroît (il en sera de même en ce qui concerne l'aire slave) que dans la zone proche-orientale avec surtout l'aire islamique qui se délimite d'ailleurs plus précocement dès le VII° siècle. L'on peut considérer que les deux phénomènes: instauration du féodalisme en Occident, développement de l'Islam (en rapport avec des formes de fonciarisation) au Proche-Orient, en Afrique, en Inde et en Insulinde, sont en rapport avec un même phénomène, l'écroulement des empires romain et sassanide.

 

 

           9.2.6.1.3.1 Pour comprendre la formation du féodalisme, il faut bien se représenter l'extraordinaire phase de dissolution qui affecte l'Europe occidentale surtout à partir de la chute de Rome, mais qui était en acte bien avant celle-ci.

 

            En effet, plus peut-être que pour d'autres modes de production, il faut tenir compte qu'il n'y a pas linéarité rigoureuse entre mode de production esclavagiste et mode de production féodale. Si elle existe, elle ne peut être constatée qu'à posteriori lorsque le féodalisme s'est pleinement développé. Dès lors, pour comprendre à la fois la continuité et la discontinuité s'affirmant avec le surgissement de ce dernier, il faut comprendre que le procès social opérant à l'époque de l'empire se décompose et tous les éléments tendent plus ou moins à s'autonomiser ou bien à régresser. Et que c'est à la suite d'une nouvelle combinaison entre ces éléments que prendra forme le féodalisme. Toutefois, ce dernier a également hérité de l'aire germanique dont la forme de production subit, elle aussi, au contact de l'empire romain, une dissolution importante. En conséquence, le mode de production féodal résulte d'une combinaison d'éléments provenant de la forme germanique et de la forme antique gréco-latine.

 

            Étant donnée cette recombinaison il est évident qu'il y eut une variété extraordinaire de rapports entre hommes, femmes et donc mise en place, plus ou moins transitoirement de formes sociales diverses dont émergèrent finalement celles féodales qui seules persistèrent.

 

            Ce qui caractérisait la forme germanique c'est que la séparation est à peine ébauchée, en ce sens que s'il y a propriété privée et propriété commune, le membre de la communauté se comporte vis-à-vis de l'une et de l'autre, simplement en fonction de sa participation à la communauté, il n'assume pas deux figures différentes. En outre s'il y a des chefs, le pouvoir n'est pas autonomisé, et il n'y a pas d'État[67].

 

            Cependant, par suite de l'accroissement de la population et à cause du contact avec l'empire romain, la forme germanique subit à partir du III° siècle, de profondes modifications. On a le surgissement d'une nouvelle forme de propriété des terrains sur lesquels est pratiquée une horticulture, ce qui installe une agriculture sédentaire, en rupture avec l'ancienne itinérante. Les produits de celle-là furent objets de commerce avec l'empire romain. La diffusion de la propriété privée de la terre qui se conjugue avec celle des animaux contribua à modifier les différentes formes d'implantation des populations germaniques. C'est alors que naît l'économie de la “Wurte” (village) ou de la “Grosswurte” (grand village), centre de production géré par une multiplicité de familles propriétaires privées.

 

            On a donc ainsi une réorientation de la production où seul le surplus était commercialisé en une production où la valeur pénètre dans le procès global (incluant production et circulation) et qui fonde une dualité valeur d'échange-valeur d'usage.

 

            Bontempelli et Bruni à qui nous avons emprunté les données historiques précédentes indiquent que s'établit en outre “un rapport de clientèle entre la plus grande partie des membres de la tribu et les seigneurs des familles dominantes, dans la mesure où les premiers recevaient le nécessaire pour vivre seulement en travaillant pour les grandes fermes des seconds.” (Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 586)

 

            “Tout ceci eut une double conséquence. Avant tout les familles dominantes des différentes tribus et des divers peuples germaniques se rendirent compte de la nécessité d'établir entre eux des liens étroits grâce à des échanges de dons, une hospitalité réciproque, et surtout des mariages et des adoptions, de façon à faire front commun, et ainsi à défendre de façon plus aisée leur propre domination de classe sur les populations respectives et imposer leur monopole de groupes restreints dans les relations avec l'empire romain.” (idem, p. 586)

 

            Il nous semble abusif de parler de classe dans ce cas. Une fois cette thématique éliminée, on peut accepter le développement.

 

            Dès lors, il s'établit une espèce de symbiose[68] entre les deux aires: celle germanique et celle de l'empire romain. “Les groupes sociaux dominants (...) ne pouvaient maintenir leur domination de classe qu'à travers des acquisitions régulières de marchandise produites par la société esclavagiste romaine et payées avec l'argent de l'empire romain. Il est évident qu'à partir de ce moment, ils ne pouvaient plus concevoir d'abattre la société esclavagiste et l'empire romain.” (idem, p. 619)

 

            La chute de l'empire romain ne conduisit pas seulement à la dissolution du mode de production esclavagiste mais aussi à celle de la forme germanique minée par le mouvement de la valeur et tendant à se structurer en complémentarité avec la première.

 

            En conséquence, il ne faut pas considérer le phénomène des invasions comme concernant uniquement l'empire romain, mais comme un phénomène affectant également les “barbares” envahissant l'empire. En effet, ils furent mis en mouvement à cause de la pression d'autres peuples venant d'Asie. Cette migration favorisa le procès de dissolution dans les deux aires. Il y a un phénomène qui concerne toute l'Asirope. Et ceci apparaît encore plus nettement si l'on tient compte également de ce qu'on peut considérer comme une invasion: la conquête arabe à partir du VII° siècle. Ne tenir compte que de l'invasion de l'empire romain, conduit à ne pas comprendre le phénomène dans toute son ampleur.

 

            Nous pouvons indiquer maintenant les différents éléments qui vont intervenir dans la constitution du mode de production féodal: le féodalisme. À ceux que nous avons examinés chaque fois que nous avons étudié la formation d'une organisation sociale, il convient d'ajouter les éléments provenant de la transformation de la forme germanique comme par exemple les rapports de clientèle comparables à ceux surgis au sein de la société esclavagiste, les rapports de dépendance personnelle, donc importance des liens du sang, la nécessité d'une réunion pour poser ou recomposer la communauté, ainsi que les éléments provenant de la forme antique: État sous sa seconde forme médiatisé par la valeur, l'individu etc..

 

           9.2.6.1.3.2. Nous avons déjà insisté sur le phénomène de dissolution à partir duquel quelque chose d'autre peut se manifester. Cette dimension d'un recommencement se manifeste également dans le cadre naturel par suite de changements importants dans la biosphère. En effet, il y a eu durant toute la fin de l'empire romain une extension de la forêt. “On arrive ainsi déjà au cours des VI° et VII° siècles à un point où l'Europe est couverte par un manteau forestier tel qu'elle ne l'avait jamais eu depuis l'époque préhistorique (...)” où l'on “a de petits îlots d'hommes qui pointent dans le grand océan d'arbres.” (Bontempelli et Bruni, Histoire et conscience historique, t. 1, p. 150)

 

            Il se produisit une rééquilibration de la biosphère et il est très important de noter que parallèlement il y eut un abandon des villes.

 

            Il y eut donc une sorte de repli vers la forêt et un nouveau démarrage à partir de son exploitation. Ceci permit l'affirmation au départ de rapports de non dépendance. Mais à cause de la perte de continuité avec cette dernière due à des siècles de développement de la civilisation antérieure, la forêt n'est plus perçue comme un être avec lequel l'espèce est en symbiose, mais comme une entité menaçante (bien que servant parfois de refuge jusqu'à une époque assez tardive, comme l'atteste l'histoire de Robin des bois); ce qui exprime la coupure d'avec la nature. En compensation, l'isolement conduisit au renforcement des liens communautaires, et l'individualisme qui s'était développé durant la période antique fut remis en cause. On eut une communauté toujours plus médiatisée par rapport à la nature.

 

            Ceci n'aurait pas été possible s'il n'y avait pas eu une énorme dépopulation et un renouvellement ultérieur de celle-ci à cause des invasions[69].

 

            Le développement de l'autarcie sur laquelle nous reviendrons plus loin favorisa l'implantation de nouvelles habitudes alimentaires.

 

            Beaucoup de produits végétaux sont remplacés par des produits animaux: le lard et le beurre remplacent l'huile d'olive. Cette dernière tend à être substituée également dans l'éclairage par la cire (bougie); il y a une régression de la consommation de fruits qui proviennent surtout de la région méditerranéenne: figues, dattes, amandes, pistaches. On doit noter parallèlement la régression de l'utilisation de la soie et le grand développement de celle de la laine ce qui aura une énorme importance ultérieurement pour le développement de l'élevage en Angleterre et en Espagne. Cependant il semblerait que globalement le régime devienne plus végétarien surtout à partir du VIII° siècle à la suite d'une plus grande extension de la culture des céréales. Toutefois, ceci n'est pas homogène en ce sens que la nourriture varie en fonction des classes: l'alimentation carnée prédominant dans les couches supérieures. D'un point de vue général, on peut indiquer qu'il y a certainement des carences importantes puisque le rachitisme, des formes d'arthrose, des maladies des gencives et la cécité sont fréquentes (il semble que les hommes et les femmes du moyen-âge aient été hantés par cette infirmité).

 

            On peut se demander si l'extension de l'espèce en des zones moins favorables à son développement n'a pas posé des problèmes très graves à partir du moment où hommes et femmes en se multipliant ne pouvaient plus se nourrir uniquement des produits autochtones. Ils durent cultiver, mais cet apport artificiel n'était pas suffisant pour enrayer des troubles par carence. En effet, ce n'est qu'avec l'apport de produits venant de zones plus au sud, ou bien grâce à l'acclimatation de nouvelles espèces que l'alimentation des populations humaines a pu être équilibrée.

 

            Ainsi tant à cause de la vaste crise de la représentation, sur laquelle nous insisterons maintes fois, qu'à cause d'une alimentation défectueuse ou insuffisante (d'où grand nombre de famines), on eut une manifestation récurrente de maladies épidémiques (par exemple, entre 543 et 546, cf. O.c., p. 17)

 

            En ce qui concerne les famines on peut se demander si ce n'est pas à cette époque que naît la problématique de la lutte contre cette dernière en même temps qu'elle fonde le moment de la représentation affirmant que le passé est celui de la pénurie.

 

 

           9.2.6.1.3.3. Comme élément intervenant dans la dynamique – si ce n'est au niveau de la création de quelque chose de nouveau, tout au moins à celui d'un frein tant sur le plan de la réalité tangible que sur le plan de la représentation – persistance de formes d'asservissement comparables à l'esclavage surtout en Italie (cf. pp. 144 et 147). Car dans la mesure où l'économie mercantile régressa, avait-on réellement des esclaves? Ceci n'est pas en contradiction avec l'affirmation précédente au sujet de la possibilité de dissolution de cette forme de dépendance par suite de l'existence de terres libres où les asservis pouvaient se réfugier. Ce sont des phénomènes qui ont coexisté. En outre, il semble que la vieille forme antique ait persisté surtout en Italie, ou bien elle fut plus ou moins rétablie par la force, ce qui prouve la réalité du mouvement de libération.

 

            Un caractère de cette période sur lequel insistent divers historiens c'est le recul du mouvement de la valeur. L'économie monétaire n'a certes pas totalement disparue, mais elle est devenue minoritaire: cessation, par exemple, de la production de monnaie d'or au cours du VII° siècle qui servait au commerce international (cf. O.c., pp. 157 et 158).

 

            Ce recul est concomitant à un repli autarcique, à une fixation, laquelle exprime au mieux la perte d'importance de la valeur.

 

            Ceci doit être perçu dans une totalité, c'est-à-dire que cela ne concerne pas uniquement le phénomène économique, pour ample qu'il soit, car c'est en rapport avec la phase de recul de la vieille société, et, dans une certaine mesure, un refus du devenir de l'espèce depuis sa séparation d'avec la nature, phénomène lié à et amplifié par le développement de la production.

 

            Bontempelli et Bruni font la remarque suivante lors de leur exposition des vastes mouvements de remise en question de la société établie, à la fin de l'antiquité: “En réalité, le travail servile était tel qu'il ne créait pas entre les hommes un tissu de liens associatifs et coopératifs là où seulement aurait pu se former l'embryon d'un nouveau type d'assise sociale, c'est-à-dire dans les lieux de travail. Dans le travail au contraire les hommes étaient psychologiquement anéantis et socialement isolés. S'ils s'organisaient, ils le faisaient seulement en dehors de l'activité productrice. Mais alors il est clair qu'ils ne pouvaient jamais préfigurer un autre mode de produire, c'est-à-dire de nouveaux rapports sociaux.” (Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp. 587-588)

 

            N'y avait-il pas en germe – et nous retrouverons cette interrogation quand nous envisagerons les réactions au devenir hors nature, à propos du gnosticisme – la thématique de mettre fin à la production. Peut-être qu'hommes et femmes se rendirent compte de l'absurdité de la dynamique de produire. Ils en eurent l'intuition et cela inhiba la mise en mouvement d'une dynamique, car : que faire?

 

            On eut donc un développement en opposition à la vieille société d'où il y eut tendance à exalter ce qu'elle avait diffamé: le travail, l'activité intermédiaire, le procès intermédiaire entre la créature et le créateur.

 

            Toutefois, pour que le travail puisse arriver à s'imposer, il fallait que s'opère une dissolution de l'antique procès de vie, sinon les hommes et les femmes pouvaient difficilement se percevoir se mouvant dans une activité qui leur apparaissait comme réduite, ou même qu'ils ne pouvaient pas concevoir tant elle était liée à la totalité. C'est ce qu'il y a d'essentiel dans la période féodale: s'il y a recul du phénomène de valeur, il y a approfondissement d'un procès de séparation, non voulu, qui s'impose en dépit de la volonté des hommes et des femmes de constituer de nouvelles unités. En effet, ils le firent en partant de données diverses et, pour se fonder, ils tendirent à produire un développement plus ample et donc à susciter une certaine autonomisation. Ainsi l'activité artisanale se développera séparément de celle agricole; la ville se fondera de façon autonome par rapport à la campagne. Le centre de décision sera dans la ville et ne sera pas lié à des propriétaires fonciers.

 

            Ce qui fausse la compréhension c'est que de nouveaux équilibres se sont fondés qui pouvaient faire penser à la réalisation d'autres possibilités. Il n'y a pas continuité entre les différents segments aussi bien dans l'espace que dans le temps. Elle se manifeste seulement dans la tendance de la valeur, ou de l'unité supérieure, à se réimposer, etc.. Il faudra que ces équilibres soient à leur tour rompus pour qu'ait lieu un développement de vaste ampleur.

 

            Avant de poursuivre et d'envisager comment se structure la nouvelle société, il est important de noter que dans la recherche en vue de fonder une autre dynamique de vie, il n'y a pas réaffirmation de la femme. Au contraire, les tentatives qui visent à sortir le plus nettement du monde en place, sont des communautés sans femmes[70].

 

            Il est possible qu'il y eut quelques tentatives d'enclencher un autre procès de vie en fondant de nouvelles relations entre les sexes, mais nous n'en avons pas de témoignages tangibles. Nous reviendrons sur ce problème dans le chapitre sur l'assujettissement de la femme. Nous devons ajouter tout de même que le problème de la situation de cette dernière au sein de la société, comme au sein de l'espèce en ce qui concerne celle-ci dans une aire bien déterminée du globe, transparaît dans la représentation, tout particulièrement dans la littérature.

 

           9.2.6.1.3.4. Donc encore une fois: procès de dissolution et possibilité d'autonomisation des divers éléments constitutifs, ce qui était impossible auparavant pour tenter de sauver l'unité empêchant toute remise en cause; le procès intermédiaire peut s'imposer. Cela implique une crise de la représentation d'une vaste dimension. Ensuite, et le plus souvent de façon concomitante, il y a une réorganisation qui est comme une autre combinatoire. D'où il est intéressant maintenant d'aborder les diverses acceptations données au terme féodalisme[71]. Nous utilisons les indications fournies par Bontempelli et Bruni (O.c., t. 1, p. 39).

        "1. Féodalisme en tant que domination d'une aristocratie militaire, parasitaire du point de vue économique.

          2.  Féodalisme en tant que démembrement de l'Etat et fractionnement de la souveraineté. 

        3. Féodalisme en tant que système de gouvernement basé sur des rapports entre personnes privées et non entre des charges et des fonctions publiques, et constitué donc par un réseau de liens personnels de dépendance, contractuellement assumés en échange de la protection offerte par celui en regard duquel est instaurée la dépendance. 

        4. Féodalisme en tant que seigneurie foncière, en entendant par là une propriété terrienne dont le propriétaire privé a, en tant que tel, également le droit d'exercer des pouvoirs publiques de commandement vis-à-vis des paysans qui y travaillent et peut, de ce fait, leur ôter une partie du produit de leur travail en guise de tribut. 

     5. Féodalisme en tant que mode de production, c'est-à-dire en tant que système de rapports de production caractérisant un type donné de société.”

            Ajoutons que dans ce dernier cas, beaucoup d'auteurs considèrent ce mode de production en tant que résultat de la combinaison de deux autres: celui esclavagiste et celui des germains.[72]

 

            Cet inventaire des diverses acceptations du mot féodalisme était nécessaire ne serait-ce que parce que les bourgeois ont eu tendance à déprécier la période qui leur était antérieure, ce qu'ils nommèrent l'ancien régime, à la représenter comme se caractérisant presqu'uniquement par l'obscurantisme et la répression. En outre, les socialistes, les communistes et les anarchistes, dans la mesure où, bien souvent, ils ont fait cause commune avec les bourgeois pour lutter contre le féodalisme, tant sur le plan physique sur celui de la représentation, ont également contribué à obscurcir les données, du fait particulièrement de leur exaltation du progrès.

 

            En revanche, il y eut également une glorification acritique, surtout de la part des romantiques. On peut dire qu'en général le mouvement réactionnaire, c'est-à-dire entrant en réaction vis-à-vis du mouvement d'ascension de la société capitaliste s'est nourri de moyen-âge pour s'affirmer.

 

            Ces définitions mettent en saillie certains éléments et il y a donc incomplétude; cela concerne également la 5., quoi qu'en faisant intervenir le jeu des infrastructures et des superstructures, il soit possible d'atteindre à une certaine exhaustivité. Il n'en demeure pas moins, comme nous l'avons déjà fait ressortir, qu'elle recèle une certaine rigidité et surtout elle ne prend pas en compte le phénomène communautaire et celui de l'unité supérieure.

 

            En ce qui concerne la définition du féodalisme en tant que mode de production, ce qui importe c'est que le travailleur-producteur possède son moyen de production et qu'il dispose de sa personne, ensuite c'est l'existence de la rente tout d'abord en travail puis en nature, enfin en argent. Cette infrastructure n'est certes pas immuable de telle sorte que la servitude de la glèbe n'est absolument pas déterminante pour définir ce mode de production. On devra l'analyser avec le phénomène de fonciarisation.

 

            Ceci posé ce qui nous intéresse surtout c'est de situer les particularités du devenir occidental durant cette période.

 

 

           9.2.6.1.3.5.  Nous pouvons considérer que la fondation de l'Occident comporte les phénomènes suivants:

 

          "1. Les relations entre empire romain dans sa partie occidentale et aire germanique que nous avons déjà envisagés et sur lesquels il conviendra de revenir.

 

                2. Les relations entre les divers Etats chrétiens et l'Islam.

 

               3. Les relations entre Byzance et les slaves ainsi que son heurt à l'Islam.

 

              4. L'édification de la Russie qui vient remplacer Byzance.

 

            5. Enfin, dernier élément, intervenant indirectement et qui montre que cette formation de l'Occident est un phénomène concernant toute l'Asirope: l'intervention des mongols opérant, d'une part sur les slaves (russes particulièrement) et, d'autre part, sur les états islamisés. L'affaiblissement de ces derniers, favorisa l'essor de l'Occident.

 

            Nous faisons commencer la période que nous étudions au V° siècle. Ce n'est pas parce que nous considérons que cette date marque une discontinuité absolue dans le développement de la société, mais parce qu'elle vaut en tant que repère au sein d'un bouleversement. En effet c'est au cours de ce siècle que se produisirent la chute de Rome (410), le partage de l'empire et la chute de l'empire d'Occident (476). Or, s'il est vrai que le phénomène de dissolution dont nous avons parlé a commencé avant ces dates, il est clair également que c'est à partir de ces évènements qu'il put prendre son essor et surtout aboutir à une positivité, n'étant plus inhibé par l'existence d'une unité supérieure. Et ceci tant au niveau purement pratique que sur le plan de la représentation.

 

            En outre, cette date a une grande importance dans la mesure où nous étudions le devenir des centres d'unification de l'Asirope étant donné que, nous l'avons vu, la tendance à une unification de l'espèce est également un phénomène déterminant le devenir de celle-ci. L'écroulement de l'empire romain créa un vide qui rendit possible une autre phase d'unification qui s'effectua au travers de nouveaux centres: l'Occident qui se crée à partir de cette époque et l'aire islamique, centrée au départ sur l'Arabie, puis le Proche-Orient, qui tendit à déborder sur l'Occident et sur l'Orient.

 

            Cette approche des évènements historiques est liée au fait que nous considérons qu'il y a une thématique fondamentale de la communauté par rapport à l'espèce, voulant signifier par là que la première est une particularisation de la seconde, comme un mode de celle-ci tendant à se poser coextensive à elle, c'est-à-dire que concrètement toute communauté tendit à se poser espèce. D'où, dans la mesure où différentes communautés, puis ethnies, nations affirment la même prétention, il y a obligatoirement un heurt, et, de là, une dynamique d'unification que nous avons antérieurement exposée. Celle-ci doit être intégrée dans celle du rapport de l'espèce à la biosphère et on doit lui inclure celle du rapport de l'individu à la communauté et à l'espèce. Tout cela sans escamoter les médiations opératrices: le pouvoir, le mouvement de la valeur, ni sans oublier qu'à un moment donné s'imposent d'autres médiations en connexion directe avec les deux précédentes: les classes.

 

            Nous ne partons pas du VII° siècle, comme le font certains auteurs pour encore d'autres raisons.  Par exemple, c'est au VI° siècle que se déploie en Occident le mouvement monachique: saint Benoît fonde son ordre monastique au Mont Cassin, saint Colomban fonde un monastère en Irlande (île d'Iona) en 563, saint Colomban vers 590 passa d'Irlande en Grande-Bretagne puis sur le continent où il fonda des monastères par exemple à Luxeuil en France, à Bobio en Italie au début du VII°.

 

            En fonction des différents travaux historiques, il apparaît évident que le féodalisme ne commence pas au V° siècle; à ce moment là on a simplement la fin de quelque chose d'ancien, et le possible du surgissement de quelque chose de nouveau. Ce n'est qu'en fonction de ce qui eut lieu ultérieurement que la date du V° siècle présente son importance et ceci que l'on réfère à un mode de production, à une forme de communauté ou à un phénomène d'unification.

 

            En conséquence nous considérons que la première phase de la période historique au cours de laquelle s'est imposé le féodalisme va donc du V° siècle au milieu du X°, avec comme moment déterminant, parce que c'est réellement à partir de lui qu'on peut parler de féodalisme, le VII° siècle au cours duquel s'effectuèrent des brisures telles qu'on peut à partir de là réellement distinguer un nouveau mode de production. En outre, ce moment est important aussi bien pour l'Occident que pour la partie orientale qui devient Byzance et enfin pour toute l'aire proche-orientale: surgissement de l'Islam.

 

            La deuxième phase va du milieu du X° au milieu du XIV° siècle. Nous avons accepté cette dernière date à cause du vaste mouvement insurrectionnel qui pose des problèmes nouveaux et réaffirme des anciens, et non pas parce qu'il y a réellement une nouveauté sur le plan de la production, de la forme de la communauté, ou du pouvoir politique. Or, un autre élément déterminant dans le devenir de l'espèce, c'est la représentation. Il est donc essentiel de délimiter les divers moments de crise, de remise en cause de celle qui prédomine à un moment donné, de même qu'il est essentiel de comprendre comment peuvent se réimposer des perspectives, des projets que le devenir social avaient refoulé. C'est en particulier à travers tous ces moments de crise que l'on peut percevoir une invariance dans la préoccupation de l'espèce: recomposer la communauté immédiate. Ils permettent également de voir s'affirmer son angoisse de s'isoler de la nature; angoisse qui ne peut se conjurer qu'au travers d'une entreprise de sécurisation se réalisant dans la tentative de dominer, voire s'escamoter la nature.

 

            Ajoutons que nous voulons donner de l'importance aux moments d'intervention des masses d'hommes et de femmes essayant de modifier un devenir donné, même si cette intervention ne fut pas assez déterminante pour créer une discontinuité réelle. Autrement dit, nous essayons de percevoir et de comprendre le devenir en fonction des modifications de la communauté, puis de la société, en rapport avec tous les éléments dont nous avons amplement traité dans les chapitres antérieurs (unité supérieure, mouvement de la valeur, etc.), en fonction du mode de production, du procès d'unification et enfin des divers soulèvements parce qu'ils sont déterminants au niveau de la compréhension de ce que hommes et femmes désirent dans l'immédiat et de ce qu'ils visent à une vaste échelle historique. Il n'est pas obligé que ces divers ordres de faits soient contemporains, ce qui rend délicat un exposé du devenir historique.

 

            Quelques précisions encore pour clarifier notre choix des repères sus-mentionnés.

 

            “Le féodalisme est l'expression d'une rupture, il est donc gros d'une diversité indubitable mais n'étant pas, dans sa dynamique, une structure en soi complète et fermée, il est l'expression de la reconstitution d'une trame de pouvoir sur laquelle pourront se greffer des formations politiques successives.” (Histoire d'Italie et d'Europe, t. 1, p. 301)

 

            Cette rupture se manifeste avec une intensité variable au V°, au VII°, comme au milieu du X° siècle. En revanche au milieu du XIV° la rupture en acte s'effectue par rapport au féodalisme en tant que tel et par rapport à des phénomènes qui se sont développés en son sein.

 

            “Le féodalisme occidental, terrien et nobiliaire, se développa de façon contemporaine à la révolution communale, au mouvement des communes et à une première ascension d'une bourgeoisie liée aux trafics mercantiles, à la reprise de la circulation monétaire. Dans la conception historique traditionnelle ces phénomènes sont posés en contraposition, comme deux tendances en lutte entre elles, ou comme deux mondes totalement séparés qui s'excluent réciproquement. Ils sont au contraire des expressions diverses mais étroitement interconnectés d'un même mouvement complexe qui transforme l'Europe médiévale, le mouvement qui a été désigné “de reconstruction à partir de la base”.” (idem, pp. 319-320)

 

            Il semble dans ce cas que l'auteur restreigne la période féodale à ce que nous nommons la deuxième phase de celle-ci. En outre ce mouvement “de reconstruction à partir de la base” implique-t-il, 1° la phase de dissolution dont nous avons parlé, 2° le refus de la société antique ainsi que de celle qui s'édifia dans la période ultérieure? C'est ce que nous pensons quant à nous. Et nous ajoutons qu'il ne faut pas oublier que l'unité supérieure ne disparut jamais au cours de toute la période féodale, qu'elle s'affirma souvent de façon nette et puissante et que finalement elle se réimposa au travers des monarchies absolues. Voilà pourquoi il est difficile de fixer une limite terminale à la troisième phase.

 

            Enfin, nous ne voulons pas séparer un phénomène féodal des autres indiqués dans la citation précédente, parce qu'à notre avis, le féodalisme est l'intégrale de ces phénomènes. Nous allons essayer de préciser tout cela en analysant les trois phases du féodalisme. Auparavant, il nous faut encore analyser de façon particularisée certains phénomènes qui, s'ils ne sont pas strictement limités à ce qu'on peut dénommer idiosyncrasie féodale, sont déterminants pour comprendre ce que fut le féodalisme.


           [La troisième phase commençant au milieu du XIV° siècle, qui  correspond à la phase d'autonomisation de la forme féodale, à sa domination formelle, et non supperficielle, qualificatif qu'il vaut mieux consacrer à la caractérisation de la phase iniitiale, se termine de façon variable selon les pays européens - nous laissons de côté le Japon qui connut un phénomène semblable - avec par exemple les révolutions du  XVII°siècle en Angleterre, avec celle du XVIII° siècle en France. L'exposé sur cette phase se trouve plus loin en 9.2.6.1.3.11.dans emergence7.]

 

 

 

[1]           On peut considérer que le phénomène se poursuit à l'heure actuelle. Ainsi ces deux dernières années, on a noté une sécheresse très importante en Grèce, mais aussi dans certaines zones italiennes et en Provence. En conséquence, on peut se demander si la désertification ne va pas concerner prochainement tout le pourtour méditerranéen. En outre, étant donnée l'immense urbanisation du nord de l'Europe qui entraîne une destruction considérable de la forêt, toute cette zone devient très vulnérable et le processus de désertification va commencer à opérer là-bas aussi.

                Un phénomène similaire concerne particulièrement le nord de la Chine et l'Amérique du nord.

 

 

[2]              Un écho de ce heurt entre ces deux types de communauté se trouve dans la Bible avec l'histoire d'Abel (pasteur) et de Caïn (agriculteur). Telle qu'elle est rapportée, il en résulte que la sympathie du narrateur se manifeste pour Abel, celui qui a conservé une dimension nomade. Ceci semble caractériser, en partie, le peuple hébreu, du moins jusqu'à la période actuelle. Il garda longtemps une certaine nostalgie d'une période où la domestication est à peine en germe.

 

[3]           Citation faite par P. Masson-Oursel dans son livre La philosophie en Orient, éd. PUF, p. 9. Il serait intéressant d'étudier s'il n'y a pas eu de causes écologiques à l'irruption des arabes hors de leur péninsule à partir du VII° siècle, après les prédications de Mahomet.

 

[4]           A ce propos, nous pouvons revenir sur la question du paradigme animal qui nous semble, s'enraciner fondamentalement dans la chasse.

 

            “ La pluralité des sources sur les relations de l'homme avec l'animal invite à la songerie que voici: tout se passe comme si l'homme avait en lui un bestiaire central rattaché à son être profond, inaccessible en lui-même, mais perceptible par ses projections dans les bestiaires secondaires de l'art, de la table, des objets, des mots, des autres hommes à travers les injures et les mots doux, etc., et ces diverses manifestations seraient corrélées.

 

            Prenons les outils. Je me suis ravisé il y a peu qu'ils revêtent souvent des noms d'animaux, et pratiquement jamais de végétaux. Herminette, bouvet, bédane, et bien d'autres encore: ce n'est plus une boîte à outils, c'est une ménagerie. Or ces instruments bougent, agissent. Ils ont une animalité que reconnaît la nôtre. Quelque chose d'animal parle en nous pour leur donner des noms.” (F. Poplin, « A. Leroi-Gourhan et le monde animal », in A. Leroi-Gourhan ou les voies de l'Homme, éd. A. Michel, p. 58)

           

            Avec l'agriculture, les végétaux prendront de l'importance, mais dans d'autres domaines. Il est intéressant de noter qu'en dehors d'exceptions comme l'astrologie gauloise où les signes ont des noms d'arbre, tous les autres ont des noms d'animaux.

 

[5]           Dans le même ouvrage, Finley écrit ceci:

            “L'archéologie oblige à considérer toutes ces destructions comme contemporaines, et à les dater de l'année 1200; il est d'autre part difficile d'imaginer qu'elles n'ont aucun rapport avec les mouvements des “peuples de la mer” et des destructions de l'empire hittite. La coïncidence serait trop remarquable et le serait d'autant plus qu'à partir du moment où l'on prend en considération que l'agitation s'étendit vers l'est jusqu'en Mésopotamie et toucha à l'ouest l'Italie, les îles Lipari, la Sicile, peut-être même la France ainsi que la mer baltique au nord.” (p. 77)

            Ceci pose le problème de la destruction de l'empire mycénien par ce qu'on a appelé l'invasion dorienne, théorie qui fut en vogue pendant longtemps. Dans un article de “L'Histoire” n°48, 1982: “L'invasion dorienne a-t-elle eu lieu?”, Annie Schnapp-Gourveillon le met en doute de façon fort cohérente et précise ceci: “les doriens, année après année, perdent de leur consistance si on écarte le modèle. Il reste les institutions, un dialecte, certes; mais ce dernier apparaît maintenant beaucoup plus proche du grec mycénien qu'on aurait voulu le croire: les recherches philologiques actuelles minimisent les particularismes doriens. Quant à l'archéologie, elle souligne la totale inexistence des Doriens comme “élément intrusif” dans la production matérielle des “siècles obscurs”. Il y a catastrophe, bouleversement profond, et pourtant l'explication simple de l'invasion ne fait plus recette, car, culturellement, il n'y a pas coupure, et les Doriens font partie intégrante de cette Grèce appauvrie et dévastée qui succède au monde mycénien. La chute des Etats mycéniens s'amorce vers l'an 1200 av. J.-C. On observe des destructions en chaîne, de nombreuses forteresses. Beaucoup d'habitat sont purement et simplement désertés. La civilisation mycénienne survit pourtant, amoindrie et parcellarisée (la céramique par exemple, d'un style unitaire jusqu'à présent, témoigne de sensibles variations régionales jusque vers la fin du XII° siècle avant J.-C. Sur le plan archéologique, aucune trace d'un apport matériel étranger. (...) On peut seulement admettre comme plausible l'hypothèse d'une série de raids violents mais limités, anéantissant la puissance mycénienne.”

 

            L'auteur aboutit à cette espèce de conclusion après avoir fait une critique intéressante de diverses représentations de la Grèce antique. Dit brièvement: celle allemande glorifiant Sparte “symbole du dorisme” en tant que préfiguration de la Prusse, celle de la France exaltant l'Attique, et celle de l'Union Soviétique décrivant un heurt entre patriarcat (dorien) et matriarcat (autochtone) et entérinant la thèse de l'action destructrice des Doriens.

 

            Cette dénonciation de l'utilisation des faits historiques pour justifier des idéologies est très intéressante. Elle serait également nécessaire en ce qui concerne l'exaltation de la démocratie athénienne de la part des nouveaux philosophes et autres penseurs actuels.

 

            Il existe une autre explication des destructions dont parle M. Finley, c'est celle de Rhys Carpenter qui dans Discontinuity in Greek Civilisation montre l'importance des facteurs climatiques dans le développement des civilisations ce qui l'amène à penser que les destructions furent dues à une catastrophe naturelle comme celle qui détruisit Théra-Santorin. L'explosion volcanique aurait pu projeter dans l'air une masse de matériaux telle qu'elle aurait empêché l'arrivée des rayons solaires provoquant un refroidissement, d'où de mauvaises récoltes, des famines, etc.. Et, à cause de ces dernières, il y aurait eu un déchaînement de violences. Il est indéniable que des faits climatiques, des catastrophes naturelles ont leur importance, mais elles ne peuvent que révéler, accuser des phénomènes, non les créer. Ou alors elles sont tellement puissantes qu'elles détruisent tout, mais ceci n'a en fait qu'une dimension locale, comme la destruction de Pompéi, de Lisbonne, etc. par des phénomènes géologiques.

 

[6]   Il semblerait que dans l'empire Ourartou, il y eut un début de développement similaire, étant donné qu'il y aurait eu une certaine pratique de l'esclavage et un grand développement du mouvement de la valeur. Nous tenons à signaler ce fait parce que nous sommes persuadés que le mouvement de la valeur, tel qu'il s'impose en Lydie puis en Grèce, est le produit de l'évolution de toute l'aire du Proche Orient à laquelle on doit adjoindre l'Égypte et la région dont elle est le produit et enfin la Grèce. En bref, toute la partie médiane de l'Asirope.

 

            “Ils [les lydiens n.d.r] sont les premiers à notre connaissance qui frappèrent et mirent en usage la monnaie d'or et d'argent; les premiers qui firent le commerce de détail. A ce qu'ils disent, les jeux pratiqués maintenant chez eux et chez les grecs seraient également de leur invention. (...) C'est alors qu'on aurait inventé le jeu de dés, le jeu d'osselets, le jeu de ballons, et les autres espèces de jeux, sauf le jeu de dames...” (Hérodote, Histoires, éd. Les Belles Lettres, pp. 93-94)

           

            Il est intéressant de noter cette espèce de relation entre la valeur et le jeu. Il est probable qu'en Grèce, nous eûmes ensuite les jeux de hasard. Il faudra encore un grand développement de la valeur pour qu'on ait des jeux d'argent dont un des chefs-d'oeuvre est le monopoly.

             [L'importance du mouvement du phénomène de la valeur en Chine, qui commence peut-être plus tôt que dans "l'aire grecque a été  omise" bien qu'elle sera bien mentionnée dans la suite de l'étude. note de mars 2016]

 

[7]           L'étude des rapports entre le phénomène étatique et celui de la valeur, ainsi que celle des conséquences de leur développement, telle la tendance à une unification toujours plus complète de l'espèce, nécessite une appréhension globale de l'histoire mondiale qui permette de comprendre la raison de notre situation actuelle. En conséquence, nous devons donner des points de référence importants pour que le lecteur puisse suivre notre exposition. Ces points de référence seront également nécessaires pour l'étude du capital, de la démocratie, etc..

 

            Nous avons essayé de faire un tableau complet de l'histoire mondiale à partir duquel il nous serait possible d'extraire les données historiques indispensables à notre exposition. Nous avons pris, pour cela, les deux ouvrages de Bontempelli et Bruni qui couvrent tout le champ historique depuis la préhistoire jusqu'à nos jours. Il s'agit de Le sens de l'histoire antique (deux volumes) et de: Histoire et conscience historique (trois volumes) édités par Trévisini (ouvrages en italien).

 

            Ils nous ont donc fourni la trame fondamentale et nous avons complété, précisé à l'aide d'ouvrages plus particuliers qui seront signalés en leur temps.

 

            Ces auteurs ont une orientation marxiste avec laquelle nous sommes très souvent en désaccord. Ceci était un inconvénient mineur dans la mesure où leur exposition globale nous permettait de construire le cadre de notre propre exposé. Nous signalons d'ailleurs en quoi nous divergeons, afin de bien préciser notre prise de position. Nous n'avons aucune intention de faire des critiques et notre jugement global est que ces ouvrages sont remarquables.

 

            Nous avons déjà abordé une telle étude historique quand nous rédigeâmes La révolution communiste: Thèse de travail pour la partie qui ne fut pas publiée en particulier les chapitres 6.3.1-La périodisation de la société humaine et 5.-La mystification démocratique.

 

[8]           Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 238. Les auteurs fournissent beaucoup d'informations intéressantes qui montrent à quel point le progrès technique est l'intégrale d'une somme de découvertes qui se sont produites dans des domaines divers, et à quel point celui-ci détermine l'évolution des formes sociales. Toutefois il n'est pas le seul facteur intervenant de façon décisive, comme nous le soulignerons à plusieurs reprises.

 

[9]            “Coïncidence remarquable: c'est Chios qui nous fournit le plus ancien témoignage contemporain d'institutions démocratiques dans le monde grec. Dans une inscription de Chios datée très probablement des années 575-550 av. J.-C., se trouve une référence incontestable à une assemblée populaire et aux “lois (ou décrets) du démos”. (M. Finley, Economie et société en Grèce ancienne, p. 170)

 

            “Disons le brutalement: les cités où la liberté individuelle atteignit son expression la plus haute – Athènes en est le cas le plus évident – étaient aussi celles où l'esclavage-marchandise était florissant.” (idem, p. 170)

 

[10]         « Dans le système esclavagiste donc le travail dépendant excluait de la communauté, tandis que dans le système antique-oriental on était membre de la communauté justement dans la mesure où on développait un travail dépendant, nonobstant qu'il fût sujet à des obligations et à des liens en ce qui concerne attributions, temps et modes de son exécution, et pût être aussi très dur et peu récompensé.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 217)

 

            A propos du rapport de l'homme à la communauté, Finley parle d'un statut particulier, celui du thète.

 

            “Un thète non l'esclave, telle est sur cette terre la créature la plus déshéritée qu'Achille puisse évoquer. Ce qu'il y avait de très dur pour le thète, c'était l'absence de tout lien, sa non appartenance.” (Le monde d'Ulysse, p. 68)

 

            “Ce n'était pas un esclave, mais un thète privé de terre qui représentait pour Achille, le statut humain le plus bas auquel il pût penser.” (L'économie antique, éd. Maspéro, p. 83)

 

            Ceci nous montre l'importance de la communauté. Mais l'argumentation de M. Finley nous semble superficielle dans la mesure où l'esclave-marchandise devait être plus ou moins inexistant à l'époque d'Homère, et parce que l'esclave n'est pas un homme. Or, Achille se pose en tant que tel. Il ne peut donc pas se référer à ce dernier.

           

            Ainsi le thète est un homme puisqu'il est libre, mais il est dépossédé. Il n'a que la possibilité de travailler pour un autre. Il devient dépendant et dans la mesure où il n'a rien, il ne participe plus à rien. Ceci montre à quel point la liberté est absurde, et que ce qui compte, c'est l'appartenance. Et sur ce plan, l'esclave se trouve dans une situation supérieure au thète, car il participe à l'oikos, ce qui lui donne une garantie, une sécurité de vie. Autrement dit, l'esclave est exclu de la communauté politique, le thète d'une communauté économique la plus réduite soit-elle.

 

[11]         “Ainsi surgirent les soi-disant “tyrans”. Le mot tyran n'avait aucune signification péjorative et, en signifiant littéralement “homme de la terre”, il voulait désigner qui avait occupé le pouvoir sans faire partie de l'acropole, mais en provenant de la “terre”, c'est-à-dire de la terre circondante. Était tyran donc, celui qui tenait le pouvoir sans avoir été investi par les dieux, indépendamment de tout jugement sur ses qualités comme personne ou comme gouvernant.

            Les tyrans prenaient le pouvoir à la suite de tumultes de couches populaires indépendantes et hostiles aux classes dominantes aristocratiques des acropoles.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 288)     

[12]         A l'époque de Solon, se fait sentir encore l'importance de la terre, de la fonciarisation. “Oui, le but pour lequel j'ai réuni le peuple, me suis-je arrêté de l'avoir atteint? Elle peut mieux que tout autre m'en rendre témoignage au tribunal du temps, la vénérable mère des olympiens, la Terre noire, dont j'ai alors arraché les bornes enfoncées en tout lieu; esclave autrefois, maintenant elle est libre.” (Solon, cité par Aristote, Constitution d'Athènes, p. 12)

 

[13]         Le livre de M. Austin et P. Vidal-Naquet Économies et sociétés en Grèce ancienne, éd. A. Colin, fournit des renseignements très intéressants sur cette faiblesse du mouvement de la valeur.

 

            “Quant aux banques [développées au IV° siècle n.d.r], ici encore l'évolution a ses limites: le terme de “banque” prête à confusion. Entre une banque moderne et une banque athénienne, la distance est grande. La banque moderne est avant tout un instrument de crédit destiné à favoriser l'entreprise économique. Les banques athéniennes, en revanche, travaillent sur une petite échelle; elles sont surtout des établissements de change et de prêts à gage. Une bonne partie de la richesse monnayée qui existe ne vient jamais entre leurs mains, mais reste souvent thésaurisée. Les sommes qui leur sont confiées ne sont pas investies dans des entreprises économiques; il ne semble pas que les banques plaçaient l'argent de leurs clients dans les prêts maritimes. Les banquiers qui sont métèques (et ils ont nombreux) ne peuvent pas d'autre part consentir des prêts gagés sur des terres, puisque les métèques sont écartés de la propriété foncière. Les banques athéniennes ne sont pas des institutions de crédit destinées à encourager les investissements productifs. En somme, ce qui est le caractère essentiel d'une banque moderne fait défaut dans la Grèce classique.” (p.173)

 

            On trouvera également des indications fort intéressantes dans Économie et société en Grèce ancienne, de M. Finley, cf. en particulier, son commentaire à l'éthique d'Aristote, pp. 278 sqq; cf. aussi C. Mossé: Histoire d'une démocratie: Athènes, p. 16.

 

[14]         “C'est seulement à Athènes que les propriétaires esclavagistes devenus vraiment une classe, étaient également capables de créer un Etat propre, une propre politique et une propre culture.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 397)      

 

[15]         Cet aspect mystificateur retiendra plusieurs fois notre attention au cours du développement ultérieur. Citons pour le moment cette remarque de M. Austin et P. Vidal-Naquet: “Aussi le mot “État”, que nous sommes presque fatalement conduits à employer, doit-il être critiqué. L'État en tant qu'abstraction n'existe pas pour les citoyens. L'État ne distribue pas de l'argent aux athéniens désirant assister aux représentations théâtrales, comme la sécurité sociale donne une indemnité de maladie, les athéniens se distribuent entre eux une part des revenus de la collectivité. Il n'y a même pas de différence de principe entre le fait de distribuer de l'argent et celui de construire des bateaux, même si dans la pratique des antagonismes pouvaient surgir entre les décisions opposées et les politiques qu'elles impliquaient.” (Économies et sociétés en Grèce, p. 139)

            On doit noter toutefois qu'Aristote semblait avoir une notion assez abstraite de l'État, comme le montre la citation de la note suivante.

            En outre les athéniens qui avaient lutté contre l'État première forme, voulaient instaurer une communauté. Ils ne pouvaient pas reconnaître dans la réalité qu'ils vivaient la réapparition de ce contre quoi ils s'étaient soulevés. Il y avait une part d'automystification qui, initialement, se greffait sur une donnée concrète: cet État ne s'était pas encore autonomisé et pouvait effectivement apparaître comme un simple organe de la communauté.

 

[16]         Aristote présente un “Résumé de la partie historique” fort instructif où il affirme: “... et c'est depuis qu'on est arrivé au régime actuel en attribuant toujours de plus grands pouvoirs à la foule. Car le peuple s'est rendu maître de tout, et tout est réglé par les décrets et les tribunaux où le peuple est souverain. En effet les jugements rendus autrefois par le Conseil sont passés aux mains du peuple; et en cela on sembla avoir bien fait, car le petit nombre est, plus que le grand, accessible à la corruption par l'argent et la faveur.” (Constitution d'Athènes, p. 44). “Tout d'abord on refusa d'accorder une indemnité à l'assemblée; puis, comme on n'y venait pas et que les prytanes usaient d'expédients afin d'obtenir le nombre nécessaire pour rendre valable le vote, Agyrrhios fit d'abord donner une obole; puis Héraléidés de Clazomènes, surnommé le Grand Roi, fit donner aux oboles, et Agyrrhios enfin trois oboles.” (idem, p. 44)

 

            On ne peut pas être plus clair en ce qui concerne le rôle de la valeur dans l'instauration de la démocratie. On doit noter cependant qu'on a là une domination purement formelle en ce que l'argent est ici un moyen pour faire fonctionner, parce qu'il opère une substitution.

 

            Ajoutons à nouveau, cette remarque historique de la plus haute importance en ce qui concerne le rapport entre développement de la démocratie et entreprises guerrières maritimes. “Périclès en effet enleva certains droits à l'Aéropage et poussa vivement l'État à augmenter sa puissance maritime, ce qui donna à la foule l'audace de tirer à elle de plus en plus toute la vie politique.” (idem, p. 29)

 

            Cette oeuvre d'Aristote est très intéressante parce qu'elle affirme l'existence de l'État qui est souvent escamoté par les divers théoriciens affrontant la question de la démocratie.

 

            “Jusqu'à ce moment donc l'État progressa et grandit peu à peu en même temps que la démocratie.” (p. 25)

 

            En écho à l'affirmation d'Aristote sur l'importance du peuple, il est bon de citer ce passage du Pseudo-Xénophon (cf. C. Mossé, Les institutions grecques, p. 183): “Je dirai d'abord qu'à Athènes les pauvres et la foule jouissent de plus d'avantages que les riches et les bien-nés, car c'est le peuple qui monte les vaisseaux et qui fait la puissance de la cité. En effet, les pilotes, les chefs de manoeuvre, les commandants de pantécontores, ceux qui veillent à la proue, ceux qui construisent les navires, voilà les hommes qui font la force de la cité, plus que les hoplites, les nobles et les gens de bien. Aussi il paraît juste que tous participent également aux magistratures, tirées au sort ou électives, et que tout citoyen qui le demande puisse prendre la parole.”

 

            On a ici en germe une exaltation de l'activité pratique, bien qu'elle soit limitée à la marine; surtout on voit se dessiner la thématique de l'exaltation des pauvres, et au-delà de ces deux thèmes s'impose la réflexion au sujet de qu'est-ce qui fonde la réalité d'une organisation sociale.

 

[17]         Je cite exprès C. Mossé parce que cette auteure semble accorder peu d'importance aux phénomènes économiques tant dans leur existence que dans leur impact (leur ampleur pouvant être escamotée). Elle écrit p. 49 du livre déjà cité: “De même il n'existait pas à Athènes au V°siècle une classe marchande”. Or dans Le sens de l'histoire antique, il est dit “Il s'agissait de Thémistocles appartenant à une riche famille de marchands” (t. 1, p. 399).

 

            Dans tous les cas, C. Mossé reconnaît l'importance du commerce puisqu'elle affirme “... dès cette époque il s'agit du V°siècle n.d.r] les athéniens importaient plus de la moitié du blé qui était consommé à Athènes.” (p. 51). Mais elle indique que ce commerce était assuré par des étrangers. Cependant Thémistocles était bien grec.

 

            C. Mossé a écrit un autre livre, Les institutions grecques, éd. A. Colin, qui permet de comprendre les particularité de l'aire grecque.

 

            Pour en revenir au problème du commerce, voici une remarque de E. Benveniste qui est très intéressante parce qu'elle expose pourquoi il est possible de ne pas dénoter une couche de marchands dans les sociétés où la valeur s'impose à peine.

 

            “Nous voyons ici un grand phénomène commun à tous les pays déjà révélé par les premiers termes: les affaires commerciales n'ont pas de nom; on ne peut pas les définir positivement. Nulle part on ne trouve une expression propre à les qualifier d'une manière spécifique; parce que – au moins à l'origine – c'est une occupation qui ne répond à aucune des activités consacrées traditionnelles.”

 

            Les affaires commerciales se placent en dehors de tous les métiers, de toutes les pratiques, de toutes les techniques; c'est pourquoi on n'a pas les désigner autrement que par le fait d'être “occupé”, d' “avoir à faire”.

 

            Cela met en lumière le caractère nouveau de ce type d'activité et il nous est ainsi donné de surprendre, dans sa singularité, cette catégorie lexicale en voie de formation, de voir comment elle s'est constituée.

 

            “C'est en Grèce que cette dénomination a commencé, mais c'est par l'intermédiaire du latin qu'elle s'est répandue...” (Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1, p. 145)

 

[18]         Il convient de citer également d'autres réformes à cause de leur importance et de leur modalité de réalisation.

 

            “Avec la réforme de 487 av. J.-C., au contraire, même les candidats des dèmes furent choisis par tirage au sort, et l'archontat devient, comme la Boulée, une magistrature dont la composition était totalement confiée au sort.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 399)

 

            Contre l'implacabilité du mouvement de la valeur qui tend à instaurer des différences parce qu'il y a acquisition, rétention par certains des flux de richesses ce qui entraîne un accroissement de pouvoir, la décision des hommes est inopérante; alors on a recours à un phénomène aléatoire pour mettre hors-circuit ce phénomène: le tirage au sort.

 

            Qui prend donc réellement la décision? Ce ne sont plus les hommes. Il y a bien une dynamique d'expropriation qui pose une politique de non-hommes.

 

            La remarque de C. Mossé (O.c., p. 30) confirme l'importance du tirage au sort: “Jugé plus démocratique le tirage au sort était réservé aux fonctions qui n'exigeaient pas une compétence particulière.”

 

            Dans son autre livre Les institutions grecques, p. 62, le même auteur affirme: “Depuis Fustel de Coulanges, on a beaucoup insisté sur le caractère religieux de ce tirage au sort qui paraît évidemment un moyen dérisoire de recrutement des fonctionnaires de l'État.”

 

            La question mériterait d'être traitée de façon approfondie. J'ajouterai donc quelques remarques à ce qui a été précédemment dit.

 

            On peut penser qu'à l'origine le hasard qui intervient dans le tirage au sort apparaît comme la manifestation d'un interlocuteur caché qui participe pourtant au devenir de la communauté. Il est ensuite celle d'une divinité ou des dieux.

            Dans l'idée de sort, il y a encore celle de partage, de part, et elle est liée à celle de destiné et de destin. Dans l'idée moderne intervient plutôt l'idée d'aléas, c'est-à-dire de facteurs imprévus, non perçus, qui jouent en dépit de la volonté des hommes et des femmes.

            Elle est également pénétrée par la dimension économique: le hasard est chance, fortune!

            Enfin, dans la mesure où les hommes se refusent à une intervention active et opèrent par l'intermédiaire du sort, il y a une certaine analogie avec Wu-Wei, le non-agir. Toutefois, la différence gît dans le fait que dans le premier cas les hommes sollicitent tout de même que quelqu'un d'autre, particularisé, opère à leur place, dans le second cas, c'est la totalité. Ce qui nous amène alors à mettre en rapport cet aspect du hasard avec celui d'une intervention divine sollicitée par la prière.

 

            En ce qui concerne le développement des mesures démocratiques, l'action des thètes et le tirage au sort (cf. Le sens de l'histoire antique, t. 1, pp. 416-418)

 

[19]         “Ce furent les chars de guerre qui conduisirent les guerriers là où se produisaient des subversions et leur permirent de les réprimer avec la plus grande facilité. Ce fut grâce aux chars de guerre qu'il y eut une extermination régulière de tous ces groupes de hapirou qui, sans travail, sans nourriture, s'adonnaient au banditisme et aux révoltes. Ils permirent de protéger les voies caravanières et de garantir le développement des trafics. Ils firent respecter la volonté des souverains dans tous les coins de leurs territoires.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 127)

 

            Ce problème de s'assurer contre la subversion interne fut certainement posé plusieurs fois. “La ligue de Corinthe formée en 338 sous l'égide Philippe de Macédoine a notamment pour objectif la tentative de mettre fin à toutes les formes de subversion et de troubles internes dans les cités grecques.” (Economies et sociétés en Grèce ancienne)

 

[20]         Nous retrouverons cette dynamique en d'autres lieux et d'autres temps.

 

[21]         Faire une étude sur le problème de l'État et de la communauté chez les juifs apparaît toujours comme une entreprise prétentieuse et est considérée par beaucoup comme étant irréalisable par qui n'est pas juif, et doté d'une solide culture juive. L'argument a d'ailleurs souvent une saveur racketiste que nous laisserons de côté.

 

            Il est certain que pour faire une oeuvre exhaustive, il nous manque une foule de connaissances. Mais nous ne prétendons pas produire quelque chose de définitif car nous voulons seulement, sur la base des éléments fournis dans cette étude, et dans tous les travaux publiés dans Invariance, qui sont en liaison avec un phylum bien déterminé, celui du refus du devenir à la domestication, indiquer comment l'on peut envisager ce que nous désignerons comme la dynamique de la communauté juive qui nous semble déterminante pour tout le développement de l'espèce dans l'aire occidentale.

 

[22]         Dans Quand dieu était femme – À la découverte de la grande déesse source du pouvoir des femmes, éd. Opuscule, Merlin Stone indique elle aussi que le peuple hébreu était constitué d'éléments divers. Elle s'appuie en particulier sur ce passage du Psaume 107 qui est révélateur : ils le diront, les rachetés de Yahvé, qu'il racheta de la main de l'oppresseur qu'il rassembla du milieu des pays, orient et occident, nord et midi. Ils erraient au désert, dans les solitudes, sans trouver un chemin de ville habitée; ils avaient faim, surtout, ils avaient soif, leur âme en eux défaillait.

 

            En particulier, elle affirme que les lévites seraient en fait un groupement dérivé des louvites, qui étaient indoeuropéens. Elle l'envisage un peu comme une caste au sein d'Israël!

            En outre, elle ne se limite pas à envisager l'histoire des hébreux à partir de la période où ils sont installés en Égypte, mais elle prend en considération, Théra, Abraham, etc.. Elle s'en sert pour fonder sa thèse sur l'origine indoeuropéenne des lévites; car, pour elle, Abraham dériverait de brahmane, tandis que Yaweh signifierait éternel.

 

            Etant donnée la prépondérance de la tribu des lévites, cela lui permet d'expliquer le patriarcat prononcé des hébreux, et leur lutte contre les divers cultes de la déesse-mère.

 

[23]         “Les hébreux la créèrent [la nation n.d.r] les premiers. De “Hapirou” qui était seulement un terme négatif pour désigner leur exclusion d'un lien juridique stable avec les institutions égyptiennes, ils devinrent “Israël”, qui était un terme positif pour désigner leur commun ancêtre (Jacob, appelé justement Israël), et donc une communauté de souche d'où ils faisaient dériver une communauté de traditions et de valeurs spirituelles. “Israël” était pour la première fois de l'histoire une nation créée dans le vif du processus historique qui conduisit de l'Égypte en “Terre du Canaan” un peuple qui ne pouvait pas avoir déjà une unité de souche et de culture.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 146)

 

            S'il en est ainsi, il faut poser que ce que rapporte la Bible en ce qui concerne les hébreux avant la période égyptienne n'est que fiction. Cependant il nous semble fort important que dans ce livre, il est fait mention qu'à un moment donné il y a un changement de noms: Abram devient Abraham, Saraï, Sarah. Cela indique peut-être que c'est alors que la représentation d'une ethnie déterminée devint celle d'un groupe d'ethnies diverses.

 

            En outre, il nous semble que le concept de nation n'est pas approprié ici. Nous préférons parler d'une communauté médiatisée. Il nous faudra revenir plus tard sur l'argument. Passons à une remarque concernant les auteurs de l'ouvrage cité. Ils ont de temps en temps des accents bordiguiens. “Selon la narration de l' “Exode” (le deuxième livre de la Bible), nous pouvons comprendre de façon concrète comment à travers la figure de “Moïse” le peuple hébreu se forma en nation, en se donnant une “loi” et un programme à réaliser: un programme qui se fondait sur le monothéisme religieux.” (p. 149)

 

            Bordiga aurait été pleinement d'accord avec cette exposition mettant en évidence l'importance du programme. Je ne veux pas dire par là que ces auteurs ont été influencés par lui car ils ne l'ont probablement pas lu. Il y a une convergence, comme il y en a avec De Martino.

 

            Ceci dit, on pourrait ajouter qu'on trouve chez les hébreux l'expression de l'invariance d'un projet, ainsi que la nécessité de l'interprétation du cours historique afin de saisir quel est le moment favorable pour la réalisation de ce dernier. C'est la base de l'herméneutique et de la lutte contre l'enrichissement perçu comme une contamination par la culture des autres ethnies, et le fondement de la représentation prophétique; ce qui n'empêche qu'il y eut également une dimension illuministe.

 

            Donc le comportement des hébreux est déterminé par la position révolutionnaire qu'ils prirent à un moment donné. La persistance de celui-ci implique la puissance du bouleversement auquel ils participèrent lorsqu'ils étaient encore hapirou. Il fallut alors opérer une opération de vaste envergure pour infléchir ce qui était le cours historique. Et c'est cette thématique qui domine l'histoire et la représentation juives. Yahvé est un dieu interventionniste.

 

            Cette dimension révolutionnaire persista chez les juifs jusqu'à nos jours. Les conditions dans lesquelles ils vécurent réactivèrent souvent la nécessité d'une intervention. Ce n'est pas un hasard si tant de révolutionnaires étaient d'origine juive.

 

            Cependant l'herméneutique peut conduire à, et être supporté par un comportement différent: maintenir ce qui fut. D'où la puissance du conservatisme chez les juifs dits orthodoxes; comme on peut le constater encore à l'heure actuelle.

 

            La dimension révolutionnaire, c'est-à-dire l'affirmation de quelque chose en opposition avec un ordre établi, transparaît nettement dans l'institution du sabbat. Seuls les groupements humano-féminins contraints à des travaux pénibles, ne pouvant pas accomplir paisiblement leur procès de vie, pouvaient inventer ce jour de repos dédié à une espèce de glorification de leur être commun advenu à travers un long procès de luttes.

 

[24]         Les hébreux savaient très bien à quoi s'en tenir au sujet de l'État.

         “Voici le droit du roi qui va régner sur vous. Il prendra vos fils et les affectera à sa charrerie et à ses chevaux, et ils courront devant son char. Il les emploiera comme chefs de mille et comme chefs de cinquante; il leur fera labourer son labour, moissonner sa moisson, fabriquer ses armes de guerre et les harnais de ses chars. Il prendra vos filles comme parfumeuses, cuisinières et boulangères. Il prendra vos champs, vos vignes et vos oliveraies les meilleures et les donnera à ses eunuques et ses officiers. Les meilleurs de vos serviteurs, de vos servantes et de vos boeufs, et vos ânes, il les prendra et les fera travailler pour lui. Il prélèvera la dîme sur vos troupeaux et vous-même deviendrez esclave.” (Samuel, 8.10 à 8.18)

 

[25]         “... pour compenser le déséquilibre qui dérivait de l'autonomie de la Babylonie, Assoubanipal avait dû conquérir la Phénicie-Palestine, mais pour la conquérir il avait dû conquérir le delta du Nil, et pour conquérir l'Égypte il avait dû conquérir toute la haute Égypte. Mais l'anéantissement de l'économie égyptienne lésait gravement les intérêts des pays méditerranéens comme Chypre, la Cilicie, et la Lydie qui avaient des liens commerciaux avec l'Égypte. Ces pays fermèrent en conséquence leurs ports aux phéniciens vassaux des assyriens, et Assoubanipal fut entraîné dans la guerre contre Chypre et contre la Cilicie. Il est clair que cela ne pouvait pas continuer ainsi. Il n'était pas possible que l'empire maintienne une situation où toute nouvelle conquête en exigeait une autre, et où donc il était nécessaire de mobiliser des armées toujours plus grandes pour des campagnes militaires dans des régions toujours plus éloignées.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 263)

            Autrement dit, l'expansion du commerce provoquait un accroissement de la dépendance vis-à-vis de différentes zones; ce qui conduisait à un ultérieur développement des voies commerciales. L'empire en cherchant à les contrôler, se dilatait. Cette dilatation permettait à son tour un commerce qui tendait à faire éclater les limites, d'où la nécessité d'une expansion foncière. Cette dynamique conduisit à l'homogénéisation de toute la zone.

 

[26]         “Dans les pays de forêts on peut voir encore des populations comme les kathkari, dans les Gat occidentaux, ou le Santal et les Oranon, dans le Bihar, qui sont tout juste sorties du stade de la cueillette. Ces tribus marginales sont en voie d'extinction, du fait de la maladie, de l'alcoolisme, de la disparition des forêts, du progrès des civilisations et de l'emprise croissante des usuriers. Quand il leur arrive de pratiquer l'agriculture c'est sous forme d'écobuage.” (p. 39)

            Ailleurs, Kosambi signale la persistance du bâton à planter préhistorique qui est nommé thomba (p. 66-67). Il indique également la persistance du culte des déesses-mères (pp. 39 et 69).

            Dans “Les religions archaïques”, in Religions de l'Inde, éd. Payot, il est fait aussi état des tribus ne connaissant pas l'agriculture ou pratiquant une agriculture rudimentaire.

            Dans son livre La civilisation de l'Inde ancienne, éd. Flammarion, L. Renou nous fournit des données importantes pour fonder notre thèse sur la puissance du fait communautaire en Inde, sur sa capacité à résorber le devenu. Tout d'abord, il affirme que la distinction du pur et de l'impur est déterminante dans la civilisation hindoue, puis on a cette remarque: “l'image du varna et de la jati [deux mots qui, avec des déterminations différentes, désignent la caste, n.d.r] a une telle importance qu'elle commande la classification de bien des objets inanimés comme le bois ou les perles.” (p. 55) Ceci exprime bien la prégnance de la communauté qui est en fait l'opérateur fondamental de connaissance et de positionnement des appartenances. (cf. Chap.7)

            Indiquons encore ceci: “Manu, qui appelle l'agriculture pramra (c'est-à-dire suivant l'explication traditionnelle “moyen éminent de causer la mort (des animalcules dans la terre)”) en interdit l'exercice aux brahmanes et aux ksatriya.” (p.148) Voici d'ailleurs le texte de Manou: “83. Toutefois un brahmane ou un ksatriya contraint de vivre des mêmes ressources qu'un vaisya, doit avec soin, autant que possible, éviter le labourage, travail qui fait périr des êtres animés et qui dépend d'un secours étranger, comme celui des boeufs.” (éd. D'aujourd'hui, pp. 311-312)

            Louis Dumont dans Homo hierarchicus, éd Gallimard Tel, reprend l'affirmation de L. Renou sur le pur et l'impur et ajoute: “nous ne prétendons pas que l'opposition fondamentale soit la cause de toute distinction de castes, nous prétendons qu'elle en est la forme” (p. 67).

            S'il en est ainsi cela témoigne d'une origine ancienne des castes et surtout de la persistance des communautés immédiates où ces catégories étaient essentielles pour déterminer le positionnement dans l'espace et dans le temps, selon leur rythme propre, des hommes, femmes, des objets.

            Chaque communauté (la caste étant une communauté secondaire c'est-à-dire devenue médiatisée par un élément particulier, un métier par exemple) se préservant des autres, maintient sa pureté dans tous les sens et dans toutes les manifestations. Cela ne vise pas uniquement l'acte sexuel. L'opposition sert surtout d'opérateur de séparation, distanciation et de maintien d'homogénéité. En conséquence il y a un délestage de la notion de sacré, qui lui est totalement liée au départ, ainsi que la perte de la notion de danger qui en découlait (cf. p. 71). Cela confirme encore la permanence des vieilles représentations.

            C'est un phénomène de compensation, car c'est le moment de l'union qui à l'origine n'unit pas simplement un homme et une femme, mais des familles plus ou moins larges. On a une dialectique séparation (caste = quelque chose de non mélangé, Homo hierarchicus p. 36) – union.

            Enfin en ce qui concerne les intouchables, L. Dumont dit que c'est une notion plus anglaise qu'hindoue. Toutefois il y a une base réelle à cette notion, comme il le reconnaît lui-même puisqu'il renvoie à e passage du livre cinquième des Lois de Manou.

            “85. Celui qui a touché un Tchândâla, une femme ayant ses règles, un homme dégradé pour un grand crime, une femme qui vient d'accoucher, un corps mort, ou une personne qui en a touché un, se purifie en se baignant.”

            Deux remarques sont nécessaires à ce propos. Tout d'abord l'importance d'éviter le toucher qui assure la continuité. Ensuite celle du sang et particulièrement du sang menstruel, ce qui confirme l'essentialité de la vieille représentation de type classificatoire – que nous avons analysée dans le Chapitre 7 – qui persiste chez les indiens. Même si cela a régressé de nos jours, c'est déterminant pour le mode selon lequel ceux-ci peuvent concevoir les relations entre les différents constituants du monde.

            Pour en revenir au phénomène de réabsorption de la part de la communauté, nous voulons signaler la sanskritisation des coutumes dont parle L. Dumont. ...


[27]         “Avec les haches et les houes de fer, les paysans purent défricher de nouveaux terrains, tandis que la possibilité d'appliquer à la charrue une pesante lame de fer appelée soc, utilisant pour la traction les buffles déjà domestiqués, fit en sorte que les paysans indiens purent labourer les terrains plus en profondeur et en obtenir les meilleures récoltes. L'élevage secondaire de bétail puissant pour la traction fit découvrir la possibilité de fumer les champs et de faire une rotation des cultures, en les alternant avec les pâturages. Ainsi, la rotation biennale des cultures, la fumure des terrains et la charrue avec les soc, furent “mises au point” quelques siècles avant l'Europe. Les paysans indiens inventèrent également le collier à épaule (qui s'appuyait sur l'épaule de l'animal au lieu de la faire sur la trachée ce qui le rendait capable d'un effort plus grand). Il est habituellement mentionné de façon erronée comme une invention du Moyen-âge européen, alors qu'il fut déjà réalisé en Inde deux mille ans auparavant.” Les auteurs signalent ensuite que les indiens cultivèrent également de nouveaux végétaux: le blé, l'avoine, le coton, le sésame, les petits pois et les pois chiches. Enfin ils indiquent que les artisans indiens inventèrent le ferrement des chevaux. (cf. Le sens de l'histoire antique, t. 1, pp. 495-496)

 

[28]         L. Dumont dans l'ouvrage déjà cité, accorde une grande importance à l'englobement qu'il pose comme le fondement de la hiérarchie chez les indiens. En fait, c'est un mécanisme d'absorption d'une communauté par une autre, sans qu'il y ait un réel asservissement, mais un positionnement par rapport à une communauté totale qui est référente et référentielle; ce qui implique la persistance de la communauté primitive. Or, ce que dit ce même auteur:

            “Nous définissons alors la hiérarchie comme principe de gradation des éléments d'un ensemble par référence à l'ensemble...” (p. 92)

            Il y a effectivement un positionnement qui sert, à un moment donné, de support à la valorisation. Ce qui a le plus de valeur est ce qui est le plus près de la communauté qui fonde (le centre dans le langage géométrique ultérieur). En parlant de gradation, L. Dumont fait intervenir déjà un élément valorisation (ici ce peut être l'importance plus ou moins grande, comme un grade dans l'armée).

            Dit autrement c'est la communauté antérieure, organisme qui a subi des divisions qui englobe les produits de celle-ci en les positionnant en son sein. Cela n'élimine pas un certaine concurrence dans la volonté de chacune de représenter la totalité, puis de s'affirmer, d'où le problème du pouvoir. Ceci vaut surtout pour les ksatriya et les brahmanes. Ultérieurement, l'englobement est lié à un phénomène d'absorption.

            Ce qu'il y a d'intéressant dans le livre de L. Dumont, c'est la description du “système jajmani, système correspondant aux prestations et contreprestations qui lient au village l'ensemble des castes, et est plus ou moins universel en Inde. (p. 128)

            Ensuite il fait une remarque qui est essentielle: “Dominants et dépendants vivant sous l'emprise d'un système d'idées dans lequel l'aspect de “pouvoir” que nous avons isolé est en fait englobé.” (p. 141) et dans lequel pur et impur servent d'opérateurs. On a donc un blocage de l'autonomisation du pouvoir.

            Toujours à propos d'englobement nous voudrions indiquer que le concept de tolérance est inadéquat pour désigner le comportement indien. Il est préférable de parler d'un principe intégrateur d'un phénomène tampon qui permet à la communauté d'accepter sans se nier et sans détruire mais en subordonnant à son propre système hiérarchique.

            Enfin L.Dumont cite Staal qui affirme qu'en Inde, ce qui prévaut ce n'est pas une orthodoxie mais une  orthopraxie, c'est-à-dire qu'il faut respecter un comportement donné qui permette de sauvegarder la hiérarchie, l'organisation en place. Cela montre à quel point la communauté maintient sa force sur ses membres et inhibe une autonomisation de la pensée.

            Ceci n'empêche pas que celle-ci, comme le pouvoir, ait pu accéder à des moments donnés à l'autonomisation, lors de déchirures dans la totalité, mais paradoxalement ce seront des moments de réflexion pour réimmerger pensée et pouvoir dans la totalité.

            En ce qui concerne la dimension théorique de l'œuvre de L. Dumont, nous ne pensons pas qu'elle ait grand intérêt en ce sens qu'elle apparaît déterminée par ce à quoi elle s'oppose, en particulier à l'œuvre de Marx qui n'est absolument pas comprise. L. Dumont faisant de ce dernier un individualiste qui n'aurait pas compris la thématique de l'individualité et de la communauté (cf. surtout Homo equalis). En outre, l'opposition qu'il fait entre individualisme et holisme n'est pas consistante, disons même qu'elle est “boiteuse” et ne peut en aucune façon exprimer la différence entre pensée occidentale et indienne. En effet l'individualisme a pour référent l'individu et le holisme, le tout; l'opposition aurait pu être entre individualisme et communitarisme, car dans ce cas le référent est la communauté. En outre, le point de vue de la totalité peut être accepté par l'individu qui peut effectuer une approche totale mais avec lui-même comme référent; en revanche, une approche communautaire est non seulement holiste mais implique obligatoirement la nécessité de se référer à un ensemble d'hommes et de femmes, et à l'unité qui les englobe (Gemeinwesen en première approximation).

            Une dernière remarque au sujet de la dimension théorique de l'œuvre de L. Dumont et son opposition à Marx: il me semble que depuis quelques années la majeure partie de la production théorique dans le domaine des sciences humaines (sans parler de l'économie), vise à escamoter l'apport du mouvement prolétarien dont Marx fut un des principaux théoriciens. En conséquence, les oeuvres de notre époque ont pour objet de “déboulonner” Marx; elles ne traitent jamais les phénomènes dans leur intégralité et on n'y trouve pas exposé ce qui peut faire la spécificité de notre moment historique. Cela obligerait leurs auteurs à abandonner un comportement polémique et à atteindre un comportement intégrateur, ce qui a pour réquisit une remise en cause de leurs présuppositions. Cela n'enlève rien à la qualité informationnelle de ces oeuvres; c'est-à-dire que par suite même de leur partialité, elles apportent un grand complément d'information.

 

[29]

 La note 29 est inexistante.

[30]         On peut trouver des données sur la restauration de l'unité supérieure dans Le sens de l'histoire antique, t. 1, pp. 497-499; par exemple: “l'existence de la monarchie absolue n'était que le reflet de l'existence d'une caste bureaucratique unitaire et de la disparition de toute souveraineté locale autonome des seigneurs féodaux.”

 

[31]         “Dans la littérature védique, le mot existe – jati vient du radical jan-naître – mais il n'a jamais le sens de “caste”. Ce sens apparaît dans les Dharmasastra.” (J. Baechler: Le solution indienne – Essai sur l'origine des castes, éd. PUF, p. 26)

            L'auteur dit qu'il ne faut pas assimiler jati à varna, affirmant que les deux n'ont pas la même origine. Toutefois son argumentation ne nous permet pas de comprendre en quoi réside fondamentalement la différence et quelles sont précisément les origines de chacune. A notre avis, il est possible que le système des varna et celui des jati se soient mis en place à deux moments différents de l'histoire de l'Inde (ce que l'auteur admet aussi) mais les phénomènes qui leur ont donné naissance sont similaires.

            Le système des varna est en relation avec la conquête aryenne, et traduit le phénomène de domination d'une ethnie sur une autre, avec un phénomène d'englobement. Les dominés sont rattachés à l'organisation des dominants par l'intermédiaire de l'adjonction d'un varna. Le système des jati s'est constitué sous la pression de la diversification de la société, à un moment de repli, par instauration de communautés refusant le mouvement de la valeur et la fonciarisation, mais incapables de reproduire la communauté immédiate, et refusant également les rapports d'envahisseurs divers, particulièrement quand ils étaient liés aux phénomènes ci-dessus mentionnés.

            J. Baechler écrit que les jati se définissent par trois critères. Ils signalent fort bien la dimension communautaire archaïque de ces organisations où c'est le lien des hommes, femmes entre eux, avec la nature qui fonde les relations. Voici ces trois critères :

            “La fermeture se traduit par la répulsion qui oppose les jati entre elles. Elle repose sur des tabous alimentaires: de qui peut-on accepter la nourriture et l'eau?” (p. 16)

            “Le deuxième critère de la jati, la spécialisation, est plus flou. Il n'y a pas identification entre telle jati et tel métier, mais des restrictions portant sur certains métiers, que l'on ne peut pas pratiquer sans déroger. On peut adopter tout métier qui ne pollue pas ou n'aggrave pas l'impureté.” (p. 17)

            “Le dernier critère est la hiérarchie. Toutes les jati sont rangées les unes par rapport aux autres sur une échelle, dont chaque degré est défini par le critère de la pureté et de l'impureté, exprimé en termes de tabous et d'usages particuliers. Sauf exceptions, les brahmanes sont toujours au sommet de la hiérarchie.”

            Ce dernier critère est en quelque sorte une espèce de perversion du système classificatoire des anciennes communautés. Ce qui l'exprime bien c'est que la hiérarchie n'est pas déterminée par le pouvoir ou la valeur, mais en fonction du pur et de l'impur. Dans cet ordonnancement, ce qui l'emporte c'est l'intégration, pas tellement de groupes humano-féminins à d'autres, mais de représentations en une autre, celle de la communauté archaïque tendant par là à se préserver.

 

[32]         L. Dumont considère le renonçant, l'ascète qui abandonne le monde comme un individu hors du monde et fait la remarque suivante: “... que la hiérarchie culminait en réalité en son contraire, le renonçant.” (p. 247) Par là, la hiérarchie effective, se réalisant dans ce monde, n'était pas remise en cause.

 

[33]         Cf. Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 626. Il semble que dans cette ascension de Candragupta, ait joué le facteur de lutte contre l'envahisseur (les grecs conduits par Alexandre). Ceci est important à noter parce qu'une cause probable de l'instauration des castes-jati réside aussi dans l'opposition aux étrangers trop souvent conquérants.

 

[34]         On trouve des renseignements fort utiles sur cette période dans l'ouvrage de H. G. Creel, La naissance de la Chine – la période formative de la civilisation chinoise environ 1400-600 av. J.-C, éd. Payot.

 

[35]         En ce qui concerne les progrès technique de cette époque, cf. Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 523.

 

[36]         Cette vision organiciste est bien explicitée dans l'article sur la Chine, section l' “Homme et l'univers” de l'Encyclopedia Universalis, V. 4, p. 264.

            “Il faut en outre souligner qu'il n'existe pas de faits isolés aux yeux des chinois: tout est contexte et partie de contexte; et tout sans cesse fonctionne.” On comprend par là leur conception du Wu Wei qui est la non intervention laquelle n'exclut pas que la personne effectue ce que commande la totalité; et cette effectuation sera d'autant plus adéquate qu'elle se fera selon le Tao, qu'on peut considérer comme la voie déterminée par le super-organisme qu'est l'univers (d'où Tianturen).

            Nous reviendrons sur ces questions ainsi que sur cet article dans Réactions au devenir hors nature. Il suffira pour l'heure de faire ressortir à quel point une telle représentation est incompatible avec une autonomisation de la propriété privée et de la valeur. À moins que la communauté, le nouveau tout, et donc l'unité englobante elle-même ne soient déterminés et ne soient fonctionnels qu'à l'aide de la valeur, ce que réalise en fait le capital.

 

[37]         Les phénomènes importants qui, déterminant le devenir de l'espèce ne disparaissent pas, même s'ils ne sont plus opérants, manifestes. Ils persistent à l'état latent et peuvent être réactivés lors de crises importantes. Nous avons affronté ceci lorsque nous avons parlé de l'englobement de contradictions parce qu'il n'y avait pas de résolutions réelles de celles-ci. Nous avons montré que lors de la révolution française, comme lors de la révolution russe, la dynamique de réaffirmation de la communauté fut très puissante. Cf. Caractères du mouvement ouvrier français, Invariance, série I, n°10, Bordiga et la révolution russe – Russie et nécessité du communisme, Invariance, série II, n°4. Cet article est paru également sous le titre Communauté et communisme en Russie.

            Le problème qui se pose maintenant, que le procès révolutionnaire est terminé, consiste à déterminer si l'espèce a été totalement déracinée et si, de ce fait, le désir d'instituer une communauté, une unité englobante, a été aboli.

            Ce qui est certain c'est que le phénomène de fonciarisation comme celui de la valeur ne pourront plus opérer.

            Si l'espèce Homo sapiens est effectivement déracinée, ce n'est plus qu'à partir de certains membres de celle-ci – abandonnant sa thématique et sa dynamique – qu'une nouvelle espèce peut se constituer pour qui sera immédiate la nécessité d'un nouveau rapport à la nature. Mieux, elle ne pourra se constituer qu'à travers ce nouveau rapport.

 

[38]         Ce qui fait l'importance de l'empire chinois, c'est surtout sa stabilité, car en dépit de périodes de démembrement, il y eut unification à quatre reprises (en excluant la première dont nous avons étudié la réalisation) et ce, même à partir d'ethnies étrangères. On peut d'ailleurs considérer que le phénomène persiste jusqu'à nos jours. La question étant de savoir dès lors comment se rapportent, l'un à l'autre, mode de production asiatique et capital.

            Indiquons les autres unifications: en 265 jusqu'en 479; en 581 jusqu'en 906; de 960 à 1126. Enfin de 1260 à nos jours (en négligeant toutefois le problème de Taïwan).

            On ne constate un phénomène de semblable stabilité qu'avec l'empire égyptien que l'on met à part, parce qu'on considère qu'on  a en fait un seul peuplement, et il n'a pas persisté jusqu'à nos jours.

 

[39]         Roland Breton dans Géographie et civilisations (QSJ, n°2317), expose une subdivision de l'oekoumène en sept subcontinents “qu'on peut par analogie, comparer à sept niches majeures, occupées à différentes époques par l'humanité...” (p. 27). Ces sept niches sont “les sept grandes zones zoogéographiques continentales”. Puis il envisage les “grandes aires de civilisation actuelles” au nombre de sept. Toutefois, on n'a pas continuité entre elles. Il y a description de chaque cas, l'aspect actuel étant privilégié. La classification de Toynbee présentée pp. 10-11, est très suggestive en ce qui concerne une approche à la fois unitaire et diversifiante. Toutefois, il nous semble que considérer l'histoire de l'espèce en fonction des civilisations, nous semble conduire à une impasse, parce que le concept de civilisation est très réducteur. En même temps, son extension est trop grande. On nous parle de civilisation magdalénienne; ce qui est un non sens, qui n'est pas annulé quand on parle de culture pour des périodes antérieures à l'introduction de l'agriculture. Le langage dans ce cas procède par analogie extensive qui fait perdre toute substance à ce à quoi il se réfère.

 

[40]         D'autre part à partir du moment où le mode de production esclavagiste est instauré, il est difficile de faire une opposition entre aristocrates provenant de l'antique organisation et les couches dirigeantes nouvelles. “Dans quelques centres du monde grec le surgissement de la production pour le marché et pour l'argent, des esclaves privés et de la propriété privée des terres, fut l'oeuvre des aristocraties traditionnelles qui s'étaient, graduellement mais uniformément, transformées en classes esclavagistes.” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 436)

 

            Ceci souligne également la force d'expansion de ce mode de production et son effet dissolvant sur les formes antérieures.

 

[41]         “En conclusion, la restriction des productions agricoles et l'augmentation de leurs prix furent l'effet, non de la guerre du Péloponnèse mais des procès de concentration foncière qui, comme nous l'avons déjà expliqué, étaient inscrit dans le mode de production esclavagiste” (Le sens de l'histoire antique, t. 1, p. 550)

 

[42]         Ce caractère belliciste s'affirme nettement lors de la guerre de Sicile qui se déroule au sein du conflit péloponnésien.  Cette entreprise militaire athénienne peut être mise en rapport au fait qu'à la suite de la paix de Callia en -449 avec les perses, les grecs durent renoncer aux marchés orientaux. Ils furent inévitablement propulsés vers l'Occident où ils rencontrèrent l'opposition des étrusques, mais surtout celle de Carthage. Et le conflit avec cette dernière (par l'intermédiaire des grecs de Sicile) préfigura celui entre Rome et cette dernière.

 

[43]           On peut indiquer l'exception de Rome.

                           [Selon Lucio Russo, que nous avons cité dans Données à intégrer  (cf Compléments, deuxième partie), il semblerait qu'en fait Alexandrie ait été une ville de type "moderne" où une science expérimentale et une technique de type industriel ont pu se dévelpper.  Nous essaierons, ultérieurement,  de revenir sur cette question. mars 2016]

 

[44]         “Il [Démétrius, n.d.r] songeait à créer un empire où l'élément grec, celui iranien et celui indien pussent coexister en une durable unité. En ce sens, Démétrius fut l'ultime héritier du dessein universaliste d'Alexandre le grand pour la réalisation duquel il se tourna, nous l’avons vu, à un moment donné, vers l'Inde.” (Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 281)

 

[45]         Cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 318. Octave, le futur Auguste en fit autant, cf. Idem, p. 361. En ce qui concerne le blocage, on peut dire, que le plus souvent, on a une conciliation entre fonciarisation, mouvement de la valeur, unité supérieure.

 

[46]             Au sujet de l'oeuvre de Silla, cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp. 240-242.

 

[47]         En ce qui concerne les projets de Pompée, cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 261.

 

[48]         Á propos du mot empire, il est bon de savoir qu'originellement il était affecté à la sphère privée. Il connotait les idées de commandement, de puissance, d'autorité. On pouvait dire avoir de l'empire sur quelqu'un (par exemple d'un père sur ses enfants), prendre de l'empire sur lui. Il y avait aussi l'idée d'ascendant, de hauteur; ainsi on pouvait avoir l'expression: traiter quelqu'un avec empire. En revanche le mot règne concernait le domaine public. Parler du règne des Césars impliquait de se préoccuper de la relation de ceux-ci, en tant que personnes accomplissant une certaine fonction publique, à l'ensemble de la population.

            Au sujet de la fondation du principat, A.Toynbee écrit ceci: “Le nouvel ordre était basé sur quatre institutions fondamentales: un roi, un souverain déifié, un Etat mondial divinisé, où les simples cités-Etats locales constituaient les cellules de l'organisme politique; une armée de profession; une bureaucratie..” (Il mondo ellenico, p. 183). Il ajoute que toutes ces institutions avaient été inventées à l'époque post-alexandrine pour combler le vide de la disparition de la cité-Etat. Ce faisant, il nous semble qu'il ne tienne pas compte du phénomène de résurgence de phénomènes antérieurs qui semblaient avoir été éliminés.

            Toutefois, il y eut un glissement de sens pour l'un et l'autre mot. Si on dit le règne de César, on parle également de l'empire des assyriens par exemple.

            Ces simples remarques sont nécessaires pour bien comprendre le rapport de l'empereur à l'unité supérieure.

 

[49]         “Les provinces qui payaient le “stipendium” étaient gouvernées par des promagistrats de Rome choisis par le sénat.  C'est pourquoi elles s'appelaient “provinces sénatoriales”. (Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 378)

 

            “Les provinces impériales étaient gouvernées, comme celles sénatoriales, par des gouverneurs provenant de l'ordre sénatorial, non pas toutefois en qualité de promagistrats de la république, mais comme “legati Augusti”, nommés, à cause de cela, non par le sénat, mais par l'empereur lui-même. Les provinces impériales appartenaient en réalité non à la république de Rome, mais au pouvoir impérial (d'où leur nom), et leur tribut servait au maintien de la bureaucratie impériale, issue de la couche des cavaliers, qui de cette façon ne pesait pas sur l'économie de la république de Rome. Les provinces impériales étaient moins exploitées que les provinces sénatoriales.” (idem, p. 378). Les auteurs expliquent ensuite que le “tributum” dû par les provinces impériales était moins élevé que le stipendium dû par les provinces sénatoriales.

 

[50]         Cette dualité ne fut certainement pas voulue et ne fut peut-être pas vécue en tant que telle. Il n'en demeure pas moins que l'organisation même de l'empire conduisait à ce phénomène. Ainsi on comprend l'existence de polémiques au sujet de sa réalité. Il est évident que si on prend le phénomène à son début, aussi bien dans son objectivité que dans sa subjectivité, on puisse nier une dualité, mais si on le prend dans sa totalité, en tant que procès global, alors l'aspect duel s'affirme.

 

            Il est intéressant de noter la compatibilité importante entre cette structure duelle de l'organisation étatique et le caractère d'Auguste. “Une tête froide, un coeur insensible, une âme timide, lui firent prendre à l'âge de dix-neuf ans, le masque de l'hypocrisie que jamais il ne quitta. Il signa de la même main, et probablement dans le même esprit, la mort de Cicéron et le pardon de Cinna. Ses vertus, ses vices mêmes, étaient artificiels: son intérêt seul le rendit d'abord l'ennemi de la république romaine; il le porta dans la suite à en être le père. Lorsque ce prince éleva le système ingénieux de l'administration impériale, ses alarmes lui dictèrent la modération qu'il affectait; il cherchait à imposer au peuple, en lui présentant une ombre de liberté civile, et à tromper les armées par une image de gouvernement civil.” (E. Gibbon Histoire du déclin et de la chute de l'empire romain, éd.R. Laffont, t. 1, pp. 51-52)

 

            On peut considérer qu'Auguste tend à s'affirmer unité supérieure en jouant le rôle d'un équivalent général (donc médiation importante et, par là, grande différence avec l'unité supérieure de la première forme d'État). Son hypocrisie, c'est ce en quoi tout peut s'abolir et c'est ce qui peut tout englober. C'est une très bonne illustration également que la recherche du pouvoir compense le manque d'amour, et, enfin, cela met en évidence à quel point l'inné doit remplacer l'acquis.

 

[51]         “Quand on aborde cette notion du “roi” dans son expression lexicale, on est frappé de constater que le nom représenté par rex n'apparaît qu'aux deux extrémités du monde indo-européen et fait défaut dans la partie centrale.” (E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2, p. 9)

 

            “Le fait essentiel qui explique les survivances communes aux sociétés indo-iraniennes et italo-celtiques, est l'existence de puissants collèges de prêtres dépositaires des traditions sacrées – qu'ils maintiennent avec une rigueur formaliste.” (idem, p. 10)

 

            Ainsi l'affirmation à Rome de l'unité supérieure avec le principat et le dominat apparaît comme une résurgence d'un antique phénomène. Les remarques suivantes du même auteur prouvent bien que le roi représente l'unité supérieure, il l'incarne.

 

            “Le roi est dénommé en vertu de sa naissance comme “celui de la lignée”, celui qui la représente, qui en est le chef. (...) Dans cette conception, le “roi” est considéré comme le représentant des membres de sa tribu.” (idem, p. 85)

 

            On peut noter ici qu'il n'y a pas de médiation. Ce qui s'exprime fort bien dans la formule des lois de Manou, citée par E. Benveniste, p. 28: “Le roi est une grande divinité sous forme humaine.” En revanche, “le roi homérique, lui, n'est qu'un homme qui tient de Zeus sa qualification et les attributs qui la révèlent.” (p. 32) Ce qui exprime bien qu'il y a eu séparation avec médiation compensatrice. On a là la notion d'élection dans son sens vertical: élu par une unité située au sommet et dans un au-delà. Elle prépare, d'une certaine façon, l'élection dans son sens horizontal, base de la démocratie.

 

            L'expression “roi des rois”, quant à elle, serait d'origine mède, et E. Benveniste explicite ainsi: “Expression curieuse, qui ne signifie pas “le roi parmi les rois”, mais “celui qui règne sur les autres rois”.” (p. 19)

 

            En outre, dans le cas de l'Iran, comme dans celui de l'Inde, la royauté conserve des éléments fondamentaux de la représentation antérieure. “Il semble que vaja (mot intervenant dans la désignation de grand, dans l'expression grand roi, n.d.r) indique une force propre aux dieux, aux héros, aux chevaux, qui leur assure la victoire; c'est également la vertu mystique du sacrifice, avec ce qu'elle procure: bien-être, contentement, puissance; c'est aussi la puissance qui se manifeste dans le don, d'où: générosité, richesse.” (p. 22)

 

            Ainsi, on peut considérer que l'empire romain présente une grande analogie avec l'empire perse qui fut le premier empire à s'affirmer. “Dans le monde indo-européen, tout particulièrement aux yeux des grecs et des romains, c'est l'Iran qui a instauré la notion d'empire.” (idem, p. 18) Tous deux sont des synthèses de tout un apport antérieur.

 

            Une autre remarque qui confirme notre thèse sur l'unité supérieure et l'analogie entre les deux empires. “Cette notion que l'Iran a fixé, d'un monde constitué comme empire, n'est pas seulement politique, mais aussi religieuse.” (p. 19) D'où le culte de César. En outre, on comprend à quel point le christianisme put fort bien s'articuler dans l'empire, dans la mesure où l'empereur contrôlait l'élection des papes, et même diverses questions d'ordre théologique.

 

            La formule “roi des rois” comprenait en fait trois éléments: “roi grand”, “roi des rois”, “roi des pays”. Or, ils vont se retrouver intégrés dans le titre d'empereur. Cependant, au niveau de l'empire romain il n'y a plus l'immédiateté qui régnait, surtout à l'origine, dans l'empire perse, car il ne put s'édifier qu'au travers de la médiation du mouvement de la valeur.

 

            Ainsi, il y a bien une certaine unité de développement de toute l'aire englobant le Proche-Orient, la Grèce, l'Italie; l'Inde demeure exclue, même s'il y a des traits similaires tels que le rex et le raja. Ce ne sera qu'avec le féodalisme que l'Occident se fondera réellement et que nous aurons une divergence effective entre celui-ci et le Proche-Orient.  Ceci se manifestera, en particulier, dans le fait de l'abandon au cours du moyen-âge de la réalisation de l'empire au sens défini plus haut, où il y a union du politique et du sacré. En même temps, le fait que l'empire romain résulta de médiations, dont celle de la valeur, rendit possibles les diverses tentatives de le reconstituer. Toutefois, le mouvement de la valeur tendant à se poser en communauté les rendit vaines à un moment donné.

 

[52]         Le rôle de l'armée est particulièrement visible lors de la période illyrienne, après un écroulement temporaire du mode de production esclavagiste, vers le milieu du III° siècle. C'est elle qui, dans les provinces illyriennes, favorisa le développement de structures économiques permettant de maintenir son implantation et c'est à partir des réformes dictées par les intérêts militaires que l'organisation de l'empire fut modifiée. Cela devait aboutir à l'instauration du dominat. cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp. 591 sqq.

 

[53]         “...l'année suivante, en 212, il [Caracalla, n.d.r] concéda la citoyenneté à tous les habitants libres de l'Empire, à l'exception des “deditici” (c'est-à-dire ceux qui n'étaient citoyens d'aucune cité, et n'étaient pas assimilés à la culture urbaine) dans le but principalement d'augmenter le revenu financier de l'Etat.” (Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 550)

                   Perry Anderson, Passages from antiquity to feodalism, éd. Verso, p. 75, insiste aussi sur l'importance de cette décision.

 

[54]         Il s'agit du “Senatus consultum Silanianum”, “selon lequel si un propriétaire avait été tué par un assassin quelconque, tous les esclaves de sa maison devaient être torturés et crucifiés, afin de prévenir toute complicité.” (Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 376)

           

            Ceci est un bel exemple de concentration de pouvoir au sommet, en même temps que de son autonomisation, en ce sens qu'ensuite ce pouvoir pourra être affecté à des “officiants” intermédiaires entre l'unité supérieure et la base.

 

[55]         Cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, p. 395.

 

[56]         Cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp. 542-545. Une étude détaillée des phénomènes économiques et juridiques serait très utile; mais elle dépasse notre objectif. Nous signalons toutefois certaines réformes tendant à instaurer de nouveaux rapports sociaux en tant que phénomènes montrant à quel point les représentations en place font obstacle à la réalisation d'une nouvelle forme d'exploitation; ici, la forme salariale.

 

 

[57]             Cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp. 543-544.

 

 

[58]         Cf. Le sens de l'histoire antique, t. 2, pp. 528-537. Cependant il n'y parvint pas, et son successeur, Commode, dut opérer un certain repli par rapport aux germains (paix de 180) afin de rétablir l'équilibre que les conquêtes de Marc-Aurèle avaient remis en cause.

 

 

[59]         Ceci se perpétua au sein de l'empire byzantin, comme l'atteste la “Renovatio imperii”, texte véhiculant l'idéologie de l'éternité de l'empire romain et chrétien (cf. Histoire et conscience historique, t. 1, p. 9) jusqu'à la fin de l'empire avec Héraclius (cf. O.c., p. 30). Toutefois, le problème continua à se poser mais sur une échelle plus réduite.

 

[60]         Ainsi s'instaure une dynamique de pouvoir qui conduira la papauté, au moyen-âge, à se poser en tant qu'unité supérieure pour tout l'Occident chrétien.

 

[61]         “L'esclave lui est dépourvu de tout rapport avec les conditions objectives de son travail; mais dans la forme esclavagiste comme dans celle du servage, c'est le travail lui-même qui est posé comme condition inorganique de la production parmi les autres produits de la nature, à côté du bétail, ou comme appendice de la terre.” (Fondements de la critique de l'économie politique,  Ed. Anthropos, t. 1, p. 452)

 

            La figure du serf apparaît comme étant une fonciarisation de celle de l'esclave en ce sens qu'il n'est pas séparé de la terre sur laquelle il travaille. C'est donc tout à fait normal qu'il y ait un recul du mouvement de la valeur qui ne put se redéployer que lors de la réalisation de la séparation.

 

            Ajoutons que Marx semble identifier organique à ce qui appartient à l'espèce humaine, ce qui constitue le corps de l'espèce, sinon on ne comprendrait pas qu'il considère le bétail comme un élément inorganique. Il veut exprimer en outre l'extériorisation.

 

[62]         Il nous semble que cette explication ne tient pas compte d'un fait très important, c'est qu'en définitive la volonté de communauté était plus importante à Athènes qu'à Rome. Or, l'émergence d'une personnalité accaparant des pouvoirs, même limités dans le temps, risquait de détruire la communauté qui, au stade où nous sommes, est médiatisée, c'est celle des égaux (isonomie). La démocratie est un moyen pour réaliser la communauté.

 

            Un autre facteur qui a joué également en ce qui concerne la généralisation de la citoyenneté romaine, alors qu'il n'en fut rien dans le cas d'Athènes qui elle aussi créa un empire, avec des alliés etc., c'est le grand développement de la valeur à Rome. Or, la valeur est, nous l'avons vu, un opérateur de substitution. Perry Anderson que nous avons déjà cité, écrit: “La polis grecque classique quelque soit le degré de démocratie relative et d'oligarchie, maintenait une unité civique enracinée dans la propriété rurale de la localité immédiate. Elle était pour la même raison, territorialement inélastique – incapable d'une extension sans perte d'identité.” (p. 58)

 

            Autrement dit, ce qui n'était pas assez développé en Grèce c'est un système de représentation du pouvoir, permettant à la démocratie d'être conservée tout en pouvant s'accroître. En conséquence, la démocratie athénienne ne put jamais gouverner un très vaste territoire en dehors de l'Attique.

 

            Rome ne développa pas un système de représentation, mais opéra une mixture de république (État en sa deuxième forme) et d'État première forme où l'unité supérieure est déterminante. Elle put parvenir à dominer un territoire immense. L'absence de représentation se fit sentir indirectement en ce sens que c'est l'unité supérieure qui finalement prévalut.

 

[63]         Cf. Perry Anderson, Passage from antiquity to feudalism, pp. 84 et 102-103.

 

[64]         A propos de la chute de l'empire romain, de sa décadence, Rostovtsev écrit ceci: “... que le phénomène principal du processus de déclin est l'absorption graduelle des classes cultivées de la part des masses, et la simplification conséquente de toutes les fonctions de la vie politique, sociale, économique, intellectuelle, ce que nous appelons en somme une barbarisation du monde antique.” (Storia economica e sociale delle impero romano, éd. Laterza, p. 619)

 

            De là, il passe à notre monde actuel: “Mais la question reste là comme un fantôme toujours présent mais non exorcisable: est-il possible d'étendre une civilisation élevée aux classes inférieures sans dégrader son contenu et en diluer la qualité jusqu'à l'évanescence? Une civilisation n'est-elle pas destinée à déchoir à peine commence-t-elle à pénétrer dans les masses?” (idem, p. 619)

 

            Á notre avis, la catastrophe ne réside pas dans l'évanescence de la civilisation mais dans la disparition de la puissance révolutionnaire de la classe dominée, car c'est ainsi que le procès de domestication a pu s'amplifier au cours des siècles. En ce qui concerne notre époque, on constate la disparition des classes et l'on peut se demander quelle culture, quelle civilisation s'évanouit? La domestication est réalisée. En conséquence, le phénomène civilisation ne serait-il plus nécessaire?

 

[65]         L'importance du droit dans le développement de la science est fondamentale. Dans la première phase de celle-ci nous avons:

                 1. Délimitation d'un objet d'étude avec élimination de facteurs surnaturels.

                  2. Nécessité de preuves rigoureuses, constatables.

              3. Raisonnement cohérent ne faisant intervenir que des données démontrables et démontrées. Mise en place d'un vaste procès d'abstraction.

 

            Dans une deuxième phase, nous avons la transformation de la preuve en expérience (science expérimentale) qui est la preuve opérante et statuante de la vérité de toute affirmation qui doit être cohérente, logique.

 

            Le passage de la preuve de type juridique à la preuve expérimentale, est celui du domaine du donné plus ou moins immédiat au domaine du donné plus ou moins manipulable. Cela implique un procès de séparation qui opère au sein d'un autre de plus vaste ampleur, celui de la transformation de l'inné en acquis.

 

            Pour en revenir au droit romain, il est clair qu'il fournit une première représentation cohérente du sortir de la nature et du positionnement des hommes et des femmes dans le monde issu d'une telle séparation. En effet, le concept de “propriété absolue” apporte le référentiel lui-même absolu permettant d'ordonner toute l'organisation sociale et sa représentation. Ici encore, le rapport à la science est évident. Dans les différentes sciences il y a la recherche d'un référentiel similaire. L'essor de chacune d'elles est lié à l'établissement de ce dernier et à la délimitation d'un domaine d'opérationnalité (phénomène de séparation), tandis que leur situation de crise dérive du fait de l'introduction d'une relativité et de l'évanescence des limites de leur domaine.

 

            Enfin, il nous faudra chercher dans quelle mesure il y a un rapport génétique entre rite, procédure, et expérience.

 

 

[66]         Ce thème des garanties occupera, à divers niveaux, la réflexion de multiples réformateurs et révolutionnaires de l'époque moderne.

 

[67]         A propos de la forme germanique, Marx écrit ceci: “la forme de propriété germanique est une forme dans laquelle les individus travaillant et subvenant à leurs propres besoins en tant que membres de la commune possèdent les conditions naturelles de leur travail.

            Ici, le membre de la communauté n'est pas, en tant que tel, copossesseur de la propriété collective, mais c'est le cas dans la forme spécifiquement orientale.” (Fondements de la critique de l'économie politique, t. 1, p .441)

 

            “La communauté germanique ne se concentre pas dans la ville qui est le centre de la vie rurale, résidence du travailleur.” (p. 442)

 

            “Chez les germains, les chefs de famille s'établissaient dans les forêts, séparés les un des autres par des distances considérables. Ne serait-ce que d'un point de vue extérieur, la communauté n'y existe qu'à l'occasion de réunions périodiques de ses membres, bien qu'en soi l'unité de ceux-ci découle de la généalogie, de la langue, d'un passé commun, de l'histoire, etc.. La communauté n'y apparaît pas comme unité, mais comme association, accord des sujets autonomes que sont les propriétaires fonciers. La communauté n'y existe pas en tant qu'État, système étatique, comme chez les anciens, parce qu'elle n'existe pas sous la forme de la ville. En effet, pour que la communauté acquière une existence réelle, il faut que les propriétaires fonciers libres tiennent assemblée.” (pp. 442-443)

 

            “Chez les germains l'ager publicus apparaît plutôt comme complément de la propriété individuelle et ne fait figure de propriété que s'il est défendu contre les tribus ennemies comme bien collectif de la tribu. La propriété de l'individu particulier n'est pas médiatisée par la communauté; c'est l'existence de la communauté et de la propriété communautaire qui est médiatisée par le rapport de mutualité entre les sujets autonomes. Au fond, l'ensemble économique est contenu dans chaque maison particulière qui constitue en elle-même un centre autonome de la production (la manufacture y est une activité accessoire, purement domestique des femmes, etc..).” (p. 443)

 

            “Dans la forme germanique, le paysan n'est pas un citoyen d'État, c'est-à-dire habitant de la ville; là-bas, c'est l'habitation familiale.” La suite du texte reprend ce qui est affirmé dans les citations précédentes, puis Marx fait cette remarque essentielle: “La communauté n'est pas la substance dont l'individu n'est qu'un accident; elle n'est ni cet ensemble qui serait une unité réalisée tant dans l'idée que dans l'existence de la ville et de ses besoins, en étant distinct des besoins individuels; ni cette unité réalisée dans le territoire urbain qui a une existence propre, distinct de l'économie particulière du membre de la communauté. Mais c'est à la fois la communauté de langue, de sang, etc., base de l'individu, et l'assemblée effective des propriétaires en vue de fins collectives. Certes, la communauté a une existence économique propre dans les terrains communs de chasse, de pâture, etc., mais chaque propriétaire individuel les utilise à ce titre, et non en qualité de représentant de l'État comme à Rome: c'est une propriété vraiment commune des propriétaires individuels, et non pas une propriété de la société de ces propriétaires qui, dans la ville, ont une existence distincte de celle qu'ils ont en tant que propriétaires individuels.” (p. 446)

 

[68]         “La longue symbiose des formations sociales romaine et germanique dans les régions frontières avait graduellement réduit l'écart entre les deux bien que, sous d'importants aspects, il en demeura un immense. Ce fut de leur collision et fusion finales et cataclysmiques que le féodalisme devait finalement naître.” (Perry Anderson, Passage from antiquity to feudalism, p. 110-111)

 

[69]         Le renouvellement fut particulièrement dû aux lombards et aux slaves, cf. Histoire et conscience historique, t. 1, p. 20 et suivantes. En ce qui concerne les rapports des hommes à la forêt, cf. idem, p.151.

 

[70]         À l'heure actuelle où la sortie de la nature est un fait révolu, nous avons des communautés (très réduites) sans hommes ou sans femmes, et même, par suite du procès de dissolution de l'espèce, nous avons des communautés sans hommes ni femmes, des communautés de représentations, de simulacres (si l'on veut).

 

            Un mouvement de sortie du monde ne peut, actuellement, avoir une quelconque chance de réussite que si s'enclenche effectivement une autre dynamique de vie qui intègre un objectif essentiel: la réduction de la population humano-féminine à l'échelle planétaire.

 

[71]         Dans son article “Féodalité” dans “Encyclopedia Universalis”, G. Duby fait noter que le mot date du XVIII° siècle et insiste sur l'importance du fief, du lien vassalique (citant M. Bloch parlant à ce propos de “parenté supplémentaire”). Il est intéressant de noter qu'il expose également la persistance de ce que nous nommons l'unité supérieure. “Cependant, dans son essence, la royauté était extérieure à la féodalité, et le demeure. Le roi n'était pas simplement le souverain, il était sacré, investi, sur toute l'étendue de son royaume, d'une délégation de la puissance divine; l'autorité lui conférait le sacre, toute différente du patronage que le seigneur exerçait sur son vassal lui donnait mission de protéger et de conduire vers la perfection morale, le peuple tout entier.” (V. 6, p. 1014, 3° colonne)

 

            En outre en fin d'article, il fait une remarque qui nous sera utile lorsque nous serons amenés à situer le devenir du Japon par rapport à celui de l'ensemble de l'Asirope, particulièrement au moment où il accède au capital. “... le Japon ignora la réciprocité des obligations qui liaient le vassal et le seigneur; celui-ci ne devait rien à son dépendant dont la fidélité était inconditionnelle.”

 

[72]         Nous pensons que le féodalisme n'est pas seulement le résultat du heurt puis de la fusion de deux modes de production, mais de l'union des éléments résultant du procès de dissolution après qu'ils aient d'ailleurs subi une certaine autonomisation. Cette approche théorique nous permet de comprendre les diverses tentatives d'organisation, les divers possibles avortés, et plus généralement, que les hommes et les femmes ne sont pas strictement et immédiatement contraints à un devenir unilatéral, qu'ils ne sont pas passifs, mais qu'ils cherchent activement des solutions, dont l'intégrale peut apparaître, à posteriori, comme constituant une combinatoire.

 

            Marc Bloch, dans La société féodale, éd. A. Michel, signale un phénomène à notre avis essentiel: la réaffirmation de modes d'être qui avaient été inhibés par le mode de production esclavagiste. “C'est donc comme le résultat de la brutale dissolution de sociétés plus anciennes que se présente la féodalité européenne. Elle serait, en effet, inintelligible sans le grand bouleversement des invasions germaniques qui, forçant à se fusionner deux sociétés originellement placées à des stades très différents de l'évolution, rompit les cadres de l'une comme de l'autre, et fit revenir à la surface tant de modes de pensées et d'habitudes sociales d'un caractère singulièrement primitif. Elle se constitua définitivement dans l'atmosphère des dernières ruées barbares. Elle supposait un profond ralentissement de la vie de relations, une circulation monétaire atrophiée pour permettre un fonctionnariat salarié, une mentalité attachée au sensible et au proche. Quand ces conditions commencèrent à changer, son heure commença de passer.” (p. 606)

 

            Toutefois, il nous semble qu'il n'a pas assez mis en évidence le fait suivant: on ne peut comprendre ce qu'on nomme société féodale que si l'on tient compte de la vaste rébellion contre la société esclavagiste, de l'immense refus d'un devenir d'oppression et de dépendance.