8. La formation de la communauté abstraïsée : l’Etat.

 

 

 

 

 

8.1    Prémisses.

 

 

 

 

 

8.1.1.          Encore plus que dans les chapitres précédents, il s’agira ici non de thèses ou d’hypothèses mais d’intuithèses. Il n’est pas possible de faire un travail de recherches se voulant exhaustif en ce qui concerne tous les sujets qui sont abordés et, comme il est impossible, la plupart du temps, d’accepter la représentation en place, on doit se contenter d’une appréhension intuitive qui servira de ligne d’investigation en cohérence avec toutes les représentations exposées jusqu’ici dans Invariance.

 

         L’essentiel n’est pas d’être complet mais d’éliminer une série de représentations qui inhibent la perception d’un devenir.

 

 

 

8.1.2.          Les divers phénomènes qui vont être analysés à partir de maintenant peuvent difficilement être envisagés comme relevant d’une genèse séparée1, car ils sont liés et il est souvent difficile de situer quel est celui qui est antérieur à l’autre. C’est pourquoi ils seront abordés dans leur existence brute, en tant que faits ayant un impact sur l’espèce, sans oublier que c’est elle qui est cause de leur genèse. Ce qui est surtout étudié, c’est la création de déséquilibres entre elle et la nature. En même temps on essaie de comprendre comment ceux-ci conditionnent l’apparition de certains phénomènes compensateurs qui sont des inventions. On peut les considérer comme des réformismes 2 ayant agi pour éviter une violence, un heurt au sein des ethnies. Par là, ces heurts qui ne se sont pas produits, qui ont été escamotés, ont peut-être empêché que l’espèce ne vérifie plus tôt ce qu’elle est, en dévoilant ses racines, en posant un développement d’options différentes.

 

         En outre, en prenant le cas de l’accroissement démographique, qui est une bonne expression de la relation espèce-nature, nous avons, sous une forme différente, la dynamique de l’englobement des contradictions, sans leur résolution partielle, c’est à dire avec disparition totale des tensions, oppositions. L’Homo sapiens qui, lors de son émergence, semble contemporain d’une phase de glaciation, n’a pu survivre que par l’amélioration des techniques de chasse. Ce fut à ce point efficace que l’espèce pu prospérer et s’accroître en nombre ; phénomène catastrophique lors de la déglaciation et de la raréfaction du gibier qui lui semble corrélative. L’agriculture et l’élevage permirent – à un moment donné et il n’est pas sûr que ce soit général dans l’espace et dans le temps – de franchir cette phase difficile. La culture des céréales, tout particulièrement, a été une réponse à une crise alimentaire, mais elle ne fut pas seulement cela. Á un moment donné, elle rendit possible un nouvel accroissement de la population. L’espèce perdit totalement le contrôle de sa reproduction.

 

         Plus généralement, avec la disparition d’une communauté immédiate, il y a disparition d’un mécanisme d’autorégulation de toutes les fonctions de l’espèce vivant en des communautés plus ou moins vastes. Cette disparition conditionne aussi bien les relations entre la communauté et la nature, celles entre ses membres, que le développement de maladies ou la production de représentations qui peuvent nous apparaître, maintenant, comme étant plus ou moins aberrantes. Il s’agit réellement du développement de l’errance au travers de la création de diverses cultures, de celui de tout l’acquis humain actuel.

 

 

 

8.1.3.          Notre étude se propose un double but : parvenir à la compréhension de divers moments du procès d’anthropogenèse ainsi que des divers traumatismes qui ont affectés Homo sapiens et on pu soit induire son errance, soit lui donner une détermination particulière; compréhension qui peut nous permettre de saisir à quel point le procès de connaissance est déterminant pour cette espèce; saisir l’émergence de Homo Gemeinwesen. Les deux buts sont liés.

        

         Ce qui est fondamental dans l’essai de comprendre le devenir d’Homo sapiens c’est la reconstitution des diverses formes de convivialité humaine depuis les communautés les plus anciennes, immédiates, puis plus ou moins médiatisées par des relations sécrétées par la communauté elle-même, relations déterminées par une certaine rupture avec le procès de vie  originel, enfin aux communautés médiates, formées corrélativement à leur abstraïsation posant l’État. 3. Ce qui implique réciproquement l’affirmation que, dans ce cas, l’État est une production immédiate du devenir de la communauté à un certain despotisme, une certaine autonomisation en tant que forme qui peut être alors abstraïsée et se poser au sommet d’une hiérarchie (ensemble de rapports entre hommes et femmes structurés de façon ascendante des inférieurs aux supérieurs).

 

         Il faut mettre en évidence, au sein de ce devenir, les différentes médiations qui favorisent l’apparition de l’État. Il s’agit de l’agriculture sous sa forme pleinement développée, de l’élevage, de la métallurgie, de l’écriture. Celles-ci permettent un accroissement du champ de développement du procès d’individuation qui va à l’encontre de celui de la communauté ; d’où sa réaction et son infléchissement despotique. En même temps il y a séparation de plus en plus poussée de l’espèce par rapport à la nature qui nécessite une autre représentation spécifique retentissant sur le rapport des différents membres de la communauté à cette dernière en tant que globalité.

 

         Avec l’agriculture et l’élevage, l’espèce s’empare d’un procès de vie et le fait opérer pour son propre compte ; il y a une médiation qui n’existait pas avec la chasse. Elle a tendance à se rapporter à une fraction seulement de la nature, par suite de l’isolement de certains éléments afin de les exploiter. De là commence à s’établir une dichotomie entre utiles et nuisibles qui prendra une ampleur considérable ;

 

         L’agriculture, l’élevage, la métallurgie, l’écriture, impliquent une certaine séparation d’avec la nature, un phénomène d’abstraction. L’Etat se présente comme leur synthèse et donc comme l’abstraction parachevée. Dit autrement, il a comme présuppositions essentielles une sédentarisation, une concentration permettant un stockage et donc une pérennisation, une concentration ou implosion de pouvoir, et un phénomène d’abstraction qui se perçoit le mieux dans l’écriture, la comptabilité etc., en même temps qu’il y a une remise en cause, quémandant une autre répartition des produits, par exemple. C’est l’opérateur fondamental sanctionnant et justifiant la séparation intérieur/extérieur.

 

 

 

8.1.4.          La chasse sous sa forme la plus évoluée s’est affirmée dans la zone où le climat – par suite de la glaciation – ne permettait pas d’accéder à une nourriture d’origine non animale, pendant une grande période de l’année. Il est probable qu’il y eut à partir de ces zones une diffusion telle que même des ethnies, n’ayant pas un impérieux besoin de l’apport cynégétique pour subvenir à leurs besoins, aient fait l’acquisition de techniques de chasse.

 

         L’adoption de cette dernière a pu se faire également à partir du moment où des ethnies dédiées essentiellement à la cueillette ont dû accroître leurs ressources alimentaires à cause d’une augmentation de population ou bien parce qu’elles furent repoussées par d’autres ethnies dans des zones où la cueillette ne pouvait plus fournir une quantité suffisante d’aliments.

 

         Ce disant, je ne veux nullement justifier ni surtout exalter la chasse et la présenter comme étant en définitive la médiation grâce à laquelle Homo se serait réalisé sapiens. Elle y a fortement contribué, mais par une réaction à son propre surgissement. Dans tous les cas, pour préciser ce point, il faudrait effectuer une étude exhaustive qui n’a pas encore été réalisée. 4

 

         L’important est de signaler tout de même la généralité du phénomène qui a pu parfois s’imposer en dépit de la volonté des hommes et des femmes. Ainsi on peut imaginer que certaines tribus aient acquis des armes pour se défendre contre les attaques d’autres tribus et que ce n’est que secondairement qu’elles les aient utilisées pour la chasse.

 

         Enfin, on ne peut pas éliminer non plus le phénomène de mimésis en relation au comportement exploratoire d’Homo sapiens qui le conduit à mimer l’animal (par exemple il peut opérer comme le prédateur, accéder à son mode de se comporter dans le monde) comme à mimer son semblable.

 

         Quoi qu’il en soit, il en résulte l’enrayement d’une tendance à une cladisation à cause de l’isolement des diverses ethnies. Autrement dit, à travers la chasse s’effectue un procès d’union qui opéra à nouveau et de façon plus ample lors de l’instauration de l’agriculture sous sa forme développée.

 

         Ces deux procès se sont développés sous l’influence souvent absolument déterminante de facteurs externes à l’espèce, c’est à dire sous l’action de la biosphère – il est impossible de suivre le devenir de n’importe quelle espèce sans tenir compte de celui de cette dernière, de la planète en tant qu’être vivant – et particulièrement du climat, lui-même régulé par la biosphère (hypothèse Gaïa). Ce qui n’empêche pas que le cumul de différentes inventions durant une longue période historique crée un terrain favorable à une transformation donnée.

 

         Ainsi, étant données que les conditions climatiques étaient diverses et qu’elles ont évolué différemment à la surface du globe, il est rarement possible d’observer et d’étudier une continuité entre les deux phases. En effet la chasse telle que nous l’avons étudiée s’est imposée en Europe occidentale tandis que l’agriculture ne le fit, au début, que dans la zone du Proche-Orient, d’où elle se répandit jusque dans cette zone où elle rencontra d’ailleurs de grandes résistances à son implantation. Ce qui se comprend fort bien étant donné qu’après le retrait des glaces le climat plus doux consentit la croissance de diverses plantes aptes à  permettre une cueillette importante qui pouvait compenser l’apport cynégétique défectueux.

 

         Donc on a eu, à partir de certaines conditions climatiques, deux développements :

·        un en Europe Occidentale, par exemple, qui aboutit à la chasse, puis à un équilibre entre celle-ci et la cueillette,

·        un autre dans la zone du Proche-Orient où il n’y eut pas développement d’une phase de chasse comparable à celle de l’Occident, mais où surgit l’agriculture. S’il y a continuité à l’échelle globale, elle n’existe pas forcément à l’échelle locale. Il y a alors apport externe. Les mêmes remarques sont valables en ce qui concerne les autres zones où naquirent l’agriculture, foyers indépendants du Proche-Orient.

 

         Ainsi ce qu’il y a de permanent c’est la tendance au maintien de la cohésion de l’espèce et l’accession à une plus grande maîtrise du milieu ambiant. En ce qui concerne ce dernier point, on a souvent exalté la chasse parce que ce serait à cause d’elle que Homo sapiens aurait été obligé d’acquérir les capacités cognitives importantes afin de pouvoir connaître le mode de vie de l’espèce proie, et mettre au point les modalités de sa prédation. Cependant, il est certain que la simple cueillette 5 réclame également de fortes capacités pour connaître les différentes espèce cueillies, pour se protéger contre les prédateurs, etc. De telle sorte qu’il n’est absolument pas nécessaire que localement une ethnie doive passer à travers le stade de la chasse pleinement développée pour accéder à l’agriculture. Ce qui est certain c’est que c’est toujours une pression, une tension qui s’exerce sur l’espèce qui la pousse à découvrir, inventer. Mais en ce cas, la menace que constituaient les divers carnivores a pu inciter l’espèce à se forger des armes pour résister à l’assaut de ces derniers. C’est un possible qui n’a jamais été évalué. Or, on retrouvera cette question sous une autre forme lorsque Homo sapiens devenu agriculteur utilisera les armes pour protéger ses troupeaux.

 

 

 

 

 

8.2.            Elevage.

 

 

 

 

        

8.2.1.  Il est difficile d’affirmer l’antériorité ou non de l’élevage par rapport à l’agriculture. Il est fort possible qu’il y eut divers cas 6 dont un, en particulier, où il y eut synergie d’évolution des deux. Nous n’affirmons pas cela par nécessité d’opérer un compromis mais parce que cela nous semble compatible avec le devenir réel. On peut dire que la tendance à domestiquer animaux et végétaux se trouve plus ou moins forte chez tous les groupements humains et qu’elle s’est extériorisée de façon diverse en fonction des conditions de milieu où vivait telle ou telle ethnie.

 

         Cette tendance doit être mise en rapport au comportement explorateur, investigateur de l’espèce ainsi qu’à sa passion mimétique, sa volonté de réaliser ce qu’une autre espèce opère. Ceci se manifestera, encore ultérieurement, au travers de diverses représentations littéraires, artistiques. On doit noter en outre le besoin de concilier l’animal ou le végétal, de vivre pour ainsi dire en continuité avec lui. Ainsi l’apprivoisement qui peut – dans certains cas – être une première étape dans le processus de domestication, répond au besoin d’opérer une participation profonde avec les autres espèces.

 

         Enfin, il est possible que le phénomène ait été facilité parfois par le fait qu’il existe des espèces animales qui recherchent la présence de Homo sapiens. Le comportement du dauphin ou celui du crapaud sont, sont de bonnes illustrations.

 

 

 

8.2.2.      On pourrait envisager la naissance de l’agriculture comme étant déterminée outre par la nécessité de trouver une autre source de nourriture stable, par une réaction des femmes à la tendance de plus en plus poussée des hommes à ériger un pouvoir. En conséquence il y eut rééquilibration qui évolua ensuite vers une affirmation prépondérante de la femme ; tandis que celle de l’élevage serait directement en liaison avec la chasse. La raréfaction du gibier aurait entraîné son surgissement et l’on peut le considérer comme une forme supérieure de celle-ci : les hommes, ayant repéré le comportement particulier de certains animaux – ceux qui se regroupent pour fuir (cf. Leroi-Gourhan) – auraient profité de cette particularité pour, aidés de chiens, canaliser, parquer les animaux en des lieus soumis à leur surveillance.

 

         Ainsi on peut considérer l’élevage comme le développement lié au pôle homme de l’espèce et l’agriculture comme étant lié au pôle femme.

 

         En fonction des facteurs géographiques et climatiques, on a eu diverses possibilités pour l’engendrement de l’élevage et de l’agriculture, avec des interpénétrations entre les deux. C’est lorsque la traction animale devient opérante dans l’agriculture que celle-ci n’est plus fondamentalement conduite par les femmes mais par les hommes, sans que cela supprime immédiatement la prépondérance des premières, qui ne sera détruite qu’avec l’intervention des peuples nomades.

 

         L’utilisation de l’animal par les peuples agricoles fonde une autre opposition avec les pasteurs, au lieu de les rapprocher parce que dans ce cas l’animal est réduit à l’état d’outil, à une chose, alors que les éleveurs maintiennent encore, dans une certaine mesure, l’antique relation. Il est, dans bien des cas, seulement mis en réserve afin d’être ultérieurement consommé quand le besoin se fait sentir, mais en général, il est utilisé pour sa production de lait, etc. Il est presque toujours vénéré. Plus tard, quand le mouvement de la valeur aura atteint un certain développement, le bétail deviendra support de la richesse. Il représentera une ébauche d’équivalent général, ce qui renforcera son caractère sacré et celui de son usage différé. Au fond, l’animal est pour l’agriculteur un outil, un instrument de travail, pour le pasteur il est affirmation de pouvoir7.

 

         On aura en général l’opposition entre peuples agriculteurs où la femme joue un rôle important, voire essentiel, et les peuples pasteurs à structure patriarcale, qui aboutira à un antagonisme profond qui dominera les événements historiques jusqu’au XVIII° siècle au moment des dernières migrations et qui pourra être, en quelque sorte, intériorisé dans une communauté (Gemeinschaft) donnée par suite de la coexistence de l’agriculture et de l’élevage. Enfin, il sera relayé – sans être éliminé – par celui opposant le pôle travail au pôle valeur, qui opérera soit entre nations, soit à  l’intérieur d’une même nation.

 

         On doit tenir compte que par suite de la rupture de l’immédiateté réalisée avec le surgissement de la chasse qui eut pour conséquence une certaine séparation des sexes, la relation entre ceux-ci va se faire sur le plan du pouvoir. Aussi, même si on ne pense pas que le matriarcat fut le strict contraire du patriarcat, c’est à dire une forme qui aurait investi le pouvoir, il est hors de doute que ce dernier était en question et l’on peut penser que justement pour lutter contre la tendance à son autonomisation, de par l’action des hommes, les femmes en vinrent à opérer directement sur ce terrain là. Elles ont pu créer ces gynocraties dont parle F. d’Eaubonnes.

 

         Le pouvoir s’autonomise d’abord chez les peuples pasteurs puis chez les peuples agricoles. Chez ces derniers, on a alors des formes sociales dérivant d’une union du pôle femme agriculture avec le pôle homme élevage, où les femmes sont dominées.

 

 

 

8.2.3.      L’élevage apporte une rupture avec le mode de vie antérieur et une séparation d’avec la nature qui sont masquées parce qu’il semble qu’il y ait maintien de l’ancien lien, puisqu’il n’y a pas sédentarisation et que la nourriture est encore de façon prépondérante d’origine animale. Le phénomène d’autodomestication de l’espèce ne semble pas, immédiatement, aussi important qu’avec la pratique de l’agriculture. Il peut y avoir là une cause profonde de l’antagonisme entre peuples pasteurs et peuples agricoles.

 

         La séparation d’avec la nature est un procès indirect. Elle est médiatisée par les animaux que les hommes, au départ, ont peut-être simplement voulus dominer sans rechercher un avantage économique direct, car l’approvisionnement, comme la domestication, manifeste de façon plus ou moins pervertie le désir de maintenir la continuité avec les animaux. L’élevage consiste en une séparation de plus en plus poussée des animaux de leur milieu. L’homme s’interpose entre les deux afin de se rendre maître des premiers et de pouvoir régler le développement de leur population.

 

 

 

8.2.4.  C’est avec l’élevage que s’effectue une première manipulation d’une fonction de continuité, l’hérédité. L’homme fait un tri de ce qui naît. Dès lors peut surgir la notion que ce qui naît d’un certain couple appartient à ce couple (de façon privée) et même mieux à un élément de ce couple.

 

         Les animaux se reproduisent pour donner aux hommes des descendants qui seront, à leur tour, utilisés. La reproduction n’est plus pour l’espèce qui se reproduit mais pour celle qui la contrôle. Ceci sera adapté ensuite au fonctionnement de l’espèce humaine, et la femme se reproduira non pour assurer la pérennité, mais pour donner un descendant à l’homme qui s’accapare, par là même, de la prérogative de l’espèce. La femme devient un moyen terme, un outil presque !

 

 

 

8.2.5.  La propriété privée a pu surgir sans s’autonomiser – en rapport à la prépondérance de l’homme – qui a opéré toujours plus dans le sens du discontinu, dans la tendance à l’autonomisation du pouvoir ; à la possibilité de stockage ; à celle de pouvoir isoler un troupeau, et aux formes mêmes que prend la vie chez les peuples pasteurs où les familles étaient isolées dans divers chariots. En même temps il y a accroissement du procès d’individuation. 

 

         Le bétail étant une grandeur discrète peut facilement se séparer de son lieu de vie et s’accumuler en un autre. Il peut donc être accaparé, augmenté, accumulé, fournissant puissance et donc pouvoir à une famille ou à un membre représentant de celle-ci ; puis à lui-même en tant que tel ; d’où non seulement la formation de chefs, mais la possibilité de leur autonomisation. Ainsi avec la pratique de l’élevage se manifeste une tendance profonde à la séparation qui est un phénomène de cladisation qui heureusement ne s’est pas autonomisé au point de fragmenter l’espèce.

 

         Le fait que c’est bien avec l’élevage que le pouvoir tend réellement à s’autonomiser se perçoit dans le fait que l’image archétypale du pouvoir est celle du pasteur dirigeant son troupeau. Le roi sera le pasteur de son peuple ; le christ etc. En même temps s’impose l’idée que la vie est un parcours bien déterminé qu’on doit emprunter et dont on ne doit pas s’écarter. Il faut être dans le droit chemin, ce qui signifie l’émergence de la notion de marginalité, de déviance (au sens littéral et figuré) et donc celle de guide ainsi que celle d’égaré, tout ce qui fondera le grégarisme en lequel se vautre l’espèce. 

 

         Pour mieux comprendre comment la propriété privée a pu surgir au sein des peuples développant l’élevage de manière privilégiée, et devenant de ce fait des pasteurs, et comment, en même temps, le pouvoir a pu être accaparé par certains membres de la communauté, devenant ainsi des chefs, il faut revenir à un moment antérieur.

 

         Nous le ferons dans le chapitre suivant où le problème se posera à nouveau, afin d’éviter des répétitions, et parce que le point de départ dans tous les cas est la division-fragmentation de la communauté.

 

         « La terre est le grand laboratoire, l’arsenal qui fournit aussi bien le moyen que le matériau de travail ainsi que le siège, la base de la communauté (Gemeinwesen). Ils [c’est à dire les membres de la communauté, N.d.R] s’y rapportent naïvement comme à la propriété de la communauté (Gemeinwesen), communauté se produisant et se reproduisant dans le travail vivant. Chaque particulier [Jeder Einzelne, il est important de noter que Marx n’emploie pas le terme d’individu, N.d.R] se comporte seulement en tant que membre de cette communauté (Gemeinwesen) en tant que propriétaire ou possesseur » (Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, éd. Anthropos, t. 1, p. 437 – texte allemand, Grundrisse, p. 372, éd. Dietz Verlag).

 

         En tant que membre il appartient à la communauté. La propriété privée ne peut apparaître qu’à partir du moment où il n’y a plus réciprocité, ce qui implique une séparation des membres de la communauté vis-à-vis de cette dernière.

 

 

 

8.2.6.  Le rapport prédateur/exploiteur d’espèce à espèce qui caractérise l’élevage va déterminer celui d’ethnie à ethnie, de communauté à communauté et va fonder l’esclavage. En même temps la vieille représentation de la communauté des êtres vivants, au sein de laquelle hommes et femmes étaient tout au plus supérieurs, est abandonnée en faveur de celle affirmant une différence entre l’espèce humanoféminine et les espèces animales et végétales 8 qui deviennent ses propriétés et qui, ultérieurement, seront considérées comme ayant été crées pour elle, pour satisfaire ses besoins (judaïsme, christianisme). Ainsi vient à être fondée la justification de l’utilisation-exploitation de l’animal, prototype de celle de l’homme sur la femme, bien que les deux phénomènes soient plus ou moins contemporains, puisque la réalisation de l’élevage est en même temps celle de l’autonomisation de l’homme par rapport à la femme. Désormais, il y a soi et les autres qui ne sont pas considérés comme hommes ou femmes, ainsi qu’on le constate chez les grecs avec leur conception des barbares, ou les juifs avec celle des idolâtres, etc..

 

         La pratique de soumettre d’autres ethnies, de les mettre en esclavage ou bien de les éliminer afin de s’approprier leur territoire est donc justifiée par une théorie de la supériorité de l’ethnie opératrice sur les autres, qui a pour fondement celle de Homo sapiens sur tout le monde vivant. Dès lors les hommes et les femmes ont perdu toute assise-participation qui leur donnait sécurité, d’où la nécessité de poser un être extérieur au tout, mais consubstantiel à l’espèce, un dieu particulier à l’ethnie dont l’alliance avec cette dernière justifie tous les comportements (judaïsme ancien) qui s’effectuent au sein d’une séparation d’avec la nature.

 

 

 

8.2.7.  La pratique de la castration est en rapport avec l’élevage et fut d’abord effectuée sur les grands animaux domestiques. En Amérique ancienne où de tels animaux n’existaient pas, on ne trouve pas, non plus, d’eunuques (c.f. K. Wittfogel, Le despotisme oriental – Etude comparative du pouvoir total, éd. de Minuit, p. 446). Cet auteur indique, dans les pages suivantes, les diverses fonctions assurées par les eunuques. La plus importante fut celle de surveiller l’appareil d’Etat. Dans ce cas, la société humaine – tout au moins la partie directrice de celle-ci – tend à ressembler à une communauté de fourmis ou d’abeilles où l’on a un couple reproducteur et des exécutants, de toutes les autres fonctions déterminant le procès de vie de l’espèce, qui sont stériles.

 

         On a affaire à une pratique qui est encore pire que la mise en esclavage. Les deux pouvaient aller de pair, bien que dans certains pays les esclaves pouvaient se marier.

 

 

 

8.2.8.  La domestication du cheval en Eurasie a eu des conséquences énormes car elle permit l’extension de la guerre. Ce fut un procès très lent parce qu’au départ le cheval ne pouvait qu’être attelé, étant incapable de porter un homme, et il pouvait difficilement être maîtrisé (jusqu’à l’invention du mors), d’où l’utilisation du char de combat. En mille ans sa taille s’accrut et les équipements nécessaires pour le monter furent  mis au point9.

 

         Elle permit également la réalisation de grandes migrations (jusqu’au XVIII° siècle) qui causèrent la chute de diverses empires et la ruine de diverses civilisations.

 

         L’élevage s’avère comme ayant un effet destructeur qui n’est pas dû uniquement aux conséquences guerrières, mais à son propre développement. Le pâturage entraîne une destruction du couvert végétal qui tôt ou tard s’avère catastrophique comme l’attestent les divers paysages du pourtour méditerranéen. En effet, il suffit d’une oscillation climatique xérique pendant deux ou trois ans pour qu’il y ait une régression profonde de la végétation qui ne subsiste que sur de rares lithosols. En outre, la raréfaction des pâturages provoqua la mise en branle de divers peuples pasteurs –même avant la domestication du cheval – qui exterminèrent diverses ethnies afin de prendre leur territoire, lequel subit les dévastations des troupeaux.

 

 

 

8.2.9.  Dans l’élevage, le rapport à l’animal a un aspect extensif (je ne parle pas de l’élevage actuel). On utilise les bêtes, on les canalise, on se les concilie en quelque sorte, et on opère sur un vaste territoire. Seul le chien sert à contrôler, ce qui implique qu’il soit réellement sous la dépendance des hommes. Ce sera vrai, également, dans une certaine mesure pour le cheval. Il y a là une gradation dans la domestication. Quoi qu’il en soit ce caractère extensif sera encore marquant même lorsque les hommes parqueront leurs animaux dans des lieux abrités des prédateurs.

 

         Dans l’agriculture ceci n’est pas suffisant ; il faut fixer l’animal, car il doit remplacer l’homme.

 

         Une nouvelle pratique va être induite. Elle consistera tout d’abord à rendre l’animal semblable à l’homme, en le dressant. C’est alors surtout un phénomène d’affirmation de pouvoir, où s’exprime l’anthropocentrisme qui, s’il ne surgit pas alors, acquiert une efficace qui ira toujours s’accentuant, car la pratique-problématique de substituer des hommes par des animaux n’avait pas encore un fondement important puisqu’il y avait des esclaves. On a donc inversion totale par rapport à la période antérieure, où les hommes essayèrent d’être des animaux afin d’acquérir leurs qualités.

 

         Cette pratique prendra de l’ampleur en tant que divertissement, au sens précis de faire oublier aux hommes et aux femmes leur propre devenir. Le cirque est son aboutissement. On y crée un autre monde et on opère en fait une parodie et une exaltation de celui en place10.

 

         En revanche, dans le besoin de construire des jardins zoologiques s’exprime non seulement le besoin de divertissement ainsi que celui d’affirmer son pouvoir dominateur, mais également celui de retrouver un monde perdu. Avec le safari, le même but est poursuivi, mais il s’y greffe en outre le mirage de la chasse11.

 

         La problématique puis la pratique de trouver un substitut aux hommes et aux femmes pour accomplir certaines activités s’enracine dans la période où l’agriculture est pleinement développée, et où se font sentir des nécessités productives. Elle exprime de la façon la plus nette le procès de sortie de l’espèce de la nature qui nous conduit – à l’heure actuelle – à ce que hommes, femmes, autres êtres vivants, ainsi que les sols tendent à devenir inutiles, de telle sorte que les procès naturels peuvent être réalisés sans eux. L’espèce n’a plus de nature et cette dernière n’est plus naturelle.

 

 

 

8.2.10.        Pour parvenir à son plein développement l’élevage n’a pas besoin de l’agriculture (la réciproque n’étant pas vraie). Il suffit qu’il y ait conquêtes de territoires, afin d’assurer l’apport nutritionnel pour les animaux. De même, il n’est pas autant dépendant des autres activités comme la poterie, la métallurgie ou l’écriture, pour parvenir à son épanouissement. En revanche c’est une activité qui est fragile en ce sens qu’elle est tributaire du climat, alors que l’agriculture est apte, grâce à l’irrigation, à une certaine autonomisation. D’où lorsque se produisent des sécheresses qui anéantissent les pâturages rendus vulnérables à cause de la pâture trop intense, la contrainte à la migration, déjà mentionnée. Les pasteurs déferlent sur d’autres zones pastoralisées ou sur des zones cultivées et détruisent…

 

         « Les grandes lignes de l’évolution humaines sont dues à deux grands phénomènes naturels : à la sécheresse qui a contraint les sémites de sortir de leur péninsule, et au refroidissement de la Sibérie, obligeant les indo-européens à quitter leurs steppes » (Jacques de Morgan, La préhistoire orientale).

 

         On ne peut pas mieux indiquer l’importance des migrations des peuples pasteurs et signaler en outre l’importance du climat dans l’évolution des communautés et sociétés humaines.

 

 

 

8.2.11 Le mode de vie lié à l’élevage est beaucoup plus proche du mobilisme du chasseur-cueilleur que ne l’est celui de l’agriculteur. Il semble qu’il y ait un contact plus immédiat avec la nature, ne serait-ce qu’à cause de l’habitat plus réduit. Pour l’éleveur, l’agriculteur a, au fond, rompu avec la nature ; il est extérieur. Tel est un des fondements de sa haine qui se nourrit aussi de la peur de devenir lui-même ainsi.

 

         Avec le développement des villes, de la sécurisation et donc de la perte de tension, il s’ensuivit une diminution d’énergie chez les hommes et les femmes vivant en ces lieux. La thématique de la décadence-dégénérescence des citadins opposée au maintien des vertus essentielles chez les nomades, fleurit alors. Cela traduit encore le conflit entre ces deux modes de vie12.

 

 

 

 

 

8.3. L’agriculture.

 

 

 

 

8.3.1.  Avec l’instauration de l’agriculture, il y a environ 11.000 ans s’effectue une rupture importante avec la période antérieure. On a parachèvement de la sédentarisation qui est le moyen le plus efficace de l’autodétermination humanoféminine, en même temps qu’elle est le point de départ d’une autonomisation au sein de laquelle il y a un assujettissement d’ethnies, des femmes, des classes, etc.. Avec la sédentarisation et la domestication le problème du pouvoir prend de plus en plus d’importance et s’autonomise plus ou moins.

 

         Il y a réalisation d’un milieu humain en séparation avec la nature, mais en essayant de maintenir un lien puissant avec elle, d’où l’affirmation toujours plus puissante de la culture.

 

         Avec la chasse, on avait une technicité de prédation : l’outil était encore une émanation directe du corps de l’espèce et il était surtout connecté au champ oral. Avec l’agriculture, elle est en rapport avec la transformation du milieu. Il y a une activité qui vise à réaliser une substitution. L’outil devient de plus en plus médiat. Il y a une manipulation et donc prévalence du champ chiral (manuel).

 

         La perte d’immédiateté-continuité pose la coupure véritable qui n’avait pas eu lieu lors de l’instauration de la chasse, ce qui entraîne la grande question de la certitude du et dans le monde, ainsi que celle de l’espèce, connexe à celle de la sécurité.

 

         On a le passage d’un développement extensif à un développement intensif. Aux alentours de 12.000 B.P les chasseurs-cueilleurs se sont répartis sur toute la terre. La radiation de l’espèce à la surface de la planète est terminée. Le devenir ne peut plus être en extension, mais en intention, ce d’autant plus qu’il y a une augmentation démographique notable. Le réchauffement climatique à partir de 11.000 B.P facilitera le phénomène en permettant une exploitation plus intense du milieu.

 

         Jusqu’au développement de la chasse on ne peut pas faire de différence entre espèce et communauté qui consiste en un fragment homogène de celle-ci. Ensuite on a formation de communautés qui sont des particularisations de l’espèce en même temps que se réalise un premier phénomène d’intensification et une première médiation entre l’espèce dans sa dimension naturelle et les membres de la communauté. Avec l’agriculture une communauté médiate, particularisation autonomisée de l’espèce, s’instaure. Elle se pose en tant que sa représentation, ce qui réintroduit sous une autre forme le phénomène de cladisation, puisque cela advient pour toutes les communautés. Toutefois, en même temps, s’opère un mouvement (pacifique ou contraignant-guerrier) de confluence des communautés qui enraye ce dernier. Simultanément, en leur sein, certains membres – parfois un seul – tendent à les représenter, puis à s’autonomiser à cause de la concentration du pouvoir : formation de l’Etat (analogie avec autonomisation du cerveau).

 

         Le mouvement d’unification sera à nouveau relayé par celui d’extension, mais ce sera alors celui d’une forme donnée d’activité, par exemple l’agriculture. Il se déroulera de façon antagonique, puisque l’élevage tendra à en faire de même. L’agriculture sous sa forme développée ne s’imposera qu’au XIX° siècle, voire au XX°. En même temps ce sera le triomphe, à l’échelle mondiale, du capital. Dès lors et, étant donné l’énorme accroissement de la population, un autre phénomène intensif d’une plus vaste ampleur et en rupture avec tout ce qui précède, doit surgir donnant naissance à une autre espèce : Homo Gemeinwesen.

 

 

 

8.3.2.  L’instauration de l’agriculture sous sa forme développée nous impose d’aborder la question suivante :qu’est-ce qui a amené l’espèce – le phénomène ayant lieu en différents points du globe – à abandonner un mode de vie en équilibre avec la nature, lui permettant de résoudre les problèmes de son procès de vie immédiat, matériel, en un temps minimum par rapport à celui que lui imposera son activité ultérieure 13.

 

         L’étude des communautés actuelles de chasseurs-cueilleurs a montré qu’elles pourvoient à leur subsistance, à leur entretien global, avec un effort qui est beaucoup moins important que celui que doivent effectuer les communautés agraires. On peut en inférer qu’il en fut de même pour les communautés originelles. Cette différence est tellement importante que M. Sahlins a pu parler d’un âge d’abondance pour la période anté-néolithique (Âge de pierre, âge d’abondance). Sous une forme moins extrémisée on trouve des affirmations similaires chez C. Lévi-Strauss,P Clastres, A.Testard, etc.

 

         Avant de répondre, un certain nombre de précisions s’imposent :

1.       Il est évident que les chasseurs-cueilleurs ne posent nullement une division-séparation entre un temps d’activité pour se nourrir (temps de travail) et celui où ils peuvent jouir de leur présence au monde, de leur contact avec leur environnement (temps de loisir) ; ce qui ne signifie pas qu’ils n’aient pas une jouissance également lorsqu’ils cueillent pour se nourrir.

 

2.       La différence de temps n’affecte pas de la même façon les divers membres d’une communauté, quand l’agriculture a atteint sa forme développée. En effet, on constate que dans les communautés agraires, certains membres travaillent beaucoup et d’autres pas. Donc il faudrait faire une comparaison non entre temps de travaux individuels, mais entre temps de travaux communautaires..

 

          Cette inégalité implique que le surgissement de l’agriculture est en rapport avec une fragmentation-différenciation importante au sein de la communauté, et c’est peut-être le phénomène qui est à la base de cette dernière qui conditionne également le développement de la première.

 

3.       Le développement de l’agriculture est directement lié à une augmentation du nombre des activités de l’espèce : artisanat, métallurgie, écriture, etc. Il s’agit de comprendre la nécessité d’une telle complexification du procès de vie.

 

4.   La jouissance au monde, en rapport au contact avec l’environnement, d’immédiate est devenue médiate. Les diverses activités susmentionnées – sur lesquelles nous reviendrons – font écran et liaison.

 

5.   La différenciation au sein de la communauté agraire entre ceux qui travaillent et ceux qui gouvernent et donc ne travaillent pas, va fonder, pour tous les membres, l’opposition entre temps de travail et temps de loisir, en rapport avec le surgissement de la production.

 

      Ceci implique également que, jugée a posteriori, l’instauration de l’agriculture ne peut pas être justifiée par la nécessité d’une progression dans le statut des différents membres de la communauté. Pour la plupart de ceux-ci il n’y eut aucun avantage immédiat à passer d’un mode de vie à un autre.

 

6.   Enfin, étant donné que le passage du stade chasseur-cueilleur au stade agriculteur est celui d’une phase où l’espèce est en équilibre avec son milieu à celui où, sans qu’il y ait déséquilibre permanent, se manifestent des porte-à-faux, des déséquilibres momentanés qui nécessitent, pour être compensés ou surmontés, un surcroît d’activité. Cela nous conduit donc à chercher à comprendre le pourquoi de cette sortie d’une phase d’équilibre plus ou moins harmonieuse avec l’environnement, à laquelle l’espèce a toujours rêvé depuis14. Ce qui nous conduira en même temps à exposer que le développement des techniques, des connaissances est impulsé par les catastrophes créées par l’intervention de Homo sapiens.

 

En fonction de tout ce qui précède, il est évident qu’il ne peut pas y avoir une réponse unique. Il y a un faisceau de déterminations pour impulser l’espèce dans le devenir agraire. Nous les citons sans prétendre être exhaustif et sans que l’ordre de citation traduise une hiérarchisation, ne serait-ce que parce que les foyers de surgissement de l’agriculture étant différents, l’importance des facteurs déterminants a pu varier.

 

         1. Nécessité d’une augmentation de la production de denrées à cause de celle de la population. Ceci a dû indubitablement advenir mais à dû se manifester surtout lorsque le phénomène était déjà bien enclenché, c’est à dire lors de la phase de parachèvement avec la culture des céréales.

 

         2. Contraintes écologiques particulièrement en rapport à des variations climatiques.

 

            3. Tendance à la sédentarisation.

 

4.   Opposition homme/femme.

 

         5. Tendance à l’individualisation et à l’autonomisation du pouvoir (phénomènes liés).

 

         Ces deux derniers points doivent être envisagés en tenant compte que si les sexes forment une unité, ils sont gros d’une séparation ; l’espèce peut se réaliser soit à partir de l’un, soit à partir de l’autre, dans la mesure où la dimension biologique n’est plus déterminante.

 

         6. Tendance à une intervention toujours plus puissante de l’espèce, à une manipulation de l’existant, ce qui pose une représentation qui la piège et l’enchaîne à un devenir hors-nature ; elle doit s’adapter à un devenir autre que celui déterminé par les données proprement biologiques.

 

         L’importance de l’agriculture découle du fait qu’elle permet de fonder une autre continuité, de la manipuler et d’opérer un enracinement qui engendre une sécurité (grâce à des pratiques comme le sacrifice) qui ne concerne pas seulement la sphère immédiate mais aussi ce que l’on nomme le monde de l’au-delà.

 

         Plus qu'avec l’élevage se manifeste la possibilité tout d’abord d’imiter la nature, puis de se substituer à elle. C’est cette double dynamique qui est probablement la plus déterminante dans la réalisation de la pratique agraire.

 

         7. Intimement liée au point précédent, opère la tendance à l’accroissement de la réflexivité.

 

         D’après tout ce qui précède, on comprend que le surgissement de l’agriculture, étant en relation avec l’opposition entre les sexes, est déterminé par les tensions à l’intérieur de la communauté, tensions qui ont un substrat paléontologique : opposition entre fonction de continuité représentée par la femme et fonction de discontinuité représentée par l’homme, en même temps que s’exprime aussi la tendance à une diversification et à une transformation inhérentes au procès biologique lui-même, comme on l’a indiqué pour la formation des espèces.

 

         Autrement dit, le développement de l’agriculture a permis la levée d’un verrou empêchant un procès de transformation, de diversification en liaison avec l’individuation. Ceci a conduit à une exaltation des facultés d’investigation et d’intervention de l’homme qui aurait pu faire éclater toute communauté, si des mécanismes de compensations n’étaient pas apparus. La formation de l’Etat en est un exemple. Celui-ci, en tant que représentant de la communauté va réintroduire des phénomènes d’inhibition qui opèreront contre sa dissolution, en s’opposant tout particulièrement à l’autonomisation de l’individu, à celle de la valeur, etc. 15.

 

         Ce verrou, cet immense interdit, jouait en tant qu’opérateur de défense des communautés de chasseurs-cueilleurs ayant accédé à l’élevage, qui intuitionnaient que l’acceptation de la nouvelle pratique les feraient basculer dans une dynamique dont ils n’auraient pas la maîtrise, explique la lente progression de l’agriculture à l’échelle mondiale16.

 

 

 

8.3.3.  Á la suite du retrait des glaces, l’espèce parvient à un nouvel équilibre avec la nature et à une réorganisation des rapports entre les sexes. En effet, la nouvelle importance prise par la cueillette a pu profiter à la femme, ce qui ne veut pas dire qu’elle ait été dominée auparavant, placée dans un état d’infériorité, mésestimée, etc.. Les différentes statuettes de femmes d’il y a 20 à 25 000 ans témoignent au contraire d’une appréciation différente.

 

         On peut dès lors penser que dans des zones particulières, du fait de leur flore, de leurs sols, la tendance à la sédentarisation voulue par les femmes parce que facilitant la protection des enfants, leur éducation (transmission de savoirs plus nombreux) et peut-être l’union entre tribus, a pu plus facilement s’épanouir, ce qu a accéléré le devenir à l’agriculture. On eut le perfectionnement du bâton à fouir (très vieil outil que connaissait déjà Homo habilis, avant la période de glaciation), la sélection de plantes par le fait de favoriser leur développement aux détriments des autres (ce qui engendre la dépendance), puis, phase déterminante, la transplantation17, etc.. Tout cela implique obligatoirement la nécessité de soins continus d’où la sédentarisation qui est donc à la fois une présupposition et une production de l’agriculture.

 

         Avec le développement de la sédentarité l’habitat acquiert une importance plus grande pour la protection et la conservation des hommes, des femmes, des animaux, la mise en réserve de divers produits. Elle dérive également de la nécessité de donner une demeure, une fixation-repère aux représentants de la communauté, aux divinités. Ceci provoquera un essor de l’artisanat : vannerie, poterie, métallurgie, qui vont accaparer l’activité des hommes et des femmes primitivement adonnés à la cueillette et à la chasse ainsi qu’à la production des outils et ustensiles domestiques. Bien qu’il y ait eu déjà à l’époque de la chasse des ateliers de taille, il est fort probable que ceux qui y opéraient étaient aussi chasseurs. En conséquence on peut penser légitimement que la nécessité d’accroître les rendements afin de produire un surplus apte à nourrir ceux non adonnés à la quête de subsistance ait pu contribuer au développement de l’agriculture.

 

         C’est un phénomène qui a été très lent comme le témoignent  les documents préhistoriques et c’est compréhensible, car hommes et femmes n’avaient nul projets préétabli en ce qui concerne le développement de leur communauté sur le plan de ce que nous nommons les rapports économiques. C’est la nécessité d’assurer une meilleure transmission des déterminations de l’espèce d’une génération à l’autre qui est à la base de tout le phénomène, parce que la somme de ces déterminations ne pouvait que s’accroître au cours du temps, du fait que l’espèce tend toujours à explorer de façon plus précise l’environnement. Ceci ne put se concrétiser que dans des zones favorables, bien que tous les groupements humains aient tendu au même résultat. Il est clair que cela ne date pas de la période néolithique, mais remonte beaucoup plus loin dans le passé, s’enracinant dans le paléolithique. On peut penser justement que les peintures et les quelques sculptures d’il y a 35.000 ans étaient la concrétisation de l’opération d’enracinement d’une communauté dans un lieu donné, la fondation, en quelque sorte, d’un « foyer » à partir duquel elle rayonnait et assurait son procès de vie. Cela signifie aussi que ces productions n’ont rien à voir avec l’art. Hommes et femmes représentaient sur les parois, leur cerveau communautaire.

 

 

 

8.3.4.  L’amélioration des techniques en ce qui concerne deux activités essentielles : cueillettes et chasse, avait permis une certaine autonomisation des membres de la communauté. Ceci se sommant avec l’inquiétude née de la rupture plus ou moins effective d’avec la nature qui s’était opérée lors de la chasse, posa la question de la certitude au monde, celle de la puissance de la communauté et de leurs membres, etc., ce qui déboucha dans celui de l’affirmation du pouvoir.

 

         On peut essayer de se représenter le devenir de ce pouvoir en tant qu’affirmation, tout d’abord grâce à des données purement corporelles et magiques en connexion entre elles, puis grâce aux fameuses participations. En effet, plus un membre de la communauté participait à une réalité importante (ayant une activité plus ou moins ample, intense) plus il était puissant. Il avait du pouvoir. Ce sera ensuite la possession d’une certaine quantité de produits qui signifiera ce pouvoir, etc. Il serait plus correct de dire qu’il y a une appropriation à un pôle donné de la communauté, mais qu’il n’y a pas de séparation, car il y a continuité. Il devient possible d’accumuler le pouvoir de la communauté qui est diffus, de le particulariser, de le représenter. Il ne s’autonomise pas parce qu’il n’y a pas de propriété, laquelle implique le possible de la séparation, ce qui nécessite parallèlement un moyen de représentation de la réalité immédiate, comme de son absence, c’est à dire de sa séparation. Ceci ne peut s’effectuer que lorsque l’individu subit une autonomisation.

 

         Au stade où nous sommes, on peut considérer que l’accumulation de certains produits par un membre donné de la communauté aidé par ses proches parents est une tentative d’orienter la communauté dans un sens donné. Cela ne peut se réaliser que s’il y a intensification de la production des objets qui sont accumulés pour être ensuite répartis, donnés18. On comprend par là l’impulsion que reçut l’activité productive. Il y a une activité afin d’engendrer un surplus qui est afférent à un membre donné de la communauté – à sa famille – afin qu’il soit en mesure d’affirmer un pouvoir et de faire en sorte que les autres soient dépendants comme s’il y avait accaparement de l’aptitude de la terre à donner aux êtres vivants. Il y a une médiation qui engendre la dépendance.

 

         De là devait naître un conflit entre hommes et femmes. Les premiers tendant à s’autonomiser en autonomisant un pouvoir, en l’abstraïsant. Les secondes tendant en revanche à maintenir son opérationnalité dans la totalité de la communauté.

 

 

 

8.3.5.  La sédentarisation (formation d’un foyer d’irradiation), le stockage, l’affirmation du pouvoir, fondent un mouvement contradictoire : une fixation à la terre (fonciarisation) et une tendance à échapper aux limitations naturelles. Tout au long du devenir historique ultérieur il y aura une certaine compensation entre les deux éléments de la contradiction, mais l’équilibre sera rompu avec le développement du capital pour qui toute limitation, toute barrière doit être surmontée. A partir de là, l’espèce est lancée dans un devenir totalement différent.

 

8.3.6.  L’agriculture n’a pu naître que dans les zones où la puissance végétale n’était pas trop exubérante et là où le sol a une structure stable par suite de la présence d’un humus important lui permettant de résister au lessivage des pluies.

 

         Beaucoup de peuples se sont opposés à son introduction parce qu’ils intuitionnèrent la destruction qu’elle impliquait. Ce fut le cas de beaucoup de communautés africaines.

 

         Même là où elle s’est finalement développée, l’agriculture utilisant la charrue et l’irrigation rencontra l’opposition des femmes.

 

         Leurs craintes étaient justifiées puisque la Mésopotamie a été désertifiée à cause de la pratique de l’irrigation (cf. La terre sans arbre).

 

         En ce qui concerne l’Egypte, l’agriculture n’est pas seule en cause ; il s’y ajoute l’élevage et le déboisement afin de fournir les matériaux pour diverses productions. Les montagnes du sud de ce pays subirent depuis un très lointain passé une érosion intense, génératrice de limons emportés par le Nil. Ainsi il serait plus exact de dire que l’Egypte est un don de ces montagnes qu’un don du Nil qui n’est que le vecteur de la fertilité.

 

         Dans les pays tempérés au nord de la zone méditerranéenne la répartition des pluies tout au long de l’année et donc leur faible force mécanique ainsi que la présence dans les sols d’un humus plus puissant fait que l’agriculture a pu mieux se développer par suite de ses incidences non catastrophiques. C’est d’ailleurs à partir de ces pays que se développeront les différentes révolutions agricoles et c’est là qu’ont été obtenus les rendements les plus élevés.

 

 

 

8.3.7.  La mise en place de l’agriculture nécessita des siècles et ne se déroula pas de façon linéaire dans l’espace et dans le temps. Elle tendit d’autant plus à la création d’un surplus que la communauté avait subi le choc d’une disette, d’une famine lors de la longue période de glaciation. Ceci avait pu engendrer les complexes de stockage et de sécurisation. Les éléments accumulés purent être gardés par la communauté en tant que telle, par certains membres ou par un seul, la représentant. Là réside un possible de l’émergence d’effectuation du pouvoir, de la propriété.

 

         C’est en fonction de tous ces éléments qu’on peut saisir le développement intégral de l’agriculture.

 

         Rappelons que ce sont les femmes qui, en utilisant le bâton à fouir, l’inventèrent. Au départ elle eut une faible action modificatrice sur la nature car, comme nous l’avons vu, elle consiste à favoriser le développement de certaines plantes aux dépens des autres dont la progression est enrayée, par exemple, par arrachage. Une étape essentielle est franchie en semant et en transplantant des plantes déterminées. C’est le démarrage réel de l’agriculture qui, dans cette phase, dépend totalement des précipitations. Ce n’est pas trop préoccupant, périlleux, en ce qui concerne la récolte, étant donné que les plantes sont autochtones et ne sont pas encore fragilisées par une sélection univoque.

 

         La phase suivante va réclamer des outils puissants à cause de la nécessité d’un défrichage plus intense, d’une préparation plus poussée de la terre ; d’où l’utilisation de l’invention du polissage de la pierre, qui permit d’utiliser d’abord d’autres roches que le silex, ,des métaux ensuite, pour faire des socs pour les charrues.

 

         Les activités nouvelles de défrichage et de labourage furent développées par les hommes. La nécessité d’avoir une force de traction plus puissante conduisit à l’emploi d’animaux de trait qui furent castrés.

 

         Cette agriculture eut de plus en plus besoin d’eau, ne serait-ce qu’à cause des grandes pertes dûes à l’évaporation par suite de la mise à nu du sol, peut-être même à la suite d’une aridification consécutive à un déboisement et en général au déséquilibre produit dans des écosystèmes très fragiles (ceci dû à des causes indépendantes de l’homme, assèchement dans les zones de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient) engendra la mise en pratique de l’irrigation, autre moment important de la manipulation du milieu environnant. Le phénomène est plus ou moins passif comme dans la vallée du Nil où les hommes utilisent un phénomène naturel et le canalisent, ou plus ou moins actif en ce sens que les hommes construisent un vaste système de canaux jouant le rôle de voies d’eau naturelles.

 

         Ce type d’agriculture fut en outre dépendant des apports d’autres domaines de l’activité de l’espèce. Il fallait pouvoir mettre en réserve, d’une part la portion de la récolte qui devait servir à recommencer un procès de production l’année suivante, d’autre part celle destinée à la nourriture des hommes et des femmes ainsi que des animaux. Ceci retentit sur l’habitat qui n’est plus seulement un lieu de protection contre les intempéries et contre les prédateurs, mais un lieu de conservation et de pérennisation de l’activité. D’où nécessité d’isoler la communauté de l’environnement et donc celle d’édifier des murs, des enceintes, ainsi que celle d’utiliser des chasseurs en tant que défenseurs.

 

         Ultérieurement, la divinité sera hébergée, emprisonnée dans un édifice réalisant une intériorisation en rapport à l’intensification 19.

 

         Etant donné qu’il faut assurer la continuité de la production, le culte des morts prend alors une grande importance et sera un des fondements de la religion tant dans ses manifestations concrètes (du tholos au temple, par exemple) que dans celles abstraites :les diverses représentations s’édifiant à partir d’une réflexion sur la mort et sur le possible s’une vie au-delà. Il semblerait alors que l’humanité emprunte un autre développement, à partir de la mort. Auparavant, ce qui était essentiel c’était le surgissement même des êtres vivants directement de la terre. A partir de ce moment, elle se préoccupe de se situer par rapport à deux limites, même si elles ne sont pas dès le début référées à des individualités : naissance et mort qu’il faudra instituer par des pratiques.

 

         Le lieu du culte ne pouvait pas être séparé de celui du pouvoir se concentrant et s’autonomisant toujours plus, point de départ à la formation de la ville.

 

         La nécessité impérieuse soit de prévoir les crues (Egypte) soit les moments où certaines activités doivent être effectuées, impose la mise au point d’un calendrier. Il fallut en outre être à même de délimiter les divers lopins de terre accordés aux membres de la communauté, ou enregistrer les quantités des différents récoltes surtout lorsque l’imposition se généralisa. Il fallut un système de comptage qui fut finalement réalisé grâce à l’écriture (bien que certains peuples, comme les incas, furent capables de s’en passer grâce à un système de cordelettes colorées, les quipus). Un corpus réglant l’ensemble des diverses activités qui, se développant en une radiation aurait pu dilacérer la communauté, s’est progressivement imposé. La concentration du pouvoir s’opère en définitive au sein de ce groupe de gens capables de réaliser des opérations abstraites déterminant la série des actes concrets constituant le procès de vie global et se présentant comme des appendices de l’unité supérieure, l’abstraction de la communauté : l’Etat.

 

     8.3.8. Au cours du procès d’instauration de l’agriculture les rapports entre hommes et femmes subirent de grands changements qui s’opérèrent, il est vrai, sur une longue période et qui sont synergiques des changements de la relation à la terre.

 

         Le fait que ce soit les femmes qui aient introduit cette activité a accru leur importance au sein de la communauté, mais l’accroissement de la sécurité renforça le mouvement d’autonomisation des membres de la communauté, ainsi que la disponibilité pour une recherche active. C’est particulièrement de cette dernière qu’on doit faire dériver l’invention de la charrue. On ne peut pas considérer l’introduction de cette dernière dans le procès agricole comme découlant d’une volonté des hommes de supplanter les femmes. Affirmer cela obligerait à faire la démonstration que les hommes se trouvaient à une période antérieure dans un état de sujétion dont ils auraient cherché à se libérer.

 

         La dynamique d’introduction de nouvelles pratiques doit faire intervenir un très grand nombre de facteurs. Quoi qu’il en soit, avec celle de la charrue s’opère, comme on l’a déjà signalé, la première substitution des femmes par les hommes dans une grande partie du procès, ce qui aboutit à une répartition des tâches : les hommes préparent la terre, les femmes sèment, entretiennent et récoltent.

 

         Commence alors de façon percutante le procès de médiation où les hommes deviennent prépondérants, les femmes étant rejetées dans celui d’assurer l’apport de denrées, de nourrir, entretenir la maison, etc. (les tâches dites domestiques).

 

         Au cours des siècles, ce second progrès, bien que fondamental, a été considéré avec mépris. Le progrès a été conçu comme consistant en un mouvement de libération vis-à-vis de lui. Les femmes entrant de plus en plus dans la sphère de production, ce procès est absorbé par celui social de production. D’où le triomphe de plus en plus grand des plats tout prêts qui escamotent l’activité autrefois effectuée par les femmes en vue de nourrir leurs proches. De façon médiatisée, sophistiquée, artificielle, etc., la communauté actuelle tend à nourrir tous ses membres qui sont dépossédés de toute activité.

 

         En bref, les femmes opposées au, puis exclue du procès de production, confinées dans une forme de relation aux choses et aux êtres antérieure à cette dernière, c’est à dire la cueillette, sont ensuite absorbées par ce procès, surtout au moment où la production perd de son efficace social. On a, là encore, un signe patent de la fin d’une vaste époque.

 

    8.3.9. L’agriculture apparut à beaucoup de communautés comme relevant d’une pratique qui opérerait une violation de la terre-mère ; de là le refus qu’elles opposèrent à son adoption.

 

         « Un prophète indien à Priest Rapids, sur la rivière de Colombie, dissuada ses fidèles de labourer le sol, car « c’est un péché que de blesser ou de fendre, de déchirer ou d’égratigner notre mère commune par les travaux agricoles » » (Frazer, « Le Rameau d’or. Le dieu qui meurt Adonis, Atys et Osiris », éd. Laffont, t. 2, p. 256).

 

         On pourrait multiplier les citations provenant de différents lieux, de divers peuples.

 

         Domination des hommes sur les femmes et domination sur la terre-mère, sa manipulation, vont de pair. On peut penser que le phénomène de supplantation des femmes par les hommes, en acte dans les communautés agraires, n’a pu réellement se concrétiser que par l’intervention de communautés où le phénomène patriarcal s’était déjà instauré, c’est à dire dans les communautés pastorales.

 

         Ici, à ce propos, il convient de  noter les différents cas possibles surgissant lors des heurts entre communautés différentes.

 

         Destruction d’une communauté par une autre (exemples multiples ; il n’y a qu’à lire la Bible).

 

         Assujettissement de la communauté vaincue et changement de son mode de vie, par exemple lorsqu’il y a résorption de l’agriculture et élargissement de l’aire du pastoralisme.

         Equilibre entre les deux : cas de rencontre entre ethnies pastorales avec d’autres agraires dans la Grèce ou dans la Chine antiques (ce qui ne veut pas dire que cela ne se fasse pas sans quelques massacres).

         Absorption de la communauté conquérante par celle conquise : cas de divers ethnies nomades (barbares) par la communauté chinoise.

 

         Pour en revenir au heurt communauté agraire/communauté pastorale, il convient de noter que là où les peuples pasteurs ne parvinrent pas à s’imposer, le matriarcat subsista de façon plus ou moins substantielle. Ainsi l’Egypte fut certes envahie, conquise par les Hyksos, qui étaient des pasteurs, mais il n’y eut pas une greffe réelle entre les deux communautés, seulement une espèce de coexistence verticale. Ils furent finalement chassés ainsi que les hébreux qui avaient maintenu leurs pratiques d’élevage et qui avaient pu jouer un jouer un rôle d’intermédiaire entre communauté hyksos et communauté égyptienne dominée. C’est pourquoi de nombreux restes du statut privilégié de la femme persistèrent dans ce pays.

 

   8.3.10.    Avec la réalisation de l’agriculture résultant de la résolution d’une tension à l’intérieur de la communauté, on a passage de la prédation à la production, plus exactement la première devient moment final de la seconde. La production surgit par et par là la consommation et leur adjuvant inévitable, la distribution ; naissance, donc, de tous les fondement de ce qui opérera sous forme de concepts dans l’économie se posant en tant que science.

 

         Il nous faut insister sur le premier terme. On a production 20 quand il y a une transformation réelle qui implique une intervention plus importante, une substitution à un procès naturel qui se fait spontanément. Le travail est cette activité qui vise justement à produire. Avant, il n’existait pas, car l’activité de la chasse ou de la cueillette n’implique pas une transformation globale. Il en est de même de la fabrication des outils. Il y a toujours une immédiateté tandis que lorsqu’il y a travail surgit une médiateté qui structure la séparation potentielle puis cinétique, en ce sens qu’elle se développe, s’actualise et s’objective de plus en plus au fur et à mesure du perfectionnement du procès agriculture. Or ceci est déterminé par les nouveaux rapports communautaires qui positionnent différemment l’activité créatrice au sein du procès de vie de la communauté. Ils l’interposent entre ses membres.

 

         De là découle qu’il est absurde de parler d’une division du travail aux périodes antérieures et contemporaines de la chasse, par exemple d’une division du travail originelle entre les sexes. Durant toute une période, on a une orientation diverse des composants de l’espèce en rapport à l’environnement mais chacun a une activité totale, simple modalité de l’activité spécifique. C’est justement pourquoi ils peuvent également s’opposer, en se définissant à partir de deux attitudes diverses.

 

         L’agriculture sous sa forme développée – nous l’avons vu – réalise une union de diverses activités qui engendre le procès de production ; c’est lui qui pourra être effectué ensuite de façon fragmentaire par divers groupements humains fondant ainsi  la division du travail 21.

 

         Durant la même époque naissent les concepts de richesse et de pauvreté qui sont liés à des réalités inimaginables antérieurement où il y avait partage, tandis que maintenant il y a accumulation différentielle en rapport au fondement du procès de genèse de l’agriculture. D’où certains possèdent, d’autres pas 22. 

 

         Ici encore il nous faut bien insister : il n’y a pas une filiation quelconque entre richesse originelle et pauvreté successive, mais les deux naissent simultanément. Auparavant l’une comme l’autre n’ont aucun sens.

 

         Le couple travail/repos, travail/fête (devenant travail/loisir à l’heure actuelle, puis évanescence de la distinction) se manifeste également à partir de ce moment-là, opérant une dichotomie dans l’activité de l’espèce, par l’introduction d’une donnée culturelle, le repos, qui n’existe nullement dans la nature. Elle ne connaît que des activités différentielles en intensité. Il n’y a de repos que lorsqu’il y a mort.

 

         L’explication de Marx au sujet du devenir des sociétés humaines axées sur l’antagonisme entre développement des forces productives et rapports de production est opérante à partir de cette époque où s’effectua une rupture (qui nécessita de nombreuses années) dans le comportement de l’espèce vis-à-vis de la nature.

 

         Ainsi ce qu’il appelle communisme primitif ou première forme de la communauté (Gemeinwesen) correspond à toute la phase antérieure à la chasse et à celle de la cueillette-chasse postérieure. Plus précisément, on peut dire la communauté immédiate est active, opérationnelle, effective de façon réelle pendant toute cette période, mais qu’ensuite, au fur et à mesure que se développe l’agriculture, elle n’a plus qu’une opérationnalité formelle (par analogie on pourrait parler du passage d’une domination réelle à une domination formelle) et qu’elle perdure encore pendant toute une phase de développement de celle-ci parce qu’elle opère alors surtout en tant que forme qui englobe et tend à limiter divers procès d’autonomisation et de médiation qui tendent à rendre évanescent l’antique contenu communautaire, la substance de la communauté antérieure 23.

 

     8.3.11.     Le surgissement de la production fonde la dynamique de l’appropriation ; plus exactement celle-ci est la présupposition de la première, elle en est la conséquence.

 

         Il y a surgissement (avec la pratique de l’élevage également) de la propriété privée et de la propriété commune ; auparavant il n’y en pas. On a une occupation du sol par un groupement humano-féminin déterminé. Tous les hommes et toutes les femmes peuvent accéder au territoire. A partir du moment où il y a sédentarisation, il y a le double processus d’appropriation d’une portion de territoire par une famille et dévolution d’une famille à un territoire (phénomène qui deviendra toujours plus ample : anthropomorphose de la propriété foncière (Marx)).

 

         Nous avons vu comment se posait une appropriation de la part de certains membres tendant à affirmer un pouvoir. Il est probable que ceci ait concerné d’abord un rapport de communauté à  communauté et qu’ensuite les membres représentants temporaires de la communauté se sont autonomisés devenant permanents et aient intériorisé le procès au sein de ces dernières. Ceci explique en même temps le développement des formes inférieures du commerce, du mouvement de la valeur, encore centré sur la valeur d’usage. Au fond, un membre devient centre afférent du flux qu’il réoriente (potlatch), ce qui lui donne un pouvoir.

 

         Il y a là alors un phénomène de séparation entre le membre de la communauté, les produits et la communauté elle-même. Il n’y a plus une continuité mais surgit une discontinuité qui donne forme à la fois à l’objet et au sujet 24. Le membre de la communauté ne permet plus un simple passage d’un point à l’autre de cette dernière, comme cela peut l’être dans le cas du potlatch.

 

         Dès lors s’opère une polarisation selon le privé et selon le commun ; c’est de la façon dont les hommes et les femmes se comportent vis-à-vis de ces deux pôles que se définissent les différentes formes de production. Plus globalement, on peut dire que l’ensemble agriculture plus ou moins développée, élevage, métallurgie, poterie, permet un développement selon un pôle foncier. Dans ce cas, ce qui est essentiel, c’est la dépendance vis-à-vis de la terre (productrice, arable, apte à nourrir des troupeaux) qui est la médiation essentielle. Cela peut conduire à la formation de l’Etat, mais cela peut aussi demeurer en deçà. 

 

         Cependant, au sein de ce devenir prend également naissance le mouvement de la valeur qui est plus ou moins opérant selon les communautés, mais qui est toujours soumis en définitive aux communautés ou à l’Etat, tout en ayant contribué au surgissement de ce dernier.

 

         Le pôle foncier apparaît sous une forme sédentaire là où l’agriculture domine et où l’Etat peut s’implanter ; sous une forme mobile avec le pastoralisme nomade.

 

         On a déjà indiqué le terrible antagonisme entre les agriculteurs et les éleveurs (entre sédentaires et nomades) : antagonisme centré sur le problème de l’occupation des sols, surtout au moment où il y a des calamités dues à des variations climatiques, à une surexploitation découlant d’une augmentation démographique de la communauté. Son substrat est profond et détermine l’affrontement de deux humanités affirmant différemment le discontinu. Ce conflit se superpose à celui entre hommes et femmes, entre discontinu et continu.

 

         Il faut toutefois également signaler la complémentarité des deux pôles, lorsqu’on envisage l’implantation de l’espèce sur une aire très vaste, comme le fait remarquer Toynbee : les agriculteurs donnent de la nourriture végétale,, les éleveurs donnent de la viande et des peaux. Ceci permit une mainmise des hommes sur des terres où il n’est pas encore possible de pratiquer l’agriculture.

 

    8.3.12.        Production et appropriation vont progressivement être médiatisées par l’exploitation, parce que la communauté en se fragmentant, engendrant classes ou castes, il apparaît une couche d’hommes qui font produire, travailler d’autres hommes afin de récupérer une partie de leur production. Cette exploitation n’est qu’une forme intériorisée dans la communauté de celle qu’opère Homo sapiens vis-à-vis d’autres espèces (les abeilles, par exemple, à qui on vole le miel). Autrement dit, ce qui a été fait aux animaux est ensuite appliqué aux hommes et aux femmes (c’est une constante dans toute l’histoire de l’espèce).

 

         L’existence de biens cumulables : bétail ou produits de l’agriculture (ultérieurement produits de la métallurgie) rend possibles les premières formes de guerre : razzia, pillage, rapine, qui demeurent dans le cadre d’une prédation. 

 

         Il est important de noter que lors de la chasse, il y avait divers mécanismes permettant que les armes ne fussent pas utilisées contre ses semblables 25. Avec le développement de l’élevage et de l’agriculture il n’en est pas de même. Escalon de Fonton met en relation surgissement de la guerre et accroissement démographique, et fait cette remarque qui confirme notre conception : « Toute la suite de l’histoire de l’humanité n’est que la poursuite logique et inéluctable des conséquences de la première rupture d’équilibre entre l’espèce humaine et le milieu qui la supportait » (c.f. Le Monde du 07.02.1979).

 

         Il est évident que cette forme primitive de guerre conduite non seulement pour se procurer des biens mais aussi des hommes ou des femmes pour faire des sacrifices.

 

         Ultérieurement ils seront capturés pour en faire des esclaves et être exploités et ceci concernera soit des membres isolés d’une communauté, soit celle-ci tout entière. On n’a plus alors la prédation mais l’exploitation.

 

         Nous avons parlé de formes primitives de guerre car pour que celle-ci se manifeste réellement, il faut deux camps opposés, deux armées, sinon on reste à une forme de chasse. Or pour que ceci se réalise il faut de nombreuses transformations au sein des communautés (c.f. 8.4. et 8.5.).

 

    8.3.13.        Le triomphe de l’agriculture dans la pratique d’Homo sapiens afin de se procurer sa nourriture a diverses conséquences qui auront une grande influence sur la représentation globale.

 

         On eut un grand développement de la cuisine. La cuisson des aliments remonte très loin dans le temps puisque les peuples chasseurs non seulement faisaient rôtir leur viande mais ils pouvaient la faire bouillir. En effet, étant donné qu’ils possédaient des récipients faits de peaux cousues (des outres), ils pouvaient y mettre de l’eau et de la viande et ensuite des pierres chaudes ce qui permettait une cuisson rapide. Or ceci est possible depuis 17 000 ans, époque à laquelle remonte l’aiguille à chas.

 

         Le développement de la cuisine est certainement dû dans un premier temps à une nécessité de conserver les aliments. Certaines pratiques sont simples comme le séchage, la fumaison ou la simple cuisson, mais dès qu’il y a apport d’ingrédients, on a réellement affaire à une pratique culinaire.

 

         La cuisine fut nécessaire pour rendre consommable ce qui ne l’est pas immédiatement parce que trop dur, toxique, etc., pour compenser la perte de certains éléments passés dans l’eau de cuisson et jetée ensuite, ce qui modifie la saveur et peut créer une carence. En conséquence, en plus de l’utilisation du chlorure de sodium, il y eut celui des épices. Ces dernières furent utilisées afin de masquer la mauvaise odeur et le mauvais goût des viandes avariées en pays chaud. Plus tard –quand manger n’est plus un simple acte nutritionnel et intégrateur dans la communauté, mais un acte presque exclusivement culturel – elles servirent à stimuler l’appétit, comme c’est le cas, de nos jours, non seulement avec elles, mais avec les apéritifs.

 

         Le fait culturel a deux déterminations essentielles : la consommation ostentatoire et la prise de nourriture en tant que compensation au vide affectif en rapport à la diminution d’intensité du champ chiral de la jouissance, du toucher multiple, déterminé par  la dynamique du pouvoir qui s’amplifie dans ces sociétés.

 

         Ces deux déterminations sont nouvelles et viennent plus ou moins s’intégrer à la dimension culturelle que nous avons longuement exposée dans le chapitre sur la chasse. Ajoutons que la consommation ostentatoire s’accompagne de manifestation de pouvoir : susciter l’appétit chez ses convives c’est les rendre dépendants de la nourriture offerte.

 

         Le phénomène de réflexivité opère également ici puisqu’il y a accession à une consommation différée.

 

         La cuisine, dès qu’elle atteint un certain développement se présente comme un phénomène de différenciation-séparation d’avec la nature : la rupture d’avec l’animalité se marque au travers de pratiques culinaires qui permettent aussi une différenciation entre ethnies. Malgré ce, la nourriture conserve encore son rôle d’identificateur-fondateur. Lorsque Homère parle des hommes mangeurs de pain, il veut exprimer par là l’essence des hommes pour les opposer à d’autres êtres comme les lotophages par exemple 26. Plus tard les naturalistes opéreront de même en bâtissant leurs classifications des animaux où ils sépareront les végétariens des carnivores, des détritivores, et en faisant, dans chacun de ces groupes des subdivisions fondées encore sur le type de nourriture recherchée par les diverses espèces.

 

         Ultérieurement, l’utilisation de divers ustensiles pour contenir et prendre la nourriture (vaisselle diverses, fourchettes, cuillères, baguettes, etc.) permirent également d’opérer des différenciations dans le corpus social. Car, à partir du moment où la division de la communauté atteint un certain degré, qu’en définitive on a une société, tout devient élément pour signifier la position de celle-ci.

 

         Plus il y a raffinement – apanage de la civilisation – plus il y a séparation entre l’aliment et le consommateur, liée à sa préparation et à son mode de préhension.

 

         La prise de nourriture avait la dimension de la communion. Ceci reste vrai uniquement pour des groupes limités. D’un point de vue global, elle opère en tant que phénomène de différenciation-séparation jusqu’à nos jours où son importance s’estompe. Il en est de même pour la cuisine domestique, ce qui facilitera peut-être la remise en cause de toute cuisine, car celle-ci est pour la santé de l’espèce la plus grande catastrophe advenue.

 

     8.3.14.        Les modes et les moments de la prise de nourriture sont dépendants, en outre, d’une contrainte surgie avec la division de la communauté et l’instauration du procès de production : le travail. En effet, les exigences de ce dernier font que les hommes et les femmes – constituant la majorité – de la société – ne peuvent plus manger à n’importe quel moment de la journée, mais doivent le faire à des moments précis ne pouvant pas nuire au déroulement du procès de travail. Il est évident que ceci fut une autre cause de l’abandon définitif d’un régime frugivore qui ne peut être pratiqué que si la prise de nourriture est multiple au cours de la journée.

 

         L’Etat interviendra directement ou indirectement dans la réglementation de l’ordonnancement de la journée des travailleurs. En même temps les divers actes (particulièrement les repas) de celle de l’unité supérieure (des gens détenant le pouvoir) sont élevés au rang de rites qui fondent ceux de la majorité de la population. Nous retrouverons cette question avec celle de la domination du temps par le pouvoir et l’esclavage des hommes et des femmes, dont nous ne sommes pas sortis.

 

         En réaction, il y eut une espèce de sanctification des repas pris les jours de repos, de fêtes, ou bien à l’occasion de fêtes sauvages, etc.. Mais cela ne faisait que sanctionner l’institution.

 

         Actuellement, avec la flexibilité sévissant partout, il y a, là encore, la fin d’un phénomène. Mais l’évanescence de la cuisine et même celle de la nourriture ne coïncident pas avec une tendance des hommes et des femmes à refonder une convivialité sur la prise de nourriture. Ce n’est qu’un cas particulier d’un phénomène général : tout est individualisé, égocentrisé.

 

         Il convient de retrouver des moments fondamentaux où s’effectuent concrètement la réalité communautaire, des espèces de nœuds dans le rythme de vie de la communauté. La prise de nourriture devant redevenir multiple par suite de la réacquisition d’une alimentation frugivore ne pourra plus jouer un rôle essentiel, mais elle pourra contribuer à retrouver une profonde jouissance au monde, non plus lestée (comme avec l’alimentation antérieure) de conséquences néfastes.

 

    8.3.15.        Une autre activité également très ancienne et à laquelle nous avons déjà fait allusion, la couture, accroît encore son importance, qui fut déjà considérable au coures des millénaires antérieurs, puisqu’elle permit la fabrication de vêtements, de couvertures, d’outres, de tentes, de kayaks, etc..27. Elle est dépendante non seulement de la production d’aiguilles, mais de celle de fil d’où son étroit rapport au filage ; tandis qu’elle est relayée par le tissage.

 

         A cause de leur importance dans le procès de production, ces deux activités, couture et tissage, auraient pu servir d’opérateurs de connaissance. La pratique de la couture aurait pu fonctionner comme source d’analogons pour indiquer par exemple un procès d’adjonction, d’union, particulièrement si on pense au bouton et à la boutonnière. Un tel système évoque inévitablement l’ensemble tenon/mortaise, lui-même très ancien et fondamental pour toute construction en bois comme en pierre (c.f. Nougier, o.c.).

 

         Q’il en fut ainsi ne peut pas s’expliquer uniquement par le fait que tissage et couture furent initialement des activités féminines, car l’agriculture, inventée par les femmes, livra une foule d’opérateurs de connaissance et d’analogons sexuels. Or, bouton et boutonnière, tenon et mortaise se prêtaient fort bien à l’évocation de l’acte sexuel !

 

    8.3.16.   La sédentarisation, les aliments cuisinés, l’accroissement de nourriture ingérée, causèrent un développement des maladies 28. Il doit être étudié en rapport :

 

                   1° à la disparition de la communauté immédiate qui pouvait assurer la défense de chacun de ses membres selon un mécanisme de type hormonal qui n’a jamais été étudié au sein du monde animal.

                   2° Aux grands       déboisement qui provoquèrent des déséquilibres écologiques énormes. Certains êtres vivants ne purent survivre qu’en venant infester hommes et femmes, pouvant les parasiter. Outre le phénomène advenu au néolithique, on peut signaler le rapport entre grands défrichages du Moyen-Âge et les épidémies ultérieures, ceux du XVIII°, XIX° et XX°, et diverses maladies de par le monde.

                   3° Aux crises de la représentation, à son effondrement (c.f. « Gloses en marge d’une réalité », Invariance série IV, n° 2). Citons à titre d’exemple l’effondrement de la représentation bourgeoise lors de la guerre de 14-18 et la grande épidémie de grippe de 1919, qui causa autant de morts que la guerre elle-même. L’angoisse, l’incertitude du et au monde, fragilisent l’espèce.

                   4° A la concentration de populations en des espaces réduits permettant une concentration de parasites.

                   5° A l’affaiblissement de l’espèce due à une nourriture inadéquate.

 

         Précisons qu’il n’y a pas des maladies mais une maladie qui est la toxémie, accumulation de toxines dans l’organisme causée par une mauvaise alimentation et une vie non épanouissante. L’organisme affaibli peut dès lors être facilement la proie de divers parasites. Plus exactement, il permet que s’instaure un déséquilibre et divers êtres vivants se multiplient de façon privilégiée devenant des parasites.

 

         Ajoutons qu’à l’heure actuelle me phénomène atteint un seuil critique en ce sens que c’est l’ensemble du monde vivant qui tend à éliminer Homo sapiens destructeur du procès de vie.

 

         Le développement des maladies provoqua l’essor de la médecine qui, à son tour, entretient les maladies ; phénomène explicité depuis très longtemps puisqu’un papyrus égyptien contient l’affirmation suivante : « Un quart de ce que nous mangeons nous fait vivre, les trois quart restant servent à faire vivre les médecins ».

 

    8.3.17.        Selon Escalon de Fonton (c.f. article cité), les terres nouvelles plus riches en sels minéraux apportèrent aux hommes et aux femmes une nourriture qui accrut leur fécondité. Pour d’autres, c’est la consommation de blé (dont l’enveloppe du grain est riche en vitamines) au travers du pain et divers autres aliments qui exalta la fécondité de la femme (peut-être en est-il de même pour d’autres céréales).  29

 

         Ce n’est pas impossible mais la cause profonde doit être plutôt recherchée dans la sédentarisation et dans le culte dont elle fut l’objet. C’est à dire qu’elle a été pour ainsi dire cultivée et sélectionnée pour sa fécondité et sa force de travail. Confinées dans la reproduction et dans les travaux domestiques ou agraires, les femmes ont été souvent traitées simplement comme du bétail.

 

         Il y a là, au cours de plusieurs siècles, un phénomène d’inversion (sur lequel nous reviendrons). L’exaltation de la femme dans sa dimension de génitrice est un des fondements de son asservissement. Affirmer cela ne vise en rien à escamoter toute la période historique où elle fut pour ainsi dire « souveraine » et où l’humanité ne connut pas les contradictions et les conflits qui surgirent ensuite.

 

         Cet accroissement de fécondité entraîna donc un incrément démographique qui nécessita une augmentation de production (développement des forces productives) et fut gros de diverses conséquences dont on s’occupera ultérieurement.

 

         A l’heure actuelle, il y a une certaine coïncidence entre l’élimination de la terre, celle de la femme et celle de la culture traditionnelle. On a de  plus en plus une culture hors sol ; on tend à des procréations sans femmes ; le culte de ces dernières a disparu de même que les divers cultes s’estompent. C’est la fin de la culture. Enfin, la fécondité humaine est remise en cause par le sida et diverses maladies sexuellement transmissibles 30.

 

         Ainsi nous constatons que l’instauration de l’agriculture crée un déséquilibre permanent entre l’espèce et le milieu.

 

     8.3.18.      La pratique de l’agriculture provoque un bouleversement de la représentation[31] tout en intégrant une grande partie de celle antérieure, en la modifiant, en la réorientant, ce qui rend difficile la compréhension des différents moments du procès de connaissance. Toutefois, étant donné que c’est le procès de production qui devient opérateur de connaissance, il est possible de saisir la modification profonde qui s’opère alors. Tout provient d’une transformation donnée, d’un culte, d’une culture. L’homme, la femme, apparaissent comme des opérateurs-transformateurs. Rien ne peut se produire spontanément. C’est le moment de la naissance effective de la culture qui est fondée sur l’idée de la nécessité de l’intervention de l’espèce dans tous les procès afin qu’ils puissent se réaliser, et sur celle d’améliorer ce que fait la nature, et l’on peut dire, à la limite, s’en passer (ce qui est en connexion, en filiation avec l’idée de supériorité, de domination qui habite l’espèce à partir du moment où elle pratique l’élevage).

 

         Le culte devient un ensemble de rites[32] dont l’observation rigoureuse vise à assurer le déroulement parfait d’un procès donné, de même la culture est un ensemble de règles visant à atteindre un but similaire mais dans le champ de l’immédiat. On doit rappeler à ce propos que le mythe offre un modèle de comportement dont la représentation n’est pas une simple donnée théorique. Il a une dimension pratique, sinon il serait une simple abstraction. Il ne serait que de l’ordre du récit.

 

         Le culte consiste également en une domestication de ce qui a été engendré sur le plan de la représentation, les divinités par exemple.

 

         Le procès de connaissance doit de façon encore plus active opérer la compensation qu’induit celui de séparation de la nature. Tel qu’il sera déterminé par la nouvelle pratique, il demeurera, certes modifié par le surgissement de la valeur, et ne sera supplanté que par celui surgi des nécessités du devenir du capital. Toutefois, même après le triomphe de ce dernier, il persistera mais refoulé, relégué dans l’inconscient de l’espèce.

 

         La dynamique de la culture fait qu’elle n’existe réellement que lorsqu’il y a des cultures différenciant d’abord des communautés entre elles, puis des groupements en leur sein. Ultérieurement, elle consiste d’une part en un ensemble de pratiques et de représentations communes qui maintient une globalité-unité indifférenciée qui, par autonomisation, va contribuer à édifier la substance de l’Etat, d’autre part, en des ensembles plus particularisés concernant un nombre limité de membres de la communauté (dynamique analogue à celle de la propriété).

 

         Ces divers groupes formant la base, peuvent se séparer plus ou moins du sommet (unité supérieure). En conséquence, d’autres éléments culturels devront être engendrés (c.f. 8.5.).

 

     8.3.19.        A partir du moment où il n’y a plus de reproduction de la communauté à travers celle de ses divers membres, qui pour ce faire ont une activité donnée, nous avons émergence de la production qui est assurée par une fraction majoritaire de la communauté. Celle-ci engendre un surplus par rapport à des besoins qui lui sont déterminés par la partie dominante de la communauté, ce qui implique que s’affirme la base de la formation des classes et de l’Etat. Ce surplus, qui est stockable, soustrayable à une répartition immédiate, fonde une sécurité qui est déterminante pour la représentation de tout le devenir ultérieur.

 

         L’acquisition de cette dernière vécue comme la capacité de se soustraire aux aléas climatiques, aux attaques des animaux de proie, et par là comme une coupure-séparation d’avec l’animalité, fondant un isolat – tout au moins durant la phase finale de l’instauration de l’agriculture – est l’argument fondamental dans la justification de l’accession à la nouvelle relation à la nature.

 

         Nous avons là en germe la thématique de l’illuminisme, de l’idéologie du progrès. On peut caractériser en partie celui-ci en disant que progresser c’est se séparer. Tout d’abord de ce d’où l’on vient, du passé, ce qui conduit à dénigrer ce dernier afin de mieux faire ressortir l’importance de l’advenu. Voilà pourquoi les périodes antérieures à celles du triomphe de l’agriculture ont toujours été représentées comme étant celles où régnait la pénurie. Ce qui n’empêche pas qu’il put y avoir une certaine base objective réelle à cette affirmation. On ne peut pas nier que des famines purent avoir lieu qui traumatisèrent l’espèce[33].

 

         Nous disons bien que nous avons seulement le germe d’une pensée progressiste. Elle n’opéra que d’un point de vue ponctuel afin de justifier. Elle n’eut pas de développement parce que l’espèce essaya encore de se réinsérer dans un tout, de limiter la séparation.

 

         Ainsi l’humanité pendant toute la période précédant le moment de surgissement de l’Etat vécut un nouvel équilibre avec la nature et ne fut pas aiguillonnée par le problème d’un  devenir autre, au contraire toutes les communautés agraires cherchaient à maintenir leur mode de vie et diverses pratiques tendaient à réactualiser ce qui en constituait l’ossature.

 

         Un frein au développement d’une idéologie du progrès résidait dans l’existence du travail, elle-même liée à une contrainte : hommes et femmes ne s’y adonnaient pas spontanément. De là surgit la contradiction suivante : c’est par le procès de production, qui implique le travail, que l’espèce se définit supérieure à l’animal, mais c’est le non-travail qui va fonder la supériorité, le pouvoir. Ceci n’interviendra que lors du surgissement de l’Etat. Nous reprendrons cette étude dans un chapitre consacré à ce dernier.

 

         On ne doit pas oublier que ce n’est qu’avec son émergence que se manifeste une pensée de la coupure, du discontinu. Auparavant, hommes et femmes ont toujours tendu à réinsérer dans le tout antérieur leurs pratiques nouvelles, même si elles entraient en contradiction avec ce dernier. En outre, d’une part, les divers faits qui nous apparaissent comme révolutionnant le mode de vie se sont produits durant des périodes très longues, d’autre part, diverses découvertes récentes mettent en évidence qu’il y a eut beaucoup d’étapes intermédiaires, de telle sorte que le passage de l’activité de chasse-cueillette (postérieure à la période de glaciation) à l’agriculture, présente un devenir continu. C’est plutôt au sein du développement de cette dernière qu’il y eut des bouleversements notables.

 

     8.3.20.        Jusqu’à l’apparition de l’agriculture la terre est la terre-mère ; elle est considérée dans sa totalité. Avec cette nouvelle activité, ce n’est plus qu’une fonction de celle-ci qui est prise en considération et exaltée : son aptitude à engendrer des êtres vivants, sa fertilité, sa fécondité.

 

         La vie des hommes et des femmes va dépendre directement de celle-ci ; d’où l’importance primordiale qui lui est accordée. Or la fécondité de la terre est en relation avec les phénomènes météorologiques qui peuvent la modifier de façon drastique. Il suffit d’une sécheresse à un moment bien déterminé de l’année pour compromettre une récolte. Rien n’est assuré. De là les pratiques pour transformer en certitude ce qui est peut-être au départ assez incertain. Il faut rendre certain ce qui est douteux, et ceci se manifestera d’autant plus que des déséquilibres se manifesteront qui apparaîtront comme la manifestation de la fatalité ou du hasard.

 

         La représentation de la femme en tant qu’être fécond par excellence devient prépondérante. Mais ici, aussi, il ne semble pas qu’il y ait une vrai rupture avec la période antérieure, puisqu’à l’époque de la chasse (au magdalénien), la femme fut également exaltée (c.f. les statues de Lespugue, de Willendorf, etc.). Certains pensent que sa fécondité était mise en relation avec celle du gibier, ce qui expliquerait qu’ultérieurement la divinité personnifiant la chasse était représentée par une déesse : Artémis en Grèce, Diane à Rome[34].

 

    8.3.21.        La genèse-engendrement exerce une fascination sur les hommes et les femmes. Elle va être encore accrue lors de l’invention de la poterie (1000 ans après l’agriculture) et avec la métallurgie. Elle servira à symboliser tout. On a affaire à une explosion de la représentation comme si l’espèce – dans les lieux où elle a accédé à ce nouveau comportement – jouissait d’avoir brisé un verrou bloquant jusqu’alors son développement.

 

         Cependant, on ne peut pas en inférer directement que là se trouve la racine de la joie profonde que manifesteraient ces populations. Il semble bien que ce soit l’apanage de tous les groupements humanoféminins non touchés profondément par le phénomène de la valeur, puis du capital. La base commune à la manifestation de cette joie dérive de la réalisation d’un certain accord avec la nature ; et il n’y a pas de répression sexuelle parce qu’il n’y a pas encore d’Etat.

 

         A partir du moment où les hommes interviennent de façon active dans le procès agricole, la femme va perdre son caractère de fécondité immédiate. Il va être médiatisé car elle devient celle qui est fécondable (d’où l’exaltation de la sexualité) et qui par là est apte à engendrer (il en est de même pour la terre). L’activité de l’homme opère une médiation. En conséquence, dans la représentation, on a l’union du soleil et de la terre.

 

         La fécondité – activité de la nature cultivée ou non – devient un opérateur de connaissance qui va s’adjoindre à la vieille représentation où le corps humain et les rapports entre les membres de la communauté étaient déterminants. Les divers phénomènes sont abordés selon leur engendrement : ils proviennent d’un acte productif lequel est symbolisé, représenté par l’acte sexuel.

 

         Tout est comparé soit au sexe mâle, soit au sexe femelle et tous les rapports sont pensés en analogie avec l’acte sexuel (accouplement, pénétration) et à son résultat qui exprime au mieux la fécondité[35].

 

         Ceci est le discours apparent, conscient, mais l’inconscient (au sens où cela ne parvient pas encore au conscient) est en fait la pensée rationnelle qui essaie d’ordonner les éléments d’un tout toujours plus vaste.

 

         A l’aube de ce siècle, en revanche, par suite de la répression séculaire, c’est le travail qui est paradigmatique et la pensée rationnelle est fondement du conscient ; l’inconscient est alors la sexualité qui opère au sein de l’individu une autre série de relations entre les êtres et entre les êtres et le monde.

 

         L’œuvre de Freud mit en évidence un autre type d’inconscient où se manifeste une pensée qui opère en quelque sorte de façon analogue à celle des hommes et des femmes d’une époque très lointaine, celle où prédominait l’activité agraire et où l’Etat ne s’était pas encore imposé, donc à une époque où il y avait encore la communauté.

 

         Le défoulement au sens simple du mot, c’est à dire la rupture du refoulement et la possibilité de l’affirmation de ce qui avait été refoulé n’a pas permis l’épanouissement de la sexualité – ne serait-ce que parce qu’elle fut autonomisée et séparée de la chiralité et de l’oralité – mais a aggravé au contraire le procès de décomposition de l’espèce parce qu’elle a favorisé la combinatoire sexuelle, en même temps qu’elle a été absorbée par la reproduction et n’a donc pas opéré au niveau du vécu total des hommes et des femmes.

 

         Une dernière remarque s’impose, c’est que durant une longue période, à partir de l’intervention plus active des hommes dans le procès agricole, les rapports entre les sexes aboutirent à un nouvel équilibre harmonieux. Ce n’est qu’avec le surgissement de l’Etat que la situation de la femme va se dégrader énormément. Cependant ce sont les modifications antérieures au sein du procès de production qui permirent l’affirmation de la prépondérance mâle.         

 

       8.3.22.        On a donc conjonction fécondité et fertilité ; d’où l’importance de la génération qui englobe ce que nous nommons actuellement la sexualité. Ceci retentit sur la représentation des rapports entre hommes et femmes coexistant à un moment donné ainsi qu’avec leurs ascendants et leurs descendants , ce qui forme le système de parenté. A l’époque antérieure où prédominait la participation au monde, un système horizontal prévalait ; maintenant on va faire appel à un système vertical. Tout membre de la communauté sera déterminé par rapport à une série de générations en même temps que par rapport à une gens ou à un clan donné (dimension horizontale encore opérante).

 

         Etant donné que la parenté exprime le rapport des hommes et des femmes à la communauté, elle exprime des repères permettant de situer chaque membre de cette dernière les uns par rapport aux autres et par rapport à l’environnement qui, au départ, n’est pas posé séparé de la communauté, ce qui adviendra avec le surgissement de la propriété qui est procès de séparation des êtres biologiques de leurs participations, et de la communauté d’avec les siennes.

 

       Lorsque les vieilles communautés où prédominait la chasse deviennent des communautés de chasseurs-cueilleurs et que commence à s’opérer une certaine polarisation entre les divers membres, la parenté apparaît surtout dans une dimension horizontale, elle exprime les relations entre les divers éléments : hommes et femmes et appartenances, pour une génération donnée. Il y a un phénomène de classification qui l’emporte, la dimension verticale, généalogique est peu importante.

 

         En revanche, avec le triomphe de l’agriculture, ce qui devient essentiel c’est le procès de production, d’engendrement, donc le problème de la descendance devient essentiel. Il faut connaître le rapport entre les générations successives. On passe à une structure verticale. Ceci sera accusé lors de l’instauration de la propriété, puisque la généalogie sera un procès de justification de la dévolution.

 

         La parenté au sens où nous l’entendons consiste alors en ceci : tout enfant est enfant de la communauté. L’homme comme la femme – les notions d’épouse et d’époux sont, aux divers moments historiques où nous nous plaçons, soit inexistants, soit peu opérants. Ils ne sont que des supports. L’importance de la femme dans la reproduction étant à l’évidence essentielle, il est normal que dans tous les cas ce soit son rôle qui soit exalté. Mais la maternité immédiate n’est pas déterminante, n’étant pas autonomisée. Elle n’existe que parce que la femme est membre de la communauté, la vraie engendreuse.

 

         Le système de parenté est plutôt un système de positionnement de tout membre de la communauté au sein de celle-ci et au sein de son environnement. La parenté s’étendant – du fait même de sa dimension horizontale, classificatrice, attributive, au-delà des limites de la communauté entendue au sens d’un regroupement d’hommes et de femmes.

 

         En revanche, avec l’accroissement toujours plus grand pris par le procès d’engendrement qui pose son autonomisation, il est dès lors possible de particulariser l’acte de procréation et en conséquence la détermination de la position des membres de la communauté va se faire de façon verticale. Et, au fur et à mesure que la puissance de la communauté en tant que totalité immanente va diminuer, en relation avec le développement de l’individu, avec le surgissement de la propriété privée, il y aura nécessité d’individualiser géniteurs et génitrices. Les notions de père et de mère surgissent alors[36].

 

         Même à ce moment-là l’antique représentation de l’appartenance restera prédominante. Il faudra, dans beaucoup de régions, attendre le développement du capital pour parvenir réellement à opérer la séparation et à fonder l’individu. En effet, la question posée à un étranger n’était pas : qui es-tu ? (proposition individualisante), mais : de qui es-tu ? (c’est à dire à qui appartiens-tu ? – proposition participante). L’étranger était alors amené non seulement à citer les noms de son père et de sa mère, mais aussi ceux de ses grands-parents et, dans une certaine mesure, à expliciter son « clan » (tout au moins ce qui pouvait en tenir lieu, étant donné sa disparition déjà ancienne).

 

         On n’existait que parce qu’on était fils ou fille de tel ou telle membres de la communauté, ou de la société. Nommer quelqu’un c’était indiquer son ascendance et donc sa participation à une lignée. Ceci tend encore à persister dans la nomination arabe.

 

         Autrement dit, quand il y a médiation il y a appropriation (en rapport au procès de production) des descendants. Il y a institution des rôles de père et de mère, avec prépondérance de cette dernière. En conséquence, les descendants ne participent plus de façon immédiate. Il auront des relations aux autres membres de la communauté en fonction de leur statut déterminé par la généalogie.

 

     8.3.23.        Les antiques constituants de la représentation antérieure fonctionnent encore mais opèrent dans une totalité diverse. Ainsi il y a toujours la dynamique de l’interdit et du sacré qui opère en rapport à la terre même dont on peut dire qu’elle incarne le sacré, et dont la violation (l’acte agraire) doit être expié. C’est un des fondements du sacrifice chez les peuples agriculteurs. Dans ce cas, il a pour fonction de racheter, de compenser une violation en faisant couler le sang et, simultanément, il permet de donner force en étant répandu sur les sillons qui seront ensemencés ensuite. Cela exprime la pérennisation de l’importance de la femme et celle du sang menstruel.

 

         On peut penser que c’est à ce moment-là que la notion de péché originel, seulement en germe dans la représentation antérieure, va prendre une certaine ampleur, mais il n’atteindra son effectivité que lorsque la dynamique de la pratique agricole en connexion avec tout ce qui l’accompagne et la constitue à un niveau développé (individualisation plus grande, Etat) aboutira à des catastrophes pour la grande majorité de la communauté.

 

         Pour en revenir au sacré, la crise que provoque la séparation (en acte) avec la nature, lui confère d’autres déterminations.

 

         « Nous avons vu déjà comment le risque de la présence est essentiellement constitué par une déhistorification qui se manifeste dans divers modes d’inauthenticité existentielle. Le caractère fondamental de la technique religieuse consiste à opposer cette déhistorisation une déhistorisation existentielle du devenir, c’est à dire une déhistorisation enfermée dans un ordre métahistorique (mythe) avec lequel on entre en rapport par l’intermédiaire d’un ordre métahistorique de comportements (rites) » (E. De Martino, « Mort et chant funèbre rituel », éd. Boringhieri, p. 37).

 

         « Le concept de sacré en tant que technique mythico-rituelle qui protège la présence contre le risque de ne plus être dans l’histoire et médiatise la réouverture d’horizons humanistes déterminés permet de considérer sous une nouvelle lumière la vexata quaestio du rapport entre la magie et la religion » (idem, p. 40).

 

         C’est chez les peuples agricoles que le sacrifice[37] –comme cela a été noté par maints auteurs – a la plus grande importance parce qu’il y a sommation de deux notions : celle d’énergie engendrée par l’acte violateur, qui est de verser le sang, et celle de puissance pour qu’il y ait engendrement, production, création. De ce fait il y a sacrifice au début de chaque acte productif essentiel : création de pont, érection de murs autour d’une ville, etc.[38]. Or ces sacrifices sont la plupart du temps des sacrifices humains. Ce n’est que plus tard qu’ils seront remplacés par des sacrifices d’animaux, quand, en définitive, l’origine de la puissance, du pouvoir, sera en rapport à un organisme né de la communauté : l’Etat.

 

         On peut considérer le sacrifice comme l’autonomisation d’un procès de vie, de sa manipulation afin qu’il opère dans un sens bien déterminé. C’est en fonction de cette acceptation que nous sommes d’accord avec la remarque de G. de Tarde :

 

         « Après avoir apprivoisé des bêtes et avoir apprécié les immenses avantages de cette exploitation, l’homme a dû se demander s’il ne pourrait pas aussi domestiquer quelques-uns de ces dieux, de ces grands esprits déjà conçus par lui comme les ressorts cachés des vastes machines naturelles, soleil et lune, tempête et pluie, et figurés sous des traits d’animaux ou d’hommes. Une fois ces conceptions admises et développées en une innombrable faune divine, la domestication des divinités a dû être la grande préoccupation des hommes supérieurs. »

         « … Mais comment dompter ces dieux sauvages et les humaniser ? Par des moyens analogues à ceux qui avaient permis d’assujettir les diverses espèces de bêtes privées, c’est à dire par des caresses et des flatteries, et en leur offrant l’avantage, si rare en ces temps-là, d’une nourriture régulière, abondante et assurée, qui les dispense de tout effort pour en chercher une incertaine et intermittente. Voilà l’origine des sacrifices. » (« Les lois de l’imitation », éd. Ressources, Reprint Slatkine, p. 302)[39].

 

         Nous ne partageons pas, évidemment, l’idée de supériorité ni le réductionnisme de de Tarde, mais l’idée générale est juste. Toutefois cela se réfère à une époque déjà tardive après que les dieux eussent été produits (or le sacrifice est plus ancien), mais la dynamique est valable même pour la période antérieure. En effet, dans le sacrifice s’exprime de façon plus ou moins prégnante (selon les types de sacrifice) le « do ut des » (je donne pour que tu donnes). C’est la présupposition à l’échange. C’est en application quant ce principe qu’hommes et femmes essayent de faire fonctionner les dieux en leur faveur. Sacrifier c’est également accepter de perdre quelque chose d’important en vue d’obtenir beaucoup plus que si on avait opéré simplement. C’est la genèse de la raison en tant que calcul (il y a déjà une ébauche d’idée de progrès, voire de rendement).

 

         C’est en même temps l’essor de la culture : cultiver dieu afin qu’il maintienne sa puissance. Au départ, il y a une espèce de réciprocité participative. L’homme par son action tend à maintenir un certain procès en acte. Ensuite, en liaison avec la séparation s’opérant au sein de la communauté, la culture consiste à cultiver la bienveillance divine par des pratiques déterminées, mais le sacrifice sous diverses formes lui est intimement lié.

 

         Ce dernier, dans tous les cas, tout au moins au début, participe d’une espèce de magie sympathique. Cela consiste à organiser un petit procès qui permettra l’accomplissement d’un autre à une échelle plus vaste, mais ayant même essence. Le destin et le sacrifice du roi divin (dieu de la végétation) – personnage qui était choyé et comblé durant toute la période où la végétation était en croissance, puis mis à mort (sacrifice) lors de la moisson – représentaient le devenir du végétal[40].

 

         Ainsi – et c’est ici qu’intervient la dimension du culte, de la culture – pour être sûrs de dominer un procès de vaste ampleur, hommes et femmes se constituent un procès à une échelle immédiate et réduite afin que, par sympathie, ils puissent opérer sur le premier. C’est une dynamique de projection qui est dans une certaine mesure en filiation avec le phénomène biologique lui-même.

 

         La pratique du sacrifice exprime l’impossibilité d’opérer une discontinuité totale, ainsi que le maintien ou la restauration de l’ancienne relation opérant surtout au sein des peuples chasseurs ; en conséquence le sang devient élément fécondant, fertilisant. Et ce n’est qu’avec les bouleversements au sein de la communauté qu’il sera supplanté par le sperme et que la sexualité l’emportera dans la pratique et la représentation des hommes et des femmes. La jouissance immédiate tendra à être de plus en plus glorifiée aux dépens du sacrifice.

 

         Opérer un sacrifice, c’est sanctionner la coupure et vouloir la surmonter ; puisque c’est souvent l’occasion d’un repas en commun où la victime, sacrifiée et consommée pouvant représenter une divinité, sert d’opérateur de communion à ce qui a été séparé.

 

     8.3.24.        L’alliance opère toujours mais elle va se faire surtout avec la terre, avec les ancêtres, afin d’assurer la continuité et d’être en cohérence avec le phénomène d’engendrement en rapport au procès de vie des végétaux. Ainsi même si le culte des ancêtres est antérieur, c’est avec la pratique de l’agriculture qu’il va prendre une grande extension, ainsi que celui des morts qui, lui, est déterminant.

 

         S’il y a culte, c’est qu’il y a une certaine manipulation et celle-ci concerne la mort ; ce qui se comprend puisque ce sont les hommes et les femmes qui, lors de la moisson, la donnent à une foule de végétaux. Dès lors, il faut se concilier les morts afin qu’ils participent au procès en acte. Il faut leur permettre de quitter la communauté des vivants pour rejoindre celle des morts. Le devoir des premiers est de maintenir unies les deux communautés (c.f. De Martino, o. c., pp. 212-213). Voilà pourquoi fête de la récolte, culte de la fécondité, fête du nouvel an, sont souvent associés à la fête des morts, où l’on célèbre leur retour momentané, car ils doivent ensuite réintégrer leur monde. Il y a même un rapport entre orgie sexuelle et culte des morts.

 

         La fin de la végétation sera suivie d’une renaissance – résurrection de celle-ci avec la germination. D’où l’importance de la graine et de ses semailles. Ces dernières, il est important de le noter, étaient au départ accomplies par les femmes. Voilà pourquoi y a-t-il – tout au moins chez certaines ethnies – association entre esprit de la terre-mère et celui des morts (c.f. Lanternari, « La grande festa », éd. Dedalo, p. 379). Sur cette base vont s’édifier les mythes de la résurrection : le fait d’être enterré et de réapparaître bien vivant quelques jours après, et celui de l’immortalité qui peut apparaître, initialement, comme l’acquisition de la capacité de la terre-mère à perdurer à travers les générations d’êtres vivants. Elle peut être acquise si l’homme parvient à manger une certaine plante ou à absorber une boisson préparée à partir d’un végétal[41].

 

         L’importance que prend la mort à l’époque où se développe l’agriculture n’est pas due uniquement à cette dernière, mais au fait qu’elle est celle, aussi, où l’individu commence son autonomisation, où il y a abstraïsation de ses limites, du fait qu’il est posé comme un segment de la communauté, elle-même se séparant de la nature, comme cela transparaît dans le mythe de Perséphone. La terre-mère n’est plus une totalité indivise. Elle se présente sous un aspect continu, Déméter, et discontinu, Perséphone.

 

         L’espèce doit alors affronter le traumatisme de la mort qui se manifeste de façon particulièrement virulente chez les égyptiens. Il engendre un ensemble de pratiques et de représentations tendant en définitive à l’escamoter : la mort naturelle peut être abolie par la mort culturelle. C’est ici qu’on retrouve le roi de la végétation, le roi divin qui va souffrir, mourir, ressusciter, et dont une variété est bien l’égyptien Osiris.

 

         Affronter cette question sort du cadre de cette étude. Nous voulons tout de même noter ceci : les lamentations lors de la mort du roi divin devinrent des modèles pour tous les membres de la communauté jusqu’à ce que l’autonomisation du pouvoir devint plus importante. En ce cas, un accroissement du procès de ritualisation permit un développement de la religion tandis que sur le plan de la représentation proprement dite, en tant que telle – le théâtre – on eut la formation de la tragédie (c.f. De Martino, o.c., p. 341) ; plus exactement ce fut une de ses présuppositions. Un même phénomène se reproduisit ultérieurement avec, d’une part, l’apparition d’une religion, le christianisme, et celle d’une forme théâtrale, la passion (qui a eu des variantes musicale avec les cantates, les oratorios, et même les opéras) où il est exposé comment mourir, comment sortir de ce monde, comment sauver les autres, etc..

 

         Une autre façon d’escamoter la mort naturelle est de l’intégrer dans un cycle, d’où le mythe de l’éternel retour.

 

     8.3.25.        La pratique de l’agriculture nécessite, nous l’avons vu, que l’on soit à même de prévoir : prévision du temps pour les divers travaux des champs, des crues, etc.. En ce sens l’espèce doit se faire plus adhérente au procès naturel. Elle doit mieux se situer par rapport à lui. En conséquence les hommes et les femmes de cette époque mettent au point le calendrier. Celui-ci existe déjà sous une certaine forme chez les peuples mégalithiques : les différents cercles de pierres érigées comme à Stonehenge ou à Carnac sont en fait de vastes repères astronomiques. Mais il s’agissait avant tout de représenter l’espèce dans le cosmos et réciproquement.

 

         Les progrès dans l’agriculture nécessitèrent non seulement une représentation mais une prévision plus grande, d’où le perfectionnement du calendrier qui va être effectué par un groupe d’hommes qui vont tendre à représenter le cerveau communautaire.

 

         Egalement, à partir du même substrat, se développa la pratique de la divination, de la prédiction fondée sur l’interprétation des rêves, sur la configuration des organes (particulièrement le foie) mais aussi avec la chiromancie, la géomancie, etc.[42].

 

         L’astrologie naît également durant cette période, sa représentation est en filiation directe avec celle qui la précède parce qu’elle expose initialement une dynamique double : l’espèce intervient dans le déroulement du procès de vie cosmique, lequel influe sur son devenir, en l’occurrence celui d’une communauté donnée, sur le représentant de celle-ci, plus tard sur n’importe quel membre[43].

 

         Il y a représentation d’une interdépendance avec une double projection du cosmos en l’homme (il joue encore un rôle d’appareil de représentation) et de l’homme dans le cosmos. En elle sont incluses les notions de causalité[44] et de responsabilité. L’homme ou le femme ne peuvent pas avoir n’importe quelle pratique car celle-ci retentit sur le devenir du monde (responsabilité) et ce dernier (mouvement des astres) influe sur leur comportement (causalité). Il est à noter que selon la tradition, il n’y a pas de fatalisme, comme cela est affirmé dans l’adage : les astres inclinent mais ne déterminant pas.

 

         Responsabilité et causalité ne sont pas autonomisées parce que l’espèce se perçoit encore participante au cosmos. La notion de responsabilité est fort importante parce que c’est à partir du moment où hommes et femmes l’on rejetée, en tant qu’expression naïve d’une soi-disant volonté de puissance, que l’espèce a pu faire n’importe quoi[45], ce qui conduisit à toutes les catastrophes qui parsèment l’histoire (surtout en ce qui concerne la biosphère). Parallèlement la notion de causalité a été développée, amplifiée.

 

         Toutefois si l’espèce a rejeté l’idée de sa responsabilité ce n’est pas sans ambiguïté (tout au moins en Occident), parce que dans le concept de causalité, tel qu’il émerge progressivement, est incluse la notion de culpabilité. En effet, elle s’est perçue en tant que cause d’une foule d’actions à travers lesquelles elle affirmait sa supériorité, sa dimension démiurgique, ce qui tendit à conforter l’idée d’une cause originelle à un comportement donnée ; et c’est là qu’on retrouve de façon pervertie l’idée de responsabilité : le péché originel. Ce dernier est bien l’expression d’une séparation tant dans la réalité que dans la représentation, comme cela apparaît dans le mythe hébraïque.


     8.3.26.        L’implantation de l’agriculture a fait que les végétaux en particulier les arbres, ont remplacé les animaux comme modèles pour une pratique donnée en tant qu’opérateurs de connaissance. Ainsi l’arbre va-t-il représenter ce qui unit le ciel et la terre, les deux termes du couple fondamental. Il est un relais, il personnifie l’axe du monde, ce autour de quoi tout s’ordonne[46].

 

         Il est indubitable qu’il exprime au mieux l’enracinement de la communauté et son déploiement dans l’espace et le temps, ainsi que son aspiration à s’unir au cosmos. Choses qui, certainement étaient réalisées avec les grandes pierres érigées (menhirs) des peuples mégalithiques.

 

         Avec la sédentarité, la fondation d’un foyer fixe est en un certain sens une victoire de la femme qui pose la fonction de continuité, de permanence, de l’entretien d’un procès, donc de la nutrition des membres de la communauté ou de la famille ; c’est le maintien de la vie.

 

         Par opposition naît le besoin d’aventure qui est le refus de la fixation, le désir de connaître d’autres lieux, d’autres hommes et femmes, d’autres habitudes. La paire Ulysse-Pénélope représente bien le phénomène : Ulysse l’autonomisation, Pénélope l’immersion[47].

 

      8.3.27.        Le nouveau comportement des hommes et des femmes vis-à-vis de la nature a engendré de multiples maladies. Cela eut pour conséquence, sur le plan de la représentation, la genèse de l’idée de mal[48]. N’oublions pas que santé égale bien-être et maladie mal-être. Cette idée prendra de l’ampleur avec le développement de la guerre et des tortures ainsi qu’avec le développement  des différentes calamités naturelles. Le mal va devenir opérateur de connaissance, ainsi que le bien qui surgit en même temps qui lui. Or, femmes et hommes avaient – à cause de la tradition orale – connaissance qu’à une époque antérieure il n’en était pas ainsi ; d’où le renforcement de l’idée de péché originel (tout au moins en Occident), c’est à dire l’idée qu’il y eut une action déterminée qui précipita l’espèce dans le mal. Le mythe du péché originel fonde, justifie le principe de causalité.

 

         A noter qu’avant que ne naisse la médecine, diverses pratiques de rééquilibration pour lutter contre la nourriture excessive ou la perte de continuité avec le cosmos, avec une réalité non immédiate prennent un grand développement : jeûne, yoga, tai chi chuan, etc., sans oublier que le massage a une origine fort reculée.

 

     8.3.28.        Les peuples agriculteurs ont donc réorganisé toute la représentation pour justifier leur pratique et démontrer leur supériorité non seulement par rapport aux autres espèces vivantes mais par rapport à leurs prédécesseurs chasseurs, ou leurs contemporains ayant maintenu la pratique de la chasse.

 

         Cette dernière est une des causes de l’apparition de Homo sapiens sapiens car elle l’a conduit à avoir une pratique médiate et donc à fonder une communauté relevant de la même détermination. Ce qui nécessita le déploiement d’un procès de connaissance afin de  pouvoir positionner l’espèce et justifier son comportement. Avec l’agriculture elle atteint sa maturité parce qu’une séparation plus ample s’est opérée, concomitante à une intervention qui va toujours en s’accroissant.  Mais cette séparation engendre une inquiétude, une incertitude de l’existence[49] que seul le procès de connaissance peut conjurer, en même temps qu’il est nécessaire pour justifier toutes les pratiques dérivées, comme celle de l’instauration de l’Etat.

 

         Le fait que la terre-mère devienne sous le nom de nature un opérateur de la connaissance témoigne à la fois de la séparation et du désir de recomposer l’adhérence avec ce dont on s’est séparé. Il est important de signaler qu’il va jouer surtout (en ce qui concerne l’Occident) aux moments de crise, moments où s’approfondit la séparation : lors de la naissance de la cité grecque avec les sophistes, lors de l’essor du capitalisme sous sa forme mercantile, contemporain de l’essor de l’individualisme et la levée d’une inhibition au XVI° siècle, lors de la montée du capital sous sa forme industrielle à la fin du XVIII° siècle qui est un moment de levée d’une autre inhibition, car le développement du capital n’a pu se faire qu’en séparant l’homme de la terre ou de son outil de production.

 

         Actuellement on tend de plus en plus à parler de biosphère et non de nature parce qu’en fait le terme scientifique permet d’escamoter se destruction et nous donne l’illusion que nous sommes à même de remédier à cela (dans la société actuelle), alors que presque personne ne s’émeut de l’immense destruction des sols qui sont le support de toute végétation et donc de toute vie, étant la vie à la fois dans sa dimension continue et discontinue.

 

         C’est aussi un concept qui rend possible une formalisation d’ordre économique où d’autres concepts tels que productivité et rendement sont opératoires.

 

      8.3.29.        Au cours des siècles, l’agriculture s’est généralisée à presque toute la planète, en dépit de résistances multiples[50]. Il fallut des influences externes pour qu’elle se développe. Il en fut de même d’ailleurs, dans certains cas, pour l’élevage. Ainsi celui des moutons prit une grande extension en Angleterre et surtout en Espagne, en rapport au développement des fabriques textiles qui prirent leur essor à la fin du Moyen-Âge et de ce fait sous l’impulsion du mercantilisme. En ce qui concerne l’agriculture proprement dite, ce ne sont pas les paysans qui furent en Angleterre, au XVIII° siècle, les protagonistes de la révolution agraire qui permit l’essor du capital. Ils étaient trop conscients qu’ils avaient réalisé un équilibre précaire avec l’environnement pour vouloir l’enfreindre. Le phénomène se répéta en d’autres lieux et jusque de nos jours[51].

 

         Cette extension de l’agriculture fit que la question agraire devint prédominante, tout d’abord chez les bourgeois particulièrement  dans les pays où le bouleversement lié au capital sous sa forme mercantile n’avait pas été profond, ainsi en France avec Quesnay et les physiocrates, puis chez les révolutionnaires communistes comme Marx, Lénine, Bordiga. Pour eux (surtout pour le premier et le dernier), la solution au devenir de l’espèce résidait dans la réalisation d’un nouveau rapport à la nature[52].

 

         En outre, étant donné l’augmentation de la population, très nette en Europe à partir de la fin du XVIII° siècle, la réflexion sur la question agraire aboutit chez Malthus à sa fameuse loi de population qui est, en somme, une des première lois de l’écologie, qui pourtant ne naquit qu’en 1865[53].

 

         On constate à l’heure actuelle la tendance à une disparition de toute différence entre élevage et agriculture. En effet, on parle de plus en plus de l’élevage de plantes, ce qui fait se fait hors-sol. Or, l’élevage des animaux se fait toujours plus dans des étables (stabulation) ou autres constructions, et l’agriculture la plus évoluée a lieu dans les serres (serricisation). Ceci traduit de façon percutante le devenir hors nature et l’exaltation de l’intervention.

 

         Ce faisant il y a accroissement des rendements qui entraîne – avec la mécanisation et l’automatisation envahissantes – une diminution des personnes adonnées à l’agriculture. D’où l’urbanisation intense qui s’effectue à l’échelle planétaire.

 

         Il en résulte qu’on a la fin de la culture – dont les rudiments se sont imposés avec la chasse, mais qui n’est effective qu’avec la pratique agricole – tout particulièrement à cause de l’évanescence de son support puisqu’on a disparition de l’agriculture au sens de culture du sol, remplacée par la culture in vitro. En conséquence, l’antique référent, la terre, disparaît et seul le procès de connaissance peut permettre d’assurer une substitution consentant aux hommes et aux femmes de comprendre leur propre pratique. On a l’autonomisation et la tautologie achevée.

 

         L’élevage et l’agriculture ont été des fléaux pour la nature. Ils l’ont détruite. Il s’agit donc de les supprimer (en ce qui concerne l’élevage, c’est particulièrement évident puisqu’on n’a pas besoin de nourriture animale). Un tel but ne peut être atteint qu’avec  une réduction de la population féminohumaine et une régénération de la nature. Dans la période intermédiaire (qui pourra durer quelques milliers d’années) entre la situation actuelle et celle où cette dernière aura été réalisée, les nouvelles méthodes à haute productivité réclamant un espace réduit permettront de nourrir hommes et femmes et de régénérer les sols qui pourront de nouveau supporter une réelle végétation apte à nourrir les diverses espèces animales dont Homo sapiens et celle qui la suivra.

 

         Avec la fin de l’agriculture, il y a évanescence de l’importance de l’idée de la fécondité, tandis que la sexualité s’est autonomisée, avec escamotage des référentiels, d’où la combinatoire : hétérosexualité, homosexualité, transsexualité, etc., qui pourra de plus en plus se réaliser à distance – abolition du toucher – grâce à l’informatique (c.f. l’utilisation des minitels). L’amour peut se faire par informations : triomphe du message selon MacLuhan. Mais à la limite ce la postule l’amour sans corps et le triomphe absolu de la représentation autonomisée et la profanation d’une certaine mystique qui recherchera le même but.

 

         Ainsi, à tous les niveaux, s’exprime un procès de dissolution. La seule cohérence possible ne peut se trouver que dans le procès de connaissance[54]. Or, nous le verrons, lui aussi se dissout. Dès lors, il est nécessaire que surgisse Homo Gemeinwesen.

 

 

 

                                      Jacques CAMATTE


Mai 1987.



 

 

 

 

1              Voilà pourquoi nous avons regroupé en un seul les chapitres 8, 9, et 10, tels qu'ils sont indiqués dans le sommaire publié dans Invariance, série IV, n°2.

 

 

2              J'emploie ce mot, plutôt que celui de réformes, pour indiquer que c'est un vaste procès englobant diverses pratiques particulières. Le réformisme dans ce cas peut être considéré comme une invention globale permettant à l'espèce, à un moment donné, de biaiser en quelque sorte avec son devenir.

 

 

3              Dans les Grundrisse, K. Marx a ébauché une étude des différentes phases du développement de l'espèce à partir d'une communauté primaire qui, dans d'autres travaux publiés de son vivant, et dans ceux d'Engels, est appelée communisme primitif. Ce travail a été repris par R. Dangeville et Bordiga dans les années soixante (d'autres l'ont également fait, mais moins systématiquement). Cependant, ils ne firent qu'ordonner l'oeuvre de Marx sans approfondir les diverses questions posées par ce dernier, comme le surgissement de l'Etat dans les communautés. Ils n'ont pas non explicité le texte qui concerne la forme primaire qui, à lui seul, pose un grand nombre de problèmes.

 

                « En outre, la communauté peut appraître au sein de la tribu sous la forme d'un chef de la famille tribale, représentant de l'unité, ou comme le rapport de mutualité entre les pères de famille. D'où un forme de communauté plus ou moins despotique ou démocratique. » (« Fondements de la critique de l'économie politique », éd. Anthropos, t. 1 p. 438)

 

                Nous aborderons l'étude des communautés dans le chapitre 8.3.

                A. Testart a consacré un livre au communisme primitif : « Economie et idéologie », Ed. La Maison des sciences de l'Homme. Cela n'apporte aucune clarification  - en dépit de beaucoup d'informations intéressantes -  sur les stades originels du développement d'Homo sapiens. Il pose le communisme primitif comme un mode de production, d'où il admet comme invariants, la production, l'individu, et dans une certaine mesure, la propriété. Il écrit :

                « Le lecteur aura compris depuis longtemps que ce mouvement par lequel ce qui est à soi échappe à soi (les partenaires sexuels de son groupe, les totems de son clan), ne fait qu'exprimer l'essence de la propriété primitive. Ce qui est à soi n'est pas pour soi; ce dont on est propriétaire ne peut pas être consommé par soi tel est le sens le plus évident du totémisme dans la mesure où il prohibe l'utilisation du totem. » (pp. 299-300)

 

                Je rappelle que dans des articles antérieurs, on a démontré que le communisme primitif n'était pas un mode de production; de même que l'on a critiqué le terme lui-même en montrant à quel point il était inadéquat pour désigner la période originelle de Homo sapiens. Voilà pourquoi nous l'avons remplacé par l'expression de communauté immédiate, plus ou moins équivalent à celui de première forme de la communauté selon Marx.

 

 

4              A propos de la chasse, surtout celle du gros gibier, il me semble qu'on a beaucoup exagéré son rôle dans le procès d'anthropogénèse (production de Homo sapiens). La tendance à l'union des communautés est liée à une pulsion profonde au sein de l'espèce. Elle a été accrue du fait de conditions ambiantales particulières, difficiles.

 

                Les règles d'exogamie, on l'a vu, sont en relation avec le problème selon lequel une communauté établit des rapports de convivialité avec d'autres communautés; toute communauté dépend, par suite même de la proximité des territoires, des autres communautés. Il s'en suit une dynamique de l'alliance et des inimités. Une poussée démographique a pu renforcer le phénomène.

 

                Dans ce cas, la chasse au gros gibier a pu encore amplifier ce dernier, et le problème du sang  - par suite de son rôle lors de la mise à mort de l'animal -  a été renforcé, exalté, mais il est probable qu'il existait aussi chez les ethnies n'ayant pas accédé à cette pratique.

 

                Toutefois, la représentation la plus élaborée des peuples chasseurs a pu s'imposer en se greffant sur un terrain favorable chez d'autres communautés encore au stade cueilleurs-chasseurs comme chez les australiens. On peut encore considérer l'exogamie comme un moyen qu'a la communauté de contrôler à la fois sa fonction nutritive et reproductive, ses rapports avec les autres communautés, et éviter l'autonomisation de ses membres.

 

                On ne peut pas considérer la chasse comme un mieux en soi, et le stade de cueillette-chasse comme une régression.

                Dans les communautés (celles d'Australie par exemple) où la chasse n'a pas acquis une importance déterminante, on trouve tout de même le phénomène alimentaire en tant que déterminant la parenté parce qu'il la réalise en la réactualise constamment. Il y a là également une indication d'enracinement. En outre cela permet de se situer et de fournir un système de référents essentiels aux langues, et par là d'accomplir non seulement une oeuvre de communication, mais d'assurer une jouissance totale de/et dans la communauté.

                Ce que nous avons exposé n'est pas l'opinion d'hommes comme S. Moscovici (cf. « La société contre nature » éd. 10/18 et « Hommes domestiques et hommes sauvages » éd. 10/18) et G. Mendel (« La chasse structurale  - une interprétation du devenir humain », éd. P.B.P.).

      Pour ce dernier, la chasse instaure l'homme, mais c'est la chasse structurale (qui « a ouvert le processus d'hominisation » p. 15) qui est mode de production. Ce type de chasse devient un vrai démiurge : « Pour nous, ce n'est pas parce que le volume du crâne s'est relevé, que l'australopithèque est devenu l'homme contemporain. C'est parce que la chasse structurale avait besoin pour se diversifier d'individus dont les aires associatives, en particulier préfrontales, se multiplient « formidablement », qu'elle a sélectionné les mutations portant sur le crâne, la mâchoire,l e front, etc.. » (p. 17)

 

                « A la limite, nous dirions que si l'homme s'est mis debout de manière définitive et permanente, ce n'est pas pour se servir de ses mains... mais parce qu'il a été emporté sans le savoir par une unité collective, celle de la chasse structurale. Le plus étonnant est bien que cette espèce, la nôtre, ainsi en porte-à-faux par rapport à l'environnement, ait duré, survécu. » (p. 65)

 

                La chasse est donc une activité invariante du phylum humain. De même production et rapports de production sont posés comme invariants.

 

                « Autrement dit, Homo habilis se serait diversifié à partir de la révolution des rapports de production apparus chez certains australopithèques. » (p. 71)

 

                Ici nous retrouvons la même problématique que chez A. Testart (cf. note 3).

                Les thèses de G. Mendel ne peuvent que confirmer celles d'hommes comme D. Morris pour qui l'homme est un tueur.

 

5              Il est important de noter la fascination qu'exerce sur les hommes et les femmes ce comportement vis à vis de la nature, comportement qu'on pourrait définir de naturel, d'immédiat. On peut le constater au travers de diverses manifestations actuelles : cueillette de champignons, de différents fruits comme fraises, framboises, myrtilles, châtaignes ou cueillette après la fin d'un culture : cas du raisin (reliquat de pratiques séculaires comme le glanage).

 

                Les supermarchés les plus performants sont ceux qui tendent à réintroduire de la nature dans leurs bâtiments et à disposer des produits de telle sorte qu'hommes et femmes cueillent, ramassent !!

 

 

6              Dans un article « Le néolithique, une révolution » (« Le Débat », n°20) il est indiqué des cas où l'agriculture précède l'élevage et réciproquement. Les conditions écologiques ont été déterminantes. C'est ce qu'il ressort également de l'article de Jack R. Harlan « Les origines de l'agriculture », La Recherche n°29, 1972 qui affirme « que l'agriculture est apparue plusieurs fois »; « l'homme est entré dans l'agriculture et en est ressorti » « et pas toujours dans des centres au sens géographique ».

 

                L.R. Nougier dans « Naissance de la civilisation – forestiers, défricheurs, paysans dans la préhistoire », Ed. Lieu commun, note : « La révolution du néolithique ne serait-elle pas plus sociale qu'économique... » (p.148). Ce qui a l'intérêt de mettre en évidence l'importance des changements de relations entre les membres de la communauté.

 

 

7              C'est probablement à cause de cela que dans une société où l'agriculture est totalement prépondérante, comme dans l'antique Egypte, l'animal conserve une place prééminente et reste divinisé. Les dieux sont à tête d'animal, leur lien aux animaux demeure déterminant, tandis que le végétal n'arrive jamais à une hiérophanie.

 

                L'explication de ce qui peut apparaître comme un désaccord entre la représentation et la réalité sociale peut être recherchée dans :

                1. L'autonomisation du pouvoir : le roi-pharaon est posé dieu.

                2. Le fait que le pouvoir se soit imposé très tôt dans la vallée du Nil à partir de communautés pastorales venant soit du Sahara, soit des régions africaines au sud de l'Egypte, opérant une greffe où les divers éléments conservèrent leurs caractères.

                3. Le fait de ne pas vouloir rompre avec la nature, avec l'animalité.

 

                Un problème analogue mais de moins grande amplitude se pose pour l'Inde où le culte de la vache, du singe, d'autres animaux, persiste jusqu'à nos jours.

 

 

8              La citation suivante de G. Frazer montre bien le rapport d'interdépendance entre Homo sapiens et animaux.

 

                « En attendant, il n'est pas sans importance de remarquer que les fêtes solennelles auxquelles les Aïnos, les Gilyaks et d'autres tribus tuent les ours apprivoisés et enfermés dans des cages, avec des démonstrations de respect et de douleur, ne sont probablement pas autre chose qu'une extension ou une glorification de rites analogues que le chasseur accomplit avec n'importe quel ours sauvage qu'il tue dans la forêt. » (Le rameau d'or, t. III. p. 316)

 

                Il fait ensuite la remarque suivante :

                « La contribution apparente que présentent les pratiques de ces tribus qui vénèrent et déifient les animaux qu'elles chassent et tuent et mangent habituellement, n'est pas si flagrante qu'elle nous le paraît à première vue; ces gens ont des raisons, et des raisons d'être aussi illogique et aussi dépourvu de sens pratique qu'il peut facilement le paraître à des observateurs superficiels; il a profondément réfléchi aux questions qui le touchent de près; il raisonne sur ces questions, et, bien que ses conclusions s'écartent beaucoup des nôtres, nous ne pouvons pas nier qu'il a patiemment et longuement médité sur certains problèmes fondamentaux de l'existence humaine. Dans les cas qui nous occupent, s'il traite les ours en général comme des créatures entièrement soumises aux besoins humains et si, néanmoins, il choisit certains individus de 'espèce pour leur adresser des hommages tels qu'ils les élèvent presque au rang des dieux, nous ne devons pas le taxer prématurément d'illogisme et d'irrationalisme; efforçons nous au contraire de nous placer à son point de vue, d'envisager les choses comme il les envisage, et de nous débarrasser de ces idées préconçues qui colorent si manifestement notre interprétation de l'univers. Nous trouverons alors probablement, quelque absurde que sa conduite puisse nous paraître, que le sauvage procède en général par un raisonnement qui, à son sens, est en harmonie avec les données de son expérience restreinte. » (idem, p. 316)

 

                Ce texte est révélateur d'un type de pensée qui considère qu'on passe historiquement de l'erreur à la vérité et qui veut en même temps justifier les étapes « antérieures ». D'où le  recours à diverses rationalisations qui risquent de dénaturer les observations. C'est ce que rejette Wittgenstein (« Remarque sur le Rameau d'Or de Frazer », éd. L'Age d'Homme) qui remarque :

                « On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie humaine » (p. 15).

               

                C'est la position extrémisée, opposée, qui semble impliquer l'impossibilité de comprendre nos ancêtre, une discontinuité totale entre divers moments du devenir de l'espèce.

 

                Une autre remarque de Wittgenstein est fort pertinente :

 

                « Je crois que ce qui caractérise l'homme primitif est qu'il n'agit pas d'après des opinions (à l'opposé, Frazer). » (p. 24).

 

                Nous reviendrons ultérieurement sur cette oeuvre et sur l'anthropologie. 

 

9              Cf. A.Toynbee : « La grande aventure de l'humanité » (Mankind and Mother Earth, a narrative history of the World), Ed.Bordas, pp.95-97.

 

                Au sujet de cet ouvrage, le lecteur pourra consulter : « Gloses en marge d'un réalité I », Invariance, supplément avril 1986.

 

 

10            Le cirque apparaît comme un réservoir d'archaïsmes, un compendium de comportements disparus. C'est peut-être la nostalgie du révolu qui crée la fascination qu'il exerce sur beaucoup de monde. Il est en rapport tout particulièrement avec la domestication du cheval et à l'art de l'équitation. Ceci dans le cas du cirque-manège. Dans celui du cirque proprement dit, interviennent l'acrobatie dont l'origine est fort ancienne en rapport à divers cultes, ainsi que les clowns dont la pratique est la réduction de la révolte à l'exhibition d'un misérabilisme.

 

 

11            Il est heureux qu'à l'heure actuelle un mouvement se manifeste dont le but est leur suppression. Celle-ci ne marque pas réellement un dépassement, un progrès dans la compréhension des justes rapports devant intervenir entre Homo sapiens et leurs autres espèces. En effet, on peut considérer qu'ils sont remplacés par des jardins d'attractions (parcs de loisirs) où les animaux désormais disparus sont remplacés par des représentations fantasmatiques des débilités de Homo sapiens actuel en ce qui concerne ses rapports avec ces derniers, comme on le constate avec Disneyland.

 

                Tout doit être capitalisé, donc tout doit rapporter. En conséquence on ne peut pas laisser la forêt, telle quelle. De ce fait on l'humanise afin qu'hommes et femmes puissent payer pour contempler leurs représentations. Ici encore se manifeste le solipsisme de l'espèce.

 

 

12            Il est remarquable de noter que souvent les hommes veulent retourner à un état le plus naturel comme ce fut le cas pour les européens allant s'établir aux Etats-Unis. Ils tendirent souvent à développer préférentiellement l'élevage (en rapport d'ailleurs avec des données écologiques favorables : abondance d'un fourrage naturel) et s'opposèrent férocement aux agriculteurs venus s'installer ultérieurement.

 

                C'est par l'élevage que les amérindiens furent chassés avant de l'être par le boom pétrolier et minier en général. Il en fut de même pour le pour les aborigènes d'Australie.

                Divers films étasuniens mettent parfaitement en évidence le heurt terrible entre les deux types de peuplement.

 

                En revanche ceux qui tentèrent de revenir à un stade de chasseurs-cueilleurs pactisèrent souvent avec les amérindiens, jusqu'au moment où les compagnie commerciales eurent mis la main sur le commerce de fourrures.

 

                Enfin d'après diverses chroniques, les premiers amérindiens du nord rencontrés par les blancs étaient des chasseurs-cueilleurs de moeurs éminemment conviviales. Ensuite, en conséquence de l'intervention des blancs, il y eut une intense destruction de la forêt qui permit la prolifération du bison (de l'élevage des blancs ensuite). C'est alors que les amérindiens des prairies se livrèrent à d'atroces batailles.

 

13            On peut comparer ce phénomène à celui du passage de la vie de la forme unicellulaire à une forme pluricellulaire ( également de la forme indifférenciée à la forme cellulaire). Cf. Invariance, série IV, n°1, paragraphe 1.4.

 

 

14            A l'heure actuelle où la destruction de la nature atteint un seuil critique, il devient de mode de renier non seulement le mythe du bon sauvage, mais de démontrer que Homo sapiens a toujours détruit son environnement. Dans l'article du 22 janvier 1987 de l'International Herald Tribune, les « nobles sauvages » abusèrent de leur environnement et le détruisirent. Il est reporté l'affirmation suivante d'un savant : « Par nature l'homme actuel n'est ni plus ni moins destructeur de la terre que ses prédécesseurs. Il y a seulement que la technologie de destruction est largement plus efficiente qu'elle ne l'était dans le passé. Il n'y eut jamais quelque chose de semblable à un noble sauvage. »

 

                Il est bien vrai que jamais n'exista un sauvage tel que nous le décrivit J.J. Rousseau et auquel se réfère l'auteur de l'article; mais faire cette affirmation, valide en soi, conduit à un vaste escamotage et à une incomplétude.

 

                L'action destructrice de Homo sapiens semble être en liaison avec la pratique de l'agriculture (dans une moindre mesure peut-être avec celle de l'élevage). Or, il y eut une forte opposition à son développement ce qui implique qu'au sein de l'espèce il y avait une prémonition de la destruction et la volonté de préserver l'équilibre.

 

                En ce qui concerne la phase antérieure, celle du chasseur-cueilleur, l'intervention de Homo sapiens ne pouvait pas avoir de conséquences néfastes dans la mesure où il n'endommageait pas le couvert végétal protecteur symbiotique du sol.

 

                Divers préhistoriens ont prétendus que l'effet néfaste consista, alors, dans une destruction d'espèces par suite d'une chasse abusive. Nous avons mis cela en doute parce que, en particulier, elle est totalement en contradiction avec le fait  - accepté par tous -  que le chasseur-cueilleur vit en équilibre avec son milieu (cf. Chapitre 7, note 1, pp. 38-39, Invariance, série IV, N°2)

                Nous revenons sur cette question parce qu'il nous faut dénoncer la tentative implicite de justifier l'action actuelle de Homo sapiens par un prétendu invariant : un instinct de tueur, doublé d'un mépris de l'environnement; sans pour autant ressusciter le mythe du bon sauvage (rejeté d'ailleurs depuis plus d'un siècle par Marx, par exemple). Ce qu'il nous faut comprendre c'est la dynamique qui a conduit une espèce vivante, comme toutes les autres, en équilibre avec son milieu, à une séparation toujours plus grande d'avec la nature, sana être maîtresse des conséquences que cela impliquait.

 

                Il est important en outre d'insister sur le fait que durant toute une période, Homo sapiens s'est senti coupable envers la nature, tandis qu'avec le développement du mode de production capitaliste, il a perdu tout sentiment de culpabilité pour exalter l'intervention sans se préoccuper des conséquences.

 

                Il s'est senti coupable, et donner la mort lui a répugné :

      « Les Masaï du Kenya ne tuent jamais des bovins ou d'autres bêtes qu'ils élèvent, mais au besoin  - quand c'est nécessaire -  ils appellent des hommes de la tribu voisine Kavirando, qui leurs sont asservis, pour qu'ils accomplissent pour leur compte l'acte qu'ils craignent de commettre. » (Lanternari, « La grande festa », Ed. Dedalo, p.432)

 

                Nous avons vu que les conséquences de l'élevage peuvent être nocives, mais il n'y a pas une volonté délibérée de détruire, ni même une attitude désinvolte vis à vis du milieu.

 

                Avec l'agriculture, en revanche, nous avons très tôt une destruction par exemple avec la culture sur brûlis, ou avec la pratique de l'écobuage.

 

                Toute proportion gardée, cette attitude vis à vis des hommes préhistoriques est comparable à celle qu'on un certain nombre de théoriciens vis à vis des différents pays ayant acquis leur indépendance après la deuxième guerre mondiale. Ils utilisent les différentes atrocités, exactions, etc., commises à l'heure actuelle pour justifier la domination  antérieure des puissances européennes.

 

15            Les diverses « levées de verrou » successives sont en rapport à un devenir de séparation, ainsi lors de l'autonomisation de la propriété privée en Grèce ancienne et la fondation de la polis, lors du développement des cités bourgeoises en Italie, en Flandre, lié à un nouveau rapport à la production, en particulier à la glorification de l'artisanat, elle-même conditionnée par des données mercantiles, lors de l'essor du capital sous sa forme mercantile à partir du XV° siècle, connexe à une autonomisation de l'individu et un développement de la valeur d'échange déjà redevenue puissante en certains lieux dès le XII° siècle en Italie, en Flandre, etc., lors du surgissement de la phase industrielle du capital à la fin du XVIII° (exaltation de la production), enfin lors de la réalisation de la domination réelle de ce dernier dans les années 20 de ce siècle dans une première phase, dans les années soixante dans une seconde. Au cours de ces différents moments le capital agit en tant qu'opérateur de séparation. Sa fonction réalisée et son évanescence posée  - à partir des années 60 -  avec la généralisation de sa communauté où ce n'est plus la production en tant que telle qui est déterminante mais la représentation qui, d'une part, détermine le surgissement d'autres activités créant les flux au sein de la communauté, et d'autre part, opère sur ces flux, c'est à dire qu'elle permet à divers composants de la communauté de vivre aux dépens d'eux, les faisant apparaître comme de simples matérialisations de ceux-ci. Ce qui donne l'impression qu'à l'heure actuelle, tout est circulation; de là l'hégémonie de la communication dans le discours officiel.

 

 

16 et

17               C.f. L'article déjà cité de « Le Débat » n°20. On y trouve cette remarque fort intéressante :

                « Et plus que la sédentarité en général, c'est la tendance à se regrouper entre communautés humaines de plus en plus grandes qui semble caractériser cette période (le Natoufien = subdivision néolithique du Proche-Orient, n.d.r.). » (p. 59).

                On peut consulter également : « Les origines de la domestication » de Eric S. Higgs, La Recherche, n°66, 1976.

 

 

18            C.f. « Âge de pierre, âge d'abondance, l'économie des sociétés primitives » où Marshall Sahlins montre comment le big-man voulant établir son pouvoir produit le plus possible (en se faisant aider par ses proches) ce qui lui permet ensuite de distribuer, donner au maximum et par là d'affirmer justement son pouvoir.

                Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre « 8.5. La communauté abstraïsée : l'Etat », pour préciser le phénomène de concentration du pouvoir et le mouvement d'individuation en acte dans les communautés non immédiates.

 

 

 

 

19            Ceci se produit lors d'une phase de développement assez poussée de l'agriculture. En revanche, chez les peuples combinant celle-ci avec l'élevage, mais ayant encore une dimension nomade importante, le lieu de représentation de la communauté, de son procès de vie en rapport au cosmos est plutôt externe, un lieu bien déterminé. Un mont, par exemple, devient un centre d'exaltation de la nature et de la communauté, comme on peut s'en rendre compte avec les restes graphiques que nous ont laissés diverses communautés qui, à l'âge de bronze, vécurent dans les vallées alpines (on retrouve ce phénomène sur les contreforts de l'Himalaya). Ainsi du Mont Bégo dans la vallée des Merveilles.

 

       

20            Une explication cohérente de la genèse de la production, de la valeur, comme de l'Etat en tant que communauté abstraïsée est absente de l'oeuvre de Marx. On y trouve seulement des éléments pour en échafauder une, particulièrement dans les Grundrisse où il essaie de mettre en évidence comment s'est opéré le passage de la communauté immédiate, la première forme, aux formes secondaires de celle-ci (c.f. Chapitre 8.5.).

 

                Sa conception du travail et de la production en tant qu'activités invariantes au cours du développement de l'espèce, l'ont empêché (en dehors des questions de temps, de possibilités matérielles, etc.) de porter la clarification nécessaire.

 

                Cependant, il nous paraît tout à fait erroné de parler de société contre l'économie et de société contre l'Etat pour caractériser des communautés originelles ou primitives, ne serait-ce que parce que société, économie et Etat vont de pair.

 

                De Martino note bien qu'il n'y a d'économie qu'à un moment donné du devenir de Homo sapiens.

 

                « En fait, l'économie signe la séparation inaugurale que l'homme accomplit par rapport à ce qui est purement vital, ouvrant avec cela l'ordre de la vie civile. Quand le pâtir avec sa polarité du plaisir et de la douleur, et avec ses réactions qui lui sont adéquates, vient à être inséré dans un plan rationnel – délibérément choisi et historiquement modifiable – de production de biens selon les règles de l'agir, la vitalité se résout en économie, et la civilisation humaine commence », « Mort et chant funèbre rituel », p. 15).

 

                Toutefois, il y a un petit flottement dans son affirmation. En effet, c'est la séparation qui crée le possible du développement d'un procès de production qui implique une médiation entre l'espèce et la nature, et c'est à partir de ce procès que l'économie prend son essor.

 

 

21            Ce procès de production sera fragmenté à cause de la dynamique du pouvoir qui conduira les hommes à s'autonomiser et à imposer un rapport d'exploitation de la nature avec l'utilisation de la charrue (cf. 8.3.8.), ce qui fondera effectivement une division du travail entre hommes et femmes; car cette fois on a bien partition d'un procès unitaire autrefois accompli en totalité par un des sexe, ou les deux en complémentarité, et non en exclusivité.

 

                Les biologistes se sont emparés de la notion de division du travail, surtout après les travaux d'A.Smith, afin d'expliquer la différenciation des organes et le rapport entre leurs fonctions. Or ce transfert d'un domaine à l'autre n'est nullement admissible. Ensuite les économistes ont repris aux biologistes cette même notion, afin de justifier la société en lui donnant un fondement strictement naturel, opérant un transfert tout aussi inacceptable, mais contribuant à fonder la représentation du capital. Nous renvoyons à ce sujet aux travaux de G.Ganguilhen qui sont très stimulants.

 

 

22            « Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de biens, mais ils ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens, ni simplement en une relation entre moyens et fins; c'est avant tout une relation d'homme à homme, un statut social. En tant que telle, la pauvreté est une invention de la civilisation, qui a grandi avec elle, tout à la fois une distinction insidieuse entre classes et, plus grave, une relation de dépendance qui peut rendre les agriculteurs plus vulnérables aux catastrophes naturelles que les Eskimos de l'Alaska dans leurs camps d'hiver. » (M.Sahlins, o.c.p.80)

 

                Il en est de même de la richesse... et ajoutons que Marx l'avait très bien explicité il y a plus d'un siècle.

 

23            Dans le chapitre 8.5. concernant la formation de la première forme d'Etat, nous reviendrons sur la séparation forme-substance, forme-contenu. Il apparaîtra alors que celle-ci est déterminée par une dissociation au sein de la communauté et que l'autonomisation de la forme est conditionnée par la dynamique du pouvoir.

 

                Le problème de la forme est également en rapport avec une dynamique biologique, à ce qu'on appelle l'adaptation. Le mode de relation d'une espèce à son milieu  - son comportement -  lui détermine une forme qui la rend adéquate à remplir un certain procès de vie.

 

24            « La propriété ne signifie donc originellement rien d'autre que le comportement de l'homme vis à vis des conditions naturelles de la production comme lui appartenant, en tant que siennes, présupposées avec sa propre existence immédiate (Dasein); comportement vis à vis de celles-ci en tant que présuppositions naturelles des siennes qui constituent en quelque sorte le prolongement de son corps. Il ne se comporte pas à proprement parler à ses conditions de production; mais il existe doublement aussi bien subjectivement en tant que lui-même, qu'objectivement dans ces conditions inorganiques de son existence. » (Marx « Grundrisse », p.391 « Fondementsde la critique de l'économie politique », Ed. Anthropos, t.1, p.454)

 

 

25            Nous nous référons aux communautés originelles de chasseurs-cueilleurs. En ce qui concerne certaines de celles-ci persistant à l'heure actuelle, d'autres phénomènes interviennent expliquant l'existence de certaines formes de guerre que Clastres a étudiées. Nous reviendrons sur ce sujet dans les chapitre 8.4. et 8.5.

 

                Le fait que la guerre est inexistante au paléolithique et ne se manifeste que vers la fin du néolithique semble bien établi, accepté par divers préhistoriens (cf en particulier J.Courtin :  « La guerre au néolithique », La Recherche, n° 154, 1984)

 

 

26            Cf. à ce sujet les travaux de Lévi-Strauss, Détienne, Vernant, etc.. Il est intéressant de noter que le retour à l'animalité est signalé par le fait qu'il y a consommation de viande crue. La rébellion contre l'ordre social s'exprimera par un tel acte ou par le végétarisme, qui probablement incluait, alors, la consommation de végétaux crus.

 

                Le développement de la cuisine et son importance ne peuvent pas être séparés du statut de la femme. Indiquons brièvement que l'émancipation de celle-ci (une levée de verrou) qui est son élimination en tant qu'être fondamental assurant la continuité, et la disparition de la cuisine domestique vont de pair, ainsi qu'avec l'autonomisation de l'élément théâtral (cf. en particulier les manières de table avec leur cérémonial) de l'acte culino-nutritionnel.

 

27            Cf. à ce sujet les livres de L.R.Nougier : « Naissance de la civilisation »  « Premiers éveils de l'Homme », tous deux aux éditions Lieu Commun.

 

                L'intérêt de ces livres c'est qu'on y trouve une approche synthétique des divers faits préhistoriques, ce qui permet de se rendre compte des liens profonds existants entre divers foyers de développement. Il analyse ce qui concerne l'Eurasie, qu'il appelle aussi préférentiellement Asirope, cra l'évolution concerne toutes les communautés de ce vaste continent. On ne peut pas les séparer comme l'histographie habituelle se complet de le faire.

 

                Cette approche le conduit d'ailleurs (en fonction aussi d'autres raisons) à considérer que le berceau de l'humanité se trouve en Asie dans la région de la chaîne préhimalayenne des Siwaliks. Ce qui semble fort probable.

 

                Il y a en outre une analyse des faits qui tient compte des contraintes matérielles. C'est ainsi qu'il explique l'inhumation en position foetale, par la difficulté de creuser des fosses assez vastes avec les outils de l'époque; d'où la nécessité de replier le cadavre. Ainsi la position foetale imposée à ce dernier ne découlerait pas d'une représentation impliquant une idée de survie au sens où les théistes l'entendent. A ce propos il convient de citer :

                « Ce rituel (dépôt de divers objets dans les tombes, n.d.r) implique le maintien d'un contact entre monde des vivants et monde des morts. Par le refuge accordé au défunt, la fosse devient son habitation souterraine, par la protection de la dalle, par les dépôts d'offrandes et de fleurs, le vivant manifeste bien qu'il veut garder le contact avec celui qu'il n'est plus. » (« Premiers éveils de l'Homme », p. 88)

                Ce texte confirme notre affirmation selon laquelle l'essentiel pour l'espèce est de maintenir la continuité et qu'il n'y a pas de religion ou de métaphysique dans les pratiques de l'inhumation. Pour qu'elle surgisse il faudra que se manifeste une séparation au sein de la communauté.

 

                Ainsi l'oeuvre de Nougier nous permet de préciser bien des points plus ou moins obscurcis par des controverses spécieuses et, surtout  - il faut y insister -  elle fournit une ligne de visée cohérente des évènements qui se sont déroulés sur au moins 30 000 ans.

 

28            Sénèque affirmait : l'homme ne meurt pas, il se tue.

 

 

29            « Avec un approvisionnement alimentaire plus abondant et plus régulier, d'autres résultats suivirent, lesquels accrurent l'importance du foyer et de la demeure : la richesse et la plus grande variété du régime alimentaire augmentèrent non seulement l'appétit sexuel, mais de même, nous le savons maintenant, les chances de la conception; cependant qu'un abri fixe et l'abondance de nourriture contribuèrent à la survie et aux meilleurs soins des petits enfants, en partie parce que, dans les groupes de villageois stables, plus de femmes de différents âges étaient là pour surveiller les enfants qui grandissaient. » (L. Mumford, « Le mythe de la machine », Ed. Fayard, t. 1, p. 192)

 

                Le dernier argument nous laisse assez sceptique parce que l'ensemble des femmes, à l'époque antérieure à l'agriculture, s'occupait également des enfants. Il n'y a pas augmentation du lien communautaire, comme l'exposé de Mumford le suggère, mais, soit il persiste, soit il régresse.

 

 

30            De divers côtés on a souvent fait remarquer que les types de maladie variaient avec le développement de la société. A l'heure actuelle, celles qui tendent à prévaloir affectent le système immunitaire, le sida par exemple. Or, le développement de celui-ci, en Occident peut être mis en relation avec la pratique médicale elle-même ( ce serait une iatro-maladie). En effet depuis près d'un siècle, ce système est manipulé avec les vaccins, les sérums, et plus récemment, on s'ingénie à diminuer son efficacité afin de pouvoir faire des greffes. Ce n'est pas étonnant  - en demeurant au sein de la problématique officielle -  qu'on puisse avoir une espèce d'effondrement.

 

                Les maladies qui deviennent à la mode sont celles qui affectent la reproduction : les maladie sexuelles transmissibles qui, d'après « La pratique médicale » n°26, 1986, atteignent, entre 15 et 55 ans, un américain ou un français sur deux. A tous les âges on peut contracter ces maladies. Malgré les nouvelles thérapeutiques, ces dernières années, elles ne diminuent guère, et on constate même leur recrudescence dans de nombreux pays. Il s'agit de la syphilis, des infections gonococciques, des végétations vénériennes, du sida, des salpingites, des infections à chlamydia trachomatis. Certaines sont anciennes, d'autres nouvelles. Or il y a un phénomène qui tend à être catastrophique pour l'ensemble de la biosphère : le pullulement de Homo sapiens. On peut donc se demander s'il n'y a pas un essai de régulation en bloquant la reproduction de cette espèce.

 

                Toutefois il nous faut également tenir compte d'un autre aspect afin de mieux cerner l'importance de la question : il y a indéniablement un effet terroriste voulu dans la mise en évidence des maladies sexuelles afin d'aller à l'encontre de ce qui est considéré comme un apport de Mai-68 : l'accession à une sexualité non réprimée. En ce cas, il nous faut envisager le phénomène non dans son immédiat historique avec l'apparition du sida en 1981, mais dans sa dimension totale ; pourquoi depuis le début du siècle y a-t-il un débat sur la place, l'importance et le rôle de la sexualité ? Débat implicitement lié à celui sur la libération de la femme et celui de la surpopulation. En répondant à une telle question, on est amené à envisager que de différentes façons le procès de reproduction de l'espèce tend à être enrayé.

 

                A propos du système immunitaire certains hygiénistes modernes nient sa réalité. Il est certain que cette représentation est fort sujette à caution, car c’est une justification essentielle de la pratique médicale. En outre, elle est très productive – donc bien compatible avec le système en place. Les découvertes de cellules ou de substances faisant partie de ce système sont fréquentes et autorisent chaque fois de nouvelles recherches, ce qui entretient le procès productif. On a là quelque chose de semblable à ce qui se passe en physique des particules où il semble qu’on puisse indéfiniment en découvrir et, à partir de chaque nouvelle venue, recomposer le monde.

 

                Nous avons accepté la représentation du système immunitaire en tant que représentation essayant d’expliquer comment l’organisme lutte contre divers troubles, afin de mieux situer le rôle de la publicité. Cela n’implique pas que nous la considérions valable. Il faudra préciser…

 

                Nous pouvons ajouter qu’elle est un exemple typique de comment le procès de connaissance opère pour conjurer ce qui est posé comme le mal. Par là Homo sapiens se maintient dans la magie.

 

 

[31]             Une étude exhaustive de ce bouleversement, qui se présente comme une sorte de radiation donnant naissance à une foule de représentations, est hors de question. On essaie seulement de percevoir les impacts les plus importants, les perturbations et les trauma essentiels, qui étayent notre affirmation. « Le rameau d’Or » de Frazer contient une foule de données concernant cela.

 

                La plus grande partie de l’œuvre de M. Eliade qui, par maints aspects a une grande parenté avec celle de Frazer, même si elle relève d’une représentation différente, fourmille également de données et de remarques déterminantes pour notre sujet. Voici, par exemple, dans « Traité d’histoire des religions », éd. Payot, p. 304 :

 

                « L’agriculture a révélé à l’homme l’unité fondamentale de la vie organique ; l’analogie femme-champ, acte générateur-ensemencement, etc., ainsi que les plus importantes synthèses mentales, sont issues de cette révélation : la vie rythmique, la mort comprise comme régression, etc.. Ces synthèses mentales ont été essentielles pour l’humanité et elles n’ont été possibles qu’après la découverte de l’agriculture. »

 

                En réalité l’espèce connaissait déjà, auparavant, cette unité fondamentale. Avec l’agriculture on a plutôt la représentation d’une manipulation de la vie organique en se servant, pour l’exposer, du procès de vie du corps de l’espèce comme d’un opérateur.

 

                Est également importante l’œuvre de E. de Martino qui opère non seulement en fonction du pôle de départ et de celui d’arrivée des phénomènes, mais aussi en fonction de leurs stases depuis des siècles et de leurs survivances dans les sociétés modernes.

 

                Pour Lanternari, il convient de citer en plus : « Folklore e dinamica culturale », ainsi que « Preistoria e folklore » précédée d’une préface/mise au point fort intéressante de P. Cherchi, éd. L’asfodelo.

 

                C’est avec le surgissement de la valeur tendant à s’autonomiser que nous aurons un autre moment radiatif qui s’épuisera avec la domination réelle du capital sur la société.

 

                Toutefois, les vieilles représentations ne disparaissent pas avec la structure classiste, elles deviennent, plus ou moins transformées, celles de la classe dominée, ou de celles qui ont été éliminées du pouvoir sans être réellement subjuguées ; là nous avons la dynamique de la conservation de ce qui a été perdu.

 

                Le phénomène agricole n’affecte pas que la femme ; l’homme est aussi concerné et on a souvent insisté sur la parenté entre Homo et humus (c.f. Vico par exemple). Il s’affirme de façon puissant que l’espèce provient de la terre ; c’est pourquoi nous conservons ce nom de Homo pour désigner tout le phylum auquel nous appartenons. Etant donné que nous pensons exister en tant que communauté, regroupant tous les membres de l’espèce, non séparée de tous les êtres vivants, nous avons ajouté le mot allemand Gemeinwesen pour désigner l’espèce qui doit survenir. Il a l’avantage de pouvoir inclure l’idée que nous ne pouvons nous développer qu’en union avec notre planète et avec tout l’univers conçu comme un immense être vivant – élargissant ainsi l’affirmation de Lovelock : Gaïa, la terre est un être vivant.

 

 

[32]             La Chine et le Japon considérés – particulièrement la première – pour leur antique culture très évoluée, connurent une pratique rituelle fort sophistiquée qui subit des éclipses mais qui se réaffirma chaque fois que les troubles sociaux ou que les heurts avec les barbares (en ce qui concerne la Chine) eurent été surmontés. La Chine du XVIII° siècle connut une période faste de ce point de vue. Et, curieusement, on a une convergence avec l’Europe occidentale de la même époque, surtout la France ; d’où – à ce moment-là – la vogue de la Chine.

 

                La notion de Bildung des allemands s’enracine aussi en cette époque ; elle évoque une partie, un ensemble de rites.

 

                Enfin, notons que Confucius considérait que pour établir sur une base saine l’ordre social de son temps, il fallait restaurer les rites et opérer une clarification du langage.

 

 

[33]             Dans « Mythes et archéologie en Océanie » (La Recherche n° 21, 1972), José Granger montre que la recherche archéologique permet de prouver la véracité de divers événements rapportés par la tradition orale (entre autres un épisode volcanique et tectonique dans une île du Pacifique) et de montrer que la datation fondée sur la succession des générations et celle fournie par des prédécesseurs concordent amplement.

 

                L’auteur remarque : « Ces découvertes […] confirment l’intérêt d’étudier les traditions océaniennes, lorsqu’elles sont encore vivantes, pour découvrir la préhistoire de ces régions » (p. 242).

 

                L’exposé de Jacques Labeyrie dans « L’homme et le climat », éd. du Seuil (pp. 131-146). met en évidence également la fiabilité de la tradition orale.

 

                Ainsi les mythes, quoiqu’en pensent divers anthropologues, ne se réduisent pas à des pures créations de l’esprit, mais reposent sur des faits bien précis qui, malheureusement à cause de l’éloignement dans le temps et à celle de diverses réélaborations nécessaires pour rendre la représentation plus adéquate au devenir immédiat de la communauté, ne sont pas toujours repérables par une recherche historico-archéologique, linguistique, etc..

 

                Dans un livre déjà ancien, « La Bible arrachée aux sables », Ceram montra également que divers épisodes rapportés dans cette dernière (le déluge par exemple) trouvaient leur explication dans des phénomènes naturels, plus ou moins datables avec rigueur.

 

                Depuis, il y a eu d’autres investigations qui viennent encore confirmer notre affirmation. En particulier tout ce que rapporte J. Labeyrie à propos du développement de Sumer

 

[34]                             « Ces rites de Rouffignac préfigurent les rites d’Eleusis ! Sous le grand plafond d’Altamira, tout constellé de bisons bondissant du fond de la salle, veille une grande biche, dominante. Ne serait-ce pas la préfiguration de la grande déesse de la chasse, d’Artémis, la Diane des romains ? «  L.R. Nougier, « Naissance de la civilisation », p. 382.

               

                Toutefois il faudrait préciser que la déesse, dans ce cas, ne préside pas à la tuerie, mais à la multiplication des espèces qui pourront être chassées. Il y a là une immense ambiguïté.

 

 

 

[35]                 Tout le monde a insisté sur l’importance de la sexualité à l’époque où l’agriculture s’impose. Ainsi Mumford écrit dans « Le mythe de la machine » : « Dans la reconstitution du processus de domestication nous ferions bien de traiter la conscience accrue de la sexualité, conscience essentiellement religieuse, comme la force motrice de cette transformation » (p. 197).

 

                « Le monde des plantes était celui de la femme. Avec bien plus juste raison que l’on ne peut parler de révolution agricole ou urbaine, on pourrait appeler cette essentielle transformation, qui prélude à toutes les grandes transformations qui accompagnèrent la domestication, la révolution sexuelle. Tous les actes quotidiens de la vie devinrent sexualisés, érotisés. La concentration de cette image devint telle que, dans toute une série de figurines et de peintures la femme elle-même, ainsi qu’elle est représentée dans l’art paléolithique, disparaît : seules restent les organes sexuels » (p. 199).

 

                Nous avons fait ces citations non pas parce que nous sommes d’accord avec le contenu –ainsi il ne s’agit pas de phénomène religieux – mais à cause de leur signalisation de l’essentialité de la sexualité et de la femme.

 

                John M. Allegro, dans un livre curieux et intéressant : « Le champignon sacré et la croix », éd. Albin Michel, traite lui aussi de cette question et il affirme que le culte essentiel pour favoriser la fécondité était celui de l’Amanita muscaria, le champignon sacré dont la consommation exaltait la sexualité, donnait des visions et servait de référence à toute la symbolique sexuelle. En effet, la volve (parenté avec la vulve) était le symbole de l’organe féminin, le pied avec le chapeau non étalé figurait le pénis ; et lorsque le champignon est épanoui (chapeau étalé), il donne l’image d’un vagin pénétré par l’organe mâle (p. 142).

 

                Ce culte de l’Amanita muscaria était en relation avec celui de la femme dont la puissance était perçue en tant que fascination à cause, en particulier, de son influence sur le pénis. En effet, sans rien opérer, par leur seule présence, les femmes peuvent faire entrer ce dernier en érection (p. 114).

 

                Enfin, la croix serait à la fois la représentation du champignon et le symbole de la fécondité. Les adeptes du culte du champignon auraient eu un langage codé afin d’échapper aux persécutions dont ils étaient l’objet. Les chrétiens auraient utilisé leur littérature sans en comprendre réellement le sens ésotérique !!

 

                Quoiqu’il en soit de la validité de cette théorie, elle a l’intérêt de faire ressortir l’extraordinaire importance de la sexualité, de la fécondité (l’auteur aligne une foule d’arguments pour étayer sa thèse qu’il est impossible de réfuter car il s’agit de données linguistiques faisant appel au sumérien ou autres langues antiques) qui réaffleure même dans le christianisme dont l’importance ne commencera à se faire réelle à partir du moment où il intégrera l’antique culte de Cybèle, lors d’un concile qui se tint à Ephèse, lieu justement de ce culte de la fécondité.

 

                L’exubérance, l’exaltation de la vie se manifeste de façon particulièrement percutante dans la tradition hindoue où le culte du Lingam, du pénis, est encore pratiqué. Il semblerait qu’en Inde, en dépit de l’hindouisme avec ses diverses variantes, du bouddhisme qui ne parvient pas à s’affirmer, le vieux fond traditionnel – surgi au moment de l’implantation de l’agriculture et englobant des représentations antérieures – s’impose tout le temps. Ceci se milite en faveur de notre vieille thèse où il était dit que le communisme primitif avait tendance, en Inde, à tout réabsorber.

 

                B. This, dans « Naître et sourire », éd. Aubier Montaigne, fait une remarque qui tend à corroborer les affirmations de J.M. Allegro : «  Le nectar (Nam-Tar-Agar : « démon fatidique des champs ») était une drogue, une substance douée de propriétés extraordinaires, un champignon peut-être (Agaric) » (p. 123). Il met cela en rapport avec le désir des hommes de créer, et il ajoute : « Nous voyons, dès les premiers textes, que l’homme et la femme sont en lutte pour le pouvoir créateur » (p. 122).

 

                Les champignons hallucinogènes ne sont plus consommés aujourd’hui pour exalter la fécondité. En outre le fait que les hommes se placent sur le plan biologique pour réaliser la création, peut être considéré comme une défaite du sexe masculin. Cela exprime qu’il n’y a plus de possibilité de création à d’autres niveaux.

 

                En même temps et plus en profondeur, c’est l’indication de la dissolution d’un procès de vie de l’espèce. Les femmes se déchargent de leur maternité, les hommes acquièrent une paternité. C’est le triomphe de la combinatoire entre individus totalement autonomisés et séparés. La réalisation d’un antique phantasme (c.f. Groddeck) n’est pas un progrès, mais est la concrétisation de l’aveu d’une incapacité de l’homme à se positionner dans le procès de vie.

 

[36]                   On peut dire qu’en général on a toujours surgissement de couples de termes. La dualité surgit de la scission de l’indifférencié, de l’unité. On n’a pas eu des mères d’abord puis apparition des pères ; les deux sont nés simultanément, quand la communauté en tant que substance s’est plus ou moins fragmentée devenant une forme. Toutefois ce sont les mères qui vont d’abord s’imposer par suite de la prépondérance des femmes sut le plan biologique et communautaire. Cette citation de M. Granet tirée de « La civilisation chinoise », éd. A. Michel, pp. 206-207, le confirme amplement :

 

                « Un fait doit être retenu : l’Ancêtre substitué au Lieu-saint est un ancêtre maternel. Dans les milieux paysans, les femmes furent les premières à acquérir, avec le titre de mères, une autorité. Au moment où fut élaborée l’idée de Terre-Mère, la notion de parenté parut primer celle d’apparentement-alliance dont elle se détachait. Conçue comme un lien unissant un enfant à la race maternelle, la parenté parut reposer sur  la filiation utérine, et impliquer une part de rapports individuels… C’est alors sans doute que le lien d’appartenance globale unissant indistinctement toute une communauté au lieu sacré de ses fêtes, fut imaginé sous l’aspect d’un rapport de filiation reliant le chef, qui absorbe toute l’autorité, à un ancêtre maternel investi de la puissance entière du Lieu-saint ».

 

                Ceci nous amène à ne pas pouvoir accepter intégralement l’affirmation d’E. Reed (« Féminisme et anthropologie », éd. Denoël-Gonthier, p. 202)  où elle met en relation la décadence du lien tribal avec l’introduction de la paternité, de la parenté masculine ; la famille naîtrait d’une décentration, le centre étant la femme. Ceci est vrai d’une forme de famille car même lorsque la femme est encore au centre il peut y avoir famille.

 

                Cela n’empêche pas que ce soit une remarque fort intéressante surtout si on la relie à une autre (p. 199) où elle note que père dérive d’un mot qui veut dire possesseur, ce qui implique qu’il n’est pas procréateur ; et elle rapproche le sens de to beget = engendrer de to get = obtenir. Ceci fait ressortir que si, potentiellement, le père existe tant sur le plan biologique que communautaire, il n’advient à une efficience qu’en tant que possesseur.

 

                Ainsi, auparavant, dans le procès de vie immédiat, la communauté engendre ses descendants par l’intermédiaire des femmes et des hommes. Les premières jouent un rôle déterminant, le seul qui, à un moment donné, soit exalté dans la représentation. Ses descendants viennent immédiatement participer à la communauté qui leur a donné naissance.

 

 

[37]             C.f. à ce propos la remarque fort intéressante de B. This, sur laquelle nous reviendrons : « Le sacrifice fait entrer dans le cycle de la substitution, et de la métaphore (transport à côté), dans la mesure où l’enfant est sacrifié à la place du père … » (« Naître… et sourire », éd. Aubier-Montaigne, p. 251).

 

 

[38]             « … pour durer, une construction (maison, ouvrage technique, mais aussi œuvre spirituelle) doit être animée, c’est à dire recevoir à la fois une vie et une âme. Le transfert de l’âme n’est possible que par la voie d’un sacrifice… » (M. Eliade, « De Zalmoxis à Gengis Khan », éd. Payot, p. 78).

 

                Ceci exprime qu’il y a eu une première coupure essentielle qui se dévoile dans cette dichotomie de l’animé et de l’inanimé. Auparavant, tout l’univers est vie.

 

                Certains auteurs ont liés de façon rigoureuse pratique des sacrifices humains et matriarcat, lié lui-même à l ‘agriculture. Il semblerait qu’il faille assez nuancer les choses. Cependant il est indéniable que parfois il y eut une certaine autonomisation qui donna lieu à des activités indéniablement atroces. Elles ne le furent pas plus que celles commises au nom de la science.

 

                En ce qui concerne M. Eliade, le succès qu’il connut dans les années soixante, au sein de la jeune génération étudiante en révolte surtout aux USA, est dû au fait que par son œuvre il tendait à donner des racines qui semblaient à jamais perdues (possibilité d’une alternative !). Voici en effet la perspective de cet auteur. 

 

                « Il n’est pas exclu que notre époque passe à la postérité comme la première qui ait redécouvert les « expériences religieuses diffuses », abolies par le triomphe du christianisme. Il n’est pas exclu que l’attraction ressentie pour les activités de l’inconscient, l’intérêt pour les mythes et les symboles, l’engouement pour l’exotique, le primitif, l’archaïque, les rencontres avec les « Autres » avec tous les sentiments ambivalents qu’elles impliquent, il n’est pas exclu que tout cela apparaisse un jour comme un nouveau type de religiosité » (Avant-propos à « Méphistophélès et l’Androgyne », éd. Gallimard, p. 15).

 

                « Un jour prochain l’Occident non seulement devra connaître et comprendre les univers culturels non-occidentaux, il sera amené à les valoriser en tant que partie intégrante de l’histoire de l’esprit humain ; il ne les considérera plus comme des épisodes infantiles, ou aberrants, d’une Histoire exemplaire de l’Homme ». (idem., p. 16).

 

                « En effet, le problème qui se pose déjà, et se posera avec une acuité de plus en plus dramatique aux chercheurs de la prochaine génération, est le suivant : par quels moyens récupérer tout ce qui est encore récupérable dans l’histoire spirituelle de l’humanité ? Et ceci pour deux raisons : 1° l’homme occidental ne pourra pas vivre indéfiniment retranché d’une partie importante de soi-même, celle qui est constituée par des fragments d’une histoire spirituelle dont il est incapable de déchiffrer la signification et le message ; 2° tôt ou tard, le dialogue avec les « autres » - les représentants des cultures traditionnelles, asiatiques, et « primitives » - devra s’amorcer non plus dans le langage empirique et utilitaire d’aujourd’hui (qui n’est capable que d’atteindre des réalités sociales, économiques, politiques, médicales, etc.), mais dans un langage culturel, susceptible d’exprimer des réalités humaines et des valeurs spirituelles. Un tel dialogue est inévitable : il est inscrit dans la fatalité de l’Histoire. Ce serait une tragique naïveté de croire qu’il peut se poursuivre indéfiniment au niveau mental où il se trouve encore » (idem., p. 19).

 

                C’est un langage d’homme de droite. D’ailleurs, jeune, Eliade a, sinon milité au sein de groupes nazis roumains ; du moins il a fortement sympathisé avec eux. En effet, l’extrême-droite (Nouvelle Droite, groupe publiant la revue Totalité, en France, ou des auteurs comme J. Evola et G. Fredda (c.f. « La desintegrazione del sistema ») en Italie), est violemment anti-chrétienne. Toutefois, Eliade ne sera pas fidèle à sa prise de position rapportée ci-dessus (datant de 1960) car dans ses dernières œuvres, il fera l’apologie du christianisme en tant que religion supérieure.

 

                Ce qu’il considère comme étant l’amorce d’un nouveau procès qu’il dénomme « un nouvel humanisme, qui ne sera pas la réplique de l’ancien » (idem., p. 15), nous apparaît plutôt comme un ensemble dénotant la fin d’un immense procès, commencé lors de l’instauration de l’agriculture, lors de la fixation-domestication de l’espèce. En effet, ce qui caractérise un tel moment c’est le fait que toutes les contradictions qui avaient été apparemment surmontées, dépassées, réaffleurent. Homo sapiens cherche alors la solution dans une combinatoire de ces divers éléments apparus successivement dans le temps, selon un axe vertical, mais se présentant maintenant dans un même plan horizontal.

 

                La peur d’une perte irrémédiable de ce qui fut est également l’expression de la fin d’une période données. Il y a à la fois volonté de survivre (ici le terme désigne une effectivité, puisqu’il s’agit d’une réalité désormais inopérante, voire inexistante) et faire en sorte que ce qui a été ne disparaisse pas.

 

                C’est une préoccupation d’Homo sapiens, d’un être vivant autonomisé, préoccupé de lui-même. Or, comment concevoir le passage à un autre mode de vie sans être étreint, en même temps, d’une immense, d’une irrépressible angoisse, d’une vaste consternation, en pensant à toutes les espèces qu’Homo sapiens a directement ou indirectement détruites. Comment les « récupérer ». De nos jours, Homo sapiens se contente d’aller inventorier des millions d’espèces qui ne l’ont pas encore été et que la disparition de la forêt circum-équatoriale voue à l’extinction avant même d’avoir rencontré leur grand ennemi. 

 

[39]             « Aussi bien on reconnaîtra peut-être, en lisant ce travail, que l’être social, en tant que social, est imitateur par essence, et que l’imitation joue dans les sociétés un rôle analogue à celui de l’hérédité dans les organismes ou de l’ondulation dans les corps bruts » (p. 12).

 

                G. de Tarde fonde l’importance de son concept en le mettant en correspondance avec l’explicitation d’autres phénomènes : 

               

                « que toutes les similitudes sont dues à des répétitions »

 

                « 1° Toutes les similitudes qui s’observent dans le monde chimique, physique, astronomique… ont pour unique explication et cause possible des mouvements périodiques et principalement vibratoires.                    

                 

                    2° Toutes les similitudes d’origine vivante, du monde vivant, résultent de la transmission héréditaire, de la génération soit intra, soit extra-organique…

 

                    3° Toutes les similitudes d’origine sociale, qui se remarquent dans le monde social, sont le fruit direct ou indirect de l’imitation sous toutes ses formes… » (pp. 15-16).

 

                « Si j’ai donc placé le prestige, non la sympathie, à la base et à l’origine de la société, c’est parce que, ai-je dit plus haut, l’unilatéral a dû précéder le réciproque » (p. 85)

 

                Cette affirmation découle de sa thèse sur la primauté de l’imitation. Il y a un acte initial, puis il y a imitation de celui-ci qui sera généralisée par répétitions.

 

                Il considère que le don ou le vol précèdent l’échange, la chasse, la guerre. Mais il ne pose pas le problème de la rupture d’une totalité qui peut donner deux éléments qui deviennent plus ou moins indépendants et dominent, parfois alternativement, jusqu’à ce que le procès de vie de la communauté amène à une sorte de réunification qui pose en fait la dualité.

 

                G. de Tarde défend une théorie individualiste parce que pour lui l’invention est toujours le produit de l’activité d’un seul. Le résultat est ensuite copié (imité). C’est une individuation inconsciente puisque tout homme est un somnambule, et l’imitation une espèce de somnambulisme (p. 95).

 

                « La société c’est l’imitation, et l’imitation c’est une espèce de somnambulisme… »

 

                En conséquence le progrès lui-même est un processus inconscient :

 

                « Le progrès est donc une espèce de méditation collective et sans cerveau propre, mais rendue possible par la solidarité (grâce à l’imitation) des cerveaux multiples d’inventeurs, de savants qui échangent leurs découvertes successives .»

 

                « Il en résulte que le progrès social comme le progrès individuel s’opère par deux procédés, la substitution et l’accumulation. Il y a des découvertes ou des inventions qui ne sont que substituables, d’autres qui sont accumulables. De là des combats logiques et des unions logiques » (p. 161).

 

                Il convient de rapprocher cela de sa remarque pp. 395-396.

 

                « La loi suprême de l’institution paraît être sa tendance à une progression indéfinie… Cette sorte d’ambition immanente et immense qui est l’âme de l’univers, et qui se traduit par la conquête lumineuse de l’espace, vitalement par la prétention de chaque espèce, même la plus humble, à remplir le globe entier de ses exemplaires… »

 

                Ainsi le progrès est indéfini et il est conquête de l’espace, en outre il est enraciné dans le fonctionnement même de l’univers. Toutefois, il n’indique en rien comment cela se réalise.

 

                « … je considère l’obéissance comme une sorte d’imitation » (p. 215)

 

                « Au fond, par régime aristocratique, il [Tocqueville, n.d.r.] entend le plus souvent l’empire dominant de la coutume, et, par régime démocratique, l’empire dominant de la mode, et, s’il eût traduit sa pensée comme je viens de le faire, elle eût été d’une justesse incontestable » (p. 329).

 

                Ceci est très intéressant car effectivement on passe d’une structuration verticale à une structuration horizontale où l’imitation peut prendre une ampleur sans commune mesure avec ce qu’elle présente dans l’autre cas. Ce qui se traduit par l’empire de la mode, et plus tard, de la publicité. C’est d’ailleurs à cause de cette dernière que nous avons voulu reporter ces dernières phrases de Tarde. Ajoutons encore cette remarque fort pertinente :

 

                « La politesse n’est que la réciprocité des flatteries » (p. 408).

 

                Pour en revenir au rapport hommes-dieux, disons qu’à l’heure actuelle, Homo sapiens essaie de réaliser avec les ordinateurs ce qu’il a infligé aux dieux : la domestication. Dans les deux cas dieux et ordinateurs ont été créés par lui ; dans les deux cas il se sent menacé par eux. En conséquence, il deviendra l’esclave-maître de l’ordinateur comme il l’a été de ses dieux ou de son dieu.

 

 

[40]             La dimension manipulatrice du sacrifice se perçoit le mieux dans la pratique du roi divin, du roi de la végétation, qui personnifie le pouvoir fécondant. En effet sa mise à mort est un moyen d’enrayer l’autonomisation du pouvoir qui s’effectue surtout à partir du pôle mâle, en même temps que cela permet de représenter le cycle de la végétation.

 

                Souvent on avait affaire à un couple. La femme n’était pas sacrifiée ; elle acquérait un nouvel époux. Elle représentait la permanence de la terre parce qu’elle est le pôle du continu. En revanche l’homme, le pôle du discontinu, disparaissait. Par autonomisation, on comprend que ceci put conduire à des abominations.

 

                Ultérieurement, quand le pouvoir se fait autonome, le roi peut vivre plusieurs années. Il n’était tué que lorsque ses forces déclinaient, car il risquait dès lors d’être une entrave au procès de vie de la communauté.

 

                Le même phénomène se retrouve dans le christianisme. Mais ici c’est le même roi-divin, le Christ, qui par la magie des rites permet de manipuler sinon la réalité immédiate, du moins la représentation et par là d’atteindre la réalité.

 

 

 

 

[41]             L’épopée de Gilgamesh est la narration de la quête d’une plante qui doit conférer l’immortalité.

 

                On connaît diverses boissons qui assurerait l’immortalité comme l’ambroisie ou le soma.

 

                Dans le mythe hébraïque, certains pensent que le serpent a induit Eve à manger le fruit de l’arbre de la connaissance afin qu’elle lui révèle quel était l’arbre de vie et où il se situait, afin qu’en consommant son fruit il pût accéder à l’immortalité.

 

                Il est intéressant de noter que le mythe exprime profondément la dimension du sapiens : la connaissance est nécessaire pour accéder à l’immortalité.

 

                Précisons, encore une fois, que nous ne faisons qu’affronter le thème de la fondation de l’espèce à partir de la mort. Il nous faudra, en d’autres lieux, en d’autres approches, étudier la problématique de la mort non seulement pour Homo sapiens, mais pour Homo Gemeinwesen.

 

 

[42]             Parmi les livres de divination qui nous ont été transmis depuis un très lointain passé, un des plus extraordinaires est le Yi-King, le ‘livre des transformations’. Même si on ne l’utilise pas afin d’obtenir une prédiction, sa lecture se révèle éminemment précieuse pour comprendre la représentation des anciens chinois.

 

                La géomancie – la chiromancie à un moindre titre – aussi bien que l’astrologie peuvent être considérés comme des psychologies projectives qui ont une dimension paléontologique, car elles somment le vécu, et sa représentation, de millénaires d’existence de l’espèce.

 

 

[43]             « La foi dans les étoiles – on peut le dire maintenant – n’est pas un phénomène provenant d’une source unique, ce n’est pas la doctrine d’un peuple déterminé. Elle constitue au contraire la somme de nombreuses civilisations et des sagesses de plusieurs peuples – dans ce cas particulier, celui des bergers des montagnes et celui des femmes dans les champs fertilisés » (W.E. Peuckert, « L’astrologie », éd. PBP, p. 47).

 

                Donc l’astrologie serait une représentation élaborée par une communauté ayant intégré les dimensions de l’élevage et de l’agriculture, d’où la coexistence en elle d’éléments matriarcaux et patriarcaux.

 

                « Nos astrologues parlent des bons ou mauvais aspects de cette planète [vénus, n.d.r.] ; je pense pour ma part, qu’il faudrait distinguer les tendances historiques et parler d’aspects patriarcaux et matriarcaux » (p. 48).

 

                Peuckert considère qu’il y a deux phases importantes dans la formation de l’astrologie : « La première fut celle de l’observation pure et simple : Mars approchait-il du scorpion, le roi devait mourir d’une piqûre de cet insecte. […] La deuxième phase est en rapport avec des considérations sociologiques et religieuses que l’on trouve en Asie mineure et dans le bassin oriental de la Méditerranée : l’introduction de la pensée matriarcale dans le monde mésopotamien et son triomphe, indiqué par la Vierge, la Lune et Vénus, son éviction par la pensée patriarcale des pasteurs traduite par l’importance donnée à la planète Nergal » (p. 56).

 

                Deux remarques : la première naturaliste : le scorpion n’est pas un insecte mais un arachnide ; la seconde est que, même au début, il  n’y a pas une simple observation, car la représentation pour être efficace impliquait, au fond, la magie sympathique.

 

                En outre, il n’y a pas une investigation sur le rapport qu’il peut y avoir entre la vieille représentation où l’animal était déterminant et donc le rapport entre totémisme en tant que système pleinement développé ou simplement ébauché et l’astrologie.

 

                La vieille conception astrologique est en filiation avec la représentation de la solidarité organique et de la participation. Mais elle opère une synthèse de représentations surgies à la suite de l’implantation de nouveaux modes de vie où la séparation commence à s’imposer. L’astrologie a pour fondement la coupure en train de s’opérer et la volonté de la dépasser pour opérer une immersion dans le cosmos, assurer la jonction à lui.

 

                D’où la nécessité de mettre en synergie mouvements du cosmos en sa totalité , mouvements de la terre et les différentes phases du cycle de l’espèce, et donc mise en harmonie des rythmes du cosmos, de la nature (les saisons) et de la vie humaine.

 

                Le premier signe mis en vigueur aurait été le bélier, en rapport aux peuples pasteurs. Il est considéré comme un signe de feu, de dynamisme et de primarité signant des fonceurs ; ce qui correspond assez aux peuples nomades. Ensuite on eut le taureau en rapport aux agriculteurs. C’est un signe de terre. Dans ce cas on a une secondarité, une abstraction, qui ne s’autonomise pas, une ténacité et la médiation qui fait que les gens de ce signe amassent, assimilent au maximum. Ce qui, ici encore, est compatible avec les qualités nécessaires à une pratique agraire.

 

                Plus tard apparaîtra le signe de la balance qui est en relation avec le grand développement du commerce, donc avec le mouvement de la valeur, etc.. A propos de ce dernier signe, il est intéressant de noter qu’il est placé entre la Vierge : la sécurité, et le Scorpion : le scepticisme. Le détenteur de ce signe va-t-il perpétuellement osciller entre les deux ou va-t-il réussir un équilibre ?

 

                Á l’heure actuelle il y a un grand renouveau d’intérêt pour l’astrologie (la remarque faite à propos de la « redécouverte des expériences religieuses » est également valable ici – c.f. note 38). Pourtant, on peut se demander si celle-ci peut avoir encore une opérationnalité pour des gens entassés dans des immeubles énormes, n’ayant plus aucun contact avec les influences telluriques, ainsi qu’avec le cycle des phénomènes naturels et agraires, qui abolissent toutes les variations de température au cours de l’an, etc.. (l’idéal de la plupart c’est un temps toujours ensoleillé, mais tiède. La pluie, le vent, le froid, la chaleur sont des anomalies… cela constitue le mauvais temps !). En outre, l’agriculture elle-même tend à perdre de son importance et même de sa réalité ; il en est de même de l’élevage ou de l’antique commerce qui n’a rien à voir avec le flux du capital. Ainsi tous les référents et les référentiels s’évanouissent. Cela traduirait-il la volonté des hommes et des femmes de se libérer de l’influence du cosmos ?

 

                En même temps, chez certains astrologues se fait sentir le besoin d’intérioriser la coupure. En conséquence il posent la nécessité de rendre indépendant des astres : grâce à une certaine connaissance, les hommes et les femmes pourraient échapper à un déterminisme astral. Cela est perceptible chez un astrologue comme J.P. Nicola (« La condition solaire »).

 

                Possible ou pas, cela n’a pas d’importance ici ; ce qui est essentiel c’est de constater que l’on passe du refus de la coupure à son acceptation et à sa glorification ; cela aboutit au délire anthropocentrique, à un solipsisme de l’espèce.

 

                Le renouveau de l’astrologie ne concerne pas seulement celle occidentale (d’origine proche-orientale) mais également celle chinoise, hindoue, aztèque ou gauloise dont les signes étaient des arbres.

 

                En rapport avec la représentation astrologique on peut faire remarquer qu’on a trois phases dans la perception du rapport de l’espèce au cosmos, à la vie.

 

                Dans la 1° phase, tout est vie et, pour mieux expliciter ses différentes manifestations, c’est le procès de vie de l’espèce qui est pris comme modèle explicatif (opérateur de connaissance). On a un anthropomorphisme, mais pas obligatoirement un anthropocentrisme.

 

                Dans une 2° phase, on a une dissociation qui engendre un monde vivant et un monde non-vivant. Il y a abandon du modèle humain, ainsi que de l’anthropomorphisme, mais développement d’un anthropocentrisme : tout est pour Homo sapiens.

 

                Au sein de la 3° phase qui tend à prévaloir, tout est vie. Celle-ci doit s’appréhender au travers de phénomènes totaux et dans ses particularisations : plus d’anthropomorphisme ni d’anthropocentrisme.

 

                Enfin, il serait intéressant d’étudier le rapport qu’il peut y avoir entre la représentation astrologique et les cosmogonies de diverses communautés africaines (les dogons par exemple).

 

 

[44]             « C’est le besoin de causes, cherchant une raison à tout événement, qui donne toute leur force aussi bien à l’astrologie qu’au déterminisme moderne » (W.E. Peuckert, o.c., p. 270).

 

                Ceci ne peut être vrai qu’à un certain stade du développement de l’astrologie, après qu’elle eut complètement abandonné la vieille représentation de la participation.

 

 

[45]             Voilà pourquoi également, la théorie illuministe, bourgeoise, a toujours cherché à ridiculiser les antiques représentations et à faire passer hommes et femmes des époques antérieures pour des créatures superstitieuses, craintives, incapables de raisonner, etc., afin de justifier l’intervention despotique du bourgeois, puis du capitaliste, c’est à dire d’un homme qui a effectivement perdu toute sentimentalité en ce qui concerne tous les êtres vivants qui l’entourent, ne se préoccupant que de son salut matériel, spirituel !

 

 

[46]             « Or, la source de tous ces mythes, rituels, croyances et légendes, se trouve dans une conception magico-religieuse, extrêmement archaïque : c’est l’animal (i.e. la force religieuse qu’il incarne), c’est lui qui découvre la solution d’une situation apparemment sans issue, c’est lui opère la rupture avec un monde clos, et partant rend possible le passage à un mode d’être supérieur » (M. Eliade, « De Zalmoxis à Gengis-Khan », p. 160).

 

                Le culte des arbres et des plantes en général supplante ensuite celui des animaux, sans l’éliminer (particulièrement en Egypte où il reste en fait prédominant)*. Ce serait le culte des arbres des forêts (le chêne par exemple), qui a pu s’exalter ensuite lors de l’implantation de l’agriculture en synergie avec le culte nouveau des plantes (la plupart cultivées) (c.f. « Le rameau d’or » de Frazer).

                [* Toutefois, le culte de certains arbres peut remonter bien au-delà du néolithique.]

 

                L’arbre a acquis le statut d’un analogon. Il a servi à exprimer le lien vertical des générations humanoféminines : arbre généalogique ; mais aussi de tous les êtres vivants. En effet, on représente leur lien diachronique et de filiation à l’aide d’un arbre. En outre, les mots embranchements, phylum ou clade, témoignent bien de la puissance de l’analogon. Enfin, et cela peut surprendre à première vue, il opère en mathématiques, dans la théorie des graphes.

 

 

[47]             D’où la fascination qu’exerce la lecture de l’Odyssée (Odysseus, l’homme en colère) qui contient en même temps, comme l’ont montré Adorno et Horkheimer (« Dialectique de l’illuminisme ») les premiers fondements de l’illuminisme. Il y a le monde qu’on perd , et le nouveau en lequel on s’implante.

 

 

[48]             Nous avons là certaines racines du fameux dualisme qui aura ultérieurement un grand développement en Iran. Bien et mal sont des données autonomisées qu’on ne peut pas mettre sur le même plan que le Yin et le Yang des chinois. Chez ces derniers le dualisme ne s’autonomise pas.

 

 

[49]             Nous avons plusieurs fois cités le « Monde magique » de E. De Martino où la recherche au sujet de la magie dans les sociétés primitives aboutit à « la découverte de la crise de la présence comme risque de ne pas être au monde ». Dans « Mort et lamentation funèbre rituelle », il étudie la nécessité qui s’impose au moment de la mort de l’être cher « dans la plénitude de la douleur et avec une urgence d’autant plus grande que nous sommes plus près du désespoir […] d’éviter une perte plus irréparable et décisive, celle de nous-même en situation de deuil. Le risque de ne pas pouvoir franchir une telle situation, de rester fixés et polarisés en elle, sans horizon de choix culturels et prisonniers d’imaginations parasitaires, constitue la deuxième mort décisive que le deuil peut entraîner à sa suite… » (p. 15).

 

                Il envisage donc les communautés où la mort est vécue en tant que rupture absolue, au moins immédiatement.

 

                « Le risque de la perte est signalé – au moins en tant que la présence résiste – par une réaction totale qui est l’angoisse […] que l’angoisse se détermine dans la présence comme une réaction devant le risque de ne pas pouvoir aller au-delà de ses contenus critiques ; et de se sentir inactuel et inauthentique dans le présent. Ce qui équivaut à dire que l’angoisse est le risque de perdre la possibilité même de déployer l’énergie formelle de l’être immédiat (esserci). L’angoisse signale l’atteinte aux racines mêmes de la présence, elle découvre l’aliénation sans horizon formel. L’angoisse souligne le risque de perdre la distinction entre sujet et objet, entre pensée et action, entre forme et matière ; et puisque dans sa crise radicale la pensée ne réussit plus à se faire présente au devenir historique, et en train de perdre la puissance d’en être le sens et la norme, l’angoisse peut être interprétée comme angoisse de ne pas pouvoir être dans une société humaine […]. Et enfin : l’angoisse est l’expérience de la faute, parce que la chute d’énergie d’objectivation est –comme on l’a dit – la faute par excellence, qui enferme le malade dans une mélancolie désespérée » (« Mort et lamentation funèbre rituelle », p. 30).

 

                « En réalité, dans les civilisations primitives et dans le monde antique, le risque de la présence assume une gravité, une fréquence et une diffusion telles que la civilisation est obligée de l’affronter pour se sauver elle-même. Dans les civilisations primitives et dans le monde antique une part considérable de la cohérence technique de l’homme n’est pas employée pour la domination technique de la nature (où elle trouve en fait des applications illimitées), mais à la création de formes institutionnelles aptes à protéger la présence du risque de ne pas être au monde. L’exigence de cette protection technique constitue l’origine de la vie religieuse en tant qu’ordre mythico-rituel » (idem., p. 37).

 

                Ce ne sont pas des phénomènes accidentels qui donnent naissance à l’idée de perte, mais c’est la séparation d’avec la nature qui s’exprime d’ailleurs eu travers de ces accidents possibles indiqués par De Martino, qui engendre la difficulté d’être en continuité, d’où la perte d’une sécurisation et le surgissement d’une inquiétude.

 

 

 

 

[50]             L’Australie offre un cas exceptionnel en ce sens que ce continent a en fait des particularités qui ne se restreignent pas à l’absence de l’agriculture. En effet, les aborigènes australiens ne connaissaient pas non plus la chasse au gros gibier, ni l’arc, ni la flèche ou le piège.

 

                Cet ensemble de faits doit être mis en relation avec non seulement l’élément géographique mais avec les conditions écologiques de l’Australie.

 

                En outre, les communautés australiennes ont probablement abouti à une voie assez différente de celle empruntée par le reste de l’espèce, comme on peut le constater à travers le fait qu’elles connaîtraient un autre équilibre entre les sexes. Il se caractériserait par une séparation non autonomisée, chacun ayant pour ainsi dire sa culture, tandis qu’un certain nombre de pratiques permettraient leur réunion, sans laquelle le procès de vie ne pourrait pas s’accomplir.

 

                A ce sujet, le livre de Diane Bell, « Daughters of the Dreaming », éd. McPhee Gribble, G. Allen Unwin, apporte une contribution importante mettant en évidence que les femmes ont elles aussi une représentation fort élaborée, en particulier en rapport au fameux « Jukurrpa » (la loi du temps du rêve), tenu auparavant comme apanage des hommes. La non prise en considération de cette donnée venait du fait que les informations étaient recueillies par des hommes auprès d’autres hommes. Les connaissances acquises par les femmes ne pouvaient être transmises qu’aux femmes qui étaient initiées, et seules celles qui avaient un certain âge pouvaient accéder à certains secrets. Le statut familial intervient également . C’est parce que Diane Bell était mère de deux enfants (venus avec elle) – ce qui impliquait qu’elle avait un certain âge et qu’elle était apte à affronter des réalités bien déterminées – qu’elle put recevoir des indications fondamentales sur la représentation élaborée par les femmes.

 

 

[51]             Les paysans ont finalement formé comme une race qui s’est adapté de façon étroite à un milieu et a maintenu les vieilles représentations, souvent réduites à des superstitions, qui véhiculaient qu’il y avait un danger à violer l’équilibre de la nature (les procès de celle-ci n’étant pas connus, et ne le sont pas beaucoup mieux aujourd’hui). Ils prirent un caractère réactionnaire au fur et à mesure que la civilisation occidentale se développa (opposition à la ville, phénomène qu’on constate également en Chine) et que la séparation d’avec la nature s’accusa.

 

                Ce caractère réactionnaire prit une dimension différente à la suite de la révolution française. Avant celle-ci, ils maintenaient les restes de l’antique communauté ; après, leur accession à la petite propriété privée (en France) restreignit leur horizon et ils s’opposèrent à toute tentative visant à la formation d’une autre communauté humaine. Cette restriction du cadre de vie aboutit à former ce que Marx dénomma, pour la France du XIX°, une classe de barbares.

 

                Dit autrement cette classe sociale plus ou moins hétérogène a été en quelque sorte réabsorbée par le phénomène de continuité, avec une immersion régressive en ce sens que ses membres ne connaissaient pas réellement les liens d’interdépendance entre tous les êtres vivants, ce qui explique, en partie, leur superstition et leur docilité envers la religion, la magie, etc..

 

 

[52]             « Le communisme est la connaissance d’un plan de vie pour l’espèce humaine ». Et ce plan de vie impliquait, pour Bordiga, une régénération de la nature.

 

                Cette affirmation pâtit de la vision d’Homo sapiens. Poser une connaissance c’est, dans ce cas bien précis, poser une séparation qui ne peut être surmontée que par une médiation. Le devenir à la communauté féminohumaine doit s’exprimer dans une réalité immédiate.

 

 

[53]             Le succès de l’écologie durant les années 1970 est dû au triomphe de la conjuration. Maintenant que l’apocalypse immédiate ne s’est pas réalisée, elle est mise de côté.

 

                Le devenir actuel de l’espèce humaine donne à la fois raison et tort à Malthus. Raison en ce sens qu’il y a effectivement une augmentation énorme de la population, tort parce qu’il est possible de la nourrir. En effet – pour le moment nous restons simplement au niveau des possibles – la terre pourrait nourrir selon Collin Clarck 40 milliards d’hommes et de femmes ayant un régime mixte (carné et végétarien) et 140 milliards ayant un régime végétalien. P. Duvigneaud, (« La synthèse écologique », éd. Doin, pp. 242-243), montre que ces affirmations ne sont pas irréalistes, et il pense que grâce au progrès scientifique, il sera possible de nourrir et faire coexister des milliards d’hommes sans qu’il y ait une transformation « en une gigantesque fourmilière d’automates sans âmes, les six milliards d’insectes de Fabre Luce » (p. 245).

 

                Ici aussi s’étale bien la dynamique conjuratrice et la peur de devenir animal ! En outre, le discours écologiste exhibe bien le solipsisme humain et le mépris des autres espèces. Ce qui compte c’est la poursuite de l’accroissement démentiel de Homo sapiens, sans se préoccuper de la disparition des millions d’espèces que cela implique. C’est ici qu’un aspect du débat entre partisans de Malthus et partisans de Marx perd de son intérêt, puisqu’il a bien été montré qu’il était possible d’accroître la production agraire en rapport avec l’incrément de population. L’autre aspect, celui de savoir comment peut être nourrie cette dernière (est-ce que tout le monde peut accéder à la nourriture ?), perd aussi de son importance parce que, si la répartition est toujours inégale et engendre son lot important de miséreux, le problème de la différenciation et du pouvoir se déplace de la prise de nourriture à d’autres activités. Toutefois, il est certain que, là encore, Marx avait raison. Enfin, la question qui n’est pas abordée par ce dernier ni par Malthus est celle que nous trouvons fondamentale : Homo sapiens peut-il s’accroître sans égard aux autres espèces ? Ceci ne peut-il pas causer une réaction inéluctable de l’ensemble du monde vivant contre ce qui le menace profondément.

 

                Enfin, à propos de cet accroissement certains savants considèrent qu’il y en eut un dès le paléolithique supérieur ; d’autres n’en mentionnent qu’un à partir du néolithique. Il semblerait qu’on puisse concilier les deux affirmations : le 1° accroissement aurait surtout eu une incidence extensive : l’espèce se répandit sur toute la surface du globe ; en même temps, un début de phase intensive se produit en ce sens que les communautés, venant à être trop proches, peuvent avoir initié un processus de fusion, qui est déjà en acte avec l’accession à la chasse au gros gibier. Le 2° serait lié directement à une phase d’intensification. Il concerne les communautés elles-mêmes qui doivent trouver des solutions non seulement pour nourrir, mais pour faire coexister hommes et femmes en nombre accru. C’est certainement une des causes des bouleversements qui eurent lieu à l’époque néolithique. Actuellement sous une forme exacerbée, l’espèce est affrontée aux mêmes difficultés. Encore une fois, nous sommes à la fin d’un cycle.

 

 

[54]             En réalité, il n’est pas un véritable procès unitaire qui opère, car il est fragmentaire et est porté par des couches diverses de la population. Le seul procès unitaire est celui de la publicité.