8.
La formation de la communauté abstraïsée : l’Etat.
8.1
Prémisses.
8.1.1.
Encore
plus que
dans les chapitres précédents, il s’agira ici non de thèses ou
d’hypothèses
mais d’intuithèses. Il n’est pas possible de faire un travail de
recherches se
voulant exhaustif en ce qui concerne tous les sujets qui sont abordés
et, comme
il est impossible, la plupart du temps, d’accepter la représentation en
place,
on doit se contenter d’une appréhension intuitive qui servira de ligne
d’investigation en cohérence avec toutes les représentations exposées
jusqu’ici
dans Invariance.
L’essentiel n’est pas
d’être complet mais d’éliminer une série de représentations qui
inhibent la
perception d’un devenir.
8.1.2.
Les
divers
phénomènes qui vont être analysés à partir de maintenant peuvent
difficilement
être envisagés comme relevant d’une genèse séparée1,
car ils sont liés et il est souvent difficile de situer quel est celui
qui est
antérieur à l’autre. C’est pourquoi ils seront abordés dans leur
existence
brute, en tant que faits ayant un impact sur l’espèce, sans oublier que
c’est
elle qui est cause de leur genèse. Ce qui est surtout étudié, c’est la
création
de déséquilibres entre elle et la nature. En même temps on essaie de
comprendre
comment ceux-ci conditionnent l’apparition de certains phénomènes
compensateurs
qui sont des inventions. On peut les considérer comme des réformismes 2 ayant
agi pour éviter une violence, un
heurt au sein des ethnies. Par là, ces heurts qui ne se sont pas
produits, qui
ont été escamotés, ont peut-être empêché que l’espèce ne vérifie plus
tôt ce
qu’elle est, en dévoilant ses racines, en posant un développement
d’options
différentes.
En
outre, en prenant le cas de l’accroissement démographique, qui est
une bonne expression de la relation espèce-nature, nous avons, sous une
forme
différente, la dynamique de l’englobement des contradictions, sans leur
résolution partielle, c’est à dire avec disparition totale des
tensions,
oppositions. L’Homo sapiens qui, lors de son émergence, semble
contemporain
d’une phase de glaciation, n’a pu survivre que par l’amélioration des
techniques de chasse. Ce fut à ce point efficace que l’espèce pu
prospérer et
s’accroître en nombre ; phénomène catastrophique lors de la
déglaciation
et de la raréfaction du gibier qui lui semble corrélative.
L’agriculture et
l’élevage permirent – à un moment donné et il n’est pas sûr que ce soit
général
dans l’espace et dans le temps – de franchir cette phase difficile. La
culture
des céréales, tout particulièrement, a été une réponse à une crise
alimentaire,
mais elle ne fut pas seulement cela. Á un moment donné, elle rendit
possible un
nouvel accroissement de la population. L’espèce perdit totalement le
contrôle
de sa reproduction.
Plus généralement, avec la
disparition d’une communauté immédiate, il y a disparition d’un
mécanisme
d’autorégulation de toutes les fonctions de l’espèce vivant en des
communautés
plus ou moins vastes. Cette disparition conditionne aussi bien les
relations
entre la communauté et la nature, celles entre ses membres, que le
développement de maladies ou la production de représentations qui
peuvent nous
apparaître, maintenant, comme étant plus ou moins aberrantes. Il s’agit
réellement du développement de l’errance au travers de la création de
diverses
cultures, de celui de tout l’acquis humain actuel.
8.1.3.
Notre
étude se
propose un double but : parvenir à la compréhension de divers
moments du
procès d’anthropogenèse ainsi que des divers traumatismes qui ont
affectés Homo
sapiens et on pu soit induire son errance, soit lui donner une
détermination
particulière; compréhension qui peut nous permettre de saisir
à quel
point le procès de connaissance est déterminant pour cette
espèce; saisir
l’émergence de Homo Gemeinwesen. Les deux buts sont liés.
Ce qui est fondamental
dans l’essai de comprendre le devenir d’Homo sapiens c’est la
reconstitution
des diverses formes de convivialité humaine depuis les communautés les
plus
anciennes, immédiates, puis plus ou moins médiatisées par des relations
sécrétées par la communauté elle-même, relations déterminées par une
certaine
rupture avec le procès de vie originel,
enfin aux communautés médiates, formées corrélativement à leur
abstraïsation
posant l’État. 3. Ce qui
implique
réciproquement l’affirmation que, dans ce cas, l’État est une
production
immédiate du devenir de la communauté à un certain despotisme, une
certaine
autonomisation en tant que forme qui peut être alors abstraïsée et se
poser au
sommet d’une hiérarchie (ensemble de rapports entre hommes et femmes
structurés
de façon ascendante des inférieurs aux supérieurs).
Il faut mettre en
évidence, au sein de ce devenir, les différentes médiations qui
favorisent
l’apparition de l’État. Il s’agit de l’agriculture sous sa forme
pleinement
développée, de l’élevage, de la métallurgie, de l’écriture. Celles-ci
permettent un accroissement du champ de développement du procès
d’individuation
qui va à l’encontre de celui de la communauté ; d’où sa
réaction et son
infléchissement despotique. En même temps il y a séparation de plus en
plus
poussée de l’espèce par rapport à la nature qui nécessite une autre
représentation spécifique retentissant sur le rapport des différents
membres de
la communauté à cette dernière en tant que globalité.
Avec l’agriculture et
l’élevage, l’espèce s’empare d’un procès de vie et le fait opérer pour
son
propre compte ; il y a une médiation qui n’existait pas avec
la chasse.
Elle a tendance à se rapporter à une fraction seulement de la nature,
par suite
de l’isolement de certains éléments afin de les exploiter. De là
commence à
s’établir une dichotomie entre utiles et nuisibles qui prendra une
ampleur
considérable ;
L’agriculture, l’élevage,
la métallurgie, l’écriture, impliquent une certaine séparation d’avec
la
nature, un phénomène d’abstraction. L’Etat se présente comme leur
synthèse et
donc comme l’abstraction parachevée. Dit autrement, il a comme
présuppositions
essentielles une sédentarisation, une concentration permettant un
stockage et
donc une pérennisation, une concentration ou implosion de pouvoir, et
un
phénomène d’abstraction qui se perçoit le mieux dans l’écriture, la
comptabilité etc., en même temps qu’il y a une remise en cause,
quémandant une
autre répartition des produits, par exemple. C’est l’opérateur
fondamental
sanctionnant et justifiant la séparation intérieur/extérieur.
8.1.4.
La
chasse sous
sa forme la plus évoluée s’est affirmée dans la zone où le climat – par
suite
de la glaciation – ne permettait pas d’accéder à une nourriture
d’origine non
animale, pendant une grande période de l’année. Il est probable qu’il y
eut à
partir de ces zones une diffusion telle que même des ethnies, n’ayant
pas un
impérieux besoin de l’apport cynégétique pour subvenir à leurs besoins,
aient
fait l’acquisition de techniques de chasse.
L’adoption de cette
dernière a pu se faire également à partir du moment où des ethnies
dédiées
essentiellement à la cueillette ont dû accroître leurs ressources
alimentaires
à cause d’une augmentation de population ou bien parce qu’elles furent
repoussées par d’autres ethnies dans des zones où la cueillette ne
pouvait plus
fournir une quantité suffisante d’aliments.
Ce disant, je ne veux
nullement justifier ni surtout exalter la chasse et la présenter comme
étant en
définitive la médiation grâce à laquelle Homo se serait réalisé
sapiens. Elle y
a fortement contribué, mais par une réaction à son propre surgissement.
Dans
tous les cas, pour préciser ce point, il faudrait effectuer une étude
exhaustive qui n’a pas encore été réalisée. 4
L’important est de
signaler tout de même la généralité du phénomène qui a pu parfois
s’imposer en
dépit de la volonté des hommes et des femmes. Ainsi on peut imaginer
que
certaines tribus aient acquis des armes pour se défendre contre les
attaques
d’autres tribus et que ce n’est que secondairement qu’elles les aient
utilisées
pour la chasse.
Enfin, on ne peut pas
éliminer non plus le phénomène de mimésis en relation au comportement
exploratoire d’Homo sapiens qui le conduit à mimer l’animal (par
exemple il
peut opérer comme le prédateur, accéder à son mode de se comporter dans
le
monde) comme à mimer son semblable.
Quoi qu’il en soit, il en
résulte l’enrayement d’une tendance à une cladisation à cause de
l’isolement
des diverses ethnies. Autrement dit, à travers la chasse s’effectue un
procès
d’union qui opéra à nouveau et de façon plus ample lors de
l’instauration de
l’agriculture sous sa forme développée.
Ces deux procès se sont
développés sous l’influence souvent absolument déterminante de facteurs
externes à l’espèce, c’est à dire sous l’action de la biosphère – il
est
impossible de suivre le devenir de n’importe quelle espèce sans tenir
compte de
celui de cette dernière, de la planète en tant qu’être vivant – et
particulièrement du climat, lui-même régulé par la biosphère (hypothèse
Gaïa).
Ce qui n’empêche pas que le cumul de différentes inventions durant une
longue
période historique crée un terrain favorable à une transformation
donnée.
Ainsi, étant données que
les conditions climatiques étaient diverses et qu’elles ont évolué
différemment
à la surface du globe, il est rarement possible d’observer et d’étudier
une
continuité entre les deux phases. En effet la chasse telle que nous
l’avons
étudiée s’est imposée en Europe occidentale tandis que l’agriculture ne
le fit,
au début, que dans la zone du Proche-Orient, d’où elle se répandit
jusque dans
cette zone où elle rencontra d’ailleurs de grandes résistances à son
implantation. Ce qui se comprend fort bien étant donné qu’après le
retrait des
glaces le climat plus doux consentit la croissance de diverses plantes
aptes
à permettre une
cueillette importante
qui pouvait compenser l’apport cynégétique défectueux.
Donc on a eu, à partir de
certaines conditions climatiques, deux développements :
·
un
en Europe
Occidentale, par exemple, qui aboutit à la chasse, puis à un équilibre
entre
celle-ci et la cueillette,
·
un
autre dans la
zone du Proche-Orient où il n’y eut pas développement d’une phase de
chasse
comparable à celle de l’Occident, mais où surgit l’agriculture. S’il y
a
continuité à l’échelle globale, elle n’existe pas forcément à l’échelle
locale.
Il y a alors apport externe. Les mêmes remarques sont valables en ce
qui
concerne les autres zones où naquirent l’agriculture, foyers
indépendants du
Proche-Orient.
Ainsi ce qu’il y a de
permanent c’est la tendance au maintien de la cohésion de l’espèce et
l’accession à une plus grande maîtrise du milieu ambiant. En ce qui
concerne ce
dernier point, on a souvent exalté la chasse parce que ce serait à
cause d’elle
que Homo sapiens aurait été obligé d’acquérir les capacités cognitives
importantes afin de pouvoir connaître le mode de vie de l’espèce proie,
et
mettre au point les modalités de sa prédation. Cependant, il est
certain que la
simple cueillette 5 réclame
également de
fortes capacités pour connaître les différentes espèce cueillies, pour
se
protéger contre les prédateurs, etc. De telle sorte qu’il n’est
absolument pas
nécessaire que localement une ethnie doive passer à travers le stade de
la
chasse pleinement développée pour accéder à l’agriculture. Ce qui est
certain
c’est que c’est toujours une pression, une tension qui s’exerce sur
l’espèce
qui la pousse à découvrir, inventer. Mais en ce cas, la menace que
constituaient les divers carnivores a pu inciter l’espèce à se forger
des armes
pour résister à l’assaut de ces derniers. C’est un possible qui n’a
jamais été
évalué. Or, on retrouvera cette question sous une autre forme lorsque
Homo
sapiens devenu agriculteur utilisera les armes pour protéger ses
troupeaux.
8.2.
Elevage.
8.2.1. Il est difficile
d’affirmer l’antériorité ou
non de l’élevage par rapport à l’agriculture. Il est fort possible
qu’il y eut
divers cas 6
dont un, en particulier, où il y eut
synergie d’évolution des deux. Nous n’affirmons pas cela par nécessité
d’opérer
un compromis mais parce que cela nous semble compatible avec le devenir
réel.
On peut dire que la tendance à domestiquer animaux et végétaux se
trouve plus
ou moins forte chez tous les groupements humains et qu’elle s’est
extériorisée
de façon diverse en fonction des conditions de milieu où vivait telle
ou telle
ethnie.
Cette tendance doit être
mise en rapport au comportement explorateur, investigateur de l’espèce
ainsi
qu’à sa passion mimétique, sa volonté de réaliser ce qu’une autre
espèce opère.
Ceci se manifestera, encore ultérieurement, au travers de diverses
représentations littéraires, artistiques. On doit noter en outre le
besoin de
concilier l’animal ou le végétal, de vivre pour ainsi dire en
continuité avec
lui. Ainsi l’apprivoisement qui peut – dans certains cas – être une
première
étape dans le processus de domestication, répond au besoin d’opérer une
participation profonde avec les autres espèces.
Enfin, il est possible que
le phénomène ait été facilité parfois par le fait qu’il existe des
espèces
animales qui recherchent la présence de Homo sapiens. Le comportement
du
dauphin ou celui du crapaud sont, sont de bonnes illustrations.
8.2.2.
On
pourrait envisager la naissance de l’agriculture
comme étant déterminée outre par la nécessité de trouver une autre
source de
nourriture stable, par une réaction des femmes à la tendance de plus en
plus
poussée des hommes à ériger un pouvoir. En conséquence il y eut
rééquilibration
qui évolua ensuite vers une affirmation prépondérante de la
femme ; tandis
que celle de l’élevage serait directement en liaison avec la chasse. La
raréfaction du gibier aurait entraîné son surgissement et l’on peut le
considérer comme une forme supérieure de celle-ci : les
hommes, ayant
repéré le comportement particulier de certains animaux – ceux qui se
regroupent
pour fuir (cf. Leroi-Gourhan) – auraient profité de cette particularité
pour,
aidés de chiens, canaliser, parquer les animaux en des lieus soumis à
leur
surveillance.
Ainsi on peut considérer
l’élevage comme le développement lié au pôle homme de l’espèce et
l’agriculture
comme étant lié au pôle femme.
En fonction des facteurs
géographiques et climatiques, on a eu diverses possibilités pour
l’engendrement
de l’élevage et de l’agriculture, avec des interpénétrations entre les
deux.
C’est lorsque la traction animale devient opérante dans l’agriculture
que
celle-ci n’est plus fondamentalement conduite par les femmes mais par
les
hommes, sans que cela supprime immédiatement la prépondérance des
premières,
qui ne sera détruite qu’avec l’intervention des peuples nomades.
L’utilisation de l’animal
par les peuples agricoles fonde une autre opposition avec les pasteurs,
au lieu
de les rapprocher parce que dans ce cas l’animal est réduit à l’état
d’outil, à
une chose, alors que les éleveurs maintiennent encore, dans une
certaine
mesure, l’antique relation. Il est, dans bien des cas, seulement mis en
réserve
afin d’être ultérieurement consommé quand le besoin se fait sentir,
mais en
général, il est utilisé pour sa production de lait, etc. Il est presque
toujours vénéré. Plus tard, quand le mouvement de la valeur aura
atteint un
certain développement, le bétail deviendra support de la richesse. Il
représentera une ébauche d’équivalent général, ce qui renforcera son
caractère
sacré et celui de son usage différé. Au fond, l’animal est pour
l’agriculteur
un outil, un instrument de travail, pour le pasteur il est affirmation
de
pouvoir7.
On aura en général
l’opposition entre peuples agriculteurs où la femme joue un rôle
important,
voire essentiel, et les peuples pasteurs à structure patriarcale, qui
aboutira
à un antagonisme profond qui dominera les événements historiques
jusqu’au
XVIII° siècle au moment des dernières migrations et qui pourra être, en
quelque
sorte, intériorisé dans une communauté (Gemeinschaft) donnée par suite
de la
coexistence de l’agriculture et de l’élevage. Enfin, il sera relayé –
sans être
éliminé – par celui opposant le pôle travail au pôle valeur, qui
opérera soit
entre nations, soit à l’intérieur
d’une
même nation.
On doit tenir compte que
par suite de la rupture de l’immédiateté réalisée avec le surgissement
de la
chasse qui eut pour conséquence une certaine séparation des sexes, la
relation
entre ceux-ci va se faire sur le plan du pouvoir. Aussi, même si on ne
pense
pas que le matriarcat fut le strict contraire du patriarcat, c’est à
dire une
forme qui aurait investi le pouvoir, il est hors de doute que ce
dernier était
en question et l’on peut penser que justement pour lutter contre la
tendance à
son autonomisation, de par l’action des hommes, les femmes en vinrent à
opérer
directement sur ce terrain là. Elles ont pu créer ces gynocraties dont
parle F.
d’Eaubonnes.
Le pouvoir s’autonomise
d’abord chez les peuples pasteurs puis chez les peuples agricoles. Chez
ces
derniers, on a alors des formes sociales dérivant d’une union du pôle
femme
agriculture avec le pôle homme élevage, où les femmes sont dominées.
8.2.3.
L’élevage
apporte une rupture avec le mode de vie
antérieur et une séparation d’avec la nature qui sont masquées parce
qu’il
semble qu’il y ait maintien de l’ancien lien, puisqu’il n’y a pas
sédentarisation et que la nourriture est encore de façon prépondérante
d’origine animale. Le phénomène d’autodomestication de l’espèce ne
semble pas,
immédiatement, aussi important qu’avec la pratique de l’agriculture. Il
peut y
avoir là une cause profonde de l’antagonisme entre peuples pasteurs et
peuples
agricoles.
La séparation d’avec la
nature est un procès indirect. Elle est médiatisée par les animaux que
les
hommes, au départ, ont peut-être simplement voulus dominer sans
rechercher un
avantage économique direct, car l’approvisionnement, comme la
domestication,
manifeste de façon plus ou moins pervertie le désir de maintenir la
continuité
avec les animaux. L’élevage consiste en une séparation de plus en plus
poussée
des animaux de leur milieu. L’homme s’interpose entre les deux afin de
se
rendre maître des premiers et de pouvoir régler le développement de
leur
population.
8.2.4. C’est avec l’élevage que
s’effectue une
première manipulation d’une fonction de continuité, l’hérédité. L’homme
fait un
tri de ce qui naît. Dès lors peut surgir la notion que ce qui naît d’un
certain
couple appartient à ce couple (de façon privée) et même mieux à un
élément de
ce couple.
Les animaux se
reproduisent pour donner aux hommes des descendants qui seront, à leur
tour,
utilisés. La reproduction n’est plus pour l’espèce qui se reproduit
mais pour
celle qui la contrôle. Ceci sera adapté ensuite au fonctionnement de
l’espèce
humaine, et la femme se reproduira non pour assurer la pérennité, mais
pour
donner un descendant à l’homme qui s’accapare, par là même, de la
prérogative
de l’espèce. La femme devient un moyen terme, un outil
presque !
8.2.5. La propriété privée a pu
surgir sans
s’autonomiser – en rapport à la prépondérance de l’homme – qui a opéré
toujours
plus dans le sens du discontinu, dans la tendance à l’autonomisation du
pouvoir ; à la possibilité de stockage ; à celle de
pouvoir isoler un
troupeau, et aux formes mêmes que prend la vie chez les peuples
pasteurs où les
familles étaient isolées dans divers chariots. En même temps il y a
accroissement du procès d’individuation.
Le bétail étant une
grandeur discrète peut facilement se séparer de son lieu de vie et
s’accumuler
en un autre. Il peut donc être accaparé, augmenté, accumulé,
fournissant
puissance et donc pouvoir à une famille ou à un membre représentant de
celle-ci ; puis à lui-même en tant que tel ; d’où non
seulement la
formation de chefs, mais la possibilité de leur autonomisation. Ainsi
avec la
pratique de l’élevage se manifeste une tendance profonde à la
séparation qui
est un phénomène de cladisation qui heureusement ne s’est pas
autonomisé au
point de fragmenter l’espèce.
Le fait que c’est bien
avec l’élevage que le pouvoir tend réellement à s’autonomiser se
perçoit dans
le fait que l’image archétypale du pouvoir est celle du pasteur
dirigeant son
troupeau. Le roi sera le pasteur de son peuple ; le christ
etc. En même
temps s’impose l’idée que la vie est un parcours bien déterminé qu’on
doit
emprunter et dont on ne doit pas s’écarter. Il faut être dans le droit
chemin,
ce qui signifie l’émergence de la notion de marginalité, de déviance
(au sens
littéral et figuré) et donc celle de guide ainsi que celle d’égaré,
tout ce qui
fondera le grégarisme en lequel se vautre l’espèce.
Pour mieux comprendre
comment la propriété privée a pu surgir au sein des peuples développant
l’élevage de manière privilégiée, et devenant de ce fait des pasteurs,
et
comment, en même temps, le pouvoir a pu être accaparé par certains
membres de
la communauté, devenant ainsi des chefs, il faut revenir à un moment
antérieur.
Nous le ferons dans le
chapitre suivant où le problème se posera à nouveau, afin d’éviter des
répétitions, et parce que le point de départ dans tous les cas est la
division-fragmentation de la communauté.
« La terre est le
grand laboratoire, l’arsenal qui fournit aussi bien le moyen que le
matériau de
travail ainsi que le siège, la base de la communauté (Gemeinwesen). Ils
[c’est
à dire les membres de la communauté, N.d.R] s’y rapportent naïvement
comme à la
propriété de la communauté (Gemeinwesen), communauté se produisant et
se
reproduisant dans le travail vivant. Chaque particulier [Jeder
Einzelne, il est
important de noter que Marx n’emploie pas le terme d’individu, N.d.R]
se
comporte seulement en tant que membre de cette communauté (Gemeinwesen)
en tant
que propriétaire ou possesseur » (Marx, Fondements de la
critique de
l’économie politique, éd. Anthropos, t. 1, p. 437 – texte allemand,
Grundrisse, p. 372, éd. Dietz
Verlag).
En
tant que membre il appartient à la communauté. La propriété privée ne
peut apparaître qu’à partir du moment où il n’y a plus réciprocité, ce
qui
implique une séparation des membres de la communauté vis-à-vis de cette
dernière.
8.2.6. Le rapport
prédateur/exploiteur d’espèce à espèce
qui caractérise l’élevage va déterminer celui d’ethnie à ethnie, de
communauté
à communauté et va fonder l’esclavage. En même temps la vieille
représentation
de la communauté des êtres vivants, au sein de laquelle hommes et
femmes
étaient tout au plus supérieurs, est abandonnée en faveur de celle
affirmant
une différence entre l’espèce humanoféminine et les espèces animales et
végétales 8
qui deviennent ses propriétés et qui,
ultérieurement, seront considérées comme ayant été crées pour elle,
pour satisfaire
ses besoins (judaïsme, christianisme). Ainsi vient à être fondée la
justification de l’utilisation-exploitation de l’animal, prototype de
celle de
l’homme sur la femme, bien que les deux phénomènes soient plus ou moins
contemporains, puisque la réalisation de l’élevage est en même temps
celle de
l’autonomisation de l’homme par rapport à la femme. Désormais, il y a
soi et
les autres qui ne sont pas considérés comme hommes ou femmes, ainsi
qu’on le
constate chez les grecs avec leur conception des barbares, ou les juifs
avec
celle des idolâtres, etc..
La pratique de soumettre
d’autres ethnies, de les mettre en esclavage ou bien de les éliminer
afin de
s’approprier leur territoire est donc justifiée par une théorie de la
supériorité de l’ethnie opératrice sur les autres, qui a pour fondement
celle
de Homo sapiens sur tout le monde vivant. Dès lors les hommes et les
femmes ont
perdu toute assise-participation qui leur donnait sécurité, d’où la
nécessité
de poser un être extérieur au tout, mais consubstantiel à l’espèce, un
dieu
particulier à l’ethnie dont l’alliance avec cette dernière justifie
tous les
comportements (judaïsme ancien) qui s’effectuent au sein d’une
séparation
d’avec la nature.
8.2.7. La pratique de la
castration est en rapport
avec l’élevage et fut d’abord effectuée sur les grands animaux
domestiques. En
Amérique ancienne où de tels animaux n’existaient pas, on ne trouve
pas, non
plus, d’eunuques (c.f. K. Wittfogel, Le despotisme oriental –
Etude
comparative du pouvoir total, éd. de Minuit, p. 446). Cet
auteur indique,
dans les pages suivantes, les diverses fonctions assurées par les
eunuques. La
plus importante fut celle de surveiller l’appareil d’Etat. Dans ce cas,
la
société humaine – tout au moins la partie directrice de celle-ci – tend
à
ressembler à une communauté de fourmis ou d’abeilles où l’on a un
couple
reproducteur et des exécutants, de toutes les autres fonctions
déterminant le
procès de vie de l’espèce, qui sont stériles.
On a affaire à une
pratique qui est encore pire que la mise en esclavage. Les deux
pouvaient aller
de pair, bien que dans certains pays les esclaves pouvaient se marier.
8.2.8. La domestication du cheval
en Eurasie a eu des
conséquences énormes car elle permit l’extension de la guerre. Ce fut
un procès
très lent parce qu’au départ le cheval ne pouvait qu’être attelé, étant
incapable de porter un homme, et il pouvait difficilement être maîtrisé
(jusqu’à l’invention du mors), d’où l’utilisation du char de combat. En
mille
ans sa taille s’accrut et les équipements nécessaires pour le monter
furent mis au point9.
Elle permit également la
réalisation de grandes migrations (jusqu’au XVIII° siècle) qui
causèrent la
chute de diverses empires et la ruine de diverses civilisations.
L’élevage s’avère comme
ayant un effet destructeur qui n’est pas dû uniquement aux conséquences
guerrières, mais à son propre développement. Le pâturage entraîne une
destruction du couvert végétal qui tôt ou tard s’avère catastrophique
comme
l’attestent les divers paysages du pourtour méditerranéen. En effet, il
suffit
d’une oscillation climatique xérique pendant deux ou trois ans pour
qu’il y ait
une régression profonde de la végétation qui ne subsiste que sur de
rares
lithosols. En outre, la raréfaction des pâturages provoqua la mise en
branle de
divers peuples pasteurs –même avant la domestication du cheval – qui
exterminèrent diverses ethnies afin de prendre leur territoire, lequel
subit
les dévastations des troupeaux.
8.2.9. Dans l’élevage, le rapport
à l’animal a un
aspect extensif (je ne parle pas de l’élevage actuel). On utilise les
bêtes, on
les canalise, on se les concilie en quelque sorte, et on opère sur un
vaste
territoire. Seul le chien sert à contrôler, ce qui implique qu’il soit
réellement sous la dépendance des hommes. Ce sera vrai, également, dans
une
certaine mesure pour le cheval. Il y a là une gradation dans la
domestication.
Quoi qu’il en soit ce caractère extensif sera encore marquant même
lorsque les
hommes parqueront leurs animaux dans des lieux abrités des prédateurs.
Dans l’agriculture ceci
n’est pas suffisant ; il faut fixer l’animal, car il doit
remplacer
l’homme.
Une nouvelle pratique va
être induite. Elle consistera tout d’abord à rendre l’animal semblable
à
l’homme, en le dressant. C’est alors surtout un phénomène d’affirmation
de
pouvoir, où s’exprime l’anthropocentrisme qui, s’il ne surgit pas
alors,
acquiert une efficace qui ira toujours s’accentuant, car la
pratique-problématique
de substituer des hommes par des animaux n’avait pas encore un
fondement
important puisqu’il y avait des esclaves. On a donc inversion totale
par
rapport à la période antérieure, où les hommes essayèrent d’être des
animaux
afin d’acquérir leurs qualités.
Cette pratique prendra de
l’ampleur en tant que divertissement, au sens précis de faire oublier
aux
hommes et aux femmes leur propre devenir. Le cirque est son
aboutissement. On y
crée un autre monde et on opère en fait une parodie et une exaltation
de celui
en place10.
En revanche, dans le
besoin de construire des jardins zoologiques s’exprime non seulement le
besoin
de divertissement ainsi que celui d’affirmer son pouvoir dominateur,
mais
également celui de retrouver un monde perdu. Avec le safari, le même
but est
poursuivi, mais il s’y greffe en outre le mirage de la chasse11.
La problématique puis la
pratique de trouver un substitut aux hommes et aux femmes pour
accomplir
certaines activités s’enracine dans la période où l’agriculture est
pleinement
développée, et où se font sentir des nécessités productives. Elle
exprime de la
façon la plus nette le procès de sortie de l’espèce de la nature qui
nous
conduit – à l’heure actuelle – à ce que hommes, femmes, autres êtres
vivants,
ainsi que les sols tendent à devenir inutiles, de telle sorte que les
procès
naturels peuvent être réalisés sans eux. L’espèce n’a plus de nature et
cette
dernière n’est plus naturelle.
8.2.10. Pour
parvenir à
son plein développement l’élevage n’a pas besoin de l’agriculture (la
réciproque n’étant pas vraie). Il suffit qu’il y ait conquêtes de
territoires,
afin d’assurer l’apport nutritionnel pour les animaux. De même, il
n’est pas
autant dépendant des autres activités comme la poterie, la métallurgie
ou
l’écriture, pour parvenir à son épanouissement. En revanche c’est une
activité
qui est fragile en ce sens qu’elle est tributaire du climat, alors que
l’agriculture est apte, grâce à l’irrigation, à une certaine
autonomisation.
D’où lorsque se produisent des sécheresses qui anéantissent les
pâturages
rendus vulnérables à cause de la pâture trop intense, la contrainte à
la
migration, déjà mentionnée. Les pasteurs déferlent sur d’autres zones
pastoralisées ou sur des zones cultivées et détruisent…
« Les grandes lignes
de l’évolution humaines sont dues à deux grands phénomènes
naturels : à la
sécheresse qui a contraint les sémites de sortir de leur péninsule, et
au
refroidissement de la Sibérie, obligeant les indo-européens à quitter
leurs
steppes » (Jacques de Morgan, La préhistoire orientale).
On ne peut pas mieux
indiquer l’importance des migrations des peuples pasteurs et signaler
en outre
l’importance du climat dans l’évolution des communautés et sociétés
humaines.
8.2.11 Le mode de vie lié à l’élevage est
beaucoup
plus proche du mobilisme du chasseur-cueilleur que ne l’est celui de
l’agriculteur. Il semble qu’il y ait un contact plus immédiat avec la
nature,
ne serait-ce qu’à cause de l’habitat plus réduit. Pour l’éleveur,
l’agriculteur
a, au fond, rompu avec la nature ; il est extérieur. Tel est
un des
fondements de sa haine qui se nourrit aussi de la peur de devenir
lui-même
ainsi.
Avec le développement des
villes, de la sécurisation et donc de la perte de tension, il
s’ensuivit une
diminution d’énergie chez les hommes et les femmes vivant en ces lieux.
La
thématique de la décadence-dégénérescence des citadins opposée au
maintien des
vertus essentielles chez les nomades, fleurit alors. Cela traduit
encore le
conflit entre ces deux modes de vie12.
8.3. L’agriculture.
8.3.1. Avec l’instauration de
l’agriculture, il y a
environ 11.000 ans s’effectue une rupture importante avec la période
antérieure. On a parachèvement de la sédentarisation qui est le moyen
le plus
efficace de l’autodétermination humanoféminine, en même temps qu’elle
est le
point de départ d’une autonomisation au sein de laquelle il y a un
assujettissement d’ethnies, des femmes, des classes, etc.. Avec la
sédentarisation et la domestication le problème du pouvoir prend de
plus en
plus d’importance et s’autonomise plus ou moins.
Il y a réalisation d’un
milieu humain en séparation avec la nature, mais en essayant de
maintenir un
lien puissant avec elle, d’où l’affirmation toujours plus puissante de
la
culture.
Avec la chasse, on avait
une technicité de prédation : l’outil était encore une
émanation directe
du corps de l’espèce et il était surtout connecté au champ oral. Avec
l’agriculture, elle est en rapport avec la transformation du milieu. Il
y a une
activité qui vise à réaliser une substitution. L’outil devient de plus
en plus
médiat. Il y a une manipulation et donc prévalence du champ chiral
(manuel).
La perte
d’immédiateté-continuité pose la coupure véritable qui n’avait pas eu
lieu lors
de l’instauration de la chasse, ce qui entraîne la grande question de
la
certitude du et dans le monde, ainsi que celle de l’espèce, connexe à
celle de
la sécurité.
On a le passage d’un
développement extensif à un développement intensif. Aux alentours de
12.000 B.P
les chasseurs-cueilleurs se sont répartis sur toute la terre. La
radiation de
l’espèce à la surface de la planète est terminée. Le devenir ne peut
plus être
en extension, mais en intention, ce d’autant plus qu’il y a une
augmentation
démographique notable. Le réchauffement climatique à partir de 11.000
B.P
facilitera le phénomène en permettant une exploitation plus intense du
milieu.
Jusqu’au développement de
la chasse on ne peut pas faire de différence entre espèce et communauté
qui
consiste en un fragment homogène de celle-ci. Ensuite on a formation de
communautés qui sont des particularisations de l’espèce en même temps
que se
réalise un premier phénomène d’intensification et une première
médiation entre
l’espèce dans sa dimension naturelle et les membres de la communauté.
Avec
l’agriculture une communauté médiate, particularisation autonomisée de
l’espèce, s’instaure. Elle se pose en tant que sa représentation, ce
qui
réintroduit sous une autre forme le phénomène de cladisation, puisque
cela
advient pour toutes les communautés. Toutefois, en même temps, s’opère
un
mouvement (pacifique ou contraignant-guerrier) de confluence des
communautés
qui enraye ce dernier. Simultanément, en leur sein, certains membres –
parfois
un seul – tendent à les représenter, puis à s’autonomiser à cause de la
concentration du pouvoir : formation de l’Etat (analogie avec
autonomisation du cerveau).
Le mouvement d’unification
sera à nouveau relayé par celui d’extension, mais ce sera alors celui
d’une
forme donnée d’activité, par exemple l’agriculture. Il se déroulera de
façon
antagonique, puisque l’élevage tendra à en faire de même. L’agriculture
sous sa
forme développée ne s’imposera qu’au XIX° siècle, voire au XX°. En même
temps
ce sera le triomphe, à l’échelle mondiale, du capital. Dès lors et,
étant donné
l’énorme accroissement de la population, un autre phénomène intensif
d’une plus
vaste ampleur et en rupture avec tout ce qui précède, doit surgir
donnant
naissance à une autre espèce : Homo Gemeinwesen.
8.3.2. L’instauration de
l’agriculture sous sa forme
développée nous impose d’aborder la question
suivante :qu’est-ce qui a
amené l’espèce – le phénomène ayant lieu en différents points du globe
– à
abandonner un mode de vie en équilibre avec la nature, lui permettant
de
résoudre les problèmes de son procès de vie immédiat, matériel, en un
temps
minimum par rapport à celui que lui imposera son activité ultérieure 13.
L’étude des communautés
actuelles de chasseurs-cueilleurs a montré qu’elles pourvoient à leur
subsistance, à leur entretien global, avec un effort qui est beaucoup
moins
important que celui que doivent effectuer les communautés agraires. On
peut en
inférer qu’il en fut de même pour les communautés originelles. Cette
différence
est tellement importante que M. Sahlins a pu parler d’un âge
d’abondance pour
la période anté-néolithique (Âge de pierre, âge d’abondance).
Sous une
forme moins extrémisée on trouve des affirmations similaires chez C.
Lévi-Strauss,P Clastres, A.Testard, etc.
Avant de répondre, un
certain nombre de précisions s’imposent :
1.
Il
est évident que les chasseurs-cueilleurs ne
posent nullement une division-séparation entre un temps d’activité pour
se
nourrir (temps de travail) et celui où ils peuvent jouir de leur
présence au
monde, de leur contact avec leur environnement (temps de
loisir) ; ce qui
ne signifie pas qu’ils n’aient pas une jouissance également lorsqu’ils
cueillent pour se nourrir.
2.
La
différence de temps n’affecte pas de la même
façon les divers membres d’une communauté, quand l’agriculture a
atteint sa
forme développée. En effet, on constate que dans les communautés
agraires,
certains membres travaillent beaucoup et d’autres pas. Donc il faudrait
faire
une comparaison non entre temps de travaux individuels, mais entre
temps de
travaux communautaires..
Cette inégalité implique que le
surgissement de l’agriculture est en rapport avec une
fragmentation-différenciation importante au sein de la communauté, et
c’est
peut-être le phénomène qui est à la base de cette dernière qui
conditionne
également le développement de la première.
3.
Le
développement de l’agriculture est directement
lié à une augmentation du nombre des activités de l’espèce :
artisanat,
métallurgie, écriture, etc. Il s’agit de comprendre la nécessité d’une
telle
complexification du procès de vie.
4. La jouissance au
monde, en rapport au contact avec
l’environnement, d’immédiate est devenue médiate. Les diverses
activités
susmentionnées – sur lesquelles nous reviendrons – font écran et
liaison.
5. La
différenciation au sein de la communauté agraire entre ceux qui
travaillent et ceux qui gouvernent et donc ne travaillent pas, va
fonder, pour
tous les membres, l’opposition entre temps de travail et temps de
loisir, en
rapport avec le surgissement de la production.
Ceci
implique également que, jugée a posteriori, l’instauration de
l’agriculture ne
peut pas être justifiée par la nécessité d’une progression dans le
statut des
différents membres de la communauté. Pour la plupart de ceux-ci il n’y
eut
aucun avantage immédiat à passer d’un mode de vie à un autre.
6. Enfin, étant
donné que le passage du stade chasseur-cueilleur au
stade agriculteur est celui d’une phase où l’espèce est en équilibre
avec son
milieu à celui où, sans qu’il y ait déséquilibre permanent, se
manifestent des
porte-à-faux, des déséquilibres momentanés qui nécessitent, pour être
compensés
ou surmontés, un surcroît d’activité. Cela nous conduit donc à chercher
à
comprendre le pourquoi de cette sortie d’une phase d’équilibre plus ou
moins
harmonieuse avec l’environnement, à laquelle l’espèce a toujours rêvé
depuis14.
Ce qui nous conduira en même temps à
exposer que le développement des techniques, des connaissances est
impulsé par
les catastrophes créées par l’intervention de Homo sapiens.
En
fonction de tout ce qui précède, il est évident
qu’il ne peut pas y avoir une réponse unique. Il y a un faisceau de
déterminations pour impulser l’espèce dans le devenir agraire. Nous les
citons
sans prétendre être exhaustif et sans que l’ordre de citation traduise
une
hiérarchisation, ne serait-ce que parce que les foyers de surgissement
de
l’agriculture étant différents, l’importance des facteurs déterminants
a pu
varier.
1. Nécessité d’une
augmentation de la production de denrées à cause de celle de la
population.
Ceci a dû indubitablement advenir mais à dû se manifester surtout
lorsque le
phénomène était déjà bien enclenché, c’est à dire lors de la phase de
parachèvement avec la culture des céréales.
2. Contraintes écologiques
particulièrement en rapport à des variations climatiques.
3. Tendance à la
sédentarisation.
4.
Opposition
homme/femme.
5. Tendance à
l’individualisation et à l’autonomisation du pouvoir (phénomènes liés).
Ces deux derniers points
doivent être envisagés en tenant compte que si les sexes forment une
unité, ils
sont gros d’une séparation ; l’espèce peut se réaliser soit à
partir de
l’un, soit à partir de l’autre, dans la mesure où la dimension
biologique n’est
plus déterminante.
6. Tendance à une
intervention toujours plus puissante de l’espèce, à une manipulation de
l’existant, ce qui pose une représentation qui la piège et l’enchaîne à
un
devenir hors-nature ; elle doit s’adapter à un devenir autre
que celui
déterminé par les données proprement biologiques.
L’importance de
l’agriculture découle du fait qu’elle permet de fonder une autre
continuité, de
la manipuler et d’opérer un enracinement qui engendre une sécurité
(grâce à des
pratiques comme le sacrifice) qui ne concerne pas seulement la sphère
immédiate
mais aussi ce que l’on nomme le monde de l’au-delà.
Plus qu'avec l’élevage se
manifeste la possibilité tout d’abord d’imiter la nature, puis de se
substituer
à elle. C’est cette double dynamique qui est probablement la plus
déterminante
dans la réalisation de la pratique agraire.
7. Intimement liée au
point précédent, opère la tendance à l’accroissement de la réflexivité.
D’après tout ce qui précède,
on comprend que le surgissement de l’agriculture, étant en relation
avec
l’opposition entre les sexes, est déterminé par les tensions à
l’intérieur de
la communauté, tensions qui ont un substrat paléontologique :
opposition
entre fonction de continuité représentée par la femme et fonction de
discontinuité représentée par l’homme, en même temps que s’exprime
aussi la
tendance à une diversification et à une transformation inhérentes au
procès
biologique lui-même, comme on l’a indiqué pour la formation des
espèces.
Autrement dit, le
développement de l’agriculture a permis la levée d’un verrou empêchant
un
procès de transformation, de diversification en liaison avec
l’individuation.
Ceci a conduit à une exaltation des facultés d’investigation et
d’intervention
de l’homme qui aurait pu faire éclater toute communauté, si des
mécanismes de
compensations n’étaient pas apparus. La formation de l’Etat en est un
exemple.
Celui-ci, en tant que représentant de la communauté va réintroduire des
phénomènes d’inhibition qui opèreront contre sa dissolution, en
s’opposant tout
particulièrement à l’autonomisation de l’individu, à celle de la
valeur, etc. 15.
Ce verrou, cet immense
interdit, jouait en tant qu’opérateur de défense des communautés de
chasseurs-cueilleurs ayant accédé à l’élevage, qui intuitionnaient que
l’acceptation de la nouvelle pratique les feraient basculer dans une
dynamique
dont ils n’auraient pas la maîtrise, explique la lente progression de
l’agriculture à l’échelle mondiale16.
8.3.3. Á la suite du retrait des
glaces, l’espèce
parvient à un nouvel équilibre avec la nature et à une réorganisation
des
rapports entre les sexes. En effet, la nouvelle importance prise par la
cueillette a pu profiter à la femme, ce qui ne veut pas dire qu’elle
ait été
dominée auparavant, placée dans un état d’infériorité, mésestimée,
etc.. Les
différentes statuettes de femmes d’il y a 20 à 25 000 ans
témoignent au
contraire d’une appréciation différente.
On peut dès lors penser
que dans des zones particulières, du fait de leur flore, de leurs sols,
la
tendance à la sédentarisation voulue par les femmes parce que
facilitant la
protection des enfants, leur éducation (transmission de savoirs plus
nombreux)
et peut-être l’union entre tribus, a pu plus facilement s’épanouir, ce
qu a
accéléré le devenir à l’agriculture. On eut le perfectionnement du
bâton à
fouir (très vieil outil que connaissait déjà Homo habilis, avant la
période de
glaciation), la sélection de plantes par le fait de favoriser leur
développement aux détriments des autres (ce qui engendre la
dépendance), puis,
phase déterminante, la transplantation17,
etc.. Tout cela implique obligatoirement la nécessité de soins continus
d’où la
sédentarisation qui est donc à la fois une présupposition et une
production de
l’agriculture.
Avec le développement de
la sédentarité l’habitat acquiert une importance plus grande pour la
protection
et la conservation des hommes, des femmes, des animaux, la mise en
réserve de
divers produits. Elle dérive également de la nécessité de donner une
demeure,
une fixation-repère aux représentants de la communauté, aux divinités.
Ceci
provoquera un essor de l’artisanat : vannerie, poterie,
métallurgie, qui
vont accaparer l’activité des hommes et des femmes primitivement
adonnés à la
cueillette et à la chasse ainsi qu’à la production des outils et
ustensiles
domestiques. Bien qu’il y ait eu déjà à l’époque de la chasse des
ateliers de
taille, il est fort probable que ceux qui y opéraient étaient aussi
chasseurs.
En conséquence on peut penser légitimement que la nécessité d’accroître
les
rendements afin de produire un surplus apte à nourrir ceux non adonnés
à la
quête de subsistance ait pu contribuer au développement de
l’agriculture.
C’est un phénomène qui a
été très lent comme le témoignent
les
documents préhistoriques et c’est compréhensible, car hommes et femmes
n’avaient nul projets préétabli en ce qui concerne le développement de
leur
communauté sur le plan de ce que nous nommons les rapports économiques.
C’est
la nécessité d’assurer une meilleure transmission des déterminations de
l’espèce d’une génération à l’autre qui est à la base de tout le
phénomène,
parce que la somme de ces déterminations ne pouvait que s’accroître au
cours du
temps, du fait que l’espèce tend toujours à explorer de façon plus
précise
l’environnement. Ceci ne put se concrétiser que dans des zones
favorables, bien
que tous les groupements humains aient tendu au même résultat. Il est
clair que
cela ne date pas de la période néolithique, mais remonte beaucoup plus
loin
dans le passé, s’enracinant dans le paléolithique. On peut penser
justement que
les peintures et les quelques sculptures d’il y a 35.000 ans étaient la
concrétisation de l’opération d’enracinement d’une communauté dans un
lieu
donné, la fondation, en quelque sorte, d’un « foyer »
à partir duquel
elle rayonnait et assurait son procès de vie. Cela signifie aussi que
ces
productions n’ont rien à voir avec l’art. Hommes et femmes
représentaient sur
les parois, leur cerveau communautaire.
8.3.4. L’amélioration des
techniques en ce qui
concerne deux activités essentielles : cueillettes et chasse,
avait permis
une certaine autonomisation des membres de la communauté. Ceci se
sommant avec
l’inquiétude née de la rupture plus ou moins effective d’avec la nature
qui
s’était opérée lors de la chasse, posa la question de la certitude au
monde,
celle de la puissance de la communauté et de leurs membres, etc., ce
qui
déboucha dans celui de l’affirmation du pouvoir.
On peut essayer de se
représenter le devenir de ce pouvoir en tant qu’affirmation, tout
d’abord grâce
à des données purement corporelles et magiques en connexion entre
elles, puis
grâce aux fameuses participations. En effet, plus un membre de la
communauté participait
à une réalité importante (ayant une activité plus ou moins ample,
intense) plus
il était puissant. Il avait du pouvoir. Ce sera ensuite la possession
d’une
certaine quantité de produits qui signifiera ce pouvoir, etc. Il serait
plus
correct de dire qu’il y a une appropriation à un pôle donné de la
communauté,
mais qu’il n’y a pas de séparation, car il y a continuité. Il devient
possible
d’accumuler le pouvoir de la communauté qui est diffus, de le
particulariser,
de le représenter. Il ne s’autonomise pas parce qu’il n’y a pas de
propriété,
laquelle implique le possible de la séparation, ce qui nécessite
parallèlement
un moyen de représentation de la réalité immédiate, comme de son
absence, c’est
à dire de sa séparation. Ceci ne peut s’effectuer que lorsque
l’individu subit
une autonomisation.
Au stade où nous sommes,
on peut considérer que l’accumulation de certains produits par un
membre donné
de la communauté aidé par ses proches parents est une tentative
d’orienter la
communauté dans un sens donné. Cela ne peut se réaliser que s’il y a
intensification de la production des objets qui sont accumulés pour
être
ensuite répartis, donnés18. On
comprend par là l’impulsion que reçut l’activité productive. Il y a une
activité afin d’engendrer un surplus qui est afférent à un membre donné
de la
communauté – à sa famille – afin qu’il soit en mesure d’affirmer un
pouvoir et
de faire en sorte que les autres soient dépendants comme s’il y avait
accaparement de l’aptitude de la terre à donner aux êtres vivants. Il y
a une
médiation qui engendre la dépendance.
De là devait naître un
conflit entre hommes et femmes. Les premiers tendant à s’autonomiser en
autonomisant un pouvoir, en l’abstraïsant. Les secondes tendant en
revanche à
maintenir son opérationnalité dans la totalité de la communauté.
8.3.5. La sédentarisation
(formation d’un foyer
d’irradiation), le stockage, l’affirmation du pouvoir, fondent un
mouvement
contradictoire : une fixation à la terre (fonciarisation) et
une tendance
à échapper aux limitations naturelles. Tout au long du devenir
historique
ultérieur il y aura une certaine compensation entre les deux éléments
de la
contradiction, mais l’équilibre sera rompu avec le développement du
capital
pour qui toute limitation, toute barrière doit être surmontée. A partir
de là,
l’espèce est lancée dans un devenir totalement différent.
8.3.6. L’agriculture n’a pu
naître que dans les zones
où la puissance végétale n’était pas trop exubérante et là où le sol a
une
structure stable par suite de la présence d’un humus important lui
permettant
de résister au lessivage des pluies.
Beaucoup de peuples se
sont opposés à son introduction parce qu’ils intuitionnèrent la
destruction
qu’elle impliquait. Ce fut le cas de beaucoup de communautés
africaines.
Même là où elle s’est
finalement développée, l’agriculture utilisant la charrue et
l’irrigation
rencontra l’opposition des femmes.
Leurs craintes étaient
justifiées puisque la Mésopotamie a été désertifiée à cause de la
pratique de
l’irrigation (cf. La terre sans arbre).
En ce qui concerne
l’Egypte, l’agriculture n’est pas seule en cause ; il s’y
ajoute l’élevage
et le déboisement afin de fournir les matériaux pour diverses
productions. Les
montagnes du sud de ce pays subirent depuis un très lointain passé une
érosion
intense, génératrice de limons emportés par le Nil. Ainsi il serait
plus exact
de dire que l’Egypte est un don de ces montagnes qu’un don du Nil qui
n’est que
le vecteur de la fertilité.
Dans les pays tempérés au
nord de la zone méditerranéenne la répartition des pluies tout au long
de
l’année et donc leur faible force mécanique ainsi que la présence dans
les sols
d’un humus plus puissant fait que l’agriculture a pu mieux se
développer par
suite de ses incidences non catastrophiques. C’est d’ailleurs à partir
de ces
pays que se développeront les différentes révolutions agricoles et
c’est là
qu’ont été obtenus les rendements les plus élevés.
8.3.7. La mise en place de
l’agriculture nécessita
des siècles et ne se déroula pas de façon linéaire dans l’espace et
dans le
temps. Elle tendit d’autant plus à la création d’un surplus que la
communauté
avait subi le choc d’une disette, d’une famine lors de la longue
période de
glaciation. Ceci avait pu engendrer les complexes de stockage et de
sécurisation.
Les éléments accumulés purent être gardés par la communauté en tant que
telle,
par certains membres ou par un seul, la représentant. Là réside un
possible de
l’émergence d’effectuation du pouvoir, de la propriété.
C’est en fonction de tous ces
éléments qu’on peut saisir le développement intégral de l’agriculture.
Rappelons que ce sont les
femmes qui, en utilisant le bâton à fouir, l’inventèrent. Au départ
elle eut
une faible action modificatrice sur la nature car, comme nous l’avons
vu, elle
consiste à favoriser le développement de certaines plantes aux dépens
des
autres dont la progression est enrayée, par exemple, par arrachage. Une
étape
essentielle est franchie en semant et en transplantant des plantes
déterminées.
C’est le démarrage réel de l’agriculture qui, dans cette phase, dépend
totalement des précipitations. Ce n’est pas trop préoccupant,
périlleux, en ce
qui concerne la récolte, étant donné que les plantes sont autochtones
et ne
sont pas encore fragilisées par une sélection univoque.
La phase suivante va
réclamer des outils puissants à cause de la nécessité d’un défrichage
plus
intense, d’une préparation plus poussée de la terre ; d’où
l’utilisation
de l’invention du polissage de la pierre, qui permit d’utiliser d’abord
d’autres roches que le silex, ,des métaux ensuite, pour faire des socs
pour les
charrues.
Les activités nouvelles de
défrichage et de labourage furent développées par les hommes. La
nécessité
d’avoir une force de traction plus puissante conduisit à l’emploi
d’animaux de
trait qui furent castrés.
Cette agriculture eut de
plus en plus besoin d’eau, ne serait-ce qu’à cause des grandes pertes
dûes à
l’évaporation par suite de la mise à nu du sol, peut-être même à la
suite d’une
aridification consécutive à un déboisement et en général au
déséquilibre
produit dans des écosystèmes très fragiles (ceci dû à des causes
indépendantes
de l’homme, assèchement dans les zones de l’Afrique du Nord et du
Proche-Orient) engendra la mise en pratique de l’irrigation, autre
moment
important de la manipulation du milieu environnant. Le phénomène est
plus ou
moins passif comme dans la vallée du Nil où les hommes utilisent un
phénomène
naturel et le canalisent, ou plus ou moins actif en ce sens que les
hommes
construisent un vaste système de canaux jouant le rôle de voies d’eau
naturelles.
Ce type d’agriculture fut
en outre dépendant des apports d’autres domaines de l’activité de
l’espèce. Il
fallait pouvoir mettre en réserve, d’une part la portion de la récolte
qui devait
servir à recommencer un procès de production l’année suivante, d’autre
part
celle destinée à la nourriture des hommes et des femmes ainsi que des
animaux.
Ceci retentit sur l’habitat qui n’est plus seulement un lieu de
protection
contre les intempéries et contre les prédateurs, mais un lieu de
conservation
et de pérennisation de l’activité. D’où nécessité d’isoler la
communauté de
l’environnement et donc celle d’édifier des murs, des enceintes, ainsi
que
celle d’utiliser des chasseurs en tant que défenseurs.
Ultérieurement, la
divinité sera hébergée, emprisonnée dans un édifice réalisant une
intériorisation en rapport à l’intensification 19.
Etant donné qu’il faut
assurer la continuité de la production, le culte des morts prend alors
une
grande importance et sera un des fondements de la religion tant dans
ses
manifestations concrètes (du tholos au temple, par exemple) que dans
celles
abstraites :les diverses représentations s’édifiant à partir
d’une
réflexion sur la mort et sur le possible s’une vie au-delà. Il
semblerait alors
que l’humanité emprunte un autre développement, à partir de la mort.
Auparavant, ce qui était essentiel c’était le surgissement même des
êtres
vivants directement de la terre. A partir de ce moment, elle se
préoccupe de se
situer par rapport à deux limites, même si elles ne sont pas dès le
début
référées à des individualités : naissance et mort qu’il faudra
instituer
par des pratiques.
Le lieu du culte ne
pouvait pas être séparé de celui du pouvoir se concentrant et
s’autonomisant
toujours plus, point de départ à la formation de la ville.
La nécessité impérieuse
soit de prévoir les crues (Egypte) soit les moments où certaines
activités
doivent être effectuées, impose la mise au point d’un calendrier. Il
fallut en
outre être à même de délimiter les divers lopins de terre accordés aux
membres
de la communauté, ou enregistrer les quantités des différents récoltes
surtout
lorsque l’imposition se généralisa. Il fallut un système de comptage
qui fut
finalement réalisé grâce à l’écriture (bien que certains peuples, comme
les
incas, furent capables de s’en passer grâce à un système de cordelettes
colorées, les quipus). Un corpus réglant l’ensemble des diverses
activités qui,
se développant en une radiation aurait pu dilacérer la communauté,
s’est
progressivement imposé. La concentration du pouvoir s’opère en
définitive au
sein de ce groupe de gens capables de réaliser des opérations
abstraites
déterminant la série des actes concrets constituant le procès de vie
global et
se présentant comme des appendices de l’unité supérieure, l’abstraction
de la
communauté : l’Etat.
8.3.8. Au
cours du procès d’instauration de l’agriculture les rapports entre
hommes et
femmes subirent de grands changements qui s’opérèrent, il est vrai, sur
une
longue période et qui sont synergiques des changements de la relation à
la
terre.
Le fait que ce soit les
femmes qui aient introduit cette activité a accru leur importance au
sein de la
communauté, mais l’accroissement de la sécurité renforça le mouvement
d’autonomisation
des membres de la communauté, ainsi que la disponibilité pour une
recherche
active. C’est particulièrement de cette dernière qu’on doit faire
dériver
l’invention de la charrue. On ne peut pas considérer l’introduction de
cette
dernière dans le procès agricole comme découlant d’une volonté des
hommes de
supplanter les femmes. Affirmer cela obligerait à faire la
démonstration que
les hommes se trouvaient à une période antérieure dans un état de
sujétion dont
ils auraient cherché à se libérer.
La dynamique
d’introduction de nouvelles pratiques doit faire intervenir un très
grand
nombre de facteurs. Quoi qu’il en soit, avec celle de la charrue
s’opère, comme
on l’a déjà signalé, la première substitution des femmes par les hommes
dans
une grande partie du procès, ce qui aboutit à une répartition des
tâches :
les hommes préparent la terre, les femmes sèment, entretiennent et
récoltent.
Commence alors de façon
percutante le procès de médiation où les hommes deviennent
prépondérants, les
femmes étant rejetées dans celui d’assurer l’apport de denrées, de
nourrir,
entretenir la maison, etc. (les tâches dites domestiques).
Au cours des siècles, ce
second progrès, bien que fondamental, a été considéré avec mépris. Le
progrès a
été conçu comme consistant en un mouvement de libération vis-à-vis de
lui. Les
femmes entrant de plus en plus dans la sphère de production, ce procès
est
absorbé par celui social de production. D’où le triomphe de plus en
plus grand
des plats tout prêts qui escamotent l’activité autrefois effectuée par
les
femmes en vue de nourrir leurs proches. De façon médiatisée,
sophistiquée,
artificielle, etc., la communauté actuelle tend à nourrir tous ses
membres qui
sont dépossédés de toute activité.
En bref, les femmes
opposées au, puis exclue du procès de production, confinées dans une
forme de
relation aux choses et aux êtres antérieure à cette dernière, c’est à
dire la
cueillette, sont ensuite absorbées par ce procès, surtout au moment où
la
production perd de son efficace social. On a, là encore, un signe
patent de la
fin d’une vaste époque.
8.3.9. L’agriculture
apparut à beaucoup de communautés comme relevant d’une
pratique qui opérerait une violation de la terre-mère ; de là
le refus
qu’elles opposèrent à son adoption.
« Un prophète indien
à Priest Rapids, sur la rivière de Colombie, dissuada ses fidèles de
labourer
le sol, car « c’est un péché que de blesser ou de fendre, de
déchirer ou
d’égratigner notre mère commune par les travaux
agricoles » »
(Frazer, « Le Rameau d’or. Le dieu qui meurt Adonis, Atys et
Osiris », éd. Laffont, t. 2, p. 256).
On pourrait multiplier les
citations provenant de différents lieux, de divers peuples.
Domination des hommes sur
les femmes et domination sur la terre-mère, sa manipulation, vont de
pair. On
peut penser que le phénomène de supplantation des femmes par les
hommes, en
acte dans les communautés agraires, n’a pu réellement se concrétiser
que par
l’intervention de communautés où le phénomène patriarcal s’était déjà
instauré,
c’est à dire dans les communautés pastorales.
Ici, à ce propos, il
convient de noter
les différents cas
possibles surgissant lors des heurts entre communautés différentes.
Destruction d’une
communauté par une autre (exemples multiples ; il n’y a qu’à
lire la
Bible).
Assujettissement de la
communauté vaincue et changement de son mode de vie, par exemple
lorsqu’il y a
résorption de l’agriculture et élargissement de l’aire du pastoralisme.
Equilibre entre les
deux : cas de rencontre entre ethnies pastorales avec d’autres
agraires
dans la Grèce ou dans la Chine antiques (ce qui ne veut pas dire que
cela ne se
fasse pas sans quelques massacres).
Absorption de la
communauté conquérante par celle conquise : cas de divers
ethnies nomades
(barbares) par la communauté chinoise.
Pour en revenir au heurt
communauté agraire/communauté pastorale, il convient de noter que là où
les
peuples pasteurs ne parvinrent pas à s’imposer, le matriarcat subsista
de façon
plus ou moins substantielle. Ainsi l’Egypte fut certes envahie,
conquise par
les Hyksos, qui étaient des pasteurs, mais il n’y eut pas une greffe
réelle
entre les deux communautés, seulement une espèce de coexistence
verticale. Ils
furent finalement chassés ainsi que les hébreux qui avaient maintenu
leurs
pratiques d’élevage et qui avaient pu jouer un jouer un rôle
d’intermédiaire
entre communauté hyksos et communauté égyptienne dominée. C’est
pourquoi de
nombreux restes du statut privilégié de la femme persistèrent dans ce
pays.
8.3.10. Avec
la réalisation de l’agriculture résultant de la résolution d’une
tension à l’intérieur de la communauté, on a passage de la prédation à
la
production, plus exactement la première devient moment final de la
seconde. La
production surgit par et par là la consommation et leur adjuvant
inévitable, la
distribution ; naissance, donc, de tous les fondement de ce
qui opérera
sous forme de concepts dans l’économie se posant en tant que science.
Il nous faut insister sur
le premier terme. On a production 20 quand
il y a une transformation réelle qui implique une intervention plus
importante,
une substitution à un procès naturel qui se fait spontanément. Le
travail est
cette activité qui vise justement à produire. Avant, il n’existait pas,
car
l’activité de la chasse ou de la cueillette n’implique pas une
transformation
globale. Il en est de même de la fabrication des outils. Il y a
toujours une
immédiateté tandis que lorsqu’il y a travail surgit une médiateté qui
structure
la séparation potentielle puis cinétique, en ce sens qu’elle se
développe,
s’actualise et s’objective de plus en plus au fur et à mesure du
perfectionnement du procès agriculture. Or ceci est déterminé par les
nouveaux
rapports communautaires qui positionnent différemment l’activité
créatrice au
sein du procès de vie de la communauté. Ils l’interposent entre ses
membres.
De là découle qu’il est
absurde de parler d’une division du travail aux périodes antérieures et
contemporaines de la chasse, par exemple d’une division du travail
originelle
entre les sexes. Durant toute une période, on a une orientation diverse
des
composants de l’espèce en rapport à l’environnement mais chacun a une
activité
totale, simple modalité de l’activité spécifique. C’est justement
pourquoi ils
peuvent également s’opposer, en se définissant à partir de deux
attitudes
diverses.
L’agriculture sous sa
forme développée – nous l’avons vu – réalise une union de diverses
activités
qui engendre le procès de production ; c’est lui qui pourra
être effectué
ensuite de façon fragmentaire par divers groupements humains fondant
ainsi la division
du travail 21.
Durant la même époque
naissent les concepts de richesse et de pauvreté qui sont liés à des
réalités
inimaginables antérieurement où il y avait partage, tandis que
maintenant il y
a accumulation différentielle en rapport au fondement du procès de
genèse de
l’agriculture. D’où certains possèdent, d’autres pas 22.
Ici encore il nous faut
bien insister : il n’y a pas une filiation quelconque entre
richesse
originelle et pauvreté successive, mais les deux naissent
simultanément.
Auparavant l’une comme l’autre n’ont aucun sens.
Le couple travail/repos,
travail/fête (devenant travail/loisir à l’heure actuelle, puis
évanescence de
la distinction) se manifeste également à partir de ce moment-là,
opérant une
dichotomie dans l’activité de l’espèce, par l’introduction d’une donnée
culturelle, le repos, qui n’existe nullement dans la nature. Elle ne
connaît
que des activités différentielles en intensité. Il n’y a de repos que
lorsqu’il
y a mort.
L’explication de Marx au
sujet du devenir des sociétés humaines axées sur l’antagonisme entre
développement des forces productives et rapports de production est
opérante à
partir de cette époque où s’effectua une rupture (qui nécessita de
nombreuses
années) dans le comportement de l’espèce vis-à-vis de la nature.
Ainsi ce qu’il appelle
communisme primitif ou première forme de la communauté (Gemeinwesen)
correspond
à toute la phase antérieure à la chasse et à celle de la
cueillette-chasse
postérieure. Plus précisément, on peut dire la communauté immédiate est
active,
opérationnelle, effective de façon réelle pendant toute cette période,
mais
qu’ensuite, au fur et à mesure que se développe l’agriculture, elle n’a
plus
qu’une opérationnalité formelle (par analogie on pourrait parler du
passage
d’une domination réelle à une domination formelle) et qu’elle perdure
encore
pendant toute une phase de développement de celle-ci parce qu’elle
opère alors
surtout en tant que forme qui englobe et tend à limiter divers procès
d’autonomisation et de médiation qui tendent à rendre évanescent
l’antique
contenu communautaire, la substance de la communauté antérieure 23.
8.3.11. Le
surgissement de la production fonde la dynamique de
l’appropriation ; plus
exactement celle-ci est la présupposition de la première, elle en est
la
conséquence.
Il y a surgissement (avec
la pratique de l’élevage également) de la propriété privée et de la
propriété
commune ; auparavant il n’y en pas. On a une occupation du sol
par un
groupement humano-féminin déterminé. Tous les hommes et toutes les
femmes
peuvent accéder au territoire. A partir du moment où il y a
sédentarisation, il
y a le double processus d’appropriation d’une portion de territoire par
une
famille et dévolution d’une famille à un territoire (phénomène qui
deviendra
toujours plus ample : anthropomorphose de la propriété
foncière (Marx)).
Nous avons vu comment se
posait une appropriation de la part de certains membres tendant à
affirmer un
pouvoir. Il est probable que ceci ait concerné d’abord un rapport de
communauté
à communauté et
qu’ensuite les membres
représentants temporaires de la communauté se sont autonomisés devenant
permanents et aient intériorisé le procès au sein de ces dernières.
Ceci
explique en même temps le développement des formes inférieures du
commerce, du
mouvement de la valeur, encore centré sur la valeur d’usage. Au fond,
un membre
devient centre afférent du flux qu’il réoriente (potlatch), ce qui lui
donne un
pouvoir.
Il y a là alors un
phénomène de séparation entre le membre de la communauté, les produits
et la
communauté elle-même. Il n’y a plus une continuité mais surgit une
discontinuité qui donne forme à la fois à l’objet et au sujet 24. Le
membre de la communauté ne permet
plus un simple passage d’un point à l’autre de cette dernière, comme
cela peut
l’être dans le cas du potlatch.
Dès lors s’opère une
polarisation selon le privé et selon le commun ; c’est de la
façon dont
les hommes et les femmes se comportent vis-à-vis de ces deux pôles que
se
définissent les différentes formes de production. Plus globalement, on
peut
dire que l’ensemble agriculture plus ou moins développée, élevage,
métallurgie,
poterie, permet un développement selon un pôle foncier. Dans ce cas, ce
qui est
essentiel, c’est la dépendance vis-à-vis de la terre (productrice,
arable, apte
à nourrir des troupeaux) qui est la médiation essentielle. Cela peut
conduire à
la formation de l’Etat, mais cela peut aussi demeurer en deçà.
Cependant, au sein de ce
devenir prend également naissance le mouvement de la valeur qui est
plus ou
moins opérant selon les communautés, mais qui est toujours soumis en
définitive
aux communautés ou à l’Etat, tout en ayant contribué au surgissement de
ce dernier.
Le pôle foncier apparaît
sous une forme sédentaire là où l’agriculture domine et où l’Etat peut
s’implanter ; sous une forme mobile avec le pastoralisme
nomade.
On a déjà indiqué le
terrible antagonisme entre les agriculteurs et les éleveurs (entre
sédentaires
et nomades) : antagonisme centré sur le problème de
l’occupation des sols,
surtout au moment où il y a des calamités dues à des variations
climatiques, à
une surexploitation découlant d’une augmentation démographique de la
communauté.
Son substrat est profond et détermine l’affrontement de deux humanités
affirmant différemment le discontinu. Ce conflit se superpose à celui
entre
hommes et femmes, entre discontinu et continu.
Il faut toutefois
également signaler la complémentarité des deux pôles, lorsqu’on
envisage
l’implantation de l’espèce sur une aire très vaste, comme le fait
remarquer
Toynbee : les agriculteurs donnent de la nourriture végétale,,
les
éleveurs donnent de la viande et des peaux. Ceci permit une mainmise
des hommes
sur des terres où il n’est pas encore possible de pratiquer
l’agriculture.
8.3.12.
Production
et appropriation vont progressivement être médiatisées par
l’exploitation,
parce que la communauté en se fragmentant, engendrant classes ou
castes, il
apparaît une couche d’hommes qui font produire, travailler d’autres
hommes afin
de récupérer une partie de leur production. Cette exploitation n’est
qu’une
forme intériorisée dans la communauté de celle qu’opère Homo sapiens
vis-à-vis
d’autres espèces (les abeilles, par exemple, à qui on vole le miel).
Autrement
dit, ce qui a été fait aux animaux est ensuite appliqué aux hommes et
aux
femmes (c’est une constante dans toute l’histoire de l’espèce).
L’existence de biens
cumulables : bétail ou produits de l’agriculture
(ultérieurement produits
de la métallurgie) rend possibles les premières formes de
guerre : razzia,
pillage, rapine, qui demeurent dans le cadre d’une prédation.
Il est important de noter
que lors de la chasse, il y avait divers mécanismes permettant que les
armes ne
fussent pas utilisées contre ses semblables 25.
Avec le développement de l’élevage et de l’agriculture il n’en est pas
de même.
Escalon de Fonton met en relation surgissement de la guerre et
accroissement
démographique, et fait cette remarque qui confirme notre
conception :
« Toute la suite de l’histoire de l’humanité n’est que la
poursuite
logique et inéluctable des conséquences de la première rupture
d’équilibre
entre l’espèce humaine et le milieu qui la supportait » (c.f.
Le Monde du
07.02.1979).
Il est évident que cette
forme primitive de guerre conduite non seulement pour se procurer des
biens
mais aussi des hommes ou des femmes pour faire des sacrifices.
Ultérieurement ils seront
capturés pour en faire des esclaves et être exploités et ceci
concernera soit
des membres isolés d’une communauté, soit celle-ci tout entière. On n’a
plus
alors la prédation mais l’exploitation.
Nous avons parlé de formes
primitives de guerre car pour que celle-ci se manifeste réellement, il
faut
deux camps opposés, deux armées, sinon on reste à une forme de chasse.
Or pour
que ceci se réalise il faut de nombreuses transformations au sein des
communautés (c.f. 8.4. et 8.5.).
8.3.13.
Le
triomphe de l’agriculture dans la pratique d’Homo sapiens afin de se
procurer
sa nourriture a diverses conséquences qui auront une grande influence
sur la
représentation globale.
On eut un grand
développement de la cuisine. La cuisson des aliments remonte très loin
dans le
temps puisque les peuples chasseurs non seulement faisaient rôtir leur
viande
mais ils pouvaient la faire bouillir. En effet, étant donné qu’ils
possédaient
des récipients faits de peaux cousues (des outres), ils pouvaient y
mettre de
l’eau et de la viande et ensuite des pierres chaudes ce qui permettait
une
cuisson rapide. Or ceci est possible depuis 17 000 ans, époque
à laquelle
remonte l’aiguille à chas.
Le développement de la
cuisine est certainement dû dans un premier temps à une nécessité de
conserver
les aliments. Certaines pratiques sont simples comme le séchage, la
fumaison ou
la simple cuisson, mais dès qu’il y a apport d’ingrédients, on a
réellement
affaire à une pratique culinaire.
La cuisine fut nécessaire
pour rendre consommable ce qui ne l’est pas immédiatement parce que
trop dur,
toxique, etc., pour compenser la perte de certains éléments passés dans
l’eau
de cuisson et jetée ensuite, ce qui modifie la saveur et peut créer une
carence. En conséquence, en plus de l’utilisation du chlorure de
sodium, il y
eut celui des épices. Ces dernières furent utilisées afin de masquer la
mauvaise odeur et le mauvais goût des viandes avariées en pays chaud.
Plus tard
–quand manger n’est plus un simple acte nutritionnel et intégrateur
dans la
communauté, mais un acte presque exclusivement culturel – elles
servirent à
stimuler l’appétit, comme c’est le cas, de nos jours, non seulement
avec elles,
mais avec les apéritifs.
Le fait culturel a deux
déterminations essentielles : la consommation ostentatoire et
la prise de
nourriture en tant que compensation au vide affectif en rapport à la
diminution
d’intensité du champ chiral de la jouissance, du toucher multiple,
déterminé
par la dynamique du
pouvoir qui
s’amplifie dans ces sociétés.
Ces deux déterminations
sont nouvelles et viennent plus ou moins s’intégrer à la dimension
culturelle
que nous avons longuement exposée dans le chapitre sur la chasse.
Ajoutons que
la consommation ostentatoire s’accompagne de manifestation de
pouvoir :
susciter l’appétit chez ses convives c’est les rendre dépendants de la
nourriture offerte.
Le phénomène de
réflexivité opère également ici puisqu’il y a accession à une
consommation
différée.
La cuisine, dès qu’elle
atteint un certain développement se présente comme un phénomène de
différenciation-séparation d’avec la nature : la rupture
d’avec
l’animalité se marque au travers de pratiques culinaires qui permettent
aussi
une différenciation entre ethnies. Malgré ce, la nourriture conserve
encore son
rôle d’identificateur-fondateur. Lorsque Homère parle des hommes
mangeurs de
pain, il veut exprimer par là l’essence des hommes pour les opposer à
d’autres
êtres comme les lotophages par exemple 26.
Plus tard les naturalistes opéreront de même en bâtissant leurs
classifications
des animaux où ils sépareront les végétariens des carnivores, des
détritivores,
et en faisant, dans chacun de ces groupes des subdivisions fondées
encore sur
le type de nourriture recherchée par les diverses espèces.
Ultérieurement,
l’utilisation de divers ustensiles pour contenir et prendre la
nourriture
(vaisselle diverses, fourchettes, cuillères, baguettes, etc.) permirent
également d’opérer des différenciations dans le corpus social. Car, à
partir du
moment où la division de la communauté atteint un certain degré, qu’en
définitive on a une société, tout devient élément pour signifier la
position de
celle-ci.
Plus il y a raffinement –
apanage de la civilisation – plus il y a séparation entre l’aliment et
le
consommateur, liée à sa préparation et à son mode de préhension.
La prise de nourriture
avait la dimension de la communion. Ceci reste vrai uniquement pour des
groupes
limités. D’un point de vue global, elle opère en tant que phénomène de
différenciation-séparation jusqu’à nos jours où son importance
s’estompe. Il en
est de même pour la cuisine domestique, ce qui facilitera peut-être la
remise
en cause de toute cuisine, car celle-ci est pour la santé de l’espèce
la plus
grande catastrophe advenue.
8.3.14.
Les
modes et les moments de la prise de nourriture sont dépendants, en
outre, d’une
contrainte surgie avec la division de la communauté et l’instauration
du procès
de production : le travail. En effet, les exigences de ce
dernier font que
les hommes et les femmes – constituant la majorité – de la société – ne
peuvent
plus manger à n’importe quel moment de la journée, mais doivent le
faire à des
moments précis ne pouvant pas nuire au déroulement du procès de
travail. Il est
évident que ceci fut une autre cause de l’abandon définitif d’un régime
frugivore qui ne peut être pratiqué que si la prise de nourriture est
multiple
au cours de la journée.
L’Etat interviendra
directement ou indirectement dans la réglementation de l’ordonnancement
de la
journée des travailleurs. En même temps les divers actes
(particulièrement les
repas) de celle de l’unité supérieure (des gens détenant le pouvoir)
sont
élevés au rang de rites qui fondent ceux de la majorité de la
population. Nous
retrouverons cette question avec celle de la domination du temps par le
pouvoir
et l’esclavage des hommes et des femmes, dont nous ne sommes pas
sortis.
En réaction, il y eut une
espèce de sanctification des repas pris les jours de repos, de fêtes,
ou bien à
l’occasion de fêtes sauvages, etc.. Mais cela ne faisait que
sanctionner
l’institution.
Actuellement, avec la
flexibilité sévissant partout, il y a, là encore, la fin d’un
phénomène. Mais
l’évanescence de la cuisine et même celle de la nourriture ne
coïncident pas
avec une tendance des hommes et des femmes à refonder une convivialité
sur la
prise de nourriture. Ce n’est qu’un cas particulier d’un phénomène
général : tout est individualisé, égocentrisé.
Il convient de retrouver
des moments fondamentaux où s’effectuent concrètement la réalité
communautaire,
des espèces de nœuds dans le rythme de vie de la communauté. La prise
de
nourriture devant redevenir multiple par suite de la réacquisition
d’une
alimentation frugivore ne pourra plus jouer un rôle essentiel, mais
elle pourra
contribuer à retrouver une profonde jouissance au monde, non plus
lestée (comme
avec l’alimentation antérieure) de conséquences néfastes.
8.3.15.
Une
autre activité également très ancienne et à laquelle nous avons déjà
fait
allusion, la couture, accroît encore son importance, qui fut déjà
considérable
au coures des millénaires antérieurs, puisqu’elle permit la fabrication
de
vêtements, de couvertures, d’outres, de tentes, de kayaks, etc..27. Elle
est dépendante non seulement de
la production d’aiguilles, mais de celle de fil d’où son étroit rapport
au
filage ; tandis qu’elle est relayée par le tissage.
A cause de leur importance
dans le procès de production, ces deux activités, couture et tissage,
auraient
pu servir d’opérateurs de connaissance. La pratique de la couture
aurait pu
fonctionner comme source d’analogons pour indiquer par exemple un
procès
d’adjonction, d’union, particulièrement si on pense au bouton et à la
boutonnière. Un tel système évoque inévitablement l’ensemble
tenon/mortaise,
lui-même très ancien et fondamental pour toute construction en bois
comme en
pierre (c.f. Nougier, o.c.).
Q’il en fut ainsi ne peut
pas s’expliquer uniquement par le fait que tissage et couture furent
initialement des activités féminines, car l’agriculture, inventée par
les
femmes, livra une foule d’opérateurs de connaissance et d’analogons
sexuels.
Or, bouton et boutonnière, tenon et mortaise se prêtaient fort bien à
l’évocation de l’acte sexuel !
8.3.16. La
sédentarisation, les aliments cuisinés, l’accroissement de nourriture
ingérée,
causèrent un développement des maladies 28.
Il doit être étudié en rapport :
1° à la
disparition de la communauté immédiate qui pouvait assurer la défense
de chacun
de ses membres selon un mécanisme de type hormonal qui n’a jamais été
étudié au
sein du monde animal.
2° Aux grands
déboisement qui provoquèrent des
déséquilibres écologiques énormes. Certains êtres vivants ne purent
survivre
qu’en venant infester hommes et femmes, pouvant les parasiter. Outre le
phénomène advenu au néolithique, on peut signaler le rapport entre
grands
défrichages du Moyen-Âge et les épidémies ultérieures, ceux du XVIII°,
XIX° et
XX°, et diverses maladies de par le monde.
3° Aux crises de
la représentation, à son effondrement (c.f. « Gloses en marge
d’une
réalité », Invariance série IV, n° 2). Citons à titre
d’exemple
l’effondrement de la représentation bourgeoise lors de la guerre de
14-18 et la
grande épidémie de grippe de 1919, qui causa autant de morts que la
guerre
elle-même. L’angoisse, l’incertitude du et au monde, fragilisent
l’espèce.
4° A la
concentration de populations en des espaces réduits permettant une
concentration de parasites.
5° A
l’affaiblissement de l’espèce due à une nourriture inadéquate.
Précisons qu’il n’y a pas
des maladies mais une maladie qui est la toxémie, accumulation de
toxines dans
l’organisme causée par une mauvaise alimentation et une vie non
épanouissante.
L’organisme affaibli peut dès lors être facilement la proie de divers
parasites. Plus exactement, il permet que s’instaure un déséquilibre et
divers
êtres vivants se multiplient de façon privilégiée devenant des
parasites.
Ajoutons qu’à l’heure
actuelle me phénomène atteint un seuil critique en ce sens que c’est
l’ensemble
du monde vivant qui tend à éliminer Homo sapiens destructeur du procès
de vie.
Le développement des
maladies provoqua l’essor de la médecine qui, à son tour, entretient
les
maladies ; phénomène explicité depuis très longtemps puisqu’un
papyrus
égyptien contient l’affirmation suivante : « Un quart
de ce que nous
mangeons nous fait vivre, les trois quart restant servent à faire vivre
les
médecins ».
8.3.17.
Selon
Escalon de Fonton (c.f. article cité), les terres nouvelles plus riches
en sels
minéraux apportèrent aux hommes et aux femmes une nourriture qui accrut
leur
fécondité. Pour d’autres, c’est la consommation de blé (dont
l’enveloppe du
grain est riche en vitamines) au travers du pain et divers autres
aliments qui
exalta la fécondité de la femme (peut-être en est-il de même pour
d’autres
céréales). 29
Ce n’est pas impossible
mais la cause profonde doit être plutôt recherchée dans la
sédentarisation et
dans le culte dont elle fut l’objet. C’est à dire qu’elle a été pour
ainsi dire
cultivée et sélectionnée pour sa fécondité et sa force de travail.
Confinées
dans la reproduction et dans les travaux domestiques ou agraires, les
femmes
ont été souvent traitées simplement comme du bétail.
Il y a là, au cours de
plusieurs siècles, un phénomène d’inversion (sur lequel nous
reviendrons).
L’exaltation de la femme dans sa dimension de génitrice est un des
fondements
de son asservissement. Affirmer cela ne vise en rien à escamoter toute
la
période historique où elle fut pour ainsi dire
« souveraine » et où
l’humanité ne connut pas les contradictions et les conflits qui
surgirent
ensuite.
Cet accroissement de
fécondité entraîna donc un incrément démographique qui nécessita une
augmentation de production (développement des forces productives) et
fut gros
de diverses conséquences dont on s’occupera ultérieurement.
A l’heure actuelle, il y a
une certaine coïncidence entre l’élimination de la terre, celle de la
femme et
celle de la culture traditionnelle. On a de
plus en plus une culture hors sol ; on tend à des
procréations sans
femmes ; le culte de ces dernières a disparu de même que les
divers cultes
s’estompent. C’est la fin de la culture. Enfin, la fécondité humaine
est remise
en cause par le sida et diverses maladies sexuellement transmissibles 30.
Ainsi nous constatons que
l’instauration de l’agriculture crée un déséquilibre permanent entre
l’espèce
et le milieu.
8.3.18.
La
pratique de l’agriculture provoque un bouleversement de la
représentation[31]
tout en intégrant une grande partie de celle antérieure, en la
modifiant, en la
réorientant, ce qui rend difficile la compréhension des différents
moments du
procès de connaissance. Toutefois, étant donné que c’est le procès de
production qui devient opérateur de connaissance, il est possible de
saisir la
modification profonde qui s’opère alors. Tout provient d’une
transformation
donnée, d’un culte, d’une culture. L’homme, la femme, apparaissent
comme des
opérateurs-transformateurs. Rien ne peut se produire spontanément.
C’est le
moment de la naissance effective de la culture qui est fondée sur
l’idée de la
nécessité de l’intervention de l’espèce dans tous les procès afin
qu’ils
puissent se réaliser, et sur celle d’améliorer ce que fait la nature,
et l’on
peut dire, à la limite, s’en passer (ce qui est en connexion, en
filiation avec
l’idée de supériorité, de domination qui habite l’espèce à partir du
moment où
elle pratique l’élevage).
Le culte devient un
ensemble de rites[32]
dont
l’observation rigoureuse vise à assurer le déroulement parfait d’un
procès
donné, de même la culture est un ensemble de règles visant à atteindre
un but
similaire mais dans le champ de l’immédiat. On doit rappeler à ce
propos que le
mythe offre un modèle de comportement dont la représentation n’est pas
une
simple donnée théorique. Il a une dimension pratique, sinon il serait
une
simple abstraction. Il ne serait que de l’ordre du récit.
Le culte consiste
également en une domestication de ce qui a été engendré sur le plan de
la
représentation, les divinités par exemple.
Le procès de connaissance
doit de façon encore plus active opérer la compensation qu’induit celui
de
séparation de la nature. Tel qu’il sera déterminé par la nouvelle
pratique, il
demeurera, certes modifié par le surgissement de la valeur, et ne sera
supplanté que par celui surgi des nécessités du devenir du capital.
Toutefois,
même après le triomphe de ce dernier, il persistera mais refoulé,
relégué dans
l’inconscient de l’espèce.
La dynamique de la culture
fait qu’elle n’existe réellement que lorsqu’il y a des cultures
différenciant
d’abord des communautés entre elles, puis des groupements en leur sein.
Ultérieurement, elle consiste d’une part en un ensemble de pratiques et
de
représentations communes qui maintient une globalité-unité
indifférenciée qui,
par autonomisation, va contribuer à édifier la substance de l’Etat,
d’autre
part, en des ensembles plus particularisés concernant un nombre limité
de
membres de la communauté (dynamique analogue à celle de la propriété).
Ces divers groupes formant
la base, peuvent se séparer plus ou moins du sommet (unité supérieure).
En
conséquence, d’autres éléments culturels devront être engendrés (c.f. 8.5.).
8.3.19.
A
partir du moment où il n’y a plus de reproduction de la communauté à
travers
celle de ses divers membres, qui pour ce faire ont une activité donnée,
nous
avons émergence de la production qui est assurée par une fraction
majoritaire
de la communauté. Celle-ci engendre un surplus par rapport à des
besoins qui
lui sont déterminés par la partie dominante de la communauté, ce qui
implique
que s’affirme la base de la formation des classes et de l’Etat. Ce
surplus, qui
est stockable, soustrayable à une répartition immédiate, fonde une
sécurité qui
est déterminante pour la représentation de tout le devenir ultérieur.
L’acquisition de cette
dernière vécue comme la capacité de se soustraire aux aléas
climatiques, aux
attaques des animaux de proie, et par là comme une coupure-séparation
d’avec
l’animalité, fondant un isolat – tout au moins durant la phase finale
de
l’instauration de l’agriculture – est l’argument fondamental dans la
justification de l’accession à la nouvelle relation à la nature.
Nous avons là en germe la
thématique de l’illuminisme, de l’idéologie du progrès. On peut
caractériser en
partie celui-ci en disant que progresser c’est se séparer. Tout d’abord
de ce
d’où l’on vient, du passé, ce qui conduit à dénigrer ce dernier afin de
mieux
faire ressortir l’importance de l’advenu. Voilà pourquoi les périodes
antérieures à celles du triomphe de l’agriculture ont toujours été
représentées
comme étant celles où régnait la pénurie. Ce qui n’empêche pas qu’il
put y
avoir une certaine base objective réelle à cette affirmation. On ne
peut pas
nier que des famines purent avoir lieu qui traumatisèrent l’espèce[33].
Nous disons bien que nous
avons seulement le germe d’une pensée progressiste. Elle n’opéra que
d’un point
de vue ponctuel afin de justifier. Elle n’eut pas de développement
parce que
l’espèce essaya encore de se réinsérer dans un tout, de limiter la
séparation.
Ainsi l’humanité pendant
toute la période précédant le moment de surgissement de l’Etat vécut un
nouvel
équilibre avec la nature et ne fut pas aiguillonnée par le problème d’un devenir autre, au
contraire toutes les
communautés agraires cherchaient à maintenir leur mode de vie et
diverses
pratiques tendaient à réactualiser ce qui en constituait l’ossature.
Un frein au développement
d’une idéologie du progrès résidait dans l’existence du travail,
elle-même liée
à une contrainte : hommes et femmes ne s’y adonnaient pas
spontanément. De
là surgit la contradiction suivante : c’est par le procès de
production,
qui implique le travail, que l’espèce se définit supérieure à l’animal,
mais
c’est le non-travail qui va fonder la supériorité, le pouvoir. Ceci
n’interviendra que lors du surgissement de l’Etat. Nous reprendrons
cette étude
dans un chapitre consacré à ce dernier.
On ne doit pas oublier que
ce n’est qu’avec son émergence que se manifeste une pensée de la
coupure, du
discontinu. Auparavant, hommes et femmes ont toujours tendu à réinsérer
dans le
tout antérieur leurs pratiques nouvelles, même si elles entraient en
contradiction avec ce dernier. En outre, d’une part, les divers faits
qui nous
apparaissent comme révolutionnant le mode de vie se sont produits
durant des
périodes très longues, d’autre part, diverses découvertes récentes
mettent en
évidence qu’il y a eut beaucoup d’étapes intermédiaires, de telle sorte
que le
passage de l’activité de chasse-cueillette (postérieure à la période de
glaciation) à l’agriculture, présente un devenir continu. C’est plutôt
au sein
du développement de cette dernière qu’il y eut des bouleversements
notables.
8.3.20.
Jusqu’à
l’apparition de l’agriculture la terre est la terre-mère ;
elle est
considérée dans sa totalité. Avec cette nouvelle activité, ce n’est
plus qu’une
fonction de celle-ci qui est prise en considération et
exaltée : son
aptitude à engendrer des êtres vivants, sa fertilité, sa fécondité.
La vie des hommes et des
femmes va dépendre directement de celle-ci ; d’où l’importance
primordiale
qui lui est accordée. Or la fécondité de la terre est en relation avec
les
phénomènes météorologiques qui peuvent la modifier de façon drastique.
Il
suffit d’une sécheresse à un moment bien déterminé de l’année pour
compromettre
une récolte. Rien n’est assuré. De là les pratiques pour transformer en
certitude ce qui est peut-être au départ assez incertain. Il faut
rendre
certain ce qui est douteux, et ceci se manifestera d’autant plus que
des
déséquilibres se manifesteront qui apparaîtront comme la manifestation
de la
fatalité ou du hasard.
La représentation de la
femme en tant qu’être fécond par excellence devient prépondérante. Mais
ici,
aussi, il ne semble pas qu’il y ait une vrai rupture avec la période
antérieure, puisqu’à l’époque de la chasse (au magdalénien), la femme
fut
également exaltée (c.f. les statues de Lespugue, de Willendorf, etc.).
Certains
pensent que sa fécondité était mise en relation avec celle du gibier,
ce qui
expliquerait qu’ultérieurement la divinité personnifiant la chasse
était
représentée par une déesse : Artémis en Grèce, Diane à Rome[34].
8.3.21.
La
genèse-engendrement exerce une fascination sur les hommes et les
femmes. Elle
va être encore accrue lors de l’invention de la poterie (1000 ans après
l’agriculture) et avec la métallurgie. Elle servira à symboliser tout.
On a
affaire à une explosion de la représentation comme si l’espèce – dans
les lieux
où elle a accédé à ce nouveau comportement – jouissait d’avoir brisé un
verrou
bloquant jusqu’alors son développement.
Cependant, on ne peut pas
en inférer directement que là se trouve la racine de la joie profonde
que
manifesteraient ces populations. Il semble bien que ce soit l’apanage
de tous
les groupements humanoféminins non touchés profondément par le
phénomène de la
valeur, puis du capital. La base commune à la manifestation de cette
joie
dérive de la réalisation d’un certain accord avec la nature ;
et il n’y a
pas de répression sexuelle parce qu’il n’y a pas encore d’Etat.
A partir du moment où les
hommes interviennent de façon active dans le procès agricole, la femme
va
perdre son caractère de fécondité immédiate. Il va être médiatisé car
elle
devient celle qui est fécondable (d’où l’exaltation de la sexualité) et
qui par
là est apte à engendrer (il en est de même pour la terre). L’activité
de
l’homme opère une médiation. En conséquence, dans la représentation, on
a
l’union du soleil et de la terre.
La fécondité – activité de
la nature cultivée ou non – devient un opérateur de connaissance qui va
s’adjoindre à la vieille représentation où le corps humain et les
rapports
entre les membres de la communauté étaient déterminants. Les divers
phénomènes
sont abordés selon leur engendrement : ils proviennent d’un
acte productif
lequel est symbolisé, représenté par l’acte sexuel.
Tout est comparé soit au
sexe mâle, soit au sexe femelle et tous les rapports sont pensés en
analogie
avec l’acte sexuel (accouplement, pénétration) et à son résultat qui
exprime au
mieux la fécondité[35].
Ceci est le discours
apparent, conscient, mais l’inconscient (au sens où cela ne parvient
pas encore
au conscient) est en fait la pensée rationnelle qui essaie d’ordonner
les
éléments d’un tout toujours plus vaste.
A l’aube de ce siècle, en
revanche, par suite de la répression séculaire, c’est le travail qui
est
paradigmatique et la pensée rationnelle est fondement du
conscient ;
l’inconscient est alors la sexualité qui opère au sein de l’individu
une autre
série de relations entre les êtres et entre les êtres et le monde.
L’œuvre de Freud mit en
évidence un autre type d’inconscient où se manifeste une pensée qui
opère en
quelque sorte de façon analogue à celle des hommes et des femmes d’une
époque
très lointaine, celle où prédominait l’activité agraire et où l’Etat ne
s’était
pas encore imposé, donc à une époque où il y avait encore la
communauté.
Le défoulement au sens
simple du mot, c’est à dire la rupture du refoulement et la possibilité
de
l’affirmation de ce qui avait été refoulé n’a pas permis
l’épanouissement de la
sexualité – ne serait-ce que parce qu’elle fut autonomisée et séparée
de la
chiralité et de l’oralité – mais a aggravé au contraire le procès de
décomposition de l’espèce parce qu’elle a favorisé la combinatoire
sexuelle, en
même temps qu’elle a été absorbée par la reproduction et n’a donc pas
opéré au
niveau du vécu total des hommes et des femmes.
Une dernière remarque
s’impose, c’est que durant une longue période, à partir de
l’intervention plus
active des hommes dans le procès agricole, les rapports entre les sexes
aboutirent à un nouvel équilibre harmonieux. Ce n’est qu’avec le
surgissement
de l’Etat que la situation de la femme va se dégrader énormément.
Cependant ce
sont les modifications antérieures au sein du procès de production qui
permirent l’affirmation de la prépondérance mâle.
8.3.22.
On
a donc conjonction fécondité et fertilité ; d’où l’importance
de la
génération qui englobe ce que nous nommons actuellement la sexualité.
Ceci retentit
sur la représentation des rapports entre hommes et femmes coexistant à
un
moment donné ainsi qu’avec leurs ascendants et leurs descendants , ce
qui forme
le système de parenté. A l’époque antérieure où prédominait la
participation au
monde, un système horizontal prévalait ; maintenant on va
faire appel à un
système vertical. Tout membre de la communauté sera déterminé par
rapport à une
série de générations en même temps que par rapport à une gens ou à un
clan
donné (dimension horizontale encore opérante).
Etant donné que la parenté
exprime le rapport des hommes et des femmes à la communauté, elle
exprime des
repères permettant de situer chaque membre de cette dernière les uns
par
rapport aux autres et par rapport à l’environnement qui, au départ,
n’est pas
posé séparé de la communauté, ce qui adviendra avec le surgissement de
la
propriété qui est procès de séparation des êtres biologiques de leurs
participations, et de la communauté d’avec les siennes.
Lorsque les vieilles
communautés où prédominait la chasse deviennent des communautés de
chasseurs-cueilleurs et que commence à s’opérer une certaine
polarisation entre
les divers membres, la parenté apparaît surtout dans une dimension
horizontale,
elle exprime les relations entre les divers éléments : hommes
et femmes et
appartenances, pour une génération donnée. Il y a un phénomène de
classification qui l’emporte, la dimension verticale, généalogique est
peu
importante.
En revanche, avec le
triomphe de l’agriculture, ce qui devient essentiel c’est le procès de
production, d’engendrement, donc le problème de la descendance devient
essentiel. Il faut connaître le rapport entre les générations
successives. On
passe à une structure verticale. Ceci sera accusé lors de
l’instauration de la
propriété, puisque la généalogie sera un procès de justification de la
dévolution.
La parenté au sens où nous
l’entendons consiste alors en ceci : tout enfant est enfant de
la
communauté. L’homme comme la femme – les notions d’épouse et d’époux
sont, aux
divers moments historiques où nous nous plaçons, soit inexistants, soit
peu
opérants. Ils ne sont que des supports. L’importance de la femme dans
la
reproduction étant à l’évidence essentielle, il est normal que dans
tous les
cas ce soit son rôle qui soit exalté. Mais la maternité immédiate n’est
pas
déterminante, n’étant pas autonomisée. Elle n’existe que parce que la
femme est
membre de la communauté, la vraie engendreuse.
Le système de parenté est
plutôt un système de positionnement de tout membre de la communauté au
sein de
celle-ci et au sein de son environnement. La parenté s’étendant – du
fait même
de sa dimension horizontale, classificatrice, attributive, au-delà des
limites
de la communauté entendue au sens d’un regroupement d’hommes et de
femmes.
En revanche, avec
l’accroissement toujours plus grand pris par le procès d’engendrement
qui pose
son autonomisation, il est dès lors possible de particulariser l’acte
de
procréation et en conséquence la détermination de la position des
membres de la
communauté va se faire de façon verticale. Et, au fur et à mesure que
la
puissance de la communauté en tant que totalité immanente va diminuer,
en
relation avec le développement de l’individu, avec le surgissement de
la
propriété privée, il y aura nécessité d’individualiser géniteurs et
génitrices.
Les notions de père et de mère surgissent alors[36].
Même à ce moment-là
l’antique représentation de l’appartenance restera prédominante. Il
faudra,
dans beaucoup de régions, attendre le développement du capital pour
parvenir
réellement à opérer la séparation et à fonder l’individu. En effet, la
question
posée à un étranger n’était pas : qui es-tu ?
(proposition
individualisante), mais : de qui es-tu ? (c’est à
dire à qui
appartiens-tu ? – proposition participante). L’étranger était
alors amené
non seulement à citer les noms de son père et de sa mère, mais aussi
ceux de
ses grands-parents et, dans une certaine mesure, à expliciter son
« clan » (tout au moins ce qui pouvait en tenir lieu,
étant donné sa
disparition déjà ancienne).
On n’existait que parce
qu’on était fils ou fille de tel ou telle membres de la communauté, ou
de la
société. Nommer quelqu’un c’était indiquer son ascendance et donc sa
participation à une lignée. Ceci tend encore à persister dans la
nomination arabe.
Autrement dit, quand il y
a médiation il y a appropriation (en rapport au procès de production)
des
descendants. Il y a institution des rôles de père et de mère, avec
prépondérance de cette dernière. En conséquence, les descendants ne
participent
plus de façon immédiate. Il auront des relations aux autres membres de
la
communauté en fonction de leur statut déterminé par la généalogie.
8.3.23.
Les
antiques constituants de la représentation antérieure fonctionnent
encore mais
opèrent dans une totalité diverse. Ainsi il y a toujours la dynamique
de
l’interdit et du sacré qui opère en rapport à la terre même dont on
peut dire
qu’elle incarne le sacré, et dont la violation (l’acte agraire) doit
être
expié. C’est un des fondements du sacrifice chez les peuples
agriculteurs. Dans
ce cas, il a pour fonction de racheter, de compenser une violation en
faisant
couler le sang et, simultanément, il permet de donner force en étant
répandu
sur les sillons qui seront ensemencés ensuite. Cela exprime la
pérennisation de
l’importance de la femme et celle du sang menstruel.
On peut penser que c’est à
ce moment-là que la notion de péché originel, seulement en germe dans
la
représentation antérieure, va prendre une certaine ampleur, mais il
n’atteindra
son effectivité que lorsque la dynamique de la pratique agricole en
connexion
avec tout ce qui l’accompagne et la constitue à un niveau développé
(individualisation plus grande, Etat) aboutira à des catastrophes pour
la
grande majorité de la communauté.
Pour en revenir au sacré,
la crise que provoque la séparation (en acte) avec la nature, lui
confère
d’autres déterminations.
« Nous avons vu déjà
comment le risque de la présence est essentiellement constitué par une
déhistorification qui se manifeste dans divers modes d’inauthenticité
existentielle. Le caractère fondamental de la technique religieuse
consiste à
opposer cette déhistorisation une déhistorisation existentielle du
devenir,
c’est à dire une déhistorisation enfermée dans un ordre métahistorique
(mythe)
avec lequel on entre en rapport par l’intermédiaire d’un ordre
métahistorique
de comportements (rites) » (E. De Martino, « Mort et
chant funèbre
rituel », éd. Boringhieri, p. 37).
« Le concept de sacré
en tant que technique mythico-rituelle qui protège la présence contre
le risque
de ne plus être dans l’histoire et médiatise la réouverture d’horizons
humanistes déterminés permet de considérer sous une nouvelle lumière la
vexata
quaestio du rapport entre la magie et la religion »
(idem, p. 40).
C’est chez les peuples
agricoles que le sacrifice[37]
–comme cela a été noté par maints auteurs – a la plus grande importance
parce
qu’il y a sommation de deux notions : celle d’énergie
engendrée par l’acte
violateur, qui est de verser le sang, et celle de puissance pour qu’il
y ait
engendrement, production, création. De ce fait il y a sacrifice au
début de
chaque acte productif essentiel : création de pont, érection
de murs
autour d’une ville, etc.[38].
Or ces sacrifices sont la plupart du temps des sacrifices humains. Ce
n’est que
plus tard qu’ils seront remplacés par des sacrifices d’animaux, quand,
en
définitive, l’origine de la puissance, du pouvoir, sera en rapport à un
organisme né de la communauté : l’Etat.
On peut considérer le
sacrifice comme l’autonomisation d’un procès de vie, de sa manipulation
afin
qu’il opère dans un sens bien déterminé. C’est en fonction de cette
acceptation
que nous sommes d’accord avec la remarque de G. de Tarde :
« Après avoir
apprivoisé des bêtes et avoir apprécié les immenses avantages de cette
exploitation, l’homme a dû se demander s’il ne pourrait pas aussi
domestiquer
quelques-uns de ces dieux, de ces grands esprits déjà conçus par lui
comme les
ressorts cachés des vastes machines naturelles, soleil et lune, tempête
et
pluie, et figurés sous des traits d’animaux ou d’hommes. Une fois ces
conceptions admises et développées en une innombrable faune
divine, la
domestication des divinités a dû être la grande préoccupation des
hommes
supérieurs. »
« … Mais comment
dompter ces dieux sauvages et les humaniser ? Par des moyens
analogues à
ceux qui avaient permis d’assujettir les diverses espèces de bêtes
privées,
c’est à dire par des caresses et des flatteries, et en leur offrant
l’avantage,
si rare en ces temps-là, d’une nourriture régulière, abondante et
assurée, qui
les dispense de tout effort pour en chercher une incertaine et
intermittente.
Voilà l’origine des sacrifices. » (« Les lois de
l’imitation »,
éd. Ressources, Reprint Slatkine, p. 302)[39].
Nous ne partageons pas, évidemment,
l’idée de supériorité ni le réductionnisme de de Tarde, mais l’idée
générale
est juste. Toutefois cela se réfère à une époque déjà tardive après que
les
dieux eussent été produits (or le sacrifice est plus ancien), mais la
dynamique
est valable même pour la période antérieure. En effet, dans le
sacrifice
s’exprime de façon plus ou moins prégnante (selon les types de
sacrifice) le
« do ut des » (je donne pour que tu donnes). C’est la
présupposition
à l’échange. C’est en application quant ce principe qu’hommes et femmes
essayent de faire fonctionner les dieux en leur faveur. Sacrifier c’est
également accepter de perdre quelque chose d’important en vue d’obtenir
beaucoup plus que si on avait opéré simplement. C’est la genèse de la
raison en
tant que calcul (il y a déjà une ébauche d’idée de progrès, voire de
rendement).
C’est en même temps
l’essor de la culture : cultiver dieu afin qu’il maintienne sa
puissance.
Au départ, il y a une espèce de réciprocité participative. L’homme par
son
action tend à maintenir un certain procès en acte. Ensuite, en liaison
avec la
séparation s’opérant au sein de la communauté, la culture consiste à
cultiver
la bienveillance divine par des pratiques déterminées, mais le
sacrifice sous
diverses formes lui est intimement lié.
Ce dernier, dans tous les
cas, tout au moins au début, participe d’une espèce de magie
sympathique. Cela
consiste à organiser un petit procès qui permettra l’accomplissement
d’un autre
à une échelle plus vaste, mais ayant même essence. Le destin et le
sacrifice du
roi divin (dieu de la végétation) – personnage qui était choyé et
comblé durant
toute la période où la végétation était en croissance, puis mis à mort
(sacrifice) lors de la moisson – représentaient le devenir du végétal[40].
Ainsi – et c’est ici
qu’intervient la dimension du culte, de la culture – pour être sûrs de
dominer
un procès de vaste ampleur, hommes et femmes se constituent un procès à
une
échelle immédiate et réduite afin que, par sympathie, ils puissent
opérer sur
le premier. C’est une dynamique de projection qui est dans une certaine
mesure
en filiation avec le phénomène biologique lui-même.
La pratique du sacrifice
exprime l’impossibilité d’opérer une discontinuité totale, ainsi que le
maintien ou la restauration de l’ancienne relation opérant surtout au
sein des
peuples chasseurs ; en conséquence le sang devient élément
fécondant,
fertilisant. Et ce n’est qu’avec les bouleversements au sein de la
communauté
qu’il sera supplanté par le sperme et que la sexualité l’emportera dans
la
pratique et la représentation des hommes et des femmes. La jouissance
immédiate
tendra à être de plus en plus glorifiée aux dépens du sacrifice.
Opérer un sacrifice, c’est
sanctionner la coupure et vouloir la surmonter ; puisque c’est
souvent l’occasion
d’un repas en commun où la victime, sacrifiée et consommée pouvant
représenter
une divinité, sert d’opérateur de communion à ce qui a été séparé.
8.3.24.
L’alliance
opère toujours mais elle va se faire surtout avec la terre, avec les
ancêtres, afin
d’assurer la continuité et d’être en cohérence avec le phénomène
d’engendrement
en rapport au procès de vie des végétaux. Ainsi même si le culte des
ancêtres
est antérieur, c’est avec la pratique de l’agriculture qu’il va prendre
une
grande extension, ainsi que celui des morts qui, lui, est déterminant.
S’il y a culte, c’est
qu’il y a une certaine manipulation et celle-ci concerne la
mort ; ce qui
se comprend puisque ce sont les hommes et les femmes qui, lors de la
moisson,
la donnent à une foule de végétaux. Dès lors, il faut se concilier les
morts
afin qu’ils participent au procès en acte. Il faut leur permettre de
quitter la
communauté des vivants pour rejoindre celle des morts. Le devoir des
premiers
est de maintenir unies les deux communautés (c.f. De Martino, o. c.,
pp.
212-213). Voilà pourquoi fête de la récolte, culte de la fécondité,
fête du
nouvel an, sont souvent associés à la fête des morts, où l’on célèbre
leur
retour momentané, car ils doivent ensuite réintégrer leur monde. Il y a
même un
rapport entre orgie sexuelle et culte des morts.
La fin de la végétation
sera suivie d’une renaissance – résurrection de celle-ci avec la
germination.
D’où l’importance de la graine et de ses semailles. Ces dernières, il
est
important de le noter, étaient au départ accomplies par les femmes.
Voilà
pourquoi y a-t-il – tout au moins chez certaines ethnies – association
entre
esprit de la terre-mère et celui des morts (c.f. Lanternari,
« La grande
festa », éd. Dedalo, p. 379). Sur cette base vont s’édifier
les mythes de
la résurrection : le fait d’être enterré et de réapparaître
bien vivant
quelques jours après, et celui de l’immortalité qui peut apparaître,
initialement, comme l’acquisition de la capacité de la terre-mère à
perdurer à
travers les générations d’êtres vivants. Elle peut être acquise si
l’homme
parvient à manger une certaine plante ou à absorber une boisson
préparée à
partir d’un végétal[41].
L’importance que prend la
mort à l’époque où se développe l’agriculture n’est pas due uniquement
à cette
dernière, mais au fait qu’elle est celle, aussi, où l’individu commence
son
autonomisation, où il y a abstraïsation de ses limites, du fait qu’il
est posé
comme un segment de la communauté, elle-même se séparant de la nature,
comme
cela transparaît dans le mythe de Perséphone. La terre-mère n’est plus
une
totalité indivise. Elle se présente sous un aspect continu, Déméter, et
discontinu, Perséphone.
L’espèce doit alors
affronter le traumatisme de la mort qui se manifeste de façon
particulièrement
virulente chez les égyptiens. Il engendre un ensemble de pratiques et
de
représentations tendant en définitive à l’escamoter : la mort
naturelle
peut être abolie par la mort culturelle. C’est ici qu’on retrouve le
roi de la
végétation, le roi divin qui va souffrir, mourir, ressusciter, et dont
une
variété est bien l’égyptien Osiris.
Affronter cette question
sort du cadre de cette étude. Nous voulons tout de même noter
ceci : les
lamentations lors de la mort du roi divin devinrent des modèles pour
tous les membres
de la communauté jusqu’à ce que l’autonomisation du pouvoir devint plus
importante. En ce cas, un accroissement du procès de ritualisation
permit un
développement de la religion tandis que sur le plan de la
représentation
proprement dite, en tant que telle – le théâtre – on eut la formation
de la
tragédie (c.f. De Martino, o.c., p. 341) ; plus exactement ce
fut une de
ses présuppositions. Un même phénomène se reproduisit ultérieurement
avec,
d’une part, l’apparition d’une religion, le christianisme, et celle
d’une forme
théâtrale, la passion (qui a eu des variantes musicale avec les
cantates, les
oratorios, et même les opéras) où il est exposé comment mourir, comment
sortir
de ce monde, comment sauver les autres, etc..
Une autre façon
d’escamoter la mort naturelle est de l’intégrer dans un cycle, d’où le
mythe de
l’éternel retour.
8.3.25.
La
pratique de l’agriculture nécessite, nous l’avons vu, que l’on soit à
même de
prévoir : prévision du temps pour les divers travaux des
champs, des
crues, etc.. En ce sens l’espèce doit se faire plus adhérente au procès
naturel. Elle doit mieux se situer par rapport à lui. En conséquence
les hommes
et les femmes de cette époque mettent au point le calendrier. Celui-ci
existe
déjà sous une certaine forme chez les peuples mégalithiques :
les
différents cercles de pierres érigées comme à Stonehenge ou à Carnac
sont en
fait de vastes repères astronomiques. Mais il s’agissait avant tout de
représenter l’espèce dans le cosmos et réciproquement.
Les progrès dans l’agriculture
nécessitèrent non seulement une représentation mais une prévision plus
grande,
d’où le perfectionnement du calendrier qui va être effectué par un
groupe
d’hommes qui vont tendre à représenter le cerveau communautaire.
Egalement, à partir du même
substrat, se développa la pratique de la divination, de la prédiction
fondée
sur l’interprétation des rêves, sur la configuration des organes
(particulièrement le foie) mais aussi avec la chiromancie, la
géomancie, etc.[42].
L’astrologie naît
également durant cette période, sa représentation est en filiation
directe avec
celle qui la précède parce qu’elle expose initialement une dynamique
double : l’espèce intervient dans le déroulement du procès de
vie
cosmique, lequel influe sur son devenir, en l’occurrence celui d’une
communauté
donnée, sur le représentant de celle-ci, plus tard sur n’importe quel
membre[43].
Il y a représentation
d’une interdépendance avec une double projection du cosmos en l’homme
(il joue
encore un rôle d’appareil de représentation) et de l’homme dans le
cosmos. En
elle sont incluses les notions de causalité[44]
et de responsabilité. L’homme ou le femme ne peuvent pas avoir
n’importe quelle
pratique car celle-ci retentit sur le devenir du monde (responsabilité)
et ce
dernier (mouvement des astres) influe sur leur comportement
(causalité). Il est
à noter que selon la tradition, il n’y a pas de fatalisme, comme cela
est
affirmé dans l’adage : les astres inclinent mais ne
déterminant pas.
Responsabilité et
causalité ne sont pas autonomisées parce que l’espèce se perçoit encore
participante au cosmos. La notion de responsabilité est fort importante
parce
que c’est à partir du moment où hommes et femmes l’on rejetée, en tant
qu’expression naïve d’une soi-disant volonté de puissance, que l’espèce
a pu
faire n’importe quoi[45],
ce qui conduisit à toutes les catastrophes qui parsèment l’histoire
(surtout en
ce qui concerne la biosphère). Parallèlement la notion de causalité a
été
développée, amplifiée.
Toutefois si l’espèce a
rejeté l’idée de sa responsabilité ce n’est pas sans ambiguïté (tout au
moins
en Occident), parce que dans le concept de causalité, tel qu’il émerge
progressivement, est incluse la notion de culpabilité. En effet, elle
s’est
perçue en tant que cause d’une foule d’actions à travers lesquelles
elle
affirmait sa supériorité, sa dimension démiurgique, ce qui tendit à
conforter
l’idée d’une cause originelle à un comportement donnée ; et
c’est là qu’on
retrouve de façon pervertie l’idée de responsabilité : le
péché originel.
Ce dernier est bien l’expression d’une séparation tant dans la réalité
que dans
la représentation, comme cela apparaît dans le mythe hébraïque.
Il est indubitable qu’il
exprime au mieux l’enracinement de la communauté et son déploiement
dans
l’espace et le temps, ainsi que son aspiration à s’unir au cosmos.
Choses qui,
certainement étaient réalisées avec les grandes pierres érigées
(menhirs) des
peuples mégalithiques.
Avec la sédentarité, la
fondation d’un foyer fixe est en un certain sens une victoire de la
femme qui
pose la fonction de continuité, de permanence, de l’entretien d’un
procès, donc
de la nutrition des membres de la communauté ou de la
famille ; c’est le
maintien de la vie.
Par opposition naît le
besoin d’aventure qui est le refus de la fixation, le désir de
connaître
d’autres lieux, d’autres hommes et femmes, d’autres habitudes. La paire
Ulysse-Pénélope
représente bien le phénomène : Ulysse l’autonomisation,
Pénélope
l’immersion[47].
8.3.27.
Le
nouveau comportement des hommes et des femmes vis-à-vis de la nature a
engendré
de multiples maladies. Cela eut pour conséquence, sur le plan de la
représentation,
la genèse de l’idée de mal[48].
N’oublions pas que santé égale bien-être et maladie mal-être. Cette
idée
prendra de l’ampleur avec le développement de la guerre et des tortures
ainsi
qu’avec le développement des
différentes
calamités naturelles. Le mal va devenir opérateur de connaissance,
ainsi que le
bien qui surgit en même temps qui lui. Or, femmes et hommes avaient – à
cause
de la tradition orale – connaissance qu’à une époque antérieure il n’en
était
pas ainsi ; d’où le renforcement de l’idée de péché originel
(tout au
moins en Occident), c’est à dire l’idée qu’il y eut une action
déterminée qui
précipita l’espèce dans le mal. Le mythe du péché originel fonde,
justifie le
principe de causalité.
A noter qu’avant que ne
naisse la médecine, diverses pratiques de rééquilibration pour lutter
contre la
nourriture excessive ou la perte de continuité avec le cosmos, avec une
réalité
non immédiate prennent un grand développement : jeûne, yoga,
tai chi
chuan, etc., sans oublier que le massage a une origine fort reculée.
8.3.28.
Les
peuples agriculteurs ont donc réorganisé toute la représentation pour
justifier
leur pratique et démontrer leur supériorité non seulement par rapport
aux
autres espèces vivantes mais par rapport à leurs prédécesseurs
chasseurs, ou
leurs contemporains ayant maintenu la pratique de la chasse.
Cette dernière est une des
causes de l’apparition de Homo sapiens sapiens car elle l’a conduit à
avoir une
pratique médiate et donc à fonder une communauté relevant de la même
détermination.
Ce qui nécessita le déploiement d’un procès de connaissance afin de pouvoir positionner
l’espèce et justifier son
comportement. Avec l’agriculture elle atteint sa maturité parce qu’une
séparation plus ample s’est opérée, concomitante à une intervention qui
va
toujours en s’accroissant. Mais
cette
séparation engendre une inquiétude, une incertitude de l’existence[49]
que seul le procès de connaissance peut conjurer, en même temps qu’il
est nécessaire
pour justifier toutes les pratiques dérivées, comme celle de
l’instauration de
l’Etat.
Le fait que la terre-mère
devienne sous le nom de nature un opérateur de la connaissance témoigne
à la
fois de la séparation et du désir de recomposer l’adhérence avec ce
dont on
s’est séparé. Il est important de signaler qu’il va jouer surtout (en
ce qui
concerne l’Occident) aux moments de crise, moments où s’approfondit la
séparation : lors de la naissance de la cité grecque avec les
sophistes,
lors de l’essor du capitalisme sous sa forme mercantile, contemporain
de
l’essor de l’individualisme et la levée d’une inhibition au XVI°
siècle, lors
de la montée du capital sous sa forme industrielle à la fin du XVIII°
siècle
qui est un moment de levée d’une autre inhibition, car le développement
du
capital n’a pu se faire qu’en séparant l’homme de la terre ou de son
outil de
production.
Actuellement on tend de
plus en plus à parler de biosphère et non de nature parce qu’en fait le
terme
scientifique permet d’escamoter se destruction et nous donne l’illusion
que
nous sommes à même de remédier à cela (dans la société actuelle), alors
que
presque personne ne s’émeut de l’immense destruction des sols qui sont
le
support de toute végétation et donc de toute vie, étant la vie à la
fois dans
sa dimension continue et discontinue.
C’est aussi un concept qui
rend possible une formalisation d’ordre économique où d’autres concepts
tels
que productivité et rendement sont opératoires.
8.3.29.
Au
cours des siècles, l’agriculture s’est généralisée à presque toute la
planète,
en dépit de résistances multiples[50].
Il fallut des influences externes pour qu’elle se développe. Il en fut
de même
d’ailleurs, dans certains cas, pour l’élevage. Ainsi celui des moutons
prit une
grande extension en Angleterre et surtout en Espagne, en rapport au
développement des fabriques textiles qui prirent leur essor à la fin du
Moyen-Âge et de ce fait sous l’impulsion du mercantilisme. En ce qui
concerne
l’agriculture proprement dite, ce ne sont pas les paysans qui furent en
Angleterre, au XVIII° siècle, les protagonistes de la révolution
agraire qui
permit l’essor du capital. Ils étaient trop conscients qu’ils avaient
réalisé
un équilibre précaire avec l’environnement pour vouloir l’enfreindre.
Le phénomène
se répéta en d’autres lieux et jusque de nos jours[51].
Cette extension de
l’agriculture fit que la question agraire devint prédominante, tout
d’abord
chez les bourgeois particulièrement
dans
les pays où le bouleversement lié au capital sous sa forme mercantile
n’avait
pas été profond, ainsi en France avec Quesnay et les physiocrates, puis
chez
les révolutionnaires communistes comme Marx, Lénine, Bordiga. Pour eux
(surtout
pour le premier et le dernier), la solution au devenir de l’espèce
résidait dans
la réalisation d’un nouveau rapport à la nature[52].
En outre, étant donné
l’augmentation de la population, très nette en Europe à partir de la
fin du
XVIII° siècle, la réflexion sur la question agraire aboutit chez
Malthus à sa
fameuse loi de population qui est, en somme, une des première lois de
l’écologie, qui pourtant ne naquit qu’en 1865[53].
On constate à l’heure
actuelle la tendance à une disparition de toute différence entre
élevage et
agriculture. En effet, on parle de plus en plus de l’élevage de
plantes, ce qui
fait se fait hors-sol. Or, l’élevage des animaux se fait toujours plus
dans des
étables (stabulation) ou autres constructions, et l’agriculture la plus
évoluée
a lieu dans les serres (serricisation). Ceci traduit de façon
percutante le
devenir hors nature et l’exaltation de l’intervention.
Ce faisant il y a
accroissement des rendements qui entraîne – avec la mécanisation et
l’automatisation envahissantes – une diminution des personnes adonnées
à l’agriculture.
D’où l’urbanisation intense qui s’effectue à l’échelle planétaire.
Il en résulte qu’on a la
fin de la culture – dont les rudiments se sont imposés avec la chasse,
mais qui
n’est effective qu’avec la pratique agricole – tout particulièrement à
cause de
l’évanescence de son support puisqu’on a disparition de l’agriculture
au sens
de culture du sol, remplacée par la culture in vitro. En conséquence,
l’antique
référent, la terre, disparaît et seul le procès de connaissance peut
permettre
d’assurer une substitution consentant aux hommes et aux femmes de
comprendre
leur propre pratique. On a l’autonomisation et la tautologie achevée.
L’élevage et l’agriculture
ont été des fléaux pour la nature. Ils l’ont détruite. Il s’agit donc
de les
supprimer (en ce qui concerne l’élevage, c’est particulièrement évident
puisqu’on n’a pas besoin de nourriture animale). Un tel but ne peut
être
atteint qu’avec une
réduction de la
population féminohumaine et une régénération de la nature. Dans la
période
intermédiaire (qui pourra durer quelques milliers d’années) entre la
situation
actuelle et celle où cette dernière aura été réalisée, les nouvelles
méthodes à
haute productivité réclamant un espace réduit permettront de nourrir
hommes et
femmes et de régénérer les sols qui pourront de nouveau supporter une
réelle
végétation apte à nourrir les diverses espèces animales dont Homo
sapiens et
celle qui la suivra.
Avec la fin de
l’agriculture, il y a évanescence de l’importance de l’idée de la
fécondité,
tandis que la sexualité s’est autonomisée, avec escamotage des
référentiels,
d’où la combinatoire : hétérosexualité, homosexualité,
transsexualité,
etc., qui pourra de plus en plus se réaliser à distance – abolition du
toucher
– grâce à l’informatique (c.f. l’utilisation des minitels). L’amour
peut se
faire par informations : triomphe du message selon MacLuhan.
Mais à la
limite ce la postule l’amour sans corps et le triomphe absolu de la
représentation autonomisée et la profanation d’une certaine mystique
qui recherchera
le même but.
Ainsi, à tous les niveaux,
s’exprime un procès de dissolution. La seule cohérence possible ne peut
se
trouver que dans le procès de connaissance[54].
Or, nous le verrons, lui aussi se dissout. Dès lors, il est nécessaire
que
surgisse Homo Gemeinwesen.
Jacques CAMATTE
Mai 1987.
1 Voilà pourquoi nous avons regroupé en un seul les chapitres 8, 9, et 10, tels qu'ils sont indiqués dans le sommaire publié dans Invariance, série IV, n°2.
2 J'emploie ce mot, plutôt que celui de réformes, pour indiquer que c'est un vaste procès englobant diverses pratiques particulières. Le réformisme dans ce cas peut être considéré comme une invention globale permettant à l'espèce, à un moment donné, de biaiser en quelque sorte avec son devenir.
3 Dans les Grundrisse, K. Marx a ébauché une étude des différentes phases du développement de l'espèce à partir d'une communauté primaire qui, dans d'autres travaux publiés de son vivant, et dans ceux d'Engels, est appelée communisme primitif. Ce travail a été repris par R. Dangeville et Bordiga dans les années soixante (d'autres l'ont également fait, mais moins systématiquement). Cependant, ils ne firent qu'ordonner l'oeuvre de Marx sans approfondir les diverses questions posées par ce dernier, comme le surgissement de l'Etat dans les communautés. Ils n'ont pas non explicité le texte qui concerne la forme primaire qui, à lui seul, pose un grand nombre de problèmes.
« En outre, la communauté peut appraître au sein de la tribu sous la forme d'un chef de la famille tribale, représentant de l'unité, ou comme le rapport de mutualité entre les pères de famille. D'où un forme de communauté plus ou moins despotique ou démocratique. » (« Fondements de la critique de l'économie politique », éd. Anthropos, t. 1 p. 438)
Nous aborderons l'étude des communautés dans le
chapitre 8.3.
A. Testart a consacré un livre au communisme primitif : « Economie et idéologie », Ed. La Maison des sciences de l'Homme. Cela n'apporte aucune clarification - en dépit de beaucoup d'informations intéressantes - sur les stades originels du développement d'Homo sapiens. Il pose le communisme primitif comme un mode de production, d'où il admet comme invariants, la production, l'individu, et dans une certaine mesure, la propriété. Il écrit :
« Le lecteur aura compris depuis longtemps que ce mouvement par lequel ce qui est à soi échappe à soi (les partenaires sexuels de son groupe, les totems de son clan), ne fait qu'exprimer l'essence de la propriété primitive. Ce qui est à soi n'est pas pour soi; ce dont on est propriétaire ne peut pas être consommé par soi tel est le sens le plus évident du totémisme dans la mesure où il prohibe l'utilisation du totem. » (pp. 299-300)
Je rappelle que dans des articles antérieurs, on a démontré que le communisme primitif n'était pas un mode de production; de même que l'on a critiqué le terme lui-même en montrant à quel point il était inadéquat pour désigner la période originelle de Homo sapiens. Voilà pourquoi nous l'avons remplacé par l'expression de communauté immédiate, plus ou moins équivalent à celui de première forme de la communauté selon Marx.
4 A propos de la chasse, surtout celle du gros gibier, il me semble qu'on a beaucoup exagéré son rôle dans le procès d'anthropogénèse (production de Homo sapiens). La tendance à l'union des communautés est liée à une pulsion profonde au sein de l'espèce. Elle a été accrue du fait de conditions ambiantales particulières, difficiles.
Les règles d'exogamie, on l'a vu, sont en relation avec le problème selon lequel une communauté établit des rapports de convivialité avec d'autres communautés; toute communauté dépend, par suite même de la proximité des territoires, des autres communautés. Il s'en suit une dynamique de l'alliance et des inimités. Une poussée démographique a pu renforcer le phénomène.
Dans ce cas, la chasse au gros gibier a pu encore amplifier ce dernier, et le problème du sang - par suite de son rôle lors de la mise à mort de l'animal - a été renforcé, exalté, mais il est probable qu'il existait aussi chez les ethnies n'ayant pas accédé à cette pratique.
Toutefois, la représentation la plus élaborée des peuples chasseurs a pu s'imposer en se greffant sur un terrain favorable chez d'autres communautés encore au stade cueilleurs-chasseurs comme chez les australiens. On peut encore considérer l'exogamie comme un moyen qu'a la communauté de contrôler à la fois sa fonction nutritive et reproductive, ses rapports avec les autres communautés, et éviter l'autonomisation de ses membres.
On ne peut pas considérer la chasse comme un mieux en soi, et le stade de cueillette-chasse comme une régression.
Dans les communautés (celles d'Australie par exemple) où la chasse n'a pas acquis une importance déterminante, on trouve tout de même le phénomène alimentaire en tant que déterminant la parenté parce qu'il la réalise en la réactualise constamment. Il y a là également une indication d'enracinement. En outre cela permet de se situer et de fournir un système de référents essentiels aux langues, et par là d'accomplir non seulement une oeuvre de communication, mais d'assurer une jouissance totale de/et dans la communauté.
Ce que nous avons exposé n'est pas l'opinion d'hommes comme S. Moscovici (cf. « La société contre nature » éd. 10/18 et « Hommes domestiques et hommes sauvages » éd. 10/18) et G. Mendel (« La chasse structurale - une interprétation du devenir humain », éd. P.B.P.).
Pour ce dernier, la chasse instaure l'homme, mais c'est la chasse structurale (qui « a ouvert le processus d'hominisation » p. 15) qui est mode de production. Ce type de chasse devient un vrai démiurge : « Pour nous, ce n'est pas parce que le volume du crâne s'est relevé, que l'australopithèque est devenu l'homme contemporain. C'est parce que la chasse structurale avait besoin pour se diversifier d'individus dont les aires associatives, en particulier préfrontales, se multiplient « formidablement », qu'elle a sélectionné les mutations portant sur le crâne, la mâchoire,l e front, etc.. » (p. 17)
« A la limite, nous dirions que si l'homme s'est mis debout de manière définitive et permanente, ce n'est pas pour se servir de ses mains... mais parce qu'il a été emporté sans le savoir par une unité collective, celle de la chasse structurale. Le plus étonnant est bien que cette espèce, la nôtre, ainsi en porte-à-faux par rapport à l'environnement, ait duré, survécu. » (p. 65)
La chasse est donc une activité invariante du phylum humain. De même production et rapports de production sont posés comme invariants.
« Autrement dit, Homo habilis se serait diversifié à partir de la révolution des rapports de production apparus chez certains australopithèques. » (p. 71)
Ici nous retrouvons la même problématique que chez A. Testart (cf. note 3).
Les thèses de G. Mendel ne peuvent que confirmer celles d'hommes comme D. Morris pour qui l'homme est un tueur.
5 Il est important de noter la fascination qu'exerce sur les hommes et les femmes ce comportement vis à vis de la nature, comportement qu'on pourrait définir de naturel, d'immédiat. On peut le constater au travers de diverses manifestations actuelles : cueillette de champignons, de différents fruits comme fraises, framboises, myrtilles, châtaignes ou cueillette après la fin d'un culture : cas du raisin (reliquat de pratiques séculaires comme le glanage).
Les supermarchés les plus performants sont ceux qui tendent à réintroduire de la nature dans leurs bâtiments et à disposer des produits de telle sorte qu'hommes et femmes cueillent, ramassent !!
6 Dans un article « Le néolithique, une révolution » (« Le Débat », n°20) il est indiqué des cas où l'agriculture précède l'élevage et réciproquement. Les conditions écologiques ont été déterminantes. C'est ce qu'il ressort également de l'article de Jack R. Harlan « Les origines de l'agriculture », La Recherche n°29, 1972 qui affirme « que l'agriculture est apparue plusieurs fois »; « l'homme est entré dans l'agriculture et en est ressorti » « et pas toujours dans des centres au sens géographique ».
L.R. Nougier dans « Naissance de la civilisation – forestiers, défricheurs, paysans dans la préhistoire », Ed. Lieu commun, note : « La révolution du néolithique ne serait-elle pas plus sociale qu'économique... » (p.148). Ce qui a l'intérêt de mettre en évidence l'importance des changements de relations entre les membres de la communauté.
7 C'est probablement à cause de cela que dans une société où l'agriculture est totalement prépondérante, comme dans l'antique Egypte, l'animal conserve une place prééminente et reste divinisé. Les dieux sont à tête d'animal, leur lien aux animaux demeure déterminant, tandis que le végétal n'arrive jamais à une hiérophanie.
L'explication de ce qui peut apparaître comme un désaccord entre la représentation et la réalité sociale peut être recherchée dans :
1. L'autonomisation du pouvoir : le roi-pharaon est posé dieu.
2. Le fait que le pouvoir se soit imposé très tôt dans la vallée du Nil à partir de communautés pastorales venant soit du Sahara, soit des régions africaines au sud de l'Egypte, opérant une greffe où les divers éléments conservèrent leurs caractères.
3. Le fait de ne pas vouloir rompre avec la nature, avec l'animalité.
Un problème analogue mais de moins grande amplitude se pose pour l'Inde où le culte de la vache, du singe, d'autres animaux, persiste jusqu'à nos jours.
8 La citation suivante de G. Frazer montre bien le rapport d'interdépendance entre Homo sapiens et animaux.
« En attendant, il n'est pas sans importance de remarquer que les fêtes solennelles auxquelles les Aïnos, les Gilyaks et d'autres tribus tuent les ours apprivoisés et enfermés dans des cages, avec des démonstrations de respect et de douleur, ne sont probablement pas autre chose qu'une extension ou une glorification de rites analogues que le chasseur accomplit avec n'importe quel ours sauvage qu'il tue dans la forêt. » (Le rameau d'or, t. III. p. 316)
Il fait ensuite la remarque suivante :
« La contribution apparente que présentent les pratiques de ces tribus qui vénèrent et déifient les animaux qu'elles chassent et tuent et mangent habituellement, n'est pas si flagrante qu'elle nous le paraît à première vue; ces gens ont des raisons, et des raisons d'être aussi illogique et aussi dépourvu de sens pratique qu'il peut facilement le paraître à des observateurs superficiels; il a profondément réfléchi aux questions qui le touchent de près; il raisonne sur ces questions, et, bien que ses conclusions s'écartent beaucoup des nôtres, nous ne pouvons pas nier qu'il a patiemment et longuement médité sur certains problèmes fondamentaux de l'existence humaine. Dans les cas qui nous occupent, s'il traite les ours en général comme des créatures entièrement soumises aux besoins humains et si, néanmoins, il choisit certains individus de 'espèce pour leur adresser des hommages tels qu'ils les élèvent presque au rang des dieux, nous ne devons pas le taxer prématurément d'illogisme et d'irrationalisme; efforçons nous au contraire de nous placer à son point de vue, d'envisager les choses comme il les envisage, et de nous débarrasser de ces idées préconçues qui colorent si manifestement notre interprétation de l'univers. Nous trouverons alors probablement, quelque absurde que sa conduite puisse nous paraître, que le sauvage procède en général par un raisonnement qui, à son sens, est en harmonie avec les données de son expérience restreinte. » (idem, p. 316)
Ce texte est révélateur d'un type de pensée qui considère qu'on passe historiquement de l'erreur à la vérité et qui veut en même temps justifier les étapes « antérieures ». D'où le recours à diverses rationalisations qui risquent de dénaturer les observations. C'est ce que rejette Wittgenstein (« Remarque sur le Rameau d'Or de Frazer », éd. L'Age d'Homme) qui remarque :
« On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie humaine » (p. 15).
C'est la position extrémisée, opposée, qui semble impliquer l'impossibilité de comprendre nos ancêtre, une discontinuité totale entre divers moments du devenir de l'espèce.
Une autre remarque de Wittgenstein est fort pertinente :
« Je crois que ce qui caractérise l'homme primitif est qu'il n'agit pas d'après des opinions (à l'opposé, Frazer). » (p. 24).
Nous reviendrons ultérieurement sur cette oeuvre et sur l'anthropologie.
9
Cf.
A.Toynbee : « La grande aventure de
l'humanité » (Mankind
and Mother Earth, a narrative history of the World),
Ed.Bordas,
pp.95-97.
Au sujet de cet ouvrage, le lecteur pourra consulter : « Gloses en marge d'un réalité I », Invariance, supplément avril 1986.
10 Le cirque apparaît comme un réservoir d'archaïsmes, un compendium de comportements disparus. C'est peut-être la nostalgie du révolu qui crée la fascination qu'il exerce sur beaucoup de monde. Il est en rapport tout particulièrement avec la domestication du cheval et à l'art de l'équitation. Ceci dans le cas du cirque-manège. Dans celui du cirque proprement dit, interviennent l'acrobatie dont l'origine est fort ancienne en rapport à divers cultes, ainsi que les clowns dont la pratique est la réduction de la révolte à l'exhibition d'un misérabilisme.
11 Il est heureux qu'à l'heure actuelle un mouvement se manifeste dont le but est leur suppression. Celle-ci ne marque pas réellement un dépassement, un progrès dans la compréhension des justes rapports devant intervenir entre Homo sapiens et leurs autres espèces. En effet, on peut considérer qu'ils sont remplacés par des jardins d'attractions (parcs de loisirs) où les animaux désormais disparus sont remplacés par des représentations fantasmatiques des débilités de Homo sapiens actuel en ce qui concerne ses rapports avec ces derniers, comme on le constate avec Disneyland.
Tout doit être capitalisé, donc tout doit rapporter. En conséquence on ne peut pas laisser la forêt, telle quelle. De ce fait on l'humanise afin qu'hommes et femmes puissent payer pour contempler leurs représentations. Ici encore se manifeste le solipsisme de l'espèce.
12 Il est remarquable de noter que souvent les hommes veulent retourner à un état le plus naturel comme ce fut le cas pour les européens allant s'établir aux Etats-Unis. Ils tendirent souvent à développer préférentiellement l'élevage (en rapport d'ailleurs avec des données écologiques favorables : abondance d'un fourrage naturel) et s'opposèrent férocement aux agriculteurs venus s'installer ultérieurement.
C'est par l'élevage que les amérindiens furent chassés avant de l'être par le boom pétrolier et minier en général. Il en fut de même pour le pour les aborigènes d'Australie.
Divers films étasuniens mettent parfaitement en évidence le heurt terrible entre les deux types de peuplement.
En revanche ceux qui tentèrent de revenir à un stade de chasseurs-cueilleurs pactisèrent souvent avec les amérindiens, jusqu'au moment où les compagnie commerciales eurent mis la main sur le commerce de fourrures.
Enfin d'après diverses chroniques, les premiers amérindiens du nord rencontrés par les blancs étaient des chasseurs-cueilleurs de moeurs éminemment conviviales. Ensuite, en conséquence de l'intervention des blancs, il y eut une intense destruction de la forêt qui permit la prolifération du bison (de l'élevage des blancs ensuite). C'est alors que les amérindiens des prairies se livrèrent à d'atroces batailles.
13
On
peut comparer ce phénomène à celui du passage de la vie de la forme
unicellulaire à une forme pluricellulaire ( également de la forme
indifférenciée à la forme cellulaire). Cf. Invariance, série IV, n°1,
paragraphe 1.4.
14 A l'heure actuelle où la destruction de la nature atteint un seuil critique, il devient de mode de renier non seulement le mythe du bon sauvage, mais de démontrer que Homo sapiens a toujours détruit son environnement. Dans l'article du 22 janvier 1987 de l'International Herald Tribune, les « nobles sauvages » abusèrent de leur environnement et le détruisirent. Il est reporté l'affirmation suivante d'un savant : « Par nature l'homme actuel n'est ni plus ni moins destructeur de la terre que ses prédécesseurs. Il y a seulement que la technologie de destruction est largement plus efficiente qu'elle ne l'était dans le passé. Il n'y eut jamais quelque chose de semblable à un noble sauvage. »
Il est bien vrai que jamais n'exista un sauvage tel que nous le décrivit J.J. Rousseau et auquel se réfère l'auteur de l'article; mais faire cette affirmation, valide en soi, conduit à un vaste escamotage et à une incomplétude.
L'action destructrice de Homo sapiens semble être en liaison avec la pratique de l'agriculture (dans une moindre mesure peut-être avec celle de l'élevage). Or, il y eut une forte opposition à son développement ce qui implique qu'au sein de l'espèce il y avait une prémonition de la destruction et la volonté de préserver l'équilibre.
En ce qui concerne la phase antérieure, celle du chasseur-cueilleur, l'intervention de Homo sapiens ne pouvait pas avoir de conséquences néfastes dans la mesure où il n'endommageait pas le couvert végétal protecteur symbiotique du sol.
Divers préhistoriens ont prétendus que l'effet néfaste consista, alors, dans une destruction d'espèces par suite d'une chasse abusive. Nous avons mis cela en doute parce que, en particulier, elle est totalement en contradiction avec le fait - accepté par tous - que le chasseur-cueilleur vit en équilibre avec son milieu (cf. Chapitre 7, note 1, pp. 38-39, Invariance, série IV, N°2)
Nous revenons sur cette question parce qu'il nous faut dénoncer la tentative implicite de justifier l'action actuelle de Homo sapiens par un prétendu invariant : un instinct de tueur, doublé d'un mépris de l'environnement; sans pour autant ressusciter le mythe du bon sauvage (rejeté d'ailleurs depuis plus d'un siècle par Marx, par exemple). Ce qu'il nous faut comprendre c'est la dynamique qui a conduit une espèce vivante, comme toutes les autres, en équilibre avec son milieu, à une séparation toujours plus grande d'avec la nature, sana être maîtresse des conséquences que cela impliquait.
Il est important en outre d'insister sur le fait que durant toute une période, Homo sapiens s'est senti coupable envers la nature, tandis qu'avec le développement du mode de production capitaliste, il a perdu tout sentiment de culpabilité pour exalter l'intervention sans se préoccuper des conséquences.
Il s'est senti coupable, et donner la mort lui a répugné :
« Les Masaï du Kenya ne tuent jamais des bovins ou d'autres bêtes qu'ils élèvent, mais au besoin - quand c'est nécessaire - ils appellent des hommes de la tribu voisine Kavirando, qui leurs sont asservis, pour qu'ils accomplissent pour leur compte l'acte qu'ils craignent de commettre. » (Lanternari, « La grande festa », Ed. Dedalo, p.432)
Nous avons vu que les conséquences de l'élevage peuvent être nocives, mais il n'y a pas une volonté délibérée de détruire, ni même une attitude désinvolte vis à vis du milieu.
Avec l'agriculture, en revanche, nous avons très tôt une destruction par exemple avec la culture sur brûlis, ou avec la pratique de l'écobuage.
Toute proportion gardée, cette attitude vis à vis des hommes préhistoriques est comparable à celle qu'on un certain nombre de théoriciens vis à vis des différents pays ayant acquis leur indépendance après la deuxième guerre mondiale. Ils utilisent les différentes atrocités, exactions, etc., commises à l'heure actuelle pour justifier la domination antérieure des puissances européennes.
15
Les diverses « levées de
verrou » successives sont en rapport à un devenir de
séparation, ainsi lors
de l'autonomisation de la propriété privée en Grèce ancienne et la
fondation de
la polis, lors du développement des cités bourgeoises en Italie, en
Flandre,
lié à un nouveau rapport à la production, en particulier à la
glorification de
l'artisanat, elle-même conditionnée par des données mercantiles, lors
de
l'essor du capital sous sa forme mercantile à partir du XV° siècle,
connexe à
une autonomisation de l'individu et un développement de la valeur
d'échange
déjà redevenue puissante en certains lieux dès le XII° siècle en
Italie, en
Flandre, etc., lors du surgissement de la phase industrielle du capital
à la
fin du XVIII° (exaltation de la production), enfin lors de la
réalisation de la
domination réelle de ce dernier dans les années 20 de ce siècle dans
une
première phase, dans les années soixante dans une seconde. Au cours de
ces
différents moments le capital agit en tant qu'opérateur de séparation.
Sa
fonction réalisée et son évanescence posée
- à partir des années 60 -
avec
la généralisation de sa communauté où ce n'est plus la production en
tant que
telle qui est déterminante mais la représentation qui, d'une part,
détermine le
surgissement d'autres activités créant les flux au sein de la
communauté, et
d'autre part, opère sur ces flux, c'est à dire qu'elle permet à divers
composants de la communauté de vivre aux dépens d'eux, les faisant
apparaître
comme de simples matérialisations de ceux-ci. Ce qui donne l'impression
qu'à
l'heure actuelle, tout est circulation; de là l'hégémonie de la
communication
dans le discours officiel.
17 C.f. L'article déjà cité de « Le Débat » n°20. On y trouve cette remarque fort intéressante :
« Et plus que la sédentarité en général, c'est la tendance à se regrouper entre communautés humaines de plus en plus grandes qui semble caractériser cette période (le Natoufien = subdivision néolithique du Proche-Orient, n.d.r.). » (p. 59).
On peut consulter également : « Les origines de la domestication » de Eric S. Higgs, La Recherche, n°66, 1976.
18 C.f. « Âge de pierre, âge d'abondance, l'économie des sociétés primitives » où Marshall Sahlins montre comment le big-man voulant établir son pouvoir produit le plus possible (en se faisant aider par ses proches) ce qui lui permet ensuite de distribuer, donner au maximum et par là d'affirmer justement son pouvoir.
Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre « 8.5. La communauté abstraïsée : l'Etat », pour préciser le phénomène de concentration du pouvoir et le mouvement d'individuation en acte dans les communautés non immédiates.
19 Ceci se produit lors d'une phase de développement assez poussée de l'agriculture. En revanche, chez les peuples combinant celle-ci avec l'élevage, mais ayant encore une dimension nomade importante, le lieu de représentation de la communauté, de son procès de vie en rapport au cosmos est plutôt externe, un lieu bien déterminé. Un mont, par exemple, devient un centre d'exaltation de la nature et de la communauté, comme on peut s'en rendre compte avec les restes graphiques que nous ont laissés diverses communautés qui, à l'âge de bronze, vécurent dans les vallées alpines (on retrouve ce phénomène sur les contreforts de l'Himalaya). Ainsi du Mont Bégo dans la vallée des Merveilles.
20 Une explication cohérente de la genèse de la production, de la valeur, comme de l'Etat en tant que communauté abstraïsée est absente de l'oeuvre de Marx. On y trouve seulement des éléments pour en échafauder une, particulièrement dans les Grundrisse où il essaie de mettre en évidence comment s'est opéré le passage de la communauté immédiate, la première forme, aux formes secondaires de celle-ci (c.f. Chapitre 8.5.).
Sa conception du travail et de la production en tant qu'activités invariantes au cours du développement de l'espèce, l'ont empêché (en dehors des questions de temps, de possibilités matérielles, etc.) de porter la clarification nécessaire.
Cependant, il nous paraît tout à fait erroné de parler de société contre l'économie et de société contre l'Etat pour caractériser des communautés originelles ou primitives, ne serait-ce que parce que société, économie et Etat vont de pair.
De Martino note bien qu'il n'y a d'économie qu'à un moment donné du devenir de Homo sapiens.
« En fait, l'économie signe la séparation inaugurale que l'homme accomplit par rapport à ce qui est purement vital, ouvrant avec cela l'ordre de la vie civile. Quand le pâtir avec sa polarité du plaisir et de la douleur, et avec ses réactions qui lui sont adéquates, vient à être inséré dans un plan rationnel – délibérément choisi et historiquement modifiable – de production de biens selon les règles de l'agir, la vitalité se résout en économie, et la civilisation humaine commence », « Mort et chant funèbre rituel », p. 15).
Toutefois, il y a un petit flottement dans son affirmation. En effet, c'est la séparation qui crée le possible du développement d'un procès de production qui implique une médiation entre l'espèce et la nature, et c'est à partir de ce procès que l'économie prend son essor.
21 Ce procès de production sera fragmenté à cause de la dynamique du pouvoir qui conduira les hommes à s'autonomiser et à imposer un rapport d'exploitation de la nature avec l'utilisation de la charrue (cf. 8.3.8.), ce qui fondera effectivement une division du travail entre hommes et femmes; car cette fois on a bien partition d'un procès unitaire autrefois accompli en totalité par un des sexe, ou les deux en complémentarité, et non en exclusivité.
Les biologistes se sont emparés de la notion de division du travail, surtout après les travaux d'A.Smith, afin d'expliquer la différenciation des organes et le rapport entre leurs fonctions. Or ce transfert d'un domaine à l'autre n'est nullement admissible. Ensuite les économistes ont repris aux biologistes cette même notion, afin de justifier la société en lui donnant un fondement strictement naturel, opérant un transfert tout aussi inacceptable, mais contribuant à fonder la représentation du capital. Nous renvoyons à ce sujet aux travaux de G.Ganguilhen qui sont très stimulants.
22 « Les peuples les plus primitifs du monde ont peu de biens, mais ils ne sont pas pauvres. Car la pauvreté ne consiste pas en une faible quantité de biens, ni simplement en une relation entre moyens et fins; c'est avant tout une relation d'homme à homme, un statut social. En tant que telle, la pauvreté est une invention de la civilisation, qui a grandi avec elle, tout à la fois une distinction insidieuse entre classes et, plus grave, une relation de dépendance qui peut rendre les agriculteurs plus vulnérables aux catastrophes naturelles que les Eskimos de l'Alaska dans leurs camps d'hiver. » (M.Sahlins, o.c.p.80)
Il en est de même de la richesse... et ajoutons que Marx l'avait très bien explicité il y a plus d'un siècle.
23 Dans le chapitre 8.5. concernant la formation de la première forme d'Etat, nous reviendrons sur la séparation forme-substance, forme-contenu. Il apparaîtra alors que celle-ci est déterminée par une dissociation au sein de la communauté et que l'autonomisation de la forme est conditionnée par la dynamique du pouvoir.
Le problème de la forme est également en rapport avec une dynamique biologique, à ce qu'on appelle l'adaptation. Le mode de relation d'une espèce à son milieu - son comportement - lui détermine une forme qui la rend adéquate à remplir un certain procès de vie.
24 « La propriété ne signifie donc originellement rien d'autre que le comportement de l'homme vis à vis des conditions naturelles de la production comme lui appartenant, en tant que siennes, présupposées avec sa propre existence immédiate (Dasein); comportement vis à vis de celles-ci en tant que présuppositions naturelles des siennes qui constituent en quelque sorte le prolongement de son corps. Il ne se comporte pas à proprement parler à ses conditions de production; mais il existe doublement aussi bien subjectivement en tant que lui-même, qu'objectivement dans ces conditions inorganiques de son existence. » (Marx « Grundrisse », p.391 « Fondementsde la critique de l'économie politique », Ed. Anthropos, t.1, p.454)
25
Nous
nous référons aux communautés originelles de chasseurs-cueilleurs. En
ce qui
concerne certaines de celles-ci persistant à l'heure actuelle, d'autres
phénomènes interviennent expliquant l'existence de certaines formes de
guerre
que Clastres a étudiées. Nous reviendrons sur ce sujet dans les
chapitre 8.4.
et 8.5.
Le fait que la guerre est inexistante au paléolithique et ne se manifeste que vers la fin du néolithique semble bien établi, accepté par divers préhistoriens (cf en particulier J.Courtin : « La guerre au néolithique », La Recherche, n° 154, 1984)
26 Cf. à ce sujet les travaux de Lévi-Strauss, Détienne, Vernant, etc.. Il est intéressant de noter que le retour à l'animalité est signalé par le fait qu'il y a consommation de viande crue. La rébellion contre l'ordre social s'exprimera par un tel acte ou par le végétarisme, qui probablement incluait, alors, la consommation de végétaux crus.
Le développement de la cuisine et son importance ne peuvent pas être séparés du statut de la femme. Indiquons brièvement que l'émancipation de celle-ci (une levée de verrou) qui est son élimination en tant qu'être fondamental assurant la continuité, et la disparition de la cuisine domestique vont de pair, ainsi qu'avec l'autonomisation de l'élément théâtral (cf. en particulier les manières de table avec leur cérémonial) de l'acte culino-nutritionnel.
27 Cf. à ce sujet les livres de L.R.Nougier : « Naissance de la civilisation » « Premiers éveils de l'Homme », tous deux aux éditions Lieu Commun.
L'intérêt de ces livres c'est qu'on y trouve une approche synthétique des divers faits préhistoriques, ce qui permet de se rendre compte des liens profonds existants entre divers foyers de développement. Il analyse ce qui concerne l'Eurasie, qu'il appelle aussi préférentiellement Asirope, cra l'évolution concerne toutes les communautés de ce vaste continent. On ne peut pas les séparer comme l'histographie habituelle se complet de le faire.
Cette approche le conduit d'ailleurs (en fonction aussi d'autres raisons) à considérer que le berceau de l'humanité se trouve en Asie dans la région de la chaîne préhimalayenne des Siwaliks. Ce qui semble fort probable.
Il y a en outre une analyse des faits qui tient compte des contraintes matérielles. C'est ainsi qu'il explique l'inhumation en position foetale, par la difficulté de creuser des fosses assez vastes avec les outils de l'époque; d'où la nécessité de replier le cadavre. Ainsi la position foetale imposée à ce dernier ne découlerait pas d'une représentation impliquant une idée de survie au sens où les théistes l'entendent. A ce propos il convient de citer :
« Ce rituel (dépôt de divers objets dans les tombes, n.d.r) implique le maintien d'un contact entre monde des vivants et monde des morts. Par le refuge accordé au défunt, la fosse devient son habitation souterraine, par la protection de la dalle, par les dépôts d'offrandes et de fleurs, le vivant manifeste bien qu'il veut garder le contact avec celui qu'il n'est plus. » (« Premiers éveils de l'Homme », p. 88)
Ce texte confirme notre affirmation selon laquelle l'essentiel pour l'espèce est de maintenir la continuité et qu'il n'y a pas de religion ou de métaphysique dans les pratiques de l'inhumation. Pour qu'elle surgisse il faudra que se manifeste une séparation au sein de la communauté.
Ainsi l'oeuvre de Nougier nous permet de préciser bien des points plus ou moins obscurcis par des controverses spécieuses et, surtout - il faut y insister - elle fournit une ligne de visée cohérente des évènements qui se sont déroulés sur au moins 30 000 ans.
29 « Avec un approvisionnement alimentaire plus abondant et plus régulier, d'autres résultats suivirent, lesquels accrurent l'importance du foyer et de la demeure : la richesse et la plus grande variété du régime alimentaire augmentèrent non seulement l'appétit sexuel, mais de même, nous le savons maintenant, les chances de la conception; cependant qu'un abri fixe et l'abondance de nourriture contribuèrent à la survie et aux meilleurs soins des petits enfants, en partie parce que, dans les groupes de villageois stables, plus de femmes de différents âges étaient là pour surveiller les enfants qui grandissaient. » (L. Mumford, « Le mythe de la machine », Ed. Fayard, t. 1, p. 192)
Le dernier argument nous laisse assez sceptique parce que l'ensemble des femmes, à l'époque antérieure à l'agriculture, s'occupait également des enfants. Il n'y a pas augmentation du lien communautaire, comme l'exposé de Mumford le suggère, mais, soit il persiste, soit il régresse.
30 De divers côtés on a souvent fait remarquer que les types de maladie variaient avec le développement de la société. A l'heure actuelle, celles qui tendent à prévaloir affectent le système immunitaire, le sida par exemple. Or, le développement de celui-ci, en Occident peut être mis en relation avec la pratique médicale elle-même ( ce serait une iatro-maladie). En effet depuis près d'un siècle, ce système est manipulé avec les vaccins, les sérums, et plus récemment, on s'ingénie à diminuer son efficacité afin de pouvoir faire des greffes. Ce n'est pas étonnant - en demeurant au sein de la problématique officielle - qu'on puisse avoir une espèce d'effondrement.
Les maladies qui deviennent à la mode sont celles qui affectent la reproduction : les maladie sexuelles transmissibles qui, d'après « La pratique médicale » n°26, 1986, atteignent, entre 15 et 55 ans, un américain ou un français sur deux. A tous les âges on peut contracter ces maladies. Malgré les nouvelles thérapeutiques, ces dernières années, elles ne diminuent guère, et on constate même leur recrudescence dans de nombreux pays. Il s'agit de la syphilis, des infections gonococciques, des végétations vénériennes, du sida, des salpingites, des infections à chlamydia trachomatis. Certaines sont anciennes, d'autres nouvelles. Or il y a un phénomène qui tend à être catastrophique pour l'ensemble de la biosphère : le pullulement de Homo sapiens. On peut donc se demander s'il n'y a pas un essai de régulation en bloquant la reproduction de cette espèce.
Toutefois il nous faut également tenir compte d'un autre aspect afin de mieux cerner l'importance de la question : il y a indéniablement un effet terroriste voulu dans la mise en évidence des maladies sexuelles afin d'aller à l'encontre de ce qui est considéré comme un apport de Mai-68 : l'accession à une sexualité non réprimée. En ce cas, il nous faut envisager le phénomène non dans son immédiat historique avec l'apparition du sida en 1981, mais dans sa dimension totale ; pourquoi depuis le début du siècle y a-t-il un débat sur la place, l'importance et le rôle de la sexualité ? Débat implicitement lié à celui sur la libération de la femme et celui de la surpopulation. En répondant à une telle question, on est amené à envisager que de différentes façons le procès de reproduction de l'espèce tend à être enrayé.
A propos du système immunitaire certains hygiénistes modernes nient sa réalité. Il est certain que cette représentation est fort sujette à caution, car c’est une justification essentielle de la pratique médicale. En outre, elle est très productive – donc bien compatible avec le système en place. Les découvertes de cellules ou de substances faisant partie de ce système sont fréquentes et autorisent chaque fois de nouvelles recherches, ce qui entretient le procès productif. On a là quelque chose de semblable à ce qui se passe en physique des particules où il semble qu’on puisse indéfiniment en découvrir et, à partir de chaque nouvelle venue, recomposer le monde.
Nous avons accepté la représentation du système immunitaire en tant que représentation essayant d’expliquer comment l’organisme lutte contre divers troubles, afin de mieux situer le rôle de la publicité. Cela n’implique pas que nous la considérions valable. Il faudra préciser…
Nous pouvons ajouter qu’elle est un exemple typique de comment le procès de connaissance opère pour conjurer ce qui est posé comme le mal. Par là Homo sapiens se maintient dans la magie.
[31] Une étude exhaustive de ce bouleversement, qui se présente comme une sorte de radiation donnant naissance à une foule de représentations, est hors de question. On essaie seulement de percevoir les impacts les plus importants, les perturbations et les trauma essentiels, qui étayent notre affirmation. « Le rameau d’Or » de Frazer contient une foule de données concernant cela.
La plus grande partie de l’œuvre de M. Eliade qui, par maints aspects a une grande parenté avec celle de Frazer, même si elle relève d’une représentation différente, fourmille également de données et de remarques déterminantes pour notre sujet. Voici, par exemple, dans « Traité d’histoire des religions », éd. Payot, p. 304 :
« L’agriculture a révélé à l’homme l’unité fondamentale de la vie organique ; l’analogie femme-champ, acte générateur-ensemencement, etc., ainsi que les plus importantes synthèses mentales, sont issues de cette révélation : la vie rythmique, la mort comprise comme régression, etc.. Ces synthèses mentales ont été essentielles pour l’humanité et elles n’ont été possibles qu’après la découverte de l’agriculture. »
En réalité l’espèce connaissait déjà, auparavant, cette unité fondamentale. Avec l’agriculture on a plutôt la représentation d’une manipulation de la vie organique en se servant, pour l’exposer, du procès de vie du corps de l’espèce comme d’un opérateur.
Est également importante l’œuvre de E. de Martino qui opère non seulement en fonction du pôle de départ et de celui d’arrivée des phénomènes, mais aussi en fonction de leurs stases depuis des siècles et de leurs survivances dans les sociétés modernes.
Pour Lanternari, il convient de citer en plus : « Folklore e dinamica culturale », ainsi que « Preistoria e folklore » précédée d’une préface/mise au point fort intéressante de P. Cherchi, éd. L’asfodelo.
C’est avec le surgissement de la valeur tendant à s’autonomiser que nous aurons un autre moment radiatif qui s’épuisera avec la domination réelle du capital sur la société.
Toutefois, les vieilles représentations ne disparaissent pas avec la structure classiste, elles deviennent, plus ou moins transformées, celles de la classe dominée, ou de celles qui ont été éliminées du pouvoir sans être réellement subjuguées ; là nous avons la dynamique de la conservation de ce qui a été perdu.
Le phénomène agricole n’affecte pas que la femme ; l’homme est aussi concerné et on a souvent insisté sur la parenté entre Homo et humus (c.f. Vico par exemple). Il s’affirme de façon puissant que l’espèce provient de la terre ; c’est pourquoi nous conservons ce nom de Homo pour désigner tout le phylum auquel nous appartenons. Etant donné que nous pensons exister en tant que communauté, regroupant tous les membres de l’espèce, non séparée de tous les êtres vivants, nous avons ajouté le mot allemand Gemeinwesen pour désigner l’espèce qui doit survenir. Il a l’avantage de pouvoir inclure l’idée que nous ne pouvons nous développer qu’en union avec notre planète et avec tout l’univers conçu comme un immense être vivant – élargissant ainsi l’affirmation de Lovelock : Gaïa, la terre est un être vivant.
[32] La Chine et le Japon considérés – particulièrement la première – pour leur antique culture très évoluée, connurent une pratique rituelle fort sophistiquée qui subit des éclipses mais qui se réaffirma chaque fois que les troubles sociaux ou que les heurts avec les barbares (en ce qui concerne la Chine) eurent été surmontés. La Chine du XVIII° siècle connut une période faste de ce point de vue. Et, curieusement, on a une convergence avec l’Europe occidentale de la même époque, surtout la France ; d’où – à ce moment-là – la vogue de la Chine.
La notion de Bildung des allemands s’enracine aussi en cette époque ; elle évoque une partie, un ensemble de rites.
Enfin, notons que Confucius considérait que pour établir sur une base saine l’ordre social de son temps, il fallait restaurer les rites et opérer une clarification du langage.
[33] Dans « Mythes et archéologie en Océanie » (La Recherche n° 21, 1972), José Granger montre que la recherche archéologique permet de prouver la véracité de divers événements rapportés par la tradition orale (entre autres un épisode volcanique et tectonique dans une île du Pacifique) et de montrer que la datation fondée sur la succession des générations et celle fournie par des prédécesseurs concordent amplement.
L’auteur remarque : « Ces découvertes […] confirment l’intérêt d’étudier les traditions océaniennes, lorsqu’elles sont encore vivantes, pour découvrir la préhistoire de ces régions » (p. 242).
L’exposé de Jacques Labeyrie dans « L’homme et le climat », éd. du Seuil (pp. 131-146). met en évidence également la fiabilité de la tradition orale.
Ainsi les mythes, quoiqu’en pensent divers anthropologues, ne se réduisent pas à des pures créations de l’esprit, mais reposent sur des faits bien précis qui, malheureusement à cause de l’éloignement dans le temps et à celle de diverses réélaborations nécessaires pour rendre la représentation plus adéquate au devenir immédiat de la communauté, ne sont pas toujours repérables par une recherche historico-archéologique, linguistique, etc..
Dans un livre déjà ancien, « La Bible arrachée aux sables », Ceram montra également que divers épisodes rapportés dans cette dernière (le déluge par exemple) trouvaient leur explication dans des phénomènes naturels, plus ou moins datables avec rigueur.
Depuis, il y a eu d’autres investigations qui viennent encore confirmer notre affirmation. En particulier tout ce que rapporte J. Labeyrie à propos du développement de Sumer
[34] « Ces rites de Rouffignac préfigurent les rites d’Eleusis ! Sous le grand plafond d’Altamira, tout constellé de bisons bondissant du fond de la salle, veille une grande biche, dominante. Ne serait-ce pas la préfiguration de la grande déesse de la chasse, d’Artémis, la Diane des romains ? « L.R. Nougier, « Naissance de la civilisation », p. 382.
Toutefois il faudrait préciser que la déesse, dans ce cas, ne préside pas à la tuerie, mais à la multiplication des espèces qui pourront être chassées. Il y a là une immense ambiguïté.
[35] Tout le monde a insisté sur l’importance de la sexualité à l’époque où l’agriculture s’impose. Ainsi Mumford écrit dans « Le mythe de la machine » : « Dans la reconstitution du processus de domestication nous ferions bien de traiter la conscience accrue de la sexualité, conscience essentiellement religieuse, comme la force motrice de cette transformation » (p. 197).
« Le monde des plantes était celui de la femme. Avec bien plus juste raison que l’on ne peut parler de révolution agricole ou urbaine, on pourrait appeler cette essentielle transformation, qui prélude à toutes les grandes transformations qui accompagnèrent la domestication, la révolution sexuelle. Tous les actes quotidiens de la vie devinrent sexualisés, érotisés. La concentration de cette image devint telle que, dans toute une série de figurines et de peintures la femme elle-même, ainsi qu’elle est représentée dans l’art paléolithique, disparaît : seules restent les organes sexuels » (p. 199).
Nous avons fait ces citations non pas parce que nous sommes d’accord avec le contenu –ainsi il ne s’agit pas de phénomène religieux – mais à cause de leur signalisation de l’essentialité de la sexualité et de la femme.
John M. Allegro, dans un livre curieux et intéressant : « Le champignon sacré et la croix », éd. Albin Michel, traite lui aussi de cette question et il affirme que le culte essentiel pour favoriser la fécondité était celui de l’Amanita muscaria, le champignon sacré dont la consommation exaltait la sexualité, donnait des visions et servait de référence à toute la symbolique sexuelle. En effet, la volve (parenté avec la vulve) était le symbole de l’organe féminin, le pied avec le chapeau non étalé figurait le pénis ; et lorsque le champignon est épanoui (chapeau étalé), il donne l’image d’un vagin pénétré par l’organe mâle (p. 142).
Ce culte de l’Amanita muscaria était en relation avec celui de la femme dont la puissance était perçue en tant que fascination à cause, en particulier, de son influence sur le pénis. En effet, sans rien opérer, par leur seule présence, les femmes peuvent faire entrer ce dernier en érection (p. 114).
Enfin, la croix serait à la fois la représentation du champignon et le symbole de la fécondité. Les adeptes du culte du champignon auraient eu un langage codé afin d’échapper aux persécutions dont ils étaient l’objet. Les chrétiens auraient utilisé leur littérature sans en comprendre réellement le sens ésotérique !!
Quoiqu’il en soit de la validité de cette théorie, elle a l’intérêt de faire ressortir l’extraordinaire importance de la sexualité, de la fécondité (l’auteur aligne une foule d’arguments pour étayer sa thèse qu’il est impossible de réfuter car il s’agit de données linguistiques faisant appel au sumérien ou autres langues antiques) qui réaffleure même dans le christianisme dont l’importance ne commencera à se faire réelle à partir du moment où il intégrera l’antique culte de Cybèle, lors d’un concile qui se tint à Ephèse, lieu justement de ce culte de la fécondité.
L’exubérance, l’exaltation de la vie se manifeste de façon particulièrement percutante dans la tradition hindoue où le culte du Lingam, du pénis, est encore pratiqué. Il semblerait qu’en Inde, en dépit de l’hindouisme avec ses diverses variantes, du bouddhisme qui ne parvient pas à s’affirmer, le vieux fond traditionnel – surgi au moment de l’implantation de l’agriculture et englobant des représentations antérieures – s’impose tout le temps. Ceci se milite en faveur de notre vieille thèse où il était dit que le communisme primitif avait tendance, en Inde, à tout réabsorber.
B. This, dans « Naître et sourire », éd. Aubier Montaigne, fait une remarque qui tend à corroborer les affirmations de J.M. Allegro : « Le nectar (Nam-Tar-Agar : « démon fatidique des champs ») était une drogue, une substance douée de propriétés extraordinaires, un champignon peut-être (Agaric) » (p. 123). Il met cela en rapport avec le désir des hommes de créer, et il ajoute : « Nous voyons, dès les premiers textes, que l’homme et la femme sont en lutte pour le pouvoir créateur » (p. 122).
Les champignons hallucinogènes ne sont plus consommés aujourd’hui pour exalter la fécondité. En outre le fait que les hommes se placent sur le plan biologique pour réaliser la création, peut être considéré comme une défaite du sexe masculin. Cela exprime qu’il n’y a plus de possibilité de création à d’autres niveaux.
En même temps et plus en profondeur, c’est l’indication de la dissolution d’un procès de vie de l’espèce. Les femmes se déchargent de leur maternité, les hommes acquièrent une paternité. C’est le triomphe de la combinatoire entre individus totalement autonomisés et séparés. La réalisation d’un antique phantasme (c.f. Groddeck) n’est pas un progrès, mais est la concrétisation de l’aveu d’une incapacité de l’homme à se positionner dans le procès de vie.
[36] On peut dire qu’en général on a toujours surgissement de couples de termes. La dualité surgit de la scission de l’indifférencié, de l’unité. On n’a pas eu des mères d’abord puis apparition des pères ; les deux sont nés simultanément, quand la communauté en tant que substance s’est plus ou moins fragmentée devenant une forme. Toutefois ce sont les mères qui vont d’abord s’imposer par suite de la prépondérance des femmes sut le plan biologique et communautaire. Cette citation de M. Granet tirée de « La civilisation chinoise », éd. A. Michel, pp. 206-207, le confirme amplement :
« Un fait doit être retenu : l’Ancêtre substitué au Lieu-saint est un ancêtre maternel. Dans les milieux paysans, les femmes furent les premières à acquérir, avec le titre de mères, une autorité. Au moment où fut élaborée l’idée de Terre-Mère, la notion de parenté parut primer celle d’apparentement-alliance dont elle se détachait. Conçue comme un lien unissant un enfant à la race maternelle, la parenté parut reposer sur la filiation utérine, et impliquer une part de rapports individuels… C’est alors sans doute que le lien d’appartenance globale unissant indistinctement toute une communauté au lieu sacré de ses fêtes, fut imaginé sous l’aspect d’un rapport de filiation reliant le chef, qui absorbe toute l’autorité, à un ancêtre maternel investi de la puissance entière du Lieu-saint ».
Ceci nous amène à ne pas pouvoir accepter intégralement l’affirmation d’E. Reed (« Féminisme et anthropologie », éd. Denoël-Gonthier, p. 202) où elle met en relation la décadence du lien tribal avec l’introduction de la paternité, de la parenté masculine ; la famille naîtrait d’une décentration, le centre étant la femme. Ceci est vrai d’une forme de famille car même lorsque la femme est encore au centre il peut y avoir famille.
Cela n’empêche pas que ce soit une remarque fort intéressante surtout si on la relie à une autre (p. 199) où elle note que père dérive d’un mot qui veut dire possesseur, ce qui implique qu’il n’est pas procréateur ; et elle rapproche le sens de to beget = engendrer de to get = obtenir. Ceci fait ressortir que si, potentiellement, le père existe tant sur le plan biologique que communautaire, il n’advient à une efficience qu’en tant que possesseur.
Ainsi, auparavant, dans le procès de vie immédiat, la communauté engendre ses descendants par l’intermédiaire des femmes et des hommes. Les premières jouent un rôle déterminant, le seul qui, à un moment donné, soit exalté dans la représentation. Ses descendants viennent immédiatement participer à la communauté qui leur a donné naissance.
[37] C.f. à ce propos la remarque fort intéressante de B. This, sur laquelle nous reviendrons : « Le sacrifice fait entrer dans le cycle de la substitution, et de la métaphore (transport à côté), dans la mesure où l’enfant est sacrifié à la place du père … » (« Naître… et sourire », éd. Aubier-Montaigne, p. 251).
[38] « … pour durer, une construction (maison, ouvrage technique, mais aussi œuvre spirituelle) doit être animée, c’est à dire recevoir à la fois une vie et une âme. Le transfert de l’âme n’est possible que par la voie d’un sacrifice… » (M. Eliade, « De Zalmoxis à Gengis Khan », éd. Payot, p. 78).
Ceci exprime qu’il y a eu une première coupure essentielle qui se dévoile dans cette dichotomie de l’animé et de l’inanimé. Auparavant, tout l’univers est vie.
Certains auteurs ont liés de façon rigoureuse pratique des sacrifices humains et matriarcat, lié lui-même à l ‘agriculture. Il semblerait qu’il faille assez nuancer les choses. Cependant il est indéniable que parfois il y eut une certaine autonomisation qui donna lieu à des activités indéniablement atroces. Elles ne le furent pas plus que celles commises au nom de la science.
En ce qui concerne M. Eliade, le succès qu’il connut dans les années soixante, au sein de la jeune génération étudiante en révolte surtout aux USA, est dû au fait que par son œuvre il tendait à donner des racines qui semblaient à jamais perdues (possibilité d’une alternative !). Voici en effet la perspective de cet auteur.
« Il n’est pas exclu que notre époque passe à la postérité comme la première qui ait redécouvert les « expériences religieuses diffuses », abolies par le triomphe du christianisme. Il n’est pas exclu que l’attraction ressentie pour les activités de l’inconscient, l’intérêt pour les mythes et les symboles, l’engouement pour l’exotique, le primitif, l’archaïque, les rencontres avec les « Autres » avec tous les sentiments ambivalents qu’elles impliquent, il n’est pas exclu que tout cela apparaisse un jour comme un nouveau type de religiosité » (Avant-propos à « Méphistophélès et l’Androgyne », éd. Gallimard, p. 15).
« Un jour prochain l’Occident non seulement devra connaître et comprendre les univers culturels non-occidentaux, il sera amené à les valoriser en tant que partie intégrante de l’histoire de l’esprit humain ; il ne les considérera plus comme des épisodes infantiles, ou aberrants, d’une Histoire exemplaire de l’Homme ». (idem., p. 16).
« En effet, le problème qui se pose déjà, et se posera avec une acuité de plus en plus dramatique aux chercheurs de la prochaine génération, est le suivant : par quels moyens récupérer tout ce qui est encore récupérable dans l’histoire spirituelle de l’humanité ? Et ceci pour deux raisons : 1° l’homme occidental ne pourra pas vivre indéfiniment retranché d’une partie importante de soi-même, celle qui est constituée par des fragments d’une histoire spirituelle dont il est incapable de déchiffrer la signification et le message ; 2° tôt ou tard, le dialogue avec les « autres » - les représentants des cultures traditionnelles, asiatiques, et « primitives » - devra s’amorcer non plus dans le langage empirique et utilitaire d’aujourd’hui (qui n’est capable que d’atteindre des réalités sociales, économiques, politiques, médicales, etc.), mais dans un langage culturel, susceptible d’exprimer des réalités humaines et des valeurs spirituelles. Un tel dialogue est inévitable : il est inscrit dans la fatalité de l’Histoire. Ce serait une tragique naïveté de croire qu’il peut se poursuivre indéfiniment au niveau mental où il se trouve encore » (idem., p. 19).
C’est un langage d’homme de droite. D’ailleurs, jeune, Eliade a, sinon milité au sein de groupes nazis roumains ; du moins il a fortement sympathisé avec eux. En effet, l’extrême-droite (Nouvelle Droite, groupe publiant la revue Totalité, en France, ou des auteurs comme J. Evola et G. Fredda (c.f. « La desintegrazione del sistema ») en Italie), est violemment anti-chrétienne. Toutefois, Eliade ne sera pas fidèle à sa prise de position rapportée ci-dessus (datant de 1960) car dans ses dernières œuvres, il fera l’apologie du christianisme en tant que religion supérieure.
Ce qu’il considère comme étant l’amorce d’un nouveau procès qu’il dénomme « un nouvel humanisme, qui ne sera pas la réplique de l’ancien » (idem., p. 15), nous apparaît plutôt comme un ensemble dénotant la fin d’un immense procès, commencé lors de l’instauration de l’agriculture, lors de la fixation-domestication de l’espèce. En effet, ce qui caractérise un tel moment c’est le fait que toutes les contradictions qui avaient été apparemment surmontées, dépassées, réaffleurent. Homo sapiens cherche alors la solution dans une combinatoire de ces divers éléments apparus successivement dans le temps, selon un axe vertical, mais se présentant maintenant dans un même plan horizontal.
La peur d’une perte irrémédiable de ce qui fut est également l’expression de la fin d’une période données. Il y a à la fois volonté de survivre (ici le terme désigne une effectivité, puisqu’il s’agit d’une réalité désormais inopérante, voire inexistante) et faire en sorte que ce qui a été ne disparaisse pas.
C’est une préoccupation d’Homo sapiens, d’un être vivant autonomisé, préoccupé de lui-même. Or, comment concevoir le passage à un autre mode de vie sans être étreint, en même temps, d’une immense, d’une irrépressible angoisse, d’une vaste consternation, en pensant à toutes les espèces qu’Homo sapiens a directement ou indirectement détruites. Comment les « récupérer ». De nos jours, Homo sapiens se contente d’aller inventorier des millions d’espèces qui ne l’ont pas encore été et que la disparition de la forêt circum-équatoriale voue à l’extinction avant même d’avoir rencontré leur grand ennemi.
[39] « Aussi bien on reconnaîtra peut-être, en lisant ce travail, que l’être social, en tant que social, est imitateur par essence, et que l’imitation joue dans les sociétés un rôle analogue à celui de l’hérédité dans les organismes ou de l’ondulation dans les corps bruts » (p. 12).
G. de Tarde fonde l’importance de son concept en le mettant en correspondance avec l’explicitation d’autres phénomènes :
« que toutes les similitudes sont dues à des répétitions »
« 1° Toutes les similitudes qui s’observent dans le monde chimique, physique, astronomique… ont pour unique explication et cause possible des mouvements périodiques et principalement vibratoires.
2° Toutes les similitudes d’origine vivante, du monde vivant, résultent de la transmission héréditaire, de la génération soit intra, soit extra-organique…
3° Toutes les similitudes d’origine sociale, qui se remarquent dans le monde social, sont le fruit direct ou indirect de l’imitation sous toutes ses formes… » (pp. 15-16).
« Si j’ai donc placé le prestige, non la sympathie, à la base et à l’origine de la société, c’est parce que, ai-je dit plus haut, l’unilatéral a dû précéder le réciproque » (p. 85)
Cette affirmation découle de sa thèse sur la primauté de l’imitation. Il y a un acte initial, puis il y a imitation de celui-ci qui sera généralisée par répétitions.
Il considère que le don ou le vol précèdent l’échange, la chasse, la guerre. Mais il ne pose pas le problème de la rupture d’une totalité qui peut donner deux éléments qui deviennent plus ou moins indépendants et dominent, parfois alternativement, jusqu’à ce que le procès de vie de la communauté amène à une sorte de réunification qui pose en fait la dualité.
G. de Tarde défend une théorie individualiste parce que pour lui l’invention est toujours le produit de l’activité d’un seul. Le résultat est ensuite copié (imité). C’est une individuation inconsciente puisque tout homme est un somnambule, et l’imitation une espèce de somnambulisme (p. 95).
« La société c’est l’imitation, et l’imitation c’est une espèce de somnambulisme… »
En conséquence le progrès lui-même est un processus inconscient :
« Le progrès est donc une espèce de méditation collective et sans cerveau propre, mais rendue possible par la solidarité (grâce à l’imitation) des cerveaux multiples d’inventeurs, de savants qui échangent leurs découvertes successives .»
« Il en résulte que le progrès social comme le progrès individuel s’opère par deux procédés, la substitution et l’accumulation. Il y a des découvertes ou des inventions qui ne sont que substituables, d’autres qui sont accumulables. De là des combats logiques et des unions logiques » (p. 161).
Il convient de rapprocher cela de sa remarque pp. 395-396.
« La loi suprême de l’institution paraît être sa tendance à une progression indéfinie… Cette sorte d’ambition immanente et immense qui est l’âme de l’univers, et qui se traduit par la conquête lumineuse de l’espace, vitalement par la prétention de chaque espèce, même la plus humble, à remplir le globe entier de ses exemplaires… »
Ainsi le progrès est indéfini et il est conquête de l’espace, en outre il est enraciné dans le fonctionnement même de l’univers. Toutefois, il n’indique en rien comment cela se réalise.
« … je considère l’obéissance comme une sorte d’imitation » (p. 215)
« Au fond, par régime aristocratique, il [Tocqueville, n.d.r.] entend le plus souvent l’empire dominant de la coutume, et, par régime démocratique, l’empire dominant de la mode, et, s’il eût traduit sa pensée comme je viens de le faire, elle eût été d’une justesse incontestable » (p. 329).
Ceci est très intéressant car effectivement on passe d’une structuration verticale à une structuration horizontale où l’imitation peut prendre une ampleur sans commune mesure avec ce qu’elle présente dans l’autre cas. Ce qui se traduit par l’empire de la mode, et plus tard, de la publicité. C’est d’ailleurs à cause de cette dernière que nous avons voulu reporter ces dernières phrases de Tarde. Ajoutons encore cette remarque fort pertinente :
« La politesse n’est que la réciprocité des flatteries » (p. 408).
Pour en revenir au rapport hommes-dieux, disons qu’à l’heure actuelle, Homo sapiens essaie de réaliser avec les ordinateurs ce qu’il a infligé aux dieux : la domestication. Dans les deux cas dieux et ordinateurs ont été créés par lui ; dans les deux cas il se sent menacé par eux. En conséquence, il deviendra l’esclave-maître de l’ordinateur comme il l’a été de ses dieux ou de son dieu.
[40] La dimension manipulatrice du sacrifice se perçoit le mieux dans la pratique du roi divin, du roi de la végétation, qui personnifie le pouvoir fécondant. En effet sa mise à mort est un moyen d’enrayer l’autonomisation du pouvoir qui s’effectue surtout à partir du pôle mâle, en même temps que cela permet de représenter le cycle de la végétation.
Souvent on avait affaire à un couple. La femme n’était pas sacrifiée ; elle acquérait un nouvel époux. Elle représentait la permanence de la terre parce qu’elle est le pôle du continu. En revanche l’homme, le pôle du discontinu, disparaissait. Par autonomisation, on comprend que ceci put conduire à des abominations.
Ultérieurement, quand le pouvoir se fait autonome, le roi peut vivre plusieurs années. Il n’était tué que lorsque ses forces déclinaient, car il risquait dès lors d’être une entrave au procès de vie de la communauté.
Le même phénomène se retrouve dans le christianisme. Mais ici c’est le même roi-divin, le Christ, qui par la magie des rites permet de manipuler sinon la réalité immédiate, du moins la représentation et par là d’atteindre la réalité.
[41] L’épopée de Gilgamesh est la narration de la quête d’une plante qui doit conférer l’immortalité.
On connaît diverses boissons qui assurerait l’immortalité comme l’ambroisie ou le soma.
Dans le mythe hébraïque, certains pensent que le serpent a induit Eve à manger le fruit de l’arbre de la connaissance afin qu’elle lui révèle quel était l’arbre de vie et où il se situait, afin qu’en consommant son fruit il pût accéder à l’immortalité.
Il est intéressant de noter que le mythe exprime profondément la dimension du sapiens : la connaissance est nécessaire pour accéder à l’immortalité.
Précisons, encore une fois, que nous ne faisons qu’affronter le thème de la fondation de l’espèce à partir de la mort. Il nous faudra, en d’autres lieux, en d’autres approches, étudier la problématique de la mort non seulement pour Homo sapiens, mais pour Homo Gemeinwesen.
[42] Parmi les livres de divination qui nous ont été transmis depuis un très lointain passé, un des plus extraordinaires est le Yi-King, le ‘livre des transformations’. Même si on ne l’utilise pas afin d’obtenir une prédiction, sa lecture se révèle éminemment précieuse pour comprendre la représentation des anciens chinois.
La géomancie – la chiromancie à un moindre titre – aussi bien que l’astrologie peuvent être considérés comme des psychologies projectives qui ont une dimension paléontologique, car elles somment le vécu, et sa représentation, de millénaires d’existence de l’espèce.
[43] « La foi dans les étoiles – on peut le dire maintenant – n’est pas un phénomène provenant d’une source unique, ce n’est pas la doctrine d’un peuple déterminé. Elle constitue au contraire la somme de nombreuses civilisations et des sagesses de plusieurs peuples – dans ce cas particulier, celui des bergers des montagnes et celui des femmes dans les champs fertilisés » (W.E. Peuckert, « L’astrologie », éd. PBP, p. 47).
Donc l’astrologie serait une représentation élaborée par une communauté ayant intégré les dimensions de l’élevage et de l’agriculture, d’où la coexistence en elle d’éléments matriarcaux et patriarcaux.
« Nos astrologues parlent des bons ou mauvais aspects de cette planète [vénus, n.d.r.] ; je pense pour ma part, qu’il faudrait distinguer les tendances historiques et parler d’aspects patriarcaux et matriarcaux » (p. 48).
Peuckert considère qu’il y a deux phases importantes dans la formation de l’astrologie : « La première fut celle de l’observation pure et simple : Mars approchait-il du scorpion, le roi devait mourir d’une piqûre de cet insecte. […] La deuxième phase est en rapport avec des considérations sociologiques et religieuses que l’on trouve en Asie mineure et dans le bassin oriental de la Méditerranée : l’introduction de la pensée matriarcale dans le monde mésopotamien et son triomphe, indiqué par la Vierge, la Lune et Vénus, son éviction par la pensée patriarcale des pasteurs traduite par l’importance donnée à la planète Nergal » (p. 56).
Deux remarques : la première naturaliste : le scorpion n’est pas un insecte mais un arachnide ; la seconde est que, même au début, il n’y a pas une simple observation, car la représentation pour être efficace impliquait, au fond, la magie sympathique.
En outre, il n’y a pas une investigation sur le rapport qu’il peut y avoir entre la vieille représentation où l’animal était déterminant et donc le rapport entre totémisme en tant que système pleinement développé ou simplement ébauché et l’astrologie.
La vieille conception astrologique est en filiation avec la représentation de la solidarité organique et de la participation. Mais elle opère une synthèse de représentations surgies à la suite de l’implantation de nouveaux modes de vie où la séparation commence à s’imposer. L’astrologie a pour fondement la coupure en train de s’opérer et la volonté de la dépasser pour opérer une immersion dans le cosmos, assurer la jonction à lui.
D’où la nécessité de mettre en synergie mouvements du cosmos en sa totalité , mouvements de la terre et les différentes phases du cycle de l’espèce, et donc mise en harmonie des rythmes du cosmos, de la nature (les saisons) et de la vie humaine.
Le premier signe mis en vigueur aurait été le bélier, en rapport aux peuples pasteurs. Il est considéré comme un signe de feu, de dynamisme et de primarité signant des fonceurs ; ce qui correspond assez aux peuples nomades. Ensuite on eut le taureau en rapport aux agriculteurs. C’est un signe de terre. Dans ce cas on a une secondarité, une abstraction, qui ne s’autonomise pas, une ténacité et la médiation qui fait que les gens de ce signe amassent, assimilent au maximum. Ce qui, ici encore, est compatible avec les qualités nécessaires à une pratique agraire.
Plus tard apparaîtra le signe de la balance qui est en relation avec le grand développement du commerce, donc avec le mouvement de la valeur, etc.. A propos de ce dernier signe, il est intéressant de noter qu’il est placé entre la Vierge : la sécurité, et le Scorpion : le scepticisme. Le détenteur de ce signe va-t-il perpétuellement osciller entre les deux ou va-t-il réussir un équilibre ?
Á l’heure actuelle il y a un grand renouveau d’intérêt pour l’astrologie (la remarque faite à propos de la « redécouverte des expériences religieuses » est également valable ici – c.f. note 38). Pourtant, on peut se demander si celle-ci peut avoir encore une opérationnalité pour des gens entassés dans des immeubles énormes, n’ayant plus aucun contact avec les influences telluriques, ainsi qu’avec le cycle des phénomènes naturels et agraires, qui abolissent toutes les variations de température au cours de l’an, etc.. (l’idéal de la plupart c’est un temps toujours ensoleillé, mais tiède. La pluie, le vent, le froid, la chaleur sont des anomalies… cela constitue le mauvais temps !). En outre, l’agriculture elle-même tend à perdre de son importance et même de sa réalité ; il en est de même de l’élevage ou de l’antique commerce qui n’a rien à voir avec le flux du capital. Ainsi tous les référents et les référentiels s’évanouissent. Cela traduirait-il la volonté des hommes et des femmes de se libérer de l’influence du cosmos ?
En même temps, chez certains astrologues se fait sentir le besoin d’intérioriser la coupure. En conséquence il posent la nécessité de rendre indépendant des astres : grâce à une certaine connaissance, les hommes et les femmes pourraient échapper à un déterminisme astral. Cela est perceptible chez un astrologue comme J.P. Nicola (« La condition solaire »).
Possible ou pas, cela n’a pas d’importance ici ; ce qui est essentiel c’est de constater que l’on passe du refus de la coupure à son acceptation et à sa glorification ; cela aboutit au délire anthropocentrique, à un solipsisme de l’espèce.
Le renouveau de l’astrologie ne concerne pas seulement celle occidentale (d’origine proche-orientale) mais également celle chinoise, hindoue, aztèque ou gauloise dont les signes étaient des arbres.
En rapport avec la représentation astrologique on peut faire remarquer qu’on a trois phases dans la perception du rapport de l’espèce au cosmos, à la vie.
Dans la 1° phase, tout est vie et, pour mieux expliciter ses différentes manifestations, c’est le procès de vie de l’espèce qui est pris comme modèle explicatif (opérateur de connaissance). On a un anthropomorphisme, mais pas obligatoirement un anthropocentrisme.
Dans une 2° phase, on a une dissociation qui engendre un monde vivant et un monde non-vivant. Il y a abandon du modèle humain, ainsi que de l’anthropomorphisme, mais développement d’un anthropocentrisme : tout est pour Homo sapiens.
Au sein de la 3° phase qui tend à prévaloir, tout est vie. Celle-ci doit s’appréhender au travers de phénomènes totaux et dans ses particularisations : plus d’anthropomorphisme ni d’anthropocentrisme.
Enfin, il serait intéressant d’étudier le rapport qu’il peut y avoir entre la représentation astrologique et les cosmogonies de diverses communautés africaines (les dogons par exemple).
[44] « C’est le besoin de causes, cherchant une raison à tout événement, qui donne toute leur force aussi bien à l’astrologie qu’au déterminisme moderne » (W.E. Peuckert, o.c., p. 270).
Ceci ne peut être vrai qu’à un certain stade du développement de l’astrologie, après qu’elle eut complètement abandonné la vieille représentation de la participation.
[45] Voilà pourquoi également, la théorie illuministe, bourgeoise, a toujours cherché à ridiculiser les antiques représentations et à faire passer hommes et femmes des époques antérieures pour des créatures superstitieuses, craintives, incapables de raisonner, etc., afin de justifier l’intervention despotique du bourgeois, puis du capitaliste, c’est à dire d’un homme qui a effectivement perdu toute sentimentalité en ce qui concerne tous les êtres vivants qui l’entourent, ne se préoccupant que de son salut matériel, spirituel !
[46] « Or, la source de tous ces mythes, rituels, croyances et légendes, se trouve dans une conception magico-religieuse, extrêmement archaïque : c’est l’animal (i.e. la force religieuse qu’il incarne), c’est lui qui découvre la solution d’une situation apparemment sans issue, c’est lui opère la rupture avec un monde clos, et partant rend possible le passage à un mode d’être supérieur » (M. Eliade, « De Zalmoxis à Gengis-Khan », p. 160).
Le culte des arbres et des plantes en général supplante ensuite celui des animaux, sans l’éliminer (particulièrement en Egypte où il reste en fait prédominant)*. Ce serait le culte des arbres des forêts (le chêne par exemple), qui a pu s’exalter ensuite lors de l’implantation de l’agriculture en synergie avec le culte nouveau des plantes (la plupart cultivées) (c.f. « Le rameau d’or » de Frazer).
[* Toutefois, le culte de certains arbres peut remonter bien au-delà du néolithique.]
L’arbre a acquis le statut d’un analogon. Il a servi à exprimer le lien vertical des générations humanoféminines : arbre généalogique ; mais aussi de tous les êtres vivants. En effet, on représente leur lien diachronique et de filiation à l’aide d’un arbre. En outre, les mots embranchements, phylum ou clade, témoignent bien de la puissance de l’analogon. Enfin, et cela peut surprendre à première vue, il opère en mathématiques, dans la théorie des graphes.
[47] D’où la fascination qu’exerce la lecture de l’Odyssée (Odysseus, l’homme en colère) qui contient en même temps, comme l’ont montré Adorno et Horkheimer (« Dialectique de l’illuminisme ») les premiers fondements de l’illuminisme. Il y a le monde qu’on perd , et le nouveau en lequel on s’implante.
[48] Nous avons là certaines racines du fameux dualisme qui aura ultérieurement un grand développement en Iran. Bien et mal sont des données autonomisées qu’on ne peut pas mettre sur le même plan que le Yin et le Yang des chinois. Chez ces derniers le dualisme ne s’autonomise pas.
[49] Nous avons plusieurs fois cités le « Monde magique » de E. De Martino où la recherche au sujet de la magie dans les sociétés primitives aboutit à « la découverte de la crise de la présence comme risque de ne pas être au monde ». Dans « Mort et lamentation funèbre rituelle », il étudie la nécessité qui s’impose au moment de la mort de l’être cher « dans la plénitude de la douleur et avec une urgence d’autant plus grande que nous sommes plus près du désespoir […] d’éviter une perte plus irréparable et décisive, celle de nous-même en situation de deuil. Le risque de ne pas pouvoir franchir une telle situation, de rester fixés et polarisés en elle, sans horizon de choix culturels et prisonniers d’imaginations parasitaires, constitue la deuxième mort décisive que le deuil peut entraîner à sa suite… » (p. 15).
Il envisage donc les communautés où la mort est vécue en tant que rupture absolue, au moins immédiatement.
« Le risque de la perte est signalé – au moins en tant que la présence résiste – par une réaction totale qui est l’angoisse […] que l’angoisse se détermine dans la présence comme une réaction devant le risque de ne pas pouvoir aller au-delà de ses contenus critiques ; et de se sentir inactuel et inauthentique dans le présent. Ce qui équivaut à dire que l’angoisse est le risque de perdre la possibilité même de déployer l’énergie formelle de l’être immédiat (esserci). L’angoisse signale l’atteinte aux racines mêmes de la présence, elle découvre l’aliénation sans horizon formel. L’angoisse souligne le risque de perdre la distinction entre sujet et objet, entre pensée et action, entre forme et matière ; et puisque dans sa crise radicale la pensée ne réussit plus à se faire présente au devenir historique, et en train de perdre la puissance d’en être le sens et la norme, l’angoisse peut être interprétée comme angoisse de ne pas pouvoir être dans une société humaine […]. Et enfin : l’angoisse est l’expérience de la faute, parce que la chute d’énergie d’objectivation est –comme on l’a dit – la faute par excellence, qui enferme le malade dans une mélancolie désespérée » (« Mort et lamentation funèbre rituelle », p. 30).
« En réalité, dans les civilisations primitives et dans le monde antique, le risque de la présence assume une gravité, une fréquence et une diffusion telles que la civilisation est obligée de l’affronter pour se sauver elle-même. Dans les civilisations primitives et dans le monde antique une part considérable de la cohérence technique de l’homme n’est pas employée pour la domination technique de la nature (où elle trouve en fait des applications illimitées), mais à la création de formes institutionnelles aptes à protéger la présence du risque de ne pas être au monde. L’exigence de cette protection technique constitue l’origine de la vie religieuse en tant qu’ordre mythico-rituel » (idem., p. 37).
Ce ne sont pas des phénomènes accidentels qui donnent naissance à l’idée de perte, mais c’est la séparation d’avec la nature qui s’exprime d’ailleurs eu travers de ces accidents possibles indiqués par De Martino, qui engendre la difficulté d’être en continuité, d’où la perte d’une sécurisation et le surgissement d’une inquiétude.
[50] L’Australie offre un cas exceptionnel en ce sens que ce continent a en fait des particularités qui ne se restreignent pas à l’absence de l’agriculture. En effet, les aborigènes australiens ne connaissaient pas non plus la chasse au gros gibier, ni l’arc, ni la flèche ou le piège.
Cet ensemble de faits doit être mis en relation avec non seulement l’élément géographique mais avec les conditions écologiques de l’Australie.
En outre, les communautés australiennes ont probablement abouti à une voie assez différente de celle empruntée par le reste de l’espèce, comme on peut le constater à travers le fait qu’elles connaîtraient un autre équilibre entre les sexes. Il se caractériserait par une séparation non autonomisée, chacun ayant pour ainsi dire sa culture, tandis qu’un certain nombre de pratiques permettraient leur réunion, sans laquelle le procès de vie ne pourrait pas s’accomplir.
A ce sujet, le livre de Diane Bell, « Daughters of the Dreaming », éd. McPhee Gribble, G. Allen Unwin, apporte une contribution importante mettant en évidence que les femmes ont elles aussi une représentation fort élaborée, en particulier en rapport au fameux « Jukurrpa » (la loi du temps du rêve), tenu auparavant comme apanage des hommes. La non prise en considération de cette donnée venait du fait que les informations étaient recueillies par des hommes auprès d’autres hommes. Les connaissances acquises par les femmes ne pouvaient être transmises qu’aux femmes qui étaient initiées, et seules celles qui avaient un certain âge pouvaient accéder à certains secrets. Le statut familial intervient également . C’est parce que Diane Bell était mère de deux enfants (venus avec elle) – ce qui impliquait qu’elle avait un certain âge et qu’elle était apte à affronter des réalités bien déterminées – qu’elle put recevoir des indications fondamentales sur la représentation élaborée par les femmes.
[51] Les paysans ont finalement formé comme une race qui s’est adapté de façon étroite à un milieu et a maintenu les vieilles représentations, souvent réduites à des superstitions, qui véhiculaient qu’il y avait un danger à violer l’équilibre de la nature (les procès de celle-ci n’étant pas connus, et ne le sont pas beaucoup mieux aujourd’hui). Ils prirent un caractère réactionnaire au fur et à mesure que la civilisation occidentale se développa (opposition à la ville, phénomène qu’on constate également en Chine) et que la séparation d’avec la nature s’accusa.
Ce caractère réactionnaire prit une dimension différente à la suite de la révolution française. Avant celle-ci, ils maintenaient les restes de l’antique communauté ; après, leur accession à la petite propriété privée (en France) restreignit leur horizon et ils s’opposèrent à toute tentative visant à la formation d’une autre communauté humaine. Cette restriction du cadre de vie aboutit à former ce que Marx dénomma, pour la France du XIX°, une classe de barbares.
Dit autrement cette classe sociale plus ou moins hétérogène a été en quelque sorte réabsorbée par le phénomène de continuité, avec une immersion régressive en ce sens que ses membres ne connaissaient pas réellement les liens d’interdépendance entre tous les êtres vivants, ce qui explique, en partie, leur superstition et leur docilité envers la religion, la magie, etc..
[52] « Le communisme est la connaissance d’un plan de vie pour l’espèce humaine ». Et ce plan de vie impliquait, pour Bordiga, une régénération de la nature.
Cette affirmation pâtit de la vision d’Homo sapiens. Poser une connaissance c’est, dans ce cas bien précis, poser une séparation qui ne peut être surmontée que par une médiation. Le devenir à la communauté féminohumaine doit s’exprimer dans une réalité immédiate.
[53] Le succès de l’écologie durant les années 1970 est dû au triomphe de la conjuration. Maintenant que l’apocalypse immédiate ne s’est pas réalisée, elle est mise de côté.
Le devenir actuel de l’espèce humaine donne à la fois raison et tort à Malthus. Raison en ce sens qu’il y a effectivement une augmentation énorme de la population, tort parce qu’il est possible de la nourrir. En effet – pour le moment nous restons simplement au niveau des possibles – la terre pourrait nourrir selon Collin Clarck 40 milliards d’hommes et de femmes ayant un régime mixte (carné et végétarien) et 140 milliards ayant un régime végétalien. P. Duvigneaud, (« La synthèse écologique », éd. Doin, pp. 242-243), montre que ces affirmations ne sont pas irréalistes, et il pense que grâce au progrès scientifique, il sera possible de nourrir et faire coexister des milliards d’hommes sans qu’il y ait une transformation « en une gigantesque fourmilière d’automates sans âmes, les six milliards d’insectes de Fabre Luce » (p. 245).
Ici aussi s’étale bien la dynamique conjuratrice et la peur de devenir animal ! En outre, le discours écologiste exhibe bien le solipsisme humain et le mépris des autres espèces. Ce qui compte c’est la poursuite de l’accroissement démentiel de Homo sapiens, sans se préoccuper de la disparition des millions d’espèces que cela implique. C’est ici qu’un aspect du débat entre partisans de Malthus et partisans de Marx perd de son intérêt, puisqu’il a bien été montré qu’il était possible d’accroître la production agraire en rapport avec l’incrément de population. L’autre aspect, celui de savoir comment peut être nourrie cette dernière (est-ce que tout le monde peut accéder à la nourriture ?), perd aussi de son importance parce que, si la répartition est toujours inégale et engendre son lot important de miséreux, le problème de la différenciation et du pouvoir se déplace de la prise de nourriture à d’autres activités. Toutefois, il est certain que, là encore, Marx avait raison. Enfin, la question qui n’est pas abordée par ce dernier ni par Malthus est celle que nous trouvons fondamentale : Homo sapiens peut-il s’accroître sans égard aux autres espèces ? Ceci ne peut-il pas causer une réaction inéluctable de l’ensemble du monde vivant contre ce qui le menace profondément.
Enfin, à propos de cet accroissement certains savants considèrent qu’il y en eut un dès le paléolithique supérieur ; d’autres n’en mentionnent qu’un à partir du néolithique. Il semblerait qu’on puisse concilier les deux affirmations : le 1° accroissement aurait surtout eu une incidence extensive : l’espèce se répandit sur toute la surface du globe ; en même temps, un début de phase intensive se produit en ce sens que les communautés, venant à être trop proches, peuvent avoir initié un processus de fusion, qui est déjà en acte avec l’accession à la chasse au gros gibier. Le 2° serait lié directement à une phase d’intensification. Il concerne les communautés elles-mêmes qui doivent trouver des solutions non seulement pour nourrir, mais pour faire coexister hommes et femmes en nombre accru. C’est certainement une des causes des bouleversements qui eurent lieu à l’époque néolithique. Actuellement sous une forme exacerbée, l’espèce est affrontée aux mêmes difficultés. Encore une fois, nous sommes à la fin d’un cycle.
[54] En réalité, il n’est pas un véritable procès unitaire qui opère, car il est fragmentaire et est porté par des couches diverses de la population. Le seul procès unitaire est celui de la publicité.