Le fil du temps (Sul filo del tempo)

 

 

 

                   Les textes qui précèdent comme ceux qui suivent doivent être considérés en liaison avec les thèses parues dans le n°6 d’Invariance (pp. 03-37). En ce qui concerne les premiers, ils se situent dans la perspective de saisir l’explication et la délimitation de la défaite du mouvement prolétarien en 1914. Pour mener à terme cette tâche, il faudrait une étude des luttes de classes au cours de la période de 1871 à 1914 qui renverrait elle-même à une analyse du développement du capital au cours de cette même période. Tout cela est encore loin d’être prêt ; c’est pourquoi fournissons-nous ces matériaux semi-élaborés, comme disait Bordiga, car ils permettent d’effectuer une prise de position délimitative, non seulement immédiate mais  historique.


                   Les textes suivants de Bordiga illustrent de plus l’article du n°9 d’Invariance « La gauche communiste d’Italie et le parti communiste international ». Le premier de ceux-ci est essentiel parce qu’il se place à un moment singulier de l’histoire de la gauche, une année après qu’elle ait été évincée de la direction du parti. Cette éviction découlait directement du compromis entre cette dernière et l’IC ; compromis tout à fait particulier en ce sens que la gauche acceptait d’appliquer les décisions de l’IC tout en déclarant ne pas être d’accord avec ces dernières et en maintenant sa critique et sa ligne théorique mais conduisait à une coexistence entre les deux mouvements qui devait devenir de plus en plus difficile au fur et à mesure que l’IC devenait plus conciliatrice avec la vieille social-démocratie, manœuvrière, abandonnant les quelques principes fondamentaux affirmés à sa naissance. La coexistence devint, d’autre part, de plus en plus difficile pour l’IC, à partir du moment où elle réussit à fonder au sein du PCI une fraction qui lui fut totalement dévouée.


                   Si pendant longtemps la majorité (à la base) du parti fut influencée par les positions abstentionnistes, très tôt les dirigeants capitulèrent (Togliatti, Grieco, Fortichiari, etc.) et acceptèrent la ligne de l’IC. Ceci fut facilité par la décision de Gramsci de constituer une fraction centriste, favorable à l’internationale, comblant ainsi ses désirs. Gramsci avait l’avantage de proposer quelque chose de facile, immédiatement compréhensible : le léninisme ; car, cet intellectuel n’eut jamais une position autonome. Coincé entre son amour pour Croce, et son admiration pour le prolétariat, il trouvera une issue dans un « intermédisme » suiviste ce qui ne l’empêcha pas, sur le tard, d’émettre des critiques au stalinisme montrant par là beaucoup plus de caractère que les larves mentionnées plus haut. Mais si le courage est nécessaire pour faire, dans certains cas, une affirmation théorique, il n’est en aucune façon une preuve de rectitude théorique. Gramsci qui avait subi l’influence de Bordiga, que ce soit directement par acceptation inconditionnelle des thèses de ce dernier, ou que ce soit par incapacité de leur opposer autre chose, fut le premier à ne pas vouloir signer le texte du Manifeste (1923) que Bordiga voulait lancer contre l’IC (cf. Invariance, n°7, pp. 102-108). Les autres se rangèrent, ensuite, à son avis. Bordiga se trouva isolé.


                   Ce manifeste perdait de sa raison d’être. Il pouvait avoir une efficacité en tant qu’émanation du PCI, d’une section entière de l’IC, dans le cas contraire, il devenait une simple affirmation de fractionnisme, ce que Bordiga ne voulait en aucun cas effectuer. Il n’est dès lors plus possible, sans un mouvement d’une certaine envergure en Europe occidentale ou en URSS, de pouvoir redresser l’IC. L’entrisme luxembourgiste dont nous avons parlé dans le n°9 (pp. 147-148) et le refus de créer un substitut quelconque à l’IC vont être les éléments déterminants du comportement de Bordiga. L’influence de ce dernier demeurera cependant assez forte au sein du prolétariat italien. Lorsqu’il s’est agit de l’exclure du PCI, la clique stalinienne ne put le faire qu’en invoquant l’intervention en faveur de Trotsky. Il fut donc exclu pour cause de trotskysme[1] !


                   Le schéma des thèses de 1924 et Le danger d’opportunisme donnent une idée assez claire de la position de la gauche à propos du fascisme et montrent à quel point l’acceptation disciplinaire des décisions de l’IC entrava l’activité du PCI. Au sujet du fascisme, une remarque pour compléter ce que nous avons écrit au sujet de la brochure « Communisme et fascisme » éd. Programme Communiste (cf. Invariance, n°9, pp. 139-140). Elle porte sur le titre lui-même. Le « et » qui relie les deux termes implique soit une liaison, une union (va-t-on étudier ce qu’ils ont en commun ?) soit une opposition. S’il s’agissait, dans ce dernier cas, de poser l’alternative, il aurait mieux valu écrire : Communisme ou fascisme, comme c’est indiqué à la thèse 19 du texte de 1924. Cette imprécision dans le titre dénote l’infirmité théorique. Opposer communisme à fascisme pouvait être un mot d’ordre acceptable en 1924, il pouvait refléter une donnée historique immédiate. A l’heure actuelle il est impossible de se contenter de cela, car c’est opposer un mode de production déterminé à une forme de domination du capital, à un mouvement bien déterminé qui affecta le mode de production capitaliste lors de la réalisation de la domination réelle du capital. Au communisme s’oppose le capitalisme. Se contenter de parler du fascisme c’est simplement redresser l’erreur de ceux qui claironnaient l’alternative : fascisme ou démocratie. On a guère progressé, parce qu’on met en relief le phénomène politique qui masque en réalité le capital et sa dictature. Mais même l’alternative communisme ou capitalisme, est encore une indication erronée de la situation actuelle ; elle est devenue communisme ou destruction de l’espèce humaine, car la perduration du capital dans la paix comme dans la guerre conduit à la destruction des hommes.


                   Avec le texte de 1951, il s’agit d’une période tout à fait différente de l’histoire de la gauche et de l’activité de Bordiga. Il s’agissait de comprendre quelle pouvait être l’activité d’un faible regroupement numérique dans une situation de recul où la contre-révolution était maîtresse ; il fallait étudier les leçons de la contre-révolution ainsi que combattre les illusions de reprise révolutionnaire dont les symptômes étaient décelés par certains dans la défection d’éléments du parti communiste officiel, dans l’imminence supposée d’une 3° guerre mondiale génératrice d’une phase révolutionnaire[2].


                   Bordiga exposa sa position dans une série d’articles faisant partie de la chronique Le fil du temps : « Le règne de la contre-révolution », « Boussoles en folie » en 1951 ; « Le marxisme des bègues », « Redresser les jambes aux chiens » en 1952. La ligne théorique était la suivante : même s’il n’y a pas un mouvement révolutionnaire apte à restaurer le marxisme, il est tout de même nécessaire de s’atteler à la tâche de « désinfection » qui consiste à combattre « l’épidémie, partout et toujours dangereuse de ceux qui, en tous lieux et en tout temps, révisent, mettent à jour, rénovent et innovent » (« Le marxisme des bègues »).


                   La restauration théorique consista donc à éliminer les fausses interprétations du marxisme ; elle se cantonna à un rôle hygiénique qui aurait pu être suffisant s’il avait existé un mouvement prolétarien réel. Mais – et là était le point essentiel – il fallait expliquer la disparition de ce dernier. Parler de la trahison des chefs en 14, des erreurs de l’IC, plus tard, ne pouvait fonder une explication valable. Cela pouvait simplement conduire à mettre en doute l’historiographie officielle.


                   La volonté de montrer la non discontinuité entre hier et aujourd’hui, d’affirmer que « le fil n’avait pas été brisé » conduisit Bordiga, comme nous l’avons déjà signalé, à une apologie acritique des bolchéviks. Le mouvement prolétarien qui réalisera la révolution communiste ne peut accepter le temps tel qu’il est. Avant de pouvoir briser le temps quantitatif, le temps du capital, il doit d’abord recomposer son passé pour s’en émanciper et ainsi être apte à entreprendre la tâche de l’avenir – la seule possible – le présent social actuel étant simple folie.


                   Avoir affirmé l’actualité du futur est le grand mérite de Bordiga. Il nous faut en montrer l’effectivité.

 

 

 

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                   Les textes qui accompagnaient l’étude sur le mouvement ouvrier sont de Bordiga : « Schéma des thèses sur l’orientation et les tâches du parti communiste d’Italie, présenté par la « Gauche » du parti en vue de la conférence nationale de Côme », « Le danger d’opportunisme et l’Internationale », « Lettre de Bordiga à K. Korsch », « Déclaration de Bordiga au Congrès de Lyon 1926 », « La contre-révolution enseigne ».

 

 

« Nous en sommes au syndicat organe légalement reconnu de l’Etat bourgeois ; nous en sommes, si l’on n’a pas encore compris, au texte de charte fasciste du travail.

Dans notre langage marxiste nous sommes arrivés à ceci : sur les traces de Mussolini, et sur l’éternelle voie de la trahison, ils ont fait du syndicat ouvrier un des facteurs de l’accumulation du capital. »


Bordiga, Faire investir les gueux, 1951

 

 

 

 

 

 



[1] « Le comité central du parti communiste d’Italie, considérant que la neuvième réunion plénière du comité exécutif de l’internationale communiste a décidé de l’adoption et la défense des points de vue de l’opposition trotskyste ne permet de demeurer dans les rangs de l’IC et de ses sections, - décision confirmée par le VI° congrès mondial ;

Considérant qu’Amadeo Bordiga a appuyé, défendu, fait siennes les positions de l’opposition trotskyste et qu’il personnifie un courant aboutissant à cette opposition ;

Considérant que les positions idéologiques et politiques de ce courant, non seulement sont en contraste profond sur la base même du programme avec la ligne politique de l’internationale et du parti, mais qu’elles ont tendance aujourd’hui à coïncider avec les positions opportunistes et liquidatrices des courants de droite que l’internationale et le parti combattent avec le plus grand acharnement ;

Considérant que l’opposition trotskyste est aujourd’hui, de fait, une formation contre-révolutionnaire conduisant systématiquement la lutte contre le communisme et contre l’Union Soviétique pour briser les rangs du parti mondial de la révolution ;

Considérant qu’A. Bordiga a donné les directives et a développé une activité fractionnelle de désagrégation du parti et que de lui se réclament les pires éléments chassés par le parti comme des ennemis ;

Considérant que Bordiga, la période de trois ans de déportation terminée, a agi d’une façon indigne d’un communiste et d’un combattant de la révolution prolétarienne ;

Déclare Amadeo Bordiga exclu des rangs du parti communiste d’Italie, demandant au C.E. de l’IC de ratifier cette décision ;

Pose à l’ordre du jour du parti la lutte pour la liquidation définitive des résidus de l’infantilisme soi-disant de « gauche » lequel n’est autre chose qu’une forme d’opportunisme empêchant le parti de voir clairement et de remplir ses tâches de guide de la classe ouvrière dans la révolution »

La Vérité, n° 35, 9 Mai 1930

 

[2] Ceci motivera la publication de L’appel international 1951 (cf. Invariance, n°4, pp. 17-29).