GLOSES EN MARGE D' UNE RÉALITÉ

 

IV

Les évènements de décembre 1986 ayant brutalement perturbé l'ordre social, d'aucuns ont pensé qu'on assistait au retour de la révolution, à son émergence, etc., d'où, inévitablement, une comparaison avec Mai-juin 1968. Or, il n'en est rien. Le procès révolution est bel et bien fini, et l'on peut considérer qu'il s'est épuisé lors de ce dernier mouvement qui, par là même posait un devenir tout à fait différent. Celui de 1986 n'infirme en rien cette affirmation, au contraire il vient renforcer notre appréhension que quelque chose de nouveau se prépare, sans parvenir à -une discontinuité. Ce qui nous conduit à penser qu'il est un moment de maturation, plus exactement l'extériorisation de cette dernière qui s'effectue en profondeur. Dés lors. affirmer qu'il n'a aucun rapport avec la révolution implique nullement un dénigrement quelconque mais exige de situer de façon la plus rigoureuse possible son rapport à l'advenir proche.

 

Du point de vue superficiel, phénoménologique immédiat, on doit noter que le mouvement eut une certaine dimension internationale, ce qui dénote l'importance de ce qui est en train de mûrir mais elle n'eut pas l'ampleur de Mai-juin 1968, en outre on eut également un certain relais par des mouvements ouvriers qui furent extrêmement limités dans l'espace et surtout dans leurs revendications.

 

 

Autrement dit là pulsion affectant le corpus social a redonné momentanément un peu de vitalité, alors que 18 ans auparavant l'importance de la manifestation prolétarienne consécutive à la révolte des étudiants avait pu conduire à penser, tout au moins dans un premier temps, à une émergence révolutionnaire. De ce point de vue 86 est, comme un spasme de 68, signifiant la fin définitive du mouvement prolétarien. Et ceci concorde avec le devenir jusqu'ici constaté: rien ne disparaît d'un seul coup et rien ne parvient à s'établir, se structurer d'un seul bloc, éliminant en une seule fois toutes les tares du passé. En fait ce qui tend à émerger, par suite de ses faiblesses qui ne permettent pas qu'il soit reconnu et accepté, redonne force aux groupements, mouvements antérieurs.

 

 

Ce mouvement de 1986 permit de mieux saisir ce que fut Mai-juin 1968. Le premier est dans la dynamique impulsée par le second, sans être encore à même – répétons-le – d'affirmer la discontinuité. Plus précisément Mai-juin 68 a fini un cycle et opéré un dévoilement. Le mouvement de 1986 met en évidence la nécessité d'extérioriser une discontinuité qui est vécue dans l'immédiat au sein de ceux qui n'ont pas été intégrés, détournés, publicisés de différentes manières, informatisés, joués dans tous les sens du terme...

 

 

La discontinuité s'est toutefois en partie affirmée sous la forme de l'impossibilité à poursuivre un procès ou à rompre avec lui. Par là il s'est implicitement posé la question: peut-on faire autrement? Elle n'a peut-être affleuré réellement que chez quelques individus, mais tous y ont été sensibilisés.

 

Le mouvement de 1986 a manifesté une oscillation communautaire (comme il y en eut tant au cours de l'histoire), après le délire individualiste des années finales de la décennie 70, lui-même réaction à l'affirmation communautaire de Mai-juin 1968. En conséquence, à ce niveau, il ne manifeste rien de particulier, étant strictement déterminé par des données historiques, ambiantales immédiates.

 

Il y a eu affirmation de la communauté en tant que racket en tant que ghetto. Mais ici le ghetto n'est pas seulement imposé par l'autre, par le pouvoir en place, sous toutes ses formes, mais par les jeunes parce qu'ils refusent les perspectives de ce monde ou, s'ils les acceptent, c'est en tant que survie et non en tant que vie, parce qu'on ne peut pas faire autrement. C'est la communauté repliée sur la défensive, se sentant menacée, inapte à une affirmation fondamentale, sinon à une exaltation de la solidarité, comme l'a bien indiqué W. Pfaff: Au sein de l'hiver français du mécontentement un appel à la solidarité. (International Herald Tribune, 17-18/01/87

 

 

C'est ce qui a donné la force au mouvement mais a causé aussi des malentendus au sujet du rejet de la politique, des syndicats etc. Il rejeta toutes les idéologies, les représentations dominantes de ce monde et ne se fia qu'à ses forces, mais pour quoi faire? Son incapacité à fonder une discontinuité réelle le conduisit à reprendre des principes de la vieille représentation bourgeoise, humaniste: égalité, fraternité, équité, etc., pour tendre à affirmer des rapports humains.

 

 

De là, une dimension éthique et esthétique du mouvement, une "dignité" même, dans la mesure où il fut cohérent. Toutefois, il perdit de la force quand il se résigna à un appel à l'aide aux syndicats. Mais, étant donné que la victoire vint immédiatement, il put se sauver,car sa direction accepta de disparaître...

 

 

Les quelques manifestations ouvrières, particulièrement en France, furent des caricatures de celles des étudiants et exacerbèrent leurs aspects négatifs. Ainsi lors de la grève de la SNCF, le phénomène de ghettisation fut porté, à son comble avec une affirmation de revendications strictement catégorielles et un refus de généraliser le mouvement, ce qui est une rupture totale avec la pratique du mouvement prolétarien ( rejet de la solidarité).

 

La dynamique d'excrétion dont nous avons parlé à propos de l'arrivée des socialistes français au pouvoir en 1981, s'est à nouveau manifestée.

 

 

L'incapacité à affirmer et à s'affirmer s'est accompagnée d'une angoisse diffuse, non exprimée clairement parce qu'elle était conjurée par la dimension communautaire; angoisse devant l'avenir, devant l'impasse, devant un monde incompréhensible, insécurisant, inhumain.

 

 

Ce mouvement affrontait sans le reconnaître clairement le problème de devoir participer à un monde en ne l'acceptant pas et, surtout,celui encore plus difficile (pour ceux qui sont allés plus loin dans la remise en cause) de ne pas y participer et de lui être irréductible tout en fondant un autre où la dynamique de vie doit être absolument différente. C'est l'émergence de cette problématique, à l'insu même de ses participants, qui a conféré un caractère énigmatique à ce mouvement, comme le soulignait de façon superficielle P. Gaussen dans Le Monde du 05 décembre 1986: Un objet social non identifié. Dans la mesure où il a fait affleurer cette énigme~.inscrite dans la réalité même du devenir actuel, il a fait oeuvre positive.

 

 

On ne doit pas uniquement le comparer au mouvement de Mai-juin 1968 mais il doit être intégré dans celui de la révolte de la jeunesse depuis le milieu des années 50, en tenant compte particulièrement de son expression musicale extrêmement puissante jusqu'à la fin des années 70. Plus globalement,on devra confronter ce dernier à celui qui opéra à l'aube de l'affirmation du capital en sa domination formelle sur la société, c'est-à-dire au Sturm und Drang et au romantisme. On pourra se rendre compte de l'affirmation d'un certain nombre d'invariants: refus du procès d'intégration-domestication, de l'abstraction-mécanisation; revendication d'une immédiateté, de l'amour, du rythme (d'où importance de la musique), etc. On notera que de nos jours le refus du procès de connaissance définissant Homo sapiens, se manifeste de façon plus percutante, ce qui pose la dissolution de cette espèce.

 

 

Une autre particularité du mouvement de 1986 a été relevée par un sociologue (P. Yonnet dans L'Express du 12 au 18 décembre 1986, p.25): l'importance des jeunes filles et le rapport avec l'affirmation d'une pratique non violente (émergence d'une dimension féminine?). On peut ajouter le fait que, encore plus qu'en 1968 ( mais comme en 1973) ce sont les plus jeunes, les lycéens, qui ont donné la plus forte impulsion. Ce qui traduit encore mieux la rupture qui s'opère dans le, procès de transmission d'une génération à l'autre de ce qu'est l'espèce (phénomène de dissolution). Ceci indique simultanément que le phénomène d'intégration est tellement puissant que très tôt hommes et femmes sont accaparés par la communauté en place.

 

 

Toutes ces particularités ne posent pas une discontinuité. Pour en percevoir une (plus ou moins affirmée en Mai-juin 1968, ou par le mouvement hippie), il nous faut faire appel à un adversaire, acharné, injurieux, du mouvement de 86, L. Pauwels, qui a écrit dans le Figaro-Magazine du 06.12.86 un article scandale: Le monôme des zombis.

 

 

Il met en évidence l'aspect communautaire-ghetto dont nous avons parlé: "Rien ne leur paraît meilleur que d' être rien, mais tous ensemble, pour n'aller nulle part. "

 

 

Effectivement, ils n'ont plus rien puisqu'ils rejettent tout. En regard de la société en place ils ne sont effectivement rien puisqu'elle ne peut pas se reconnaître en eux. Commençant une autre dynamique, ils ne peuvent rien détenir; et leur errance est une expectative.

 

 

Pauwels en déduit que "Leur rêve est un monde indifférencié où végéter tièdement. Ils sont ivres d'une générosité au degré zéro, qui ressemble à de l'amour mais se retourne contre tout exemple ou projet d'ordre."

 

 

Cette déduction dévoile réellement ce qu'il leur reproche le refus de la société-communauté actuelle, ainsi que sa hantise de la dissolution: "L'ensemble des mesures que prend la société pour ne pas achever de se dissoudre: sélection, promotion de l'effort personnel et de la responsabilité individuelle, code de la nationalité, lutte contre la drogue, etc.. les hérisse. "

 

 

D'où, finalement, son diagnostic:

 

 

"C'est une jeunesse atteinte d'un sida mental."

 

La démarche de L. Pauwels est tout a fait cohérente avec la pratique et la théorie d'Homo sapiens depuis 2 600 ans qu'on peut résumer et caractériser par un mot: la thérapeutique .Il cherche à repérer et à individualiser une maladie afin de pouvoir soigner. Mais dans ce cas, toute la thérapeutique fait faillite, non pas parce que le sida ne sera jamais curable; toute maladie l'est plus ou moins, ce qui justement l'éternise; mais parce qu'en fait, d'une façon qui se veut calomnieuse, L. Pauwels a mis en évidence un phénomène de vaste ampleur qui rompt avec la pratique occidentale. En effet - comme nous l'avons déjà signalé ailleurs - jusqu'à ces dernières années, on considérait l'homme, la femme, sain, saine, si il ou elle avait des défenses (un système immunitaire puissant!!) parce qu'il fallait participer à une compétition, à une lutte pour la vie, pour la conquête du pouvoir, etc;.. Or, et A. Janov, en particulier, l'a bien indiqué, la santé c'est de ne pas avoir de défense, ce qui implique une dynamique de vie et une représentation totalement différentes.

 

 

Les jeunes de 1986 étaient donc sans défense et sans volonté de compétition entre eux; d'où le tragique de leur mouvement parce qu'ils opéraient (et ils opèrent ) dans un monde implacable. Ils ont pour ainsi dire émergé avec cette nouvelle dimension dans ce monde de compétition, au sein d'un procès de dissolution. Ils ne sont pas armés pour affronter une telle situation; car comment accéder à une réalité au sein de la dissolution? C'est là que se manifeste le plus cruellement l'absence de jonction entre les générations qui permettrait de donner des référentiels pour pouvoir affirmer une autre dynamique en enracinant les jeunes dans un projet invariant depuis des millénaires.

 

 

L'argument de Pauwels se retourne encore contre toute la représentation et l'ordre social qu'il défend. Afin d'intégrer au mieux hommes et femmes, le système en place tend à détruire leurs défenses qui inhiberaient la greffe en eux de l'être accepteur du devenir en place. Il n'est pas étonnant dés lors de risquer un vaste procès de dissolution [1].

 

Se limiter à ce dernier argument signifierait que le mouvement de 1986 serait en définitive le produit de la manipulation par le système thérapeutique et reviendrait à demeurer sur le terrain de L. Pauwels pour qui les jeunes ont été manipulés. En, fait, nous pensons que le rejet des carapaces, des défenses est un point de départ essentiel pour 1'effectuation d'un procès de réintégration dans la nature, dans la concrétude immédiate, pour un rétablissement de la continuité et mettre fin à un phénomène de division- séparation des membres de l'espèce au sein des communautés; car ce n'est qu'à partir de là qu'une puissante réflexivité pourra se déployer.

 

Par là, le mouvement de 1986 signale l'émergence d'une discontinuité qu'il nous faut effectuer.

 

 

*     *     *

 

Dans Gloses en marge d'une réalité I nous avons écrit: ''Nous vivons le temps d'un grand schisme, celui d'avec le capital". Cette affirmation doit être précisée et il faut tenter d'en montrer la validité.

 

 

La communauté capital s'est imposée à l'échelle mondiale, même si la greffe sur d'antiques communautés despotiques n'est peut-être pas encore totalement assurée. En même temps, dans les centres les plus développés, nous avons la mort potentielle, théorique du capital; ce qui n'empêche aucunement des phénomènes capitalistes de se développer amplement, ne serait-ce qu'à cause de l'inertie historique, liée en partie à la difficulté qu'ont les hommes et les femmes à mettre en place des structures nouvelles.

 

 

S'il en est ainsi, on doit pouvoir constater un certain procès de dissolution de l'ensemble du procès capital ainsi qu'une remise en cause de la part de ceux qui sont les plus proches de la Gemeinwesen (communauté) en place, comme disait K Marx qui visait le procès révolution. Or, c'est ce à quoi nous assistons lorsqu'on constate le refus du mécanisme monétaire, de la valorisation mercantile chez ceux qui font fonction d'entrepreneurs, de PDG; tandis que divers éléments qui étaient intégrés au procès du capital, tenden1à s'autonomiser. Ceci est spectaculaire en ce qui concerne la technique et c'est ce que théorise J. Ellul en ne considérant que l'autonomisation. Autrement dit un mouvement de séparation vis-à-vis du capital s'est amorcé qui n'est`,pas uniquement dû aux hippies et groupes similaires. Ce qui est dés lors essentiel c'est de comprendre quelle est la nouvelle unité-globalité qui est en train de s'instaurer en dépit des désirs et des volontés des hommes et des femmes, et qu'elle est celle qu'ils visent à atteindre, lorsqu'ils parviennent à se poser un tel objectif. Le plus souvent le mouvement de séparation est tel qu'hommes et femmes ne se préoccupent que de survivre, terrassés qu'ils sont par les phénomènes surgissant de cette mort du capital.

 

 

D'un point de vue phénoménologique ce qui caractérise la fin d'un procès historico-social c'est qu'il y a réapparition de problématiques qui opérèrent au début. Et ceci est accusé de nos jours du fait du décalage entre différentes zones du globe. Ainsi on constate qu'en Afrique (Afrique du Sud, Angola, Zimbabwe, etc.) et même en Asie (rétrocession de Hong-Kong a la Chine à la fin de ce siècle) nous en sommes à la fin du phénomène foncier commencé avec l'expansion du capitalisme sous sa forme mercantile au XV° siècle; ce qui réactive, sur le plan de la représentation, la thématique de l'autre qui fut fort en honneur, au XVI° siècle (comme le prouve l'œuvre de M de Montaigne).

 

 

À l'échelle mondiale divers phénomènes - moments différents du procès du capital dans sa dimension historique et donc dans son devenir à la communauté - se parachèvent, tandis qu'en Occident, particulièrement aux USA, celui-ci n'est plus la réalité déterminante du devenir actuel de la communauté qu'il a engendrée. Ceci s'accompagne de l'évanescence des mythes essentiels à l'instauration de la représentation du capital comme celui du progrès, de la conquête de la nature, soit parce qu'ils sont abandonnés par les hommes et les femmes, soit parce qu'ils ne sont plus opérationnels, même si ces derniers veulent encore les maintenir.

 

C'est en tenant compte de ces remarques que l'on peut comprendre le tournant qui s'est opéré en 1975 avec la défaite des USA au Vietnam et la fin de leur mythe Cette dernière est essentielle en ce qui concerne aussi bien le capital que le prolétariat. En effet, comme on l'a plus ou moins explicité ailleurs, les USA furent depuis le début le pays de l'utopie, le lieu où l'on pourrait recommencer un devenir ne répétant pas les erreurs commises sur le vieux continent. Divers courants hérétiques, puis ceux du mouvement prolétarien tentèrent de réaliser des communautés plus humaines, régies par des principes tout à fait différents de ceux régnant en la vieille Europe. De même, sur le plan du développement du capital, les USA apparurent comme le pays où les lois de l'économie capitaliste pourraient librement se développer n'étant pas entravées par la rente foncière et les diverses couches sociales, reliquats du développement de modes de production antérieurs.

 

 

Tout cela était sous-tendu par la vision du progrès et par la nécessité pour l'espèce de se poser hors nature, d'accéder à la civilisation, en rejetant l'état sauvage,l'état de nature, etc. Cette dernière perspective était partagée par tout le monde en dehors de quelques rares exceptions.

 

 

Pour apprécier le tournant de 1975, nous devons analyser brièvement ce que fut la guerre du Vietnam. Dans un article du Fifth Estate , G. Bradford met bien en évidence certains aspects de cette dernière. Elle fut une réactualisation de celle qui fut conduite contre les amérindiens. Ainsi les étasuniens essayèrent de créer des réserves au Vietnam en opérant de vastes transferts de population, afin de déraciner les communautés. Ils présentèrent les vietnamiens comme des non humains afin de justifier leurs pratiques. Mais ceci fut insuffisant, car il fallait détruire le support de ces communautés, l'état naturel en quelque sorte, qui leur permettait de vivre en équilibre avec le milieu et d'en tirer le meilleur parti pour résister à leurs envahisseurs. En conséquence la guerre fut menée contre le pays lui-même, contre la biosphère locale.

 

G. Bradford s'appuie sur des publications officielles et diverses études pour affirmer que ressurgit alors la vieille lutte contre "the wilderness", contre l'état sauvage, c'est-à-dire la nature et les rapports humains non pervertis par un développement social dominé par l'idée de progrès , de la maîtrise-domination de la nature. Il reprend à ce propos les critiques de F. Turner Beyond Geography - The western spirit against the wilderness, Ed. The Viking press, et de F. Perlmann Against his-story, Ed. Black and Red [2].

 

 

L'opposition à la guerre du Vietnam provint des jeunes générations qui remirent en cause le devenir du capital aux USA et prirent partie pour "the wilderness" contre la civilisation, minant totalement la croisade étasunienne et empêchant une intervention plus importante des USA, ce qui conditionna ultérieurement le retrait des troupes étasuniennes du Vietnam. Ce fut une défaite non strictement militaire (ce qui en fait son extrême importance) qui marque la fin des USA en tant que pays de l'utopie du capital.

 

 

L'article de G. Bradford a donc un grand intérêt toutefois nous pensons que l'expression "against wilderness" escamote la concrétude et reste sur le plan du projet du capital. En réalité, il s'agit de détruire la communauté liée à la nature. Ceci ne peut se réaliser qu'en opérant une séparation des hommes et des femmes de leur terre et, dans les moments de conflits aigus, il s'agit de rendre la terre inhospitalière, c'est-à-dire de rompre réellement les liens organiques entre la communauté humano-féminine et le reste de la communauté des êtres vivants. Au Vietnam comme en d'autres pays peu touchés par l'intervention humaine, il s'agissait donc de détruire la communauté forêt.

 

 

Pour mieux comprendre le tournant de 1975, il convient de revenir un peu en arrière et de rappeler comment le conflit entre les USA et le Vietnam ( du nord à l'époque) a éclaté. Ce fut à la suite d'une provocation dans le golfe du Tonkin - comme le reconnaissent actuellement les étasuniens - que ceux-ci intervinrent en Indochine en 1964, On ne peut pas ne pas souligner le rapport qu' il y a avec la crise économique ayant lieu à l'époque, de même qu'on ne peut pas omettre que cette intervention visait également a une limitation de la puissance de l'URSS et à faire pression sur la Chine et pouvoir devenir une sorte d'arbitre dans le conflit entre les deux puissances communistes. Enfin le phénomène de diversion( détournement d'un conflit interne en un conflit externe) a également opéré, car il ne faut pas oublier qu'à cette date le mouvement de la jeunesse remettant en cause les valeurs occidentales était puissant aux USA.

 

 

Quoi qu'il en soit de ces causes et d'autres que nous passons sous silence, on a eu assez vite un phénomène d'autonomisation à cause de la résistance vietnamienne atteignant une efficacité - absolument non prévue par l'état-major étasunien - qui mettait en cause l'invincibilité de l'armée US et, au-delà, sapait le prestige de tout l'Occident dont les USA se faisaient le héraut.

 

 

En conséquence la défaite finale prend une valeur emblématique. C'est la fin du dépassement de la frontière. Une limite s'est imposée, une irréductibilité n'a pas pu être absorbée ou éliminée. Il n'y a plus d'Ouest à conquérir. Et cela concerne aussi bien les USA que l'Europe, parce que les premiers sont comme une excroissance de la seconde. Ils sont le produit d'un développement pur, non contrarié, qui a permis un épanouissement extrême de toutes les potentialités du mode de production capitaliste. En ce sens, ils n'apportent rien de nouveau et, par suite, de la fin du mythe étasunien, on peut envisager que les déterminants essentiels du devenir proche surgiront en Eurasie ou Asirope (comme dit L.R. Nougier), par la confrontation entre les deux extrêmes de celle-ci, ce qui permettra également de poser une unification des diverses nations.

 

 

Le retrait des USA de la péninsule indochinoise en 1975 est un symbole de ce que nous avons appelé la mort potentielle du capital - que nous exposerons de façon détaillée ultérieurement – et du déclin des USA qui s'aperçoit actuellement au travers de divers phénomènes dont le plus saillant et important est la crise agraire. La diminution de la part de la production étasunienne dans celle mondiale qui passe de 40%en 1950 à 22% en 1980; la perte de la première place en tant qu'exportateurs (remplacés par la RFA) signalent d'autre part la perte de suprématie des USA.

 

 

Tout cela sera analysé prochainement. Pour le moment, nous revenons à la guère du Vietnam et nous voulons insister sur le fait que mettre en évidence l'action destructrice des étasuniens en ce pays est insuffisant. Il nous faut montrer à quel point Homo sapiens a une action négative sur la biosphère et que ce sont les occidentaux qui portent le plus loin celle-ci. Cette affirmation est particulièrement importante à une époque où l'on réactive la propagande anti-nazie, afin de présenter le nazisme comme le mal absolu en oubliant que ce n'est qu'un cas particulier de ce que l'espèce commet, sur tout le monde vivant. Or, c'est l'intervention étasunienne au Vietnam qui donne toute sa puissance tandis que le départ des USA met en cause tout le devenir occidental.

 

On ne peut plus juger les événements qui se déroulent sur notre planète du seul point de vue de Homo sapiens. Ils doivent être affrontés en fonction de tout le procès de vie; ce qui va à l'encontre de ce que divers auteurs appellent "the western spirit". Le monde ne doit plus être le théâtre de divers westerns.

*     *     *

"Il est donc particulièrement pertinent de relever que la crise abordée par la fin du XX° siècle est l'héritage logique de la civilisation technicienne elle-même. Dés lors qu'il a choisi la voie de la technique, l'homme doit, aidé par elle, essaimer à l'extérieur ou, sinon péricliter."

 

 

"Une désescalade technique et culturelle est impossible au même titre qu'une dévolution serait inacceptable pour une espèce. De même que l'évolution biologique est un processus antientropique, tendant à des états de plus en plus complexes d'organisation physique, de même la civilisation technicienne (sommet d'un million d'années d'évolution) exige la continuation du processus de complexification et d'expansion."

 

 

"Cependant, une phase critique apparaît dans ce processus de croissance. Phase au cours de la quelle se fait jour l'évidence "qu'il ne reste plus de mondes à conquérir" et où les effets latéraux de la conquête du seul monde possible prennent toujours l'allure de bénéfices négatifs. Cette phase doit donc être dépassée par ce que nous appellerons la civilisation technicienne de seconde génération, c'est-à-dire une phase d'exploration et d'expansion planétaire et stellaire. Sinon s'ensuivrait à coup sûr un effondrement aussi désastreux que brutal.

 

 

C'est à la lumière de cela que doit être considérée la désillusion consécutive au projet Apollo. L'homme a atteint la lune. Où aller, maintenant? La réponse semble être: partout où il serait irréaliste d'espérer aller.

 

 

"Les attaques de groupes d'opposition écologique qui, depuis une décennie n'ont cessé de gagner en vigueur, impliquent un repli en deçà de ces frontières limitées qui n'irait pas sans conséquences profondément traumatisantes. Il mettrait un terme à la première phase sans déboucher sur la seconde. Il n'en résulterait qu'apathie et décadence à l'échelle de la planète. Précisons qu'en outre cela serait contraire à la conception proprement politique que nous avons de notre identité en tant que nation. (Voir publications de l'Hudson Institute HI 3812 P, Les dangers de la stagnation HI 3 014 P, La fin de la noosphère néolithique: ses conséquences et ses effets sur la politique des Etats-Unis)." Ian Watson: L'enchâssement, Ed Presses Pocket, pp.228-229

 

 

Ce texte, fort intéressant comme tout le roman de science fiction dont il est extrait mériterait de multiples commentaires. La pertinence de ses affirmations est encore plus valable après le désastre de la navette spatiale.

 

 

Il nous offre en outre un échantillon remarquable de la pensée linéaire, expansionniste et immédiatiste qui ne peut rendre en compte un procès d'intensification.

 

 

L'échec du projet de conquête planétaire ou stellaire est bénéfique parce qu'il serait catastrophique qu'une espèce à ce point anti-vie (ce qui n'est pas sans rapport avec la prédilection pour la technique) se propage dans la galaxie. Il est une autre manifestation de la fin des USA, mais aussi celle du projet expansionniste du capital ne pouvant se réaliser que dans l'indéfini.

 

 

 

 

 

CAMATTE Jacques

 

 

 Juin 1987

 

 

 

 

 



 

[1] Á propos du sida, il convient de signaler - comme le fait Mosséri (hygiéniste) que la prise des antibiotiques, particulièrement par voie orale- destructrice des bactéries du tube digestif,est un des causes de cette maladie. Parmi ces dernières on doit aussi ajouter la pratique des vaccinations. Certaines personnes ont fait un rapprochement entre le développement du sida en Afrique et l'intense campagne de vaccination qui eut lieu sur ce continent dans la décennie 70-80. Or, ce sont les élites (comme le note l'International Herald Tribune), c'est-à-dire les couches les plus occidentalisées. qui sont le plus touchées.

 

[2] Le thème de 1a frontière et celui de la lutte contre l'état de nature, l'état sauvage (Wilderness) sont au centre de l'œuvre d'un grand nombre d'écrivains importants des USA : Thoreau,Melville, Emerson, Hawthorne, etc. À propos de ce dernier, F. Perlmann a écrit un article intéressant The machine against the garden in Fifth Estate n°321, 1985.On peut lire également, parce que rempli de documents intéressants: Facing west - The metaphysics of the indian-hating and empire building, R. Drinnon, Ed. New american library. Enfin citons un livre qui se trouve dans la lignée de ceux des auteurs précédemment cités et en accord avec la position des hippies: Living the good life - How to live sanely and simply in a troubled world, de Helen et Scott Nearing.

 

 

L'article de G. Bradford est du printemps 85 (The Fifth Estate, Box 02548, Detroit Mi. 48202 USA). Il contient également une bonne explication de l'instauration du pouvoir despotique des communistes vietnamiens. En effet la destruction - par déracinement - de la part des étasuniens de toutes les communautés a créé un vide et a nécessité le surgissement d'un opérateur d'union fort puissant qui peut dés lors s'autonomiser. L'État vietnamien peut d'autant mieux le réaliser qu'il n'a pas en face de lui d'alternatives. Le même phénomène a prévalu au Laos et de façon exacerbée au Cambodge.