LA GRANDEUR ET SON PARTI









     Qui pourrait nier, maintenant, la validité des positions et la sûreté des prévisions des staliniens ? La paix qu'ils réclament en prophétie depuis si longtemps… la voici : « Quelle éclatant confirmation des thèses des XIV° et XV° Congrès de notre parti : à notre époque, la guerre n'est pas fatale, elle peut être conjurée, on peut défendre et consolider la paix » (L'Humanité, 25.8.59).



Il est donc tout naturel que, qui cherche une réponse à la question actuelle : « Que vont faire les ouvriers à la rentrée ? », aille s'adresser aux maîtres du parti de la classe ouvrière, celui de Thorez et de Duclos. C'est d'autant plus naturel que les staliniens nous en avaient averti : le régime personnel, c'est la misère (les travailleurs n'y ont pas cru à l'époque et ont voté gaulliste). Interrogeons l'Humanité. On y trouve cette réponse magnifique : « Ce qui se passera – ces messieurs semblent l'avoir oublié, bien que ce soit une vérité de La Palice – ce sont les travailleurs qui en décideront. Ils décideront quand et comment leur action revendicatrice se déroulera » (27.8.59). Surprise ! Le parti, lui non plus, ne sait pas. Il en est réduit au même point que les autres ! Il ne donne plus de directives, il ne guide plus, il est guidé ! Heureusement une phrase vigoureuse vient tranquilliser le pauvre lecteur, lui rappeler la force du parti, le plus grand de France : « Que le patronat ne se réjouisse pas, les travailleurs savent aussi qu'ils ont pour eux la force de leur nombre et de leur unité, lorsqu'elle est solide ». Mais le Parti ?… Ne nous emballons pas ; voici : « Les assemblés syndicales, celles du personnel vont se tenir ; elles feront le point. Qui voudrait prédire ce qui se passera le mois prochain ou en octobre, ne pourra le faire qu'à la manière des faiseurs d'horoscopes ». Et le parti monolithique fort de la théorie géniale ?… C'est au syndicat, c'est aux ouvriers eux-mêmes à trouver la ligne de conduite, à diriger la lutte. Pourtant ne disait-on pas naguère (ce qui était juste), qu'il ne doit pas y avoir de barrières nette entre le syndicat et le parti dans les problèmes de l'action. Y aurait-il donc divorce entre les deux ? Le parti n'aurait-il donc plus la confiance de la classe ouvrière. Et, fâché, la laisserait-il à son triste sort ?



     Rien de tout cela. Le parti ne peut pas s'occuper à la fois de ces bagatelles et de choses importantes comme la Paix. Voilà le problème essentiel. Est-elle là ? Plus de problème. Oui, mais il y a paix et paix : une avec la France et une autre sans. Le gouvernement actuel, disent les staliniens, mène une politique qui va aboutir à ce que la Paix triomphe sans la France ; il ne peut en résulter que l'isolement complet de celle-ci et sa décadence. Le rôle des « communistes » est de lutter pour la paix véritable. (s'il y a une anti-France, il y a aussi une anti-Paix). Il faut faire comprendre que la Paix est « l'impératif de notre temps », qu'elle doit naître de la rencontre Ike-Nikita et, que de là, aussi, résultera la grandeur de la France.



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     Nous nous orientons mal lorsque nous ouvrîmes ce journal révolutionnaire. La question primordiale, celle qui oblige à analyser des situations, à faire des prévisions audacieuses, à lancer des mots d'ordre, c'est la question de la Grandeur Française et non celle de l'avenir du prolétariat français, et à plus forte raison du prolétariat international ! Nous n'avions rien compris : à situation nouvelle, formule nouvelle : non plus la classe ouvrière et son parti, mais la grandeur et son parti.



     C'est ici que commencent les difficultés réelles car il y a grandeur et grandeur. Le prolétariat ou plutôt – employons la terminologie nouvelle – les ouvriers communistes et socialistes (qui doivent réaliser le front unique), sont la force qui doit imposer la paix et sa grandeur, la grandeur et la paix… sociale : « Le Parti Communiste Français appelle la classe ouvrière et le peuple à l'action pour une politique française à l'esprit de notre temps », « Que soient créés partout des comités de paix » (Déclaration du Bureau Politique du Parti Communiste Français, 28.8.59).



     Mais comme on ne gagne qu'à la force du poignet, il faut être intraitable et revenir inlassablement sur ces questions; et « L'Humanité » publie une série d'articles de R. Guyot « Pour une politique de véritable grandeur française ». Le travailleur peut, chaque jour, s délecter de ces saines lectures, peu importe que le coût de la vie augmente, que des prolétaires se fassent tuer pour… (là il est trop difficile d'intervenir, on ne fait pas d'horoscopes, il ne faut pas donner d'illusions aux ouvriers!). En ouvrant son quotidien, il est sûr de retrouver les mêmes thèmes impitoyablement opposés aux déclarations des méchants qui travaillent au déclin de la France. Diable ! Il y a paix et paix ; grandeur et grandeur.



       Et cela ne date pas d'aujourd'hui ! Lui apprend-on. Déjà avant la guerre nous avons connu le même combat : le 7 Octobre 1938, Thorez disait : « Munich, ce n'est pas la paix », et Marcel Cachin : « Où menez-vous la France ? » (Novembre 1938). Alors déjà, nous avons conseillé au prolétariat de choisir le parti de la grandeur, il fallait s'allier au plus tôt avec l'U.R.S.S. : « C'est parce que nous souhaitons la conclusion de l'alliance franco-anglo-soviétique qui reste possible et nécessaire » (Œuvres de Thorez, t. XVIII, p. 113). À cette époque le P.C.F. « est la seule formation politique française qui voit clair et défend les intérêts de la France et de la paix » (Jamais ceux du prolétariat, N.d.R.), « L'Humanité », 28.8.59. Ils ont lancé le S.O.S. mais ont été compris trop tard. Hitler envahissait la France, la submergeait de ses Panzers et personne pour défendre la paix et la grandeur. Non, il faut bien s'expliquer : la guerre projetée contre l'Est, était condamnable car anti-prolétaire donc anti-nationale ; mais à partir du moment où les Allemands pénètrent en France « ce n'est plus la même guerre, c'est une guerre nationale comprends-tu ? » (Aragon, Les Communistes, TV). Il faut croire que certains mirent longtemps à comprendre à moins qu'ils n'aient tout confondu. Ainsi un certain J. Staline déclarait encore en 1952 que la dernière guerre avait été une guerre impérialiste. Vraiment les idoles ont la grandeur courte. Que dire alors d'un certain Lénine qui, en 1914, parlait de « défaitisme révolutionnaire » et de « transformation de la guerre impérialiste en guerre de classes » ? Ne doit-on pas le classer dans le clan de l'anti-paix ? Heureusement ce n'est plus valable de nos jours… c''était le marxisme des l'époque et il ne peut servir à comprendre « l'esprit de notre temps ».



     Les staliniens ont toujours été les premiers dans la défense de la nation. Malheureusement, au bon moment, ils furent distancés (d'une longueur seulement mais en politique aussi cela suffit), par de Gaulle. Son appel date du 18 Juin, celui du P.C.F. du 10 Juillet 1940 : « La France, encore toute sanglante, veut vivre libre et indépendante… La France ne deviendra pas une sorte de pays colonisé ». Ils ne méritaient pas ce coup du sort, les pôvres. Il y a justice et justice, comme pour les dernières élections législatives par exemple. Depuis, leur rêve, bien qu'ils ne l'avouassent jamais, fut de rattraper de Gaulle, de combler le retard, comme l'U.R.S.S. se mit en devoir de le faire vis-à-vis des U.S.A. Ils le comblèrent effectivement, après des années de résistance, en 1945. Ce fut la réconciliation. « Construisez, vous revendiquerez ensuite », disait Thorez aux ouvriers qui décidément avaient du mal à comprendre que le parti d'un type nouveau, le parti forgé par des années de lutte contre l'ennemi national était le parti de la grandeur française. Après ce match nul, chacun s'en alla de son côté, l'un dans sa retraite, l'autre dans l'opposition.



     Malheureusement en dehors d'eux, personne pour comprendre ce problème. Aussi les gouvernements successifs firent-ils erreurs sur erreurs, trahissant de plus en plus la véritable cause. C'est pourquoi, à propos de l'Union Française, de l'Indochine, de la Tunisie, du Maroc ou de l'Algérie il fallait toujours rappeler les vrais intérêts de la France. Mais les autres s'entêtèrent dans une politique de décadence. On payait pourtant de sa personne : on vota, on revota même les « pouvoirs spéciaux » pour sauvegarder l'intégrité du pays et faire honte à G. Mollet. On rendit hommage à l'armée du 13 mai. Tout ça parce que le vieux rival, lui aussi ému de la déchéance et du pourrissement du pays, descendant dans l'arène, relançait la compétition pour la grandeur nationale.



     De Gaulle gagna encore : il a paris en mains ses destinées. Il ne restait donc plus aux « communistes » qu'à rentrer dans l'opposition et, à nouveau, essayer de combler leur retard. C'est ce qui explique leur grandes préoccupations et leurs efforts théoriques : il y a grandeur et grandeur ; indépendance et indépendance. « Ce serait beau si c'était vrai » (ici s'exprime l'amertume de ceux qui ont été déçus dans leurs rêves de grandeur, N.d.R.). On aurait applaudi avec les deux mains si une telle volonté d'indépendance proclamée avec une vertueuse indignation n'était pas démentie à l'instant même par des faits réels tels que le prêt de 126 millions de dollars sollicité par le gouvernement gaulliste et accordé par la Banque Internationale (américaine) pour la réalisation d'investissements en Algérie.


     « Les Américains, par cette opération, viennent de prendre une nouvelle hypothèque sur le pipe-line d'Hassi-Messaoud à Bougie, en Algérie (l'Algérie c'est la France, N.d.R.), de même que les mines de fer en Mauritanie et celles de manganèse du Gabon, où U.S. Steel pose la griffe » (« France-Nouvelle », n° 722).



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     Si avec cela, le prolétariat n'en prend pas son parti ! En fait, pour le moment, il l'a pris. Il écoute les sermons sur la Grandeur. Il fut pourtant, dans le passé, assez irrespectueux vis-à-vis de celle-ci et des grands hommes. Actuellement, en son nom, des marionnettes discourent et jouent les farces de la Décadence bourgeoise. Cela s'appelle trahison et rien de moins. Trahison, bien sûr, puisque proclamer le patriotisme c'est proclamer le front unique avec tous les éléments de la Grande Nation Française ; c'est élever la nécessité de l'Union Sacrée à la hauteur d'un dogme. C'est perpétuellement, et ce, même dans le meilleur des cas, opter pour les réactionnaires de son pays contre les éléments révolutionnaires de celui opposé.



     À l'heure actuelle, le prolétariat n'existe pas en tant que classe agissante dans l'histoire car, comme le disait Marx, la classe ouvrière est révolutionnaire ou n'est pas. Lorsque les secousses économiques du sous-sol social feront vaciller tous ces histrions stupides, alors il retrouvera l'Histoire et avec elle sa doctrine : le marxisme révolutionnaire pour qui « les ouvriers n'ont pas de patrie ».