Humanité et suicide

 

 

 

         Le texte de Marx que nous publions à la suite a été probablement écrit au printemps-été 1845. Il parut en janvier 1846 dans la revue dirigée par Moses Hess, Gesellschaftspiegel (Le miroir de la société), n°7, deuxième année. Il fut à nouveau publié dans la MEGA mais, en revanche, il est absent des œuvres dites complètes publiées à Berlin par Dietz Verlag (Werke).

 

                   Le titre exact du livre de Peuchet que Marx utilise est : Mémoires des archives de police de Paris pour servir à l'histoire de la morale et de la police depuis Louis XIV jusqu'à nos jours, par Jacques Peuchet archiviste de la police, Paris, Alphonse Levasseur, 1838. Les passages cités se trouvent dans le volume IV, pp. 116-182.

 

                   Dans le n°5, série I, d’Invariance consacré à « Marxisme et individu » j’ai cité un passage de ce texte en l’attribuant à Marx (cf. Conclusion transitoire). Or, qu’il soit en fait de Peuchet montre que Marx n’avait pas une vision rackettiste, c’est-à-dire qu’il ne pensait pas qu’une vision humaine du monde fut un attribut obligatoire des révolutionnaires, totalement absent chez les conservateurs ; ce qui confirme également ce que nous avons écrit dans Adresse (cf. Invariance, série II, n°5).

 

                   Mais là n’est pas l’unique raison de la publication de ce texte. Nous voulons faire ressortir l’importance que Marx accordait à la « vie quotidienne » et à l’être humain individuel. Car, sous prétexte de lutter contre la démocratie et tout son carnaval ignoble qui exhibe des individus tous plus grotesques les uns que les autres, même si durant un certain temps ils ont pu avoir une activité positive pour leurs semblables, on est arrivés, Bordiga par exemple, à nier l’être humain particulier et à ne plus considérer que l’espèce.

 

                   Il est vrai : « La véritable outrecuidance consiste à attribuer à certains individus la perfection de l’espèce » (Marx). Il est tout aussi vrai que ce n’est qu’avec le communisme que l’être humain individuel pourra enfin s’épanouir.

 

                   Dans la communauté du capital un déterminisme implicite fait que l’individu n’a aucune importance, en dépit de ce qu’affirment les différentes idéologies libérales et parfois anarchistes. Expliciter ce déterminisme et mettre en évidence à quel point l’individu est broyé revient à livrer un combat qui n’a plus cours. Par suite de la domestication des hommes, le danger de toute théorie individualiste est réduit à zéro. Sur cette base, divers théoriciens ont reproché à Marx de rester humaniste et donc idéologique. Il n’aurait pas poussé à bout l’évacuation de l’homme dans son étude scientifique d’où le maintien d’une phraséologie hégélienne au sujet de l’aliénation. Ici encore, on peut être d’accord : dans la mesure où Marx prétendait faire œuvre scientifique, en analysant le capital, il ne réalise pas son projet et, comme dirait Althusser, il ne parvient pas à la conscience de la structure en laquelle l’homme s’est dissout.

 

                   Autrement dit, le devenir réalisé du capital à la communauté impose la constatation de l’inessentialité des êtres humains. C’est ce que justement le structuralisme reconnaît et réalise, ainsi, ce que Marx ne put faire. Il est intéressant de constater que le discours matérialiste parvient toujours au même point et que le structuralisme n’apporte rien de nouveau, n’introduit aucune nouvelle épistémè comme dirait Foucault.

 

                   « En second lieu, le structuralisme réintègre l’homme dans la nature et, s’il permet de faire abstraction du sujet – insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique… » (Lévi-Strauss, L’homme nu, éd. Plon, p. 614).

 

                   En substituant marxisme à structuralisme on obtient une phrase que Bordiga aurait pu parfaitement écrire. Toutefois la différence est que pour ce dernier la négation de l’individu pose l’espèce et, qu’avec le communisme, s’ouvre une période de vie pour ainsi dire illimitée pour elle. Surtout, par suite de sa réconciliation avec la nature, l’espèce va se retrouver dans le mouvement cosmique et, de ce fait, ne pourra plus se poser la question de l’inessentialité de la vie, de ses œuvres ; la mort de l’espèce n’a pas de sens.

 

                   En revanche pour Lévi-Strauss son raisonnement matérialiste le conduit au vide, au néant :

 

                   « mais en même temps, réalité du non-être dont l’intuition accompagne indissolublement l’autre puisqu’il incombe à l’homme de vivre et lutter, penser et croire, garder surtout courage, sans que jamais le quitte la certitude adverse qu’il n’était pas présent autrefois sur la terre et qu’il ne le sera pas toujours, et qu’avec sa disparition inéluctable de la surface de la planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses œuvres deviendront comme s’ils n’avaient pas existé, nulle conscience n’étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères sauf, par quelques traits vite effacés d’un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu’ils eurent lieu c’est-à-dire rien » (Ibid. p. 621)

 

                   S’il en est ainsi qu’importe qu’il y ait, à l’heure actuelle, le MPC ou le communisme, que règnent la torture, la démence, le crétinisme, ou que les hommes créent une autre vie. Tout entre dans le jeu d’une combinatoire dont le résultat final est le néant.

 

                   Ce « Finale » des Mythologiques cité plus haut est bien celui de la pensée binaire qui pose d’entrée l’iréductibilité de l’homme à la nature, leur opposition. La culture étant l’altérité de l’homme, elle l’éloigne de la nature mais ne supprime pas la loi inflexible qui fait qu’il doit être tôt ou tard, individuellement et en tant qu’espèce, réduit à une néantisation, non une mort, car ce serait encore une affirmation de la vie.

 

                   Ici la pensée domestiquée affirme que tout est achevé, que tout s’est dit, raconté, répété en écho, combiné au travers d’un mythe que le structuralisme saisit comme Hegel saisissait la totalité du système (le structuralisme peut se proclamer la fin de la science). Synchroniquement le mythe du progrès s’épuise à force de vouloir maintenir la différence d’avec la nature.

 

                   L’admission d’une telle théorie équivaut à un suicide. La plupart des êtres humains la fuient et se réfugient dans la religion qui leur apporte l’espérance : le « final» n’est pas le néant ; il est rédemption, immersion dans dieu, selon les doctrines religieuses. Ce ne sont pas les vieux rackets religieux qui s’épanouissent à l’heure actuelle, ce sont de nouvelles organisations qui surgissent sur la base même de la perception de ce néant créé par le devenir du capital ; mais cet abandon dans l’espérance est une autre forme de suicide.

 

 

 

 

 

 

Jacques CAMATTE


février 1975