CAPITAL
ET GEMEINWESEN
Introduction
Pour comprendre l'importance
de ce chapitre inédit du Capital de K. Marx, il est nécessaire de faire une chronologie de l'œuvre
économique de celui-ci. C'est d'autant plus nécessaire qu’il n'a pas pu, en fait, la terminer. Ιl
serait important de trouver la charpente commune, la préoccupation centrale autour de laquelle s'ordonnent
tous les travaux.
K.
Marx a
lui-même
indiqué
le déroulement de ceux-ci. Dans la préface de la Contribution à
l'économie politique 1859, il
parle du
point de départ donné par l'esquisse géniale de
F.Engels sur la critique des
catégories de l'économie politique. Cela venait, pour ainsi dire, à point. En
effet, K. Marx avait démontré que les divers développements de l'activité humaine avaient une même base: la production économique; que du mode de produire dépendaient toutes les
autres manifestations de l'activité humaine, en particulier la pensée. Au lieu d'étudier la conscience de
l'homme comme un produit indépendant, il fallait comprendre le processus de vie réel de celui-ci. Ce renversement est donné sous forme extraordinairement condensée dans les fameuses Thèses sur Feuerbach. C'est
dans l'Idéologie Allemande que devait être élaborée la méthode qui sera définie
de façon nette et limpide dans la préface à la Contribution: le matérialisme
historique. Dans cet ouvrage, il y a une tentative de
donner une démonstration de la nouvelle théorie: prouver que ce sont les facteurs économiques et
sociaux qui sont déterminants. C'est
pourquoi nous y trouvons à la fois une première esquisse de
ce qui
sera, plus tard, l'Introduction
à la Critique de l'Economie Politique - exposé de la méthode et plan
de l'œuvre intégrale -
et une
ébauche des Formes qui ont précédé la forme de production capitaliste: périodίsation de
l'histoire humaine. C'était en complète cohérence avec la doctrine: l'histoire est la seule science véritable. Cet ouvrage ne devait pas, en définitive, voir le jour (il fut abandonné à la critique rongeuse des souris!), K. Marx et F. Engels n'y tenaient pas outre mesure. Son élaboration leur avait permis surtout d'y
voir clair dans la nouvelle conception et de
se rendre maîtres de la
nouvelle doctrine.
En revanche, K. Marx
travaillait activement à un
ouvrage économique dont parle F. Engels dans une lettre du 20.01.1845:
« Arrange-toi pour terminer ton livre d'Économie
Politique, peu importe que beaucoup de pages
ne te satisfassent pas toi-même ».
K Marx en
fait aussi mention dans une lettre à Leske du 0l.08.l846:
« Par un ami de ces messieurs, on m'avait en outre pratiquement assuré l'édition de ma critique de l'Économe
». Ce
livre
ne devait pas
non plus paraître du vivant de son auteur. Ιl
fut
publié
après
la mort des deux amis et traduit en français sous le titre de «Manuscrits Parisiens de
1844.
K.
Marx n'abandonne
pas pour autant
l'étude économique et, en l847, il
publie, en réponse à un
ouvrage de
P.J. Proudhon, Misère de
la Philosophie. C'est en quelque sorte un résumé de
toute l'ceuvre. Ιl
conclut
la critique de
la philosophie telle qu'elle avait été conduite dans la Critique à la
Philosophie du Droit de Hegel et dans la Question Juive: le prolétariat est l'émancipateur de la société humaine. D'autre part, le véritable mouvement de cette
émancipation y est exposé: la constitution de la classe en parti. Ceci implique une caractérisation précise de
cette société et la délimitation de celle future. l847
est aussi l'année du
Manifeste du Parti Communiste. Au mouvement ouvrier qui prend une ampleur de plus en plus grande (tel qu'il a
été décrit dans Misère de
la Philosophie) il faut donner un programme. Le Manifeste condense l'apport de toutes les luttes prolétariennes passées,
tant sur le plan pratique que théorique et l'illumine de la claire et évidente
affirmation du Communisme, dépouillé de tout utopisme parce que présenté tel qu'il
est: le mouvement réel de la société, du prolétariat vers son émancipation.
Les
travaux économiques de
K. Marx ne sont pas académiques mais destinés au prolétariat; ils doivent lui servir d'armes pour sa lutte.
Ainsi en l849, il
condense les résultats de ses recherches en une série de
conférences tenues à Bruxelles: Travail
Salarié et Capital. La vague révolutionnaire amortie, il reprend le grand ouvrage
économique entrepris et qui, nous l'avons déjà indiqué, n'a pas pu paraître et, à
fortiori, à temps
voulu avant la révolution. Ιl
fallait donner une assise inébranlable au programme qui avait été lancé en l847.K.
Marx continua donc ses travaux et publia en 1859 la Contribution à la critique de
l'économie politique. Ce devait être le début d'une œuvre très vaste qu'il aurait voulu, en
fait, publier d'un seul bloc. Il fut contraint, pourtant, d'en accélérer la publication à cause des inepties économiques débitées par un grand nombre de propagandistes socialistes, en particulier, F. Lassalle. L'ouvrage traitait surtout de la valeur en période de circulation simple des marchandises et
au moment de la transformation de l'argent
en capital. Seulement il était trop dense et synthétique. K Marx voulait donner, à la fois, la critique de la
base et celle des superstructures; une explication des phénomènes réels et des théories qu'ils avaient engendrées (ce
qui devait devenir l'histoire
des théories sur la plus-value): « C'est en même temps l'exposé de ce système et sa critique au travers de son exposé. »
(K.
Marx à F. Lassalle. 27.11.1858). De là le double plan de
l'ouvrage: exposé des phénomènes économiques et
critique des
différentes conceptions qui eurent cours au sujet du phénomène étudié [1].
Cette
exposition
trop dialectique (flirt avec G.W.F. Hegel!) fit
peut-être que la contribution n'eut aucun succès.
Le Capital
paraît en pleine période d'ascension du mouvement ouvrier dans deux des plus grands centres de l'époque: l’Allemagne et la France. L'exposé est plus didactique et est, en réalité, le véritable programme du prolétariat pour son émancipation. On peut dire que l'ouvrage
était reclamé par
la classe ouvrière. Celle-ci avait besoin d'une arme critique et constructive pour sa lutte quotidienne contre le capital et pour celle, de plus grande ampleur, qui doit conduire à la destruction de celui-ci. Tel est le sens de
l'exposé que fit K. Marx sur le thème: Salaire, Prix et profit, à l'A.I.T.
à peu prés à la même époque.
Comme
on sait,
seul
le
l°
livre
du Capital
parut du vivant de son auteur. Les deux autres livres furent publiés par F. Engels. Celui-ci ne put parvenir non plus jusqu'au
bout de l'oeuvre. Ιl
restait encore une grande quantité de manuscrits. K. Kautsky ne publia que l'équivalent du IV° livre: théories
sur la plus-value. Ιl
restait encore les Grundrisse, publiés en allemand avant la seconde guerre mondiale seulement, le VI° chapitre du « Capital et, certainement, beaucoup d'autres matériaux, en particulier sur la question agraire.
L'étude de toutes ces œuvres
fait apparaître que K. Marx a
abordé la critique de l'économie politique du quatre façons qui se complètent. La première est celle des Manuscrits
de 1844:
le fondement de
la société capitaliste, c'est le
travail salarié, le capital lui-même n'étant
que du travail objectivé. Marx explique l'aliénation dont parlait Hegel:
toute l'histoire est le produit du travail de l'homme, non pas seulement du travail théorique, intellectuel, mais de tout le travail, de toute l'activité réelle de
l'homme. L'aliénation réside dans la vie pratique, la vie réelle. Elle dérive du fait que l'homme en société bourgeoise, est devenu une marchandise. Seulement Marx
est
encore trop sur le terrain de l'adversaire en ce sens qu'il aborde, à la façon des
philosophes et donc de Hegel,
la
question par l'homme, par le sujet, alors qu'il fallait expliquer comment le sujet était produit. C'est d'ailleurs pourquoi il parle d'abord du salariat, puis du capital et dé la propriété foncière pour analyser ensuite la propriété en société bourgeoise et en société communiste. C'est donc en partie le contraire de ce qu'il fera plus tard: «.,.que ma méthode analytique,
ne
partant pas de l'homme, mais de la période sociale économiquement donnée, n'a rien de commun... etc.
» (Le
traité d'économie politique d'Adolphe Wagner, in Le capital Ed. Soc. t. 3. p. 249). La démarche est
donc encore subjective. Ιl
est vrai
l'homme
est bien au centre
de la question (non pas l'homme individuel, mais l'homme
social, l'espèce humaine: c'est déjà la
réfutation de la position bourgeoise) mais encore faut-il indiquer quelles sont les conditions économiques qui le produisent. C'était trop une simple réfutation de G.W.F. Hegel.
Or
l'homme
ne peut
être sujet que dans la
société communiste. Dans les sociétés de classe, il est aliéné et donc objet.
On a affaire au prolétaire et au bourgeois,
mais cela veut
dire que le sujet c'est le capital. «Notre ancien. homme
aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier; le possesseur de la force de travail le suit par son derrière comme travailleur à lui; celui-là le regard narquois, l'air important et affairé; celui-ci, timide, hésitant, rétif, comme
quelqu'un qui
a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s'attendre qu'à une chose: à être tanné. »
(Le Capital. L. l. t.
1. p.
179).
L'importance des Manuscrits est de signer l'acte de naissance du communisme. Dans la polémique avec les économistes. Marx
découvre
la forme future; de même qu'il l'avait
vue, intuitionnée, dans sa lutte contre la philosophie de Hegel et
dans la Question juive . Ιl
νa
plus
loin,
ici,
car
ίl
donne le substrat économique.
La deuxième est celle de la Contribution et du Capital. K. Marx part de ce qui est constatable: la marchandise (comme le fait remarquer V. Lénine) pour poser la question de la valeur, ses différentes formes et revenir ensuite à la circulation simple des marchandises et
l'apparition du
capital. Le travail salarié, producteur de plus-value, apparaît ensuite pour expliquer la génèse du capital; c'est-à-dire la génèse de l'incrèment de valeur sans laquelle ίl
ne peut y avoir de formation de capital, et ce, au travers de l'analyse du procès de production immédiat. « Ce dont je pars, c'est
de la forme sociale la plus simple, sous laquelle se présente dans la société actuelle, le produit du travail, et c'est la marchandise.
C'est
elle que j'analyse, et, je
le fais d'abord sous la forme sous laquelle elle apparaît. »
(Le traité d'économie politique d'Adolphe Wagner. p.
246).
La
troisième façon nous est fournie par le Fragment de la Version primitive (Urtext) de la Contribution à la Critique de l'Économie
Politique.
K. Marx aborde
le problème
selon
le
mode le plus général qui puisse être: la naissance de la valeur, et pose la question: comment la valeur peut-elle parvenir à
l'autonomie (ce qui
est une donnée constatable de la société bourgeoise), à ne pas être
étroitement dépendante des conditions qui l'ont engendrée?
La dernière et quatrième manière, nous la trouvons dans les
Formes qui précèdent la production capitaliste (chapitre des Grundrisse). Le capitalisme ne peut se développer qu'à la condition de libérer
l'homme et d'en faire une marchandise. Pour cela il faut que les diverses communautés qui l'englobaient et qui, d'une façon plus οu
moins dégradée, étaient régies par une économie où
l'homme était le but de la
production, soient détruites.
C'est en quelque sorte l'étude des obstacles au développement
capitaliste; l'étude de l'inertie sociale formée par les diverses communautés dont la plus persistante se trouve dans le mode de production asiatique qui
perdure encore en Inde, par exemple, et rend si difficile le développement économique de ce pays.
Le
VIéme chapitre
se trouve au point
de convergence de ces différentes
façons d'exposer, c'est
pourquoi ίl
permet de comprendre l'ensemble
de Ι'œuvre. Ιl
se présente,
à de certains égards comme une clef, non pour comprendre le Capital qui se suffit à lui-même, mais l'œuvre
entière qui englobe ce dernier. Ιl
permet de relier entre eux des travaux qui paraissaient
n'avoir aucun rapport; il montre
la cohérence absolue de toute la théorie .
Tous
les ouvrages que nous
avons mentionnés
sont, en fait, autant de fragments d'une oeuvre
unique. C'est pourquoi s'il semble que K. Marx
ait
pu avoir différentes préoccupations, différentes
manières
d'aborder
un seul et même
problème, c'est parce
que l'œuvre ne put pas voir le jour en sa
totalité. Ses différents plans nous
éclairent à ce sujet.
Dans la Contribution,
K. Marx en donne un qui est une simple
modification
de celui des Manuscrits de
1844,
modification
liée aux remarques
que nous
avons faites
au sujet
de cet
ouvrage. Dans
la préface à la Contribution,
il écrit: «J'examine le système de l'économie
bourgeoise dans l'ordre suivant: capital,
propriété foncière,
travail salarié, État,
commerce
extérieur, marché mondial.
Sous les trois premières rubriques, j'étudie les conditions l'existence
économiques des
trois grandes classes
en lesquelles se divise la société bourgeoise moderne; la liaison des trois
autres rubriques saute aux yeux. »
Ce
plan est le même
que celui qu’il
avait envoyé à F. Engels
le
02.04.1858. En 1862, dans son 18°
cahier, il en
donne un plus
détaillé,
mais les
grandes points
(subdivision de l'ouvrage) sont identiques. Dans le point 5 de l'étude du procès de
production, il indique: «
La
combinaison de la plus-value absolue et relative, travail productif et
improductif. » D'autre
part, dans un projet de plan de 1859,
il subdivise
l'étude de
ce même
procès de
production de la façon
suivante:
« 1. Transformation de
l'argent en
capital. a) transition
(passage); b)
échange entre le
capital et la puissance de
travail, c) le procès de travail, d)
le procès de valorisation.» (Grundrisse, p. 969) Les points e
et d sont les deux
premiers que
traitent le VI° chapitre.
En conséquence pour
situer
correctement cette œuvre, il
faut en faire
une analyse en liaison avec tous les
travaux que nous
avons mentionnés.
Deux grandes questions
émergent de
toutes ces oeuvres
totalement rédigées, à l'état de plan οu
d'esquisse: l° Origine de la valeur, ses déterminations et
ses formes;
2° Origine du travailleur
libre, le travailleur salarié. Nous les aborderons dans l'ordre et analyserons
les conséquences qu'elles impliquent.