LE  JARDIN  DE  L'EXISTENTIALISME








        Pour un observateur attentif à l'évolution de notre société, qui jugerait les données qui lui sont fournies d'une manière immédiate sans chercher à voir ce qui les sous-tend, en un mot qui enregistrerait, par exemple, toutes les déclarations de nos grands hommes, pourrait se pénétrer de cette vérité : nous sommes arrivés au plus haut point de la civilisation. En effet, pour le commun des mortels (un mortel doit être aussi bourgeois) l'évolution de l'humanité se fait de la barbarie vers la civilisation. Or, qu'est ce que caractérise cette dernière sinon la capacité de chacun de donner son avis (en pleine conscience) sur la politique, à faire preuve d'émulation pour trouver la solution la plus « rationnelle » au développement de l'humanité. Que Proudhon – pour lui l'émulation n'est pas autre chose que la concurrence et la concurrence c'est « l'émulation commerciale » – et Krusciov soient contents, le principe de l'émulation n'a jamais été aussi à la mode que de nos jours. Mais pour nous, restés encore loin dans la barbarie, un problème se pose : comment se fait-il qu'il en soit ainsi, quel est le facteur de cette progression brillante ? Tout de suite nous répondons : tous sont de profonds émulateurs pour enterrer la théorie marxiste, pour dire que le capitalisme est le meilleur des mondes, oui… mais pour écorcher le prolétariat. Le règne de la Justice est arrivé M. Proudhon, et le marxisme, cet enfant gâté, vient d'être condamné devant vos hautes instances et vos dignes représentants : Krusciov, Eisenhower et tous les logiciens moins fameux du stalinisme, de l'anti-stalinisme, du krusciovisme, de l'anti-krusciovisme ; de tous unanimement d'accord pour crier haro sur le prolétaire.


       Accusé, vous êtes coupable d'avoir déclaré que le système capitaliste augmentait la masse de la misère. C'est nier tout le développement actuel du capitalisme américain qui dispense le bien-être à toutes les couches de la population. Vous n'avez pour vous défendre que ces soi-disant marxistes français avec leur théorie de la misère absolue – mais dont tout le monde sait qu'ils ne sont que de vieux dogmatiques invétérés – ce n'est là d'ailleurs que le reste d'un vieux dada. En fait, ils reconnaissent maintenant qu'on ne peut pas tout prévoir, qu'on ne peut pas s'extraire de l'ambiance de son époque, mais que le marxisme se dépasse lui-même et peut donc expliquer les données actuelles. La preuve en est fournie par nos travaux à nous, « marxistes français » : Le dialogue avec les éléments de l'intelligentsia française a été coupé, alors qu'il « était facile à maintenir et à entretenir. En effet, le terrain commun existait »1. Cette rupture était due au jdanovisme. De telle sorte que le marxisme officiel n'est pas un vrai « marxisme créateur », mais il semble « qu'il meurt d'ennui, dans l'ennui, par l'ennui »2, que les travaux de ces dernières années ont été « signés de jésuites », « et que voilà où nous en sommes. Crise du marxisme ? Crise finale ou crise de croissance ? Ni l'une ni l'autre, situation nouvelle... ».


       L'accusation semble triompher, mais voilà que le non-marxisme officiel, le non-marxisme non créateur et le non marxisme non officiel (le non officiel est représenté, pour Lefèvre, par Naville et Goldmann) enfle la voix pour dire sous forme fleurie imagée, une chose très vieille :


       « Les classiques du marxisme nous ont laissé des plans, des matériaux, des pierres taillées, des pans de murs. Ceux qui sont venus ensuite ont dénudé un ou deux pans de murs, dispersés ou, au contraire, mis en tas informe quelques uns des matériaux. Peut-être ont-ils ajouté quand même quelques blocs ou quelques bas-reliefs. A nous maintenant, de reprendre l'ouvrage et de construire un palais de tous côtés à la lumière, à l'air, aux peuples. Chaque génération future, chaque pays pourra ajouter à ce palais, sans fin, une aile ou un bâtiment ».


       Que devient la révolution communiste, logera-t-elle pour rêver, dans une aile de ce palais ? Ne soyons pas trop exigeants. N'est-ce pas là un beau marxisme….existentialiste ? Son principe de vie est : reniement des principes et ajustement de la ligne théorique à toutes les situations contingentes.


       Les accusateurs passent outre à tous ces beaux discours vous avez dit que le capitalisme irait vers une crise terrible et que par l'assaut révolutionnaire des masses il serait renversé et que sur lui serait construit une nouvelle société ; voyez la Russie où se retrouvent toutes les disciplines sociales dont Marx promettait la suppression.


        À cela nos « marxistes » répondent de la même façon que précédemment et ils ajoutent que Marx ne connaissait pas les « voies nationales au socialisme ». Et alors tous en chœur de proposer leur théorie du passage non-violent à la nouvelle phase de production. Nous ne pouvons pas nous abstraire de l'existence du capitalisme en général, même pas de capitalismes particuliers, nationaux ; nous devons enregistrer ses actes et essayer de voir quand il ne donne plus signe de vie, pour alors entrer sur la scène de l'histoire, car ce qui compte c'est que nous connaissions la phase future, que nous soyons éclairés par elle. Tous donc de proclamer l'existence du capitalisme, chose que d'ailleurs le marxisme n'a jamais nié. Mais proclamer cela c'est affirmer l'existence du prolétariat, ils enlèvent à celui-ci la perspective classique marxiste (comme nous venons de le voir), quel rôle lui offre-t-on en échange ? Absolument logiques sont les bourgeois qui pensent qu'il doit avoir celui d'hygiéniste de la société actuelle, par exemple, en ce qui concerne les monopoles : élimination (grâce aux révoltes) des mauvais côtés de ceux-ci pour un retour à l'harmonie3.


        Avec leur sagesse millénaire, les communistes chinois plus pudiques et moins « matérialistes », sont tout aussi conséquents. Ils disent, pour illustrer leur slogan « laissons fleurir toutes les fleurs » :


       « Le marxisme est favorable à l'expression de toutes les vérités, car toute vérité l'enrichit… que celui qui l'exprime soit son partisan ou son adversaire »4.


        Comment concilier cette tolérance fleurie avec le dogmatisme et le sectarisme de la période précédente ?


        Tout simplement grâce à cette philosophie transposée sur le plan politique. L'existentialisme. Tous ces gens en effet, accusateurs ou défenseurs acceptent une donnée du marxisme, la donnée immédiate (la moins dangereuse), le fait du capitalisme. Et ils étudient son existence en suivant à la bourse ses pulsations vitales. La plupart d'entre eux sont des existentialistes qui s'ignorent (nous en avons montré déjà quelques échantillons), mais le monde lui-même est existentialiste sans le savoir. Le marxisme voulait prévoir et anticiper : cela est impossible car les hommes sont liés aux données du présent. Seule une théorie existentialiste peut expliquer notre monde.


       Cette position qui présente, pour les philistins, l'avantage de les dégager de tout engagement pour l'avenir et de sauvegarder le fait du passé, réconcilie tous les contradicteurs. Ils ont trouvé la théorie qu'ont doit substituer ou concilier avec le marxisme pour les difficultés de la société actuelle. De plus elle a le mérite inappréciable, pour eux, de réintroduire la liberté de l'individu dans le devenir social.


       Le débat est clos : tout le monde est d'accord, le marxisme est une théorie qui peut s'intégrer dans le bagage de l'humanité à condition de l'amender, de le rafistoler, de le mettre à jour ou de le radouber. Et, tous retournent adorer la déesse émulation, fille de la Démocratie Universelle.


       Première et irréparable erreur des juges et des défenseurs l'accusé n'a pas comparu. On ne fait pas le procès du marxisme, le procès fut en fait celui de la décadence bourgeoise, vieille histoire pour le marxisme authentique qui en fit un réquisitoire bien autrement impitoyable.


       Dans le « Manifeste des communistes » K. Marx et F. Engels ont mis en évidence le facteur hautement progressif de la révolution bourgeoise ; mais ils ont en même temps dévoilé toute la misère qu'il en résultait pour la plus grande partie de la population. Ensuite ils ont prouvé qu'à partir de 1871 (pour l'aire euro-américaine) la bourgeoisie avait accompli son cycle. A partir de ce moment-là a commencé sa phase de décadence. Mais avait-elle, même à l'époque de ces beaux jours, dispensé le bien-être à toute la population. En 1844 Marx écrivait :


       « L'homme recommence à loger dans des cavernes, mais elles sont maintenant empoisonnées par l'ignoble souffle pestilentiel de la civilisation, et l'ouvrier ne les habite plus qu'à titre précaire et elles sont pour lui une puissance étrangère qui peut lui faire défaut d'un jour à l'autre, et il peut aussi, d'un jour à l'autre, en être expulsé s'il ne paie pas. Cette maison de mort il faut qu'il la paie ».


       Avait-elle, grâce au machinisme, diminué le dur labeur humain, c'est-à-dire de l'ouvrier.


       « La machine s'adapte à la faiblesse de l'homme pour faire de l'homme faible une machine » (Marx, pages 51/52 et 53 du tome VI des Œuvres philosophiques, édition Costes).


       Le schéma marxiste de l'accumulation de la richesse à un pôle et de la misère à l'autre est valable. Si le phénomène d'expropriation semble mis en défaut, aujourd'hui par celui de réappropriation (kolkhosianisation), l'incertitude de l'existence augmente tout le temps :


       « Le nombre des prolétaires et leur misère s'accroissent de plus en plus. Cela, affirmé d'une façon aussi absolue n'est pas exact. Il est possible que l'organisation des travailleurs, leur résistance toujours croissante opposent une certaine digue à l'accroissement de la misère. Mais ce qui grandit certainement c'est l'incertitude de l'existence » (Engels, Critique au programme d'Erfurt, p. 81).


       Marx a dit que les philosophes « interprétaient le monde » alors qu'il s'agit de le « transformer ». Actuellement les pseudo-philosophes existentialistes font de même, ils interprètent cette « incertitude de l'existence ». Non pas celle de l'ouvrier, car quoiqu'ils se disent héritiers du marxisme – celui-ci est d'après eux « le milieu culturel » d'où est issu l'existentialisme5, ils ne défendent pas les intérêts du prolétariat. Ils défendent leur propre existence et celle de cette société car, si même on assure une certaines réserve à l'ouvrier, l'incertitude générale de la société bourgeoise n'en demeure pas moins. C'est celle-là qu'inconsciemment ils théorisent.


       Les accusateurs du marxisme ne se sont pas seulement trompés sur l'identité de l'inculpé, croyant n'en prendre au socialisme alors que c'est au capitalisme qu'il fallait imputer les faits reprochés, ils commettent une erreur encore plus grande à l'égard des principaux chefs d'accusation. Ils reprochent aux tenants du stalinisme « ancien style » leur autoritarisme, ils s'indignent de la violence qui fut déployée par les jeunes régimes asiatiques, qu'ils identifient à des produits de la révolution communiste. Or s'il est un rôle historique du capitalisme qui mérite le respect même de la part de son ennemi mortel, le prolétariat, c'est bien celui qu'il a rempli autrefois dans la vieille Europe et qu'il remplit aujourd'hui encore dans l'Orient où il bouleverse les structures sociales archaïques et figées, et impulse prodigieusement l'essor des forces productives. Et si le mouvement staliniste eut quelque chose de positif, c'est justement par l'usage conscient de la violence et de la dictature russe : le grief qu'on doit faire aux hommes de Moscou n'étant pas d'y avoir employé la plus grande fermeté mais d'y avoir sacrifié la révolution internationale socialiste, d'avoir remplacé la dictature par la démocratie, forme excellente pour noyer les intérêts du prolétariat dans ceux du peuple.


       La commune nature sociale des actuels critiques et pseudo-défenseurs du marxisme se révèle dans le fait qu'après lui avoir reproché l'excès dans la violence, ces gens applaudissent par contre au repentir de leur accusé ou client, saluant notamment l'évolution de ce faux marxisme chinois juste au moment où celui-ci se met à prêcher l'éclectisme et le respect des opinions démontrant par sa pusillanimité, son recul devant le radicalisme de son pouvoir propre qui n'est en rien le terrible représentant de la révolution socialiste que la bourgeoisie occidentale redoutait, mais simplement le produit adultérin du capitalisme et de la contre-révolution internationale. On trouvera un exemple convaincant dans l'attitude des dirigeants chinois à l'égard de la doctrine dont ils se réclament. Ils préconisent la plus large tolérance idéologique et assignent à la théorie marxiste non pas de vaincre mais de convaincre. La victoire disent-ils ne s'obtiendra que « dans la mesure où le marxisme représente la vérité scientifique objective »6. Mais ce n'est là qu'une misérable spéculation : si le marxisme représente effectivement une analyse scientifique et objective de la société et de son développement, il établit surtout le lien fondamental de causalité entre les contrastes sociaux qui découlent du mode de production et la manifestation sociale et politique des masses qui en sont l'expression historique. Le marxisme ce n'est pas seulement « l'analyse objective » des rapports de production, c'est aussi la projection d'une forme sociale nouvelle, émancipée des lois de l'économie marchande et c'est également le programme pour l'atteindre, c'est-à-dire le groupement de la classe révolutionnaire autour d'un parti, et le monopole de la violence sociale, tout le contraire donc de la « liberté d'opinion ». L'amputer de cette violence et de cette intolérance c'est le réduire à une opinion parmi tant d'autres, une volition ou un espoir, mais non une prévision sure, une anticipation du devenir historique humain.


       Le dernier mot de la « mise à jour » du marxisme ce serait donc ce retour à l'idéologie sorélienne : le socialisme est un mythe, une idée-force capable de mobiliser les masses mais sans dépendance réelle à l'égard du déterminisme économique. Plus séduisante par son scientisme est la théorie qui englobe les données économiques : l'individu aura un mythe déterminé, mais en définitive, c'est toujours la projection de celui-ci dans le futur, qui peut amener une conduite réelle. Cette théorie c'est l'existentialisme : mais quel est donc ce nouveau-venu – auquel nous avons été obligés auparavant de faire allusion ?


       « La philosophie existentielle consiste, comme son nom l'indique, à prendre pour théorie, non seulement la connaissance ou la conscience comprises comme une activité qui pose les objets immanents et transparents en pleine autonomie, mais l'existence, c'est-à-dire une activité donnée pour elle-même dans une situation naturelle et historique, tout autant incapable de s'en extraire que de s'y réduire. La connaissance se trouve reliée à la totalité de la praxis humaine et, pour ainsi dire, lestée par elle. Le « sujet » n'est plus seulement le sujet épistémologique, mais le sujet humain qui, au moyen d'une continuelle dialectique, pense selon sa situation, forme ses catégories au contact de son expérience, et modifie cette situation sous l'effet du sens qu'il lui attribue »7.


       « Ceci peut sembler compliqué, mais c'est simple et surtout très vieux8. Il s'agit de briser des lances pour les positions habituelles qui font le jeu des ventres pleins et des poitrines rassasiées des portes-drapeaux du commandement et du pouvoir. D'un côté, on veut encore une fois affirmer l'impossibilité de traiter dans des conclusions générales et sûres la réalité qui nous entoure, de celle cosmique à celle sociale, d'établir des rapports de causalité et de déterminations permettant de lancer des regards et des programmes à cheval sur l'avenir. D'un autre côté on tend, encore et toujours, de donner à l'individu humain l'illusion de la possibilité de se soustraire aux déterminations du milieu ambiant, à le reporter sur le plan de l'initiative et de la liberté à une époque où, comme jamais ce ne le fut, il est haché et broyé (même atomisé!), rempli et bourré idéologiquement d'une gamme sans précédent de mensonges et de boniments, à une époque où il est à la fois pris et tenté par les colonnes imprimées et sonores qui l'abrutissent, ivre d'illusions optiques et acoustiques, manœuvré et entouré, sans égards, de toute part, et par les côtés qui apparaîtraient comme les points accessibles.


       « L'existentialisme se limite à exploiter le fait réel que le marxisme a fait lui aussi une critique générale de tous les systèmes philosophiques qui prétendent rendre la réalité en cuisinant des formules absolues, et, qui affirmant avoir atteint dans leur effort de connaissance les essences premières, les définissent comme des déités transcendant notre sphère humaine, des propriétés immanentes dirigeant notre pensée, ou les réduisent à une acceptation abstraite de la matière physique contenant le développement de toutes les formes, ou attendant d'être fécondée par un dieu ou par l'Idée. On joue sur la thèse du déterminisme marxiste qui explique les stades de la connaissance humaine par les influences de l'ambiance matérielle et sociale, pour en arriver à l'impossibilité de la connaissance et de la science. La pensée de l'époque révolutionnaire bourgeoise avait atteint en brisant l'autorité des dogmes sur lesquels reposait le pouvoir des classes ennemies, la possibilité d'une connaissance de la nature et de ses relations en fondant la science moderne ; la pensée du prolétariat révolutionnaire traite avec la même iconoclastie de vieux mensonges la domination des faits humains, et, en construit une connaissance et une science, c'est-à-dire qu'il en déclare investigables et perceptibles les rapports et les processus généraux.


       Ceci n'est pas fait pour plaire à l'ordre établi et à ses serviteurs, c'est alors que surgit la mode du mouvement anti-scientifique. Ce n'est pas ici que nous pouvons clairement poser le problème de la connaissance et de la science dans la méthode marxiste et passer au crible la soi-disant direction anti-causalistique et indéterministe de la science physique moderne, avec les considérations méthodologiques qui s'en suivent sur la portée de la science sociale. Une telle étude exige tout d'abord, de la part de l'auteur, une connaissance des recherches modernes, et en plus de la part du lecteur, une certaine familiarité avec l'ardu mais nécessaire appareil mathématique. Mais à la suite de l'Anti-Duhring d'Engels et du Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine, l'école marxiste devra préparer cette étude.


       La thèse à laquelle arrivera l'auteur de cette laborieuse étude, après avoir passé en revue les objections anti-déterministes et subjectivistes de tous les bords, est celle-ci : possibilité de la connaissance objective, c'est-à-dire d'une investigation générale des relations propres de la nature et de l'histoire humaine. On ne dira plus que l'instrument d'une telle connaissance est le dieu de la révélation ou le moi de l'introspection, mais le travail commun et social théorique et appliqué comme un fait collectif et, à un certain point même, comme un fait de classe et de parti. La thèse originale de la gnoséologie marxiste est que la connaissance humaine est un système de relations entre deux champs de la nature ne différant pas, par de mystérieux principes de tous les systèmes de relations réels. La pensée humaine enregistre les impressions du monde extérieur selon une transmission que l'on pourrait comprendre avec les mêmes ressources qui sont utilisées, ceci dit en comparaison, pour établir la correspondance entre l'histoire passée de la planète et les traces que nous en transmettent la stratification et la disposition géologique des terrains.


       Associer Marx à l'éclectisme des divers contingentistes qui, aujourd'hui, s'appellent existentialistes, avec l'argument qu'il admit le jeu des hommes dans le processus historique et ne prétendit pas que les marchandises se promenaient toutes seules à la surface de la terre en déterminant l'attitude des individus politiques ou économiques, signifie justement ne pas avoir compris ceci : notre manière générale de voir les faits, et, si l'on veut notre philosophie, à nous marxistes, consiste à n'attribuer rien d'eschatologique ni de stupéfiant à l'intervention de l'être humain parmi les pierres, les plantes et les animaux, contrairement à la méthode qui est toujours prête à s'abandonner à une ivresse cosmique et à vibrer devant d'ineffables activités... ».


       En fait ce n'est pas l'existentialisme, vu d'une manière abstraite qui nous intéresse, mais de montrer, à travers lui, le poids de l'idéologie bourgeoise sur le prolétariat. Pour mieux comprendre cela nous allons nous reporter un peu dans le passé et voir grosso modo, l'influence de certains courants philosophiques sur le Parti Socialiste français (le vieux, bien entendu!).


       On sait que ce parti s'est formé tard à la fin du XIX° siècle. Il avait à combattre dans une situation défavorable née de la défaite de la Commune. Un des grands problèmes de ce parti fut, non pas de réveiller l'esprit révolutionnaire des ouvriers français, mais de leur redonner confiance pour les diriger ensuite sur la voie sûre du socialisme scientifique. Il fut trop sacrifié à cela et surtout, on voulut se renforcer (grâce aux élections) en étendant la propagande dans des couches de la population ayant des intérêts différents de ceux du prolétariat. Pour ce faire, on avait essayé de rendre possible, d'une manière immédiate, le programme marxiste pour ces couches intermédiaires. Le parti socialiste acquérait plus de voix, plus de force au parlement – expérience démocratique concevable à l'époque mais condamnable à l'heure actuelle (à bas le stalinisme donc), mais pour arriver à ce résultat, il avait dû flirter avec les radicaux-socialistes de Longuet et les radicaux de Clémenceau, ancêtres de ceux d'aujourd'hui. À cause de cela ce parti n'avait pas pu et pas su défendre, d'une manière autonome, les intérêts du prolétariat et sa théorie le Marxisme. C'est contre sa dégénérescence ultérieure, dans l'opportunisme, que s'élevèrent les anarchosyndicalistes dont le théoricien était Sorel. Celui-ci garde du marxisme, la revendication de la violence, mais en la réduisant à un simple phénomène de défense du prolétariat contre son oppresseur : le capitalisme, tout en considérant cette théorie comme un mythe9 capable de mettre les masses en action, lesquelles dans cette action trouveraient la théorie de leur émancipation. Pur existentialisme ; ce qui compte c'est l'existence de la révolte des masses (sans elle Sorel n'aurait pas pu théoriser!). Sans ce marxisme « dépassé », réduit à l'état de mythe, Sorel cherchait dans la philosophie pragmatiste des James et Bergson – fille direct des utilitaristes du début du capitalisme, Bentham et John Stuart Mill – et surtout chez Proudhon (étiqueté pourtant depuis 1847 comme pré-marxiste, et ensuite comme anti-marxiste) l'illumination d'où sortirait la recette de la libération de la classe opprimée.


       On sait comment ces deux courants apparemment opposés accouchèrent d'une Union Sacrée dont, même après la phase communiste brève il est vrai, qui suivit 1917, et maintenant en complète dégénérescence, nous sommes encore infestés, ici en France. Le parti dit communiste a subi un destin analogue et même pire encore. S'il a lutté, après la guerre, contre l'existentialisme ce n'est que d'un point de vue démagogique car il ressort de la même sauce. Ce faux communisme et ce vrai existentialisme ont la même substance et maintenant ils s'interpénètrent car ils se nourrissent tous les deux une source identique : l'opportunisme.


       « L'existentialisme est la tentative de donner à l'opportunisme politique une décence philosophique, de telle sorte qu'il est comme le slip minimum pour la décence de l'opportunisme personnel ».


       Vladimir Lénine, après avoir fustigé vertement la trahison des sociaux militaires et des sociaux patriotes de 1914, en leur imprimant la marque d'infamie de l'opportunisme, parce qu'ils avaient renié la vision historique générale de l'avancée internationale du prolétariat, pour défendre l'exigence existentielle de la contingente patrie bourgeoise menacée, proclama, tandis qu'en Russie l'action révolutionnaire se haussait jusqu'à la théorie et à la critique, l'inexorable antithèse qui caractérisait le monde de l'autre après-guerre : ou organisation de l'économie de la part de la révolution prolétarienne, ou sa domination sous le pouvoir capitaliste. On ne pouvait et ne devait déposer les armes de la guerre sociale avant que le formidable antagonisme ne fut résolu. À cet appel les partis communistes de toutes les régions de la terre répondirent et s'unirent dans la nouvelle Internationale.


       Mais à la puissance historique de cette vision qui passe par-dessus les étroites considérations d'espace et de temps, suivirent des concessions et des compromis insidieux. On se replia sur l'examen insidieux des situations qui sont le terrain d'élection des manœuvres de l'opportunisme, la consigne du verbe actuel « existentialiste ». On retombe dans la révision des perspectives antagonistes du marxisme. Le capitalisme voulait encore, réussissait encore à exister. Cela voulait-il dire qu'il avait encore des forces suffisantes pour vaincre la bataille, pour faire plier l'assaut révolutionnaire ? Cela pouvait être ainsi et en fait ce le fut. Mais ce fut vrai dans une situation objectivement contraire, encore plus subjectivement au sein de notre classe. On tira de la situation une rectification de la « conscience » de la « connaissance » du mouvement, tout comme l'aurait fait l'existentialiste de vingt ans après. On voulut que l'état révolutionnaire coexistât, sans se renier, avec le contrôle capitaliste du monde. L’État est à son tour un sujet « concret » avec lequel on ne peut pas rigoler quand il gouverne des millions et des millions d'hommes et des potentiels de forces énormes. Sa tendance à exister et à persister, lourde et terrible, suffoque le facteur du mouvement historique général, le moteur pour le saut révolutionnaire d'un régime social à un autre, et ceci n'est et ne peut être que le parti de classe mondial. L’État continua à exister, la doctrine et la direction historique du mouvement furent perdues, c'était le stalinisme, c'était la doctrine « du socialisme dans un seul pays » chef-d’œuvre d'existentialisme en plein XX° siècle ; cent ans après la perfection de l'édifice théorique de Marx.


       Un exemple de ces situations vécues avec un sens politique réaliste, que nous pourrions mieux définir comme existentialiste, nous est donné par l'ensemble des attitudes politiques décisives sur le plan mondial par lesquelles on alla avec Hitler en quarante, et dans les années suivantes avec les ploutocraties occidentales. Les situations dominaient et subissaient en même temps l'effet du sens que nous, c'est-à-dire lui, l’État désormais pseudo-prolétarien, donnait à celles-ci. Pur existentialisme.


       Dans les autres pays, et dans des conditions différentes pour chacun d'eux, la praxis des partis communistes suivait, avec le même rythme et le même style. Le fascisme fut vu au travers de la fausse lumière d'un dualisme qui serait plus important que celui entre bourgeoisie et prolétariat, et, tout fut subordonné et prostitué à l'exigence de l'éliminer en contractant des unions avec tous les éléments les plus disparates, à l'intérieur ou à l'extérieur des courants démocratiques. Dans les faits de ces dernières années nous trouvons la même attitude relevant de la même conduite existentialiste, par exemple, l'apologie du capitalisme américain et ensuite, sa dénigration.


       Un autre exemple plus récent, c'est celui de la théorie du « Socialisme ou Barbarie » qui a éclos, en France, après cette guerre et qui est en train de fleurir sous diverses formes un peu partout dans le monde. Elle dit qu'en Russie, à la suite de la dégénérescence de la révolution d'Octobre, une nouvelle classe est née, la bureaucratie qui serait à la fois la cause et la conséquence de l'involution de cette révolution. De ce fait, en Russie, on aurait le dualisme prolétariat-bureaucratie qui aurait remplacé l'ancien, prolétariat-bourgeoisie. Pur existentialisme ! Mais de plus ce mouvement n'est un qu'un réformisme du stalinisme (c'est lui qui aurait engendré la bureaucratie). C'est un opportunisme de l'opportunisme, un réformisme du réformisme, un existentialisme de l'existentialisme ou, pour employer le langage imagé des chinois c'est une fleur qui a fleuri sur une autre fleur. C'est donc une théorie qui bénéficie de cette originalité existentielle qui est celle d'être un syncrétisme de théories en décomposition, en même temps qu'une interpénétration agnostique de la décadence bourgeoise.


       « C'est tout un produit de la période de décomposition que nous traversons. L'histoire en a enregistré tant d'autres, avec les différents précurseurs de l'existentialisme qui vont des sophistes grecs aux sceptiques du Bas-Empire Romain, aux abbés de cour du XVIII° siècle. À ces époques il ne restait plus, aux partisans des méthodes et des doctrines ayant une valeur historique générale, qu'à boire la ciguë, se tailler les veines ou à subir la pendaison, ou ce qui, pour ceux qui sont infestés du virus existentiel, est beaucoup plus amer que la ciguë, à rester dans l'ombre ».


       L'existentialisme est la théorie de l'angoisse sociale qui constate que ce monde est un monde a-social, qui développe les égoïsmes de chacun (à chacun la liberté intégrale, pour son propre compte, et essayant de la voler à l'autre – schéma de la concurrence proudhonienne!). C'est pourquoi tous les mouvements politiques qui sont sous-tendus par cette théorie posent la question de la recherche démocratique des garanties pour un bon gouvernement (sous-entendu un gouvernement bourgeois), question qui a sa corollaire : l'homme est-il bon, est-il méchant ? Un problème bourgeois ne peut être qu'un problème de morale. En ce sens on peut dire que la bourgeoisie est logique avec elle-même. Elle a commencé sa vie historique en posant ce problème qu'elle avait résolu d'une manière révolutionnaire, pour l'époque, en disant que « l'homme est tout éducation » donc qu'il ce que le fait le milieu social. Maintenant elle va à sa mort en répétant la même question sans se rendre compte de la contradiction, de l'antinomie qu'elle implique. Seul le marxisme explique correctement ce qu'est l'homme et cela depuis 1847 (Misère de la philosophie), l'histoire entière n'est qu'une continuelle transformation de la nature humaine.


       Mais l'époque de la philosophie des lumières est révolue où le problème de la concorde sociale pouvait être posé dans le cadre de la revendication d'un bon gouvernement, et ce parce que toute la société était encore en lutte contre l'ancien régime. Aujourd'hui l'existence d'un vaste prolétariat menace la démocratie bourgeoise, impose la recherche d'une garantie de la part des bourgeois. Comment plier cette masse imposante au mécanisme légalitaire de la démocratie ? Seul l'opportunisme ouvrier pouvait assurer cette tache. L'opportunisme, c'est la pathologie des classes il il résulte de l'influence de la classe adverse. Du fait que les rapports sociaux sont fondés sur l'oppression et l'exploitation, la classe assujettie, en de certaines périodes de ralentissement de la lutte, est incitée aux compromis politiques et idéologiques, avec celle qui l'opprime, croyant ainsi la manœuvrer et l'amener à composition mais ne réussissant en réalité qu'à perdre sa propre perspective et sa propre certitude.


       La société bourgeoise a fait le tour des ses possibilités et épuisé toutes ressources historiques, sa seule voie de salut et de survie, elle ne la trouve que pour autant qu'elle fait partager au prolétariat, ses doutes sur l'avenir de la société et sa propre impuissance devant l'histoire. Le défaitisme philosophique lui devient une arme de conservation sociale, du moment où il se prolonge dans le défaitisme politique et social du prolétariat. Un tel résultat est toujours le fruit de la contre-révolution et la contre-révolution staliniste l'a prouvé à la bourgeoisie. On n'introduit pas impunément dans la théorie révolutionnaire des éléments qui lui sont étrangers, comme la tolérance, le culte des valeurs éternelles et le respect des individus ; on n'accomplit pas sans contre-partie les manœuvres politiques de compromission d'alliance et de subordination des principes aux exigences des situations immédiates. Formellement il existe de grandes organisations du prolétariat, de grands partis marxistes, mais ils n'ont de prolétarien que leur nom. Le prolétariat n'a plus et n'a pas encore son parti de classe, et il est momentanément absent de la scène de l'histoire et c'est la raison pour laquelle la bourgeoisie et son intelligentsia peuvent l'insulter en jouant la comédie du procès et de la rédemption d'un marxisme qui n'en est pas un.


       La société bourgeoise est un cadavre, et sur ce cadavre puant fleurissent les fleurs du réformisme et du défaitisme qui sont les dernières fleurs de l'existence bourgeoise. Que tous ces fleuristes se dépêchent de mettre en pratique l'aphorisme de Voltaire « il faut cultiver notre jardin », car viendra l'invitation plus sarcastique de Marx : « C'est ici qu'est la rose, c'est ici qu'il faut sauter ».









Article de Henri LEFEVRE dans la revue littéraire polonaise Tworczosc, reproduit dans France-Observateur.



2  Position dans « anti-marxistes officiels » en l'occurrence MERLEAU-PONTY et SARTRE.



Nous n'avons pas ici la place de réfuter ce récent argument, nous dirons simplement ceci : ils admettent en

définitive une très vieille histoire, le capital et l'ouvrier sont indissolublement liés et – ajoutons-nous – si on reste dans le

cadre de ce dualisme, on ne peut que guérir certains maux, jamais détruire le mal lui-même. Autre évidence, ce sont les

apologistes de ce mal.



4  Article dans le Jenminjibac : organe du P.C. Chinois, cité dans France-Observateur (13.5.57).



Expression de Sartre citée par Naville dans France-Observateur (19.4.56).



6  Le Jenminjbac, Organe du P.C., cité dans France-Observateur (23.5.57).



L'intérêt de cette citation qui a le mérite d'être une des plus heureuses, découle justement qu'elle émane d'un

penseur du "marxisme officiel".



8  La citation que nous faisons ici est extraite de l'article paru dans la revue italienne Prométéo (Novembre-Décembre

1948).



Ceux qui de nos jours veulent rénover le marxisme tiennent le langage : « la gauche ne peut pas renoncer à

l'utopie ; en effet, l'utopie est une force réelle, alors même qu'elle n'est qu'utopie" Kolakowsky dans les "lettres

Nouvelles".