Toulon le 11 Juillet 1962



Cher Jacques,





     Sais-tu que je fais un article éditorial pour le n° d'octobre-décembre que j'intitulerai « Malheur aux vaincus ». J'y veux traiter du problème de la violence et du droit. Les bourgeois avouent que seule la force paie, et légitime les faits. Celui qui perd à tort : malheur aux vaincus. Ceci est ce qui se passe en fait, mais on ne l'avoue pas ou très rarement. Le prolétariat n'a pas à conquérir de droit ; il n'a pas à justifier son action. Il proclame dès maintenant : malheur aux vaincus, c'est-à-dire tous ceux qui auront pris les armes contre nous et aurons été battus.


    Autre article sur l'indépendance nationale. Les bourgeois se félicitent maintenant de la libération des peuples coloniaux. Ils proclament que c'est le triomphe de la liberté et des droits de l'Homme. Or, il faut faire remarquer :


      1° Que tout cela s'est produit avec une débauche extraordinaire de violence.


    2° Que le cadre national est nécessaire pour le développement initial du capitalisme ; il entre ensuite en conflit avec les forces économiques (cf. marché commun). Le cadre devient trop étroit.


   3° Que l'idéal national va à l'encontre de l'idéal bourgeois de l'Homme = être libéré des suggestions de la société. Pour les philosophes français, il fallait faire une société mondiale (tout le monde civilisé d'alors), société régie par les Droits de l'Homme et du citoyen. En fait, ils voulaient élargir au monde la société française (l’État français dominant l'Europe) ; leur vision du monde social humain étant la généralisation de la nation française, le monde devenant cette dernière. Napoléon est bien l'exécuteur testamentaire de la révolution. Les différentes nationalités étaient peu importantes aux yeux des philosophes français, elles ne dépendaient que de l'éducation donnée par des société arriérées féodales. L'homme abstrait qu'ils posaient devait vivre selon une règle unique, un seul et même ensemble de lois.


     Hegel réagit contre cela et pose la nationalité comme étant un mode qu'a l'idée de s'incarner dans le réel. Chaque peuple, chaque nation a des caractères originaux, des qualités qui sont des manifestations de l'idée. C'est pourquoi Hegel affirme : « chaque peuple a la constitution qui lui est appropriée et qui lui convient ». Donc il faut cultiver l'originalité d'un peuple (cf. mouvement de restauration du Moyen-Age en Allemagne et volonté d'asseoir une tradition typiquement allemande). Cette position devait amener une recherche fouillée des caractères originaux de chaque nation et aboutir à cette absurdité : vouloir à tout prix cultiver les originalités et couper la nation du reste de l'humanité. Hitler a poussé l'hégélianisme à son point ultime (le fascisme expression du capitalisme en sa phase finissante, phase où il entre le plus en contradiction avec le cadre étroit de la nation, est une super-exaltation du nationalisme), la nation devenant le dieu jaloux de la Bible, qui ne connaît que les hommes appartenant à une certaine communauté nationale.


     Mais si le capitalisme naît à la suite de la destruction des entraves féodales existant dans la nation, il est en tout de même un système international et a besoin pour se défendre contre le prolétariat, ainsi que pour « rationaliser » la vie du monstre capital, d'un organisme international : S.D.N et O.N.U.


   L'O.N.U représente le compromis entre la vision française et la vision hégélienne. Chaque nation adhère à cet organisme et apporte ses particularités tant historiques que sociales. Toutes cependant acceptent la charte de l'O.N.U, remake de la déclaration de 1789. C'est l'assemblée qu'ont révélée les révolutionnaires français.


    Rien n'est changé dans l'appréciation du fait de la présence des Etats dits socialistes :


    1° Ils acceptent la charte.

     2° Leur théorie est une résurrection de celle de Hegel.


    La théorie des voies nationales au socialisme veu dire que celui-ci est quelque chose d'abstrait qui se concrétise dans les différents peuples. Ces derniers actualisent l'idée. De ce fait il y a autant de socialismes qu'il y a de nations nouvellement accédées à l'indépendance. Pourquoi cela ? Parce que la défaite de 1917-26 a amené l'isolement de la Russie, ce qui a contribué à la destruction du pouvoir révolutionnaire des soviets.


    La théorie du socialisme en un seul pays est l'aveu de l'échec de la révolution mondiale. Les nécessités du développement capitaliste en Russie ont amené celle-ci à rejeter progressivement toute la tradition de lutte. La vision de Staline d'utiliser l’État russe pour faire la révolution et assujettir tous les peuples au rythme de développement de la Russie, peut être mise en rapport au bonapartisme.


    L'abandon de la lutte pour le communisme au profit de la lutte pour la prépondérance de l’État russe – ainsi que la résistance des peuples slaves – amena la concession suivante : d'autres pays aussi pouvaient accéder au socialisme par des moyens différents de ceux employés par les russes.


    Les Gomulka, Tito et cie, ressuscitent la théorie hégélienne de l’État que la Russie devait admettre à son tour. La Russie devenant la nation guide, la nation phare comme la France au siècle dernier.


    Ainsi, tous les pays parvenant à 'indépendance proclament leur volonté d'arriver au socialisme et, d'entrée, ils atteignent le stade que la France n'atteignit qu'en 1848 (revendication d'une république démocratique et sociale, cf. Algérie). Cela veut dire que le prolétariat fait sentir son poids, et la nation à peine née voit surgir le problème fondamental de la libération du prolétariat donc de l'Homme. Ce monde ne peut être libéré que d'une façon radicale et non plus progressive parce que toutes les couches sociales entre la grande bourgeoisie et le prolétariat sont liguées contre ce dernier et se jettent dans les bras de l'impérialisme.


    Nations de l'Est et de l'Ouest acceptent la société du droit et croient émanciper l'Homme. Les grands : USA, URSS, G.B, France se targuent d'avoir été en définitive à l'avant-garde de cette émancipation. En fait :


      - Ils ont multiplié les nations pour mieux diviser les peuples : Corée, Indochine, Afrique Noire, pays arabes, Mauritanie, ou pour isoler le prolétariat, diminuer sa force, Katanga, Allemagne.


       -  Il y a oppression des grandes nations sur les petites.


       -  Sainte alliance des bigs pour amortir tous les chocs qui secouent la société.


    Cette étape de constitution des nations aurait pu être évitée si la révolution avait triomphé entre 1917 et 1926. Cela nous amène à repréciser les principes fondamentaux de la question nationale.


    I. En absence d'un parti prolétarien


    Nous aussi nous tenons compte de l'inégal développement des sociétés humaines ; c'est une simple constatation.


       1° Rapport entre des nations se trouvant dans des formes sociales différentes.


    La nation avancée – malgré l'exploitation – amène un bouleversement économique et social qui est un facteur révolutionnaire. Cf. Marx à propos de l'action de l'Angleterre en Chine et en Inde.


    À un certain stade de développement, la nation opprimée doit se libérer pour permettre le libre développement des forces productives. Position vis-à-vis de l'Inde, la Chine de 1917 à 1949.

   De plus à ce moment existe un prolétariat qui doit aider à l'émancipation nationale. Ce prolétariat doit essayer d'entrer en liaison avec celui de la nation oppresseuse afin d'arriver à :


    a) se délimiter de sa bourgeoisie :

    b) affaiblir au maximum la nation capitaliste et même le système, selon l'importance de la crise. Ce que nous proposions pour l'Algérie.


     2° Nations se trouvant dans la même forme de production.


    a) Allemagne. Le prolétariat allemand peut poser dans son programme immédiat la réunification de l'Allemagne parce que :

      - réunification du prolétariat le plus puissant ;

     - coup porté au système de la sainte alliance actuelle ; affaiblissement du système capitaliste par création d'une situation explosive.


    b) La guerre entre nations capitalistes. Le prolétariat ne peut désirer qu'une chose : la défaite de la nation exerçant la prédominance sur le marché mondial : 1914-18 Angleterre, 1939-45 USA, troisième guerre mondiale, USA encore ?


   On raisonne donc, en ce qui concerne la question nationale-coloniale, à l'aide de principes stratégiques et tactiques.


    II. Présence d'un parti prolétarien.


     Il inscrit à son programme immédiat dans :


    1° cas la double révolution ;

    2° cas la révolution pure.

      a) cas de l'Allemagne, pas de problème.

    b) Cela revient au problème de la guerre et donc à celui de la préparation du parti pour transformer la crise en révolution.


     Le mode d'intervention dépend uniquement de la force du parti. Dans tous les cas il participe à toutes les luttes afin d'accélérer le processus.


Cas intermédiaires :


     -   Pays indépendants mais structures sociales arriérées, un très grand nombre de pays actuels : Inde, Égypte, Maroc, etc.. Le prolétariat appuie les mesures de libération de la société bourgeoise mais il se délimite de sa bourgeoisie. En cas de montée révolutionnaire (ce qui implique la présence du parti), le prolétariat prend la tête des transformations et conduit une double révolution, comme ce fut le cas en Russie.


     Principe stratégique : affaiblir au maximum l’État capitaliste, profiter de tout ce qui l'affaiblit.


    Principe tactique : profiter de la phase révolutionnaire des couches sociales dominées par l'impérialisme.


    Voilà les principes fondamentaux qui régissent la question.


     À l'heure actuelle c'est encore la bourgeoisie qui domine, mais sa mission : libération des forces productives est terminée. D'un point de vue général historique – par rapport au prolétariat – la contre-révolution l'a emporté totalement depuis 1926 malgré les révolutions bourgeoises d'après la guerre. La contre-révolution va jusqu'au bout puisque maintenant même pas une société bourgeoise réelle peut parvenir à éclosion. Le capitalisme a trop peur des secousses qui risquent de détruire l'équilibre. Mais alors nous sommes arrivés au point que Marx indiquait : « Peut-être faut-il que la contre-révolution doive aller jusqu'au bout pour que la révolution soit possible ». Analysons ce qui s'est passé historiquement.


     Le prolétariat se manifeste en tant que classe à partir de 1848. Voilà le point de départ.


    Entre 1848 et 1871 le prolétariat conteste le pouvoir à la bourgeoisie pour diriger le développement de l'humanité. En 48 tentative de prendre le pouvoir ; 71 exemple de pouvoir prolétarien. Battu le prolétariat reste dans l'opposition et a quand même une position autonome. 1917-26 victoire du prolétariat en Russie, tentative de révolution mondiale. Échec du prolétariat ; contre-révolution terrible puisqu'elle devait aboutir à l'abandon total du programme et sur le plan pratique à une lutte inadéquate, qui recule par rapport à celle entre 1871 et 1914. Ainsi le prolétariat devait lutter par la grève générale ; maintenant il lutte avec des mouvements fractionnés et pour des objectifs limités.


     La bourgeoisie a réussi à maintenir sa domination sur la planète. Les bases du socialisme ont été construites avec la phase douloureuse de la contrainte politique et de la violence d'une exploitation effrénée liée à une anarchie extraordinaire de la production. La contre-révolution domine et triomphe. Elle va jusqu'au bout lorsqu'il y a reniement des principes fondamentaux d'une société, qu'il y a reniement des buts que l'on se proposait de réaliser, lorsqu'elle se désavoue. L'objectif d'améliorer la situation de l'homme, de le libérer a été abandonné ouvertement ; on parle uniquement d'augmentation de la production, d'industrialisation, de conquête du marché. La libération des pays de couleur s'est faite dans les pires conditions.


     Mais, comme disait Marx, on ne doit pas se lamenter sur des situations, on doit se préparer à la lutte. Étant donné le développement du capitalisme, développement unilatéral, déprédateur, il y aura toujours un déséquilibre très grand entre les nations avancées, USA, URSS, GB, Allemagne, etc., et ce que le bourgeois appellent le tiers-monde, déséquilibre pouvant devenir intolérable parce que les pays hautement capitalistes auront tendance à faire peser une grande partie de l'accumulation élargie sur les zones arriérées (cf. Amérique du Sud, Afrique). Ces pays se révolteront contre l'impérialisme. Ce sera une lutte nationale que les bourgeois appellent la nouvelle lutte de classes à l'échelle des nations. Cette lutte où sera engagé le prolétariat autochtone pourra relancer le mouvement en Euroamérique, si le prolétariat n'a pas encore relevé la tête.


    Nous aurons alors des « barbares » qui menaceront la société hautement civilisée de l'Occident comme ce fut le cas pour Rome. Nous, nous sommes pour la victoire de ceux-Ci, car ils régénéreront un monde. Seulement cette lutte ne peut avoir un résultat effectif que si elle se soude à celle des prolétaires occidentaux. Comme la lutte des barbares vint renforcer celle des esclaves contre l'empire romain.


    Voilà comment pourra être mis fin au système des nations qui est la division de l'humanité, division qui vient renforcer celle des classes. La lutte de classes produit la nation, l'abolition des classes la fera disparaître. L'humanité pourra alors se développer en utilisant tout l'acquis produit par les différentes zones de la planète par le même être rencontrant des difficultés plus ou moins grandes : l'homme social.


   Voici donc le plan de ce second article venant faire le point sur la situation mondiale et le problème des nationalités. À noter que l'opposition nation-espèce est du même ordre que celle individu-espèce. Nous retrouvons les catégories :


Singulier  Particulier  Universel

Individu  Nation  Espèce


     Le problème est résolu en libérant l'espèce (« ...et qu'alors l'émancipation de tout individu est réalisée dans la mesure même où l'histoire se transforme en histoire universelle » Marx, Œuvres philosophiques, Ed. Costes, t. VI, p. 1811).


      T'ai dit dans ma dernière lettre le travail qui se déroule à Marseille et ce dont je suis chargé. J'aimerai que tu me dises ce que tu penses de tout cela et me fasses des suggestions. Je pense que ce problème est d'actualité et doit être traité dans toute son ampleur.







1  Citation ajoutée ultérieurement