MAI-JUIN 1968 ET LE SOULÈVEMENT CONTRE LA DOMESTICATION

 

 

 

 

 

 

 

 

Positionnement

 

 

 

Le mouvement de Mai-Juin 1968 apparaît comme un moment fondamental entre le passé et le devenir en acte actuel qui rompt définitivement avec une millénaire errance. Il se présente comme une immense excrétion de ce qui fut et dévoile un devenir non encore perçu dans sa spécificité. Il faudra plus de vingt ans pour qu’elle commence à se délimiter.

Pour me faire comprendre, je rapporterai, en premier lieu, des prises de position que j’ai effectuées depuis 1968, au sujet de ce mouvement, pour ensuite les confronter à ce qui se rattache de façon la plus immédiate, du point de vue historique : le mouvement prolétarien et celui psychanalytique. A partir de là, il me sera possible de mettre en évidence la dynamique de sortie de ce monde, l’abandon de la domestication, donc de la psychose.

Je précise que Mai-Juin 1968 n’est qu’un repère métonymique pour désigner le moment le plus apparent et le plus signifiant du deuxième ébranlement qui s’effectua au cours de ce siècle, finissant. Il débuta à la fin des années cinquante et s’épuisa à la fin des années soixante et dix. Il y a vingt ans j’écrivit à son sujet « Mai-Juin 1968 : le dévoilement ».

« C’est grâce à la rupture qu’il a opérée que nous pouvons émerger d’un passé mythisé et qui se mythise, d’un futur idéalisé, indéfiniment projeté, apparemment proche mais toujours renvoyé dans son avenir ; qu’on peut essayer toutes les coordonnées du temps, trouver l’espace et adapter le comportement qui unifiera le tout en une vie, dés maintenant hors celle du capital [1].

 Cette rupture avait été signalée en 1969 :

 « Mai-Juin, ce fut une rupture, une discontinuité »[2] et même dés 1968. Toutefois à ce moment-là il s’agissait surtout de la mise en évidence « d’une rupture du cycle historique de la contre-révolution mondiale »[3].

Retournons à 1977, voici comment est décrit le point d’arrivée d’alors : « Nous voici parvenus à la conjonction de deux mouvements : celui de la vie qui, à travers l’espèce humaine, vient buter contre un phénomène qui la remet en cause, enraye son épanouissement et, par là, celui des êtres humains, et celui de la fragmentation de la représentation qui ne permet plus à ces derniers de se situer les uns par rapport aux autres et par rapport au monde.

« A l’échelle mondiale, nous vivons comme un jugement dernier où ce qui fut semble ressusciter pour comparaître devant l’instance du temps présent, celui de l’action à entreprendre, du saut à accomplir : vaste confrontation avec le possible humain, avec ce qui doit être notre devenir. De là notre incessante volonté, depuis des années, de préciser ce que signifie “l’être humain est la véritable Gemeinwesen de l’homme” ( Marx ). Ce qu’on ne peut atteindre au travers d’une réflexion, mais en empruntant une autre dynamique de vie au sein de laquelle la recherche de rapports affectifs épanouissant hommes et femmes sera prédominante »[4].

Au cours de cette période cruciale, ce qui s’impose c’est la fin de la culture, la perte d’identité, l’évanescence de l’homme social. D’où l’investigation au sujet d’une dynamique de libération qui doit opérer à partir de l’individualité – même si cette dernière n’est pas encore saisie en tant que telle – à partir du corps, au sein de la vie quotidienne, de la concrétude, avec la recherche d’une immédiateté qui ne soit pas celle du capital. Plus en profondeur perce l’idée de la fin de Homo sapiens. D’où je fus amené à écrire ceci :

« Ce qui compte essentiellement, pour nous, c’est de créer de nouveaux rapports affectifs pour un redéploiement de la vie[5]. Voilà ce qui se révèle à nous avec une urgente acuité dix ans après le grand ébranlement de Mai 1968. Voilà ce que notre avenir dévoile : le moment qui s’offre à nous est celui de la création[6] fémino-humaine »[7].

Le constat de l’arrivée d’Homo sapiens à son achèvement m’incita, à partir de 1986, à écrire Émergence de Homo Gemeinwesen. La réflexion sur le devenir du monde en place, sur la sortie de celui-ci, m’a conduit à mettre en évidence le phénomène du mouvement de sa dissolution ( mort potentielle du capital ), de celle de Homo sapiens et de l’émergence d’une alternative à cette dernière, la virtualité pour ceux qui veulent persister au sein de l’antique dynamique, la nécessité du déploie ment de l’individualité depuis toujours opprimée, non séparée de la Gemeinwesen, par ceux qui prônent l’instauration d’une autre dynamique de vie. Adopter cette dernière engendre simultanément une nouvelle approche du mouvement de Mai-Juin 1968, plus intégrative, plus substantielle : sa remise en cause d’une dimension fondamentale de la domestication : la psychose.

Pour fonder cette dernière qui s’impose, après trente ans de réflexion au sujet de ce bouleversement, il me faut auparavant opérer une investigation remontant plus loin dans le temps.

 

 

 

Le mouvement prolétarien

 

 

 

L’œuvre de Karl Marx

 

 

 

J’ai plusieurs fois mentionné l’importance du débat des années quarante du siècle dernier en ce qui concerne la fondation de la théorie du prolétariat qu’on ne peut pas strictement réduire à l’apport de Marx, bien que celui-ci soit déterminant, ce qui nous conduit dans le cadre de cette étude à nous limiter à ce dernier. J’ai abordé plusieurs fois l’étude de l’œuvre d’autres théoriciens du mouvement prolétarien et je serais amené à le faire à nouveau dans le cadre de l’étude Émergence de Homo Gemeinwesen. Enfin, je veux aborder l’apport de Marx en fonction de la dimension psychologique qu’il recèle, de la saisie anthropologique qu’il effectue en rapport à la dynamique de libération-émancipation de l’oppression, de l’exploitation, du poids du passé qu’il a souvent dénoncé et qui permet de comprendre la puissance mobilisatrice qu’eut son œuvre. Ceci particulièrement en regard du mouvement psychanalytique et des courants qui en ont dérivé.

Au sein de la phase de contre-révolution qui suit la grande période révolutionnaire en rapport avec la révolution française de 1789 et celle états-unienne de 1776, et en dépit de la secousse de 1830, il y un blocage rejouement de celui effectué par la propriété foncière ). Comment sortir de cette situation dont le pendant théorique apparaît avec la fermeture du système hégélien qui emprisonne et inhibe tout devenir? D’où, la remise en cause de l’ordre social va se faire au travers de la critique de Hegel, et de la tentative de renversement de sa représentation.

Le débat dont il s’agit opère surtout entre Max Stirner défenseur de l’individu, Ludwig Feuerbach, celui de la communauté et de la sensibilité et Karl Marx et Friedrich Engels qui apparaissent comme les théoriciens de l’intervention. En effet, si Marx accorde une grande importance à l’individualité et à la communauté, ce qui le délimite des autres c’est la mise en évidence qu’il faut transformer le monde et que pour ce faire il existe un opérateur déterminé par tous les événements historiques antérieurs : le prolétariat. Mais au moment du débat, il tient compte des trois éléments ; c’est le moment où tout est exposé et où l’exposé va plus loin que ce qui sera ensuite développé.

Je ne veux pas aborder à nouveau les éléments de ce débat. Je me limiterai dans un premier temps à rappeler l’apport de Marx à cause du retentissement qu’il a eu jusqu’à nos jours et pour pouvoir mieux individualiser ce qui a fait défaut à la théorie du prolétariat lorsque sera abordé l’étude du mouvement psychanalytique. A ce moment-là je reviendrai au débat des années quarante du siècle passé en exposant quelque peu l’apport de Stirner et celui de Feuerbach du fait de l’influence de celui-ci tant sur Marx que sur Freud.

 La construction théorique de Marx se fonde sur l’affirmation que tout homme, toute femme est une activité sensible ( il dit souvent pratique ) et que celle-ci ne peut se déployer que dans une communauté en liaison avec la nature, avec le cosmos. Il est certain que ceci n’apparaît jamais de façon pure et nette dans son œuvre. C’est toutefois ce qu’on peut constituer en cherchant le substrat sur lequel il développe ses productions théoriques.

Un autre soubassement de son œuvre est constitué par la centralité accordée à la réalité, l’effectivité. « Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui entraînent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique »[8].

Ce qui est cohérent avec la définition qu’il donne de la conscience.

 « La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient, et l’être conscient des hommes est leur procès de vie effectif »[9].

 « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience. Dans la première conception, on part de la conscience comme individu vivant, dans la seconde, qui correspond à la vie réelle, on part des individus[10] eux-mêmes, réels et vivants, et l’on considère la conscience uniquement comme une conscience »[11].

Cependant :

« Jusqu’ici les hommes se sont toujours faits des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont ou doivent être »[12].

Parce que le réel immédiat que vivent les hommes, qui constitue le contenu de leur procès de vie effectif, est en fait le résultat de médiations inconscientes. Ce qu’ils vivent est le résultat d’une mystification dont, encore une fois, ils sont inconscients. D’où l’importance essentielle accordée à la dynamique de distinguer l’apparence de la réalité que l’on retrouve dans toute l’œuvre de Marx[13].

 « Mais l’esclavage de la société bourgeoise est, en apparence, l’indépendance achevée de l’individu pour qui le mouvement effréné, libéré des entraves générales et des limitations imposées par l’homme, des éléments vitaux dont on l’a dépouillé, la propriété par exemple, l’industrie, la religion, etc. est la manifestation de sa propre liberté, alors que ce n’est en réalité que l’expression de son asservissement absolu et de la perte de son caractère humain. Ici, le privilège a été remplacé par le droit »[14].

Le thème de la fausse conscience est en rapport avec celui de l’illusion, que connurent les révolutionnaires bourgeois, de libérer l’homme. Cependant ce couple de mots recèle une contradiction. Si on raisonne en termes de conscience, on peut dire que celle-ci est toujours adéquate à ce à quoi elle se réfère ; elle ne peut pas être fausse. C’est la dynamique de vie des hommes et des femmes, à un moment donné, en un lieu donné, qui peut être erronée et manifester ainsi une conscience qui n’apparaît fausse qu’au regard d’une dynamique où hommes et femmes effectueraient un procès conscient, c’est-à-dire qu’ils accéderaient dés lors à la compréhension de tout ce qui les détermine, les fonde. La fausse conscience est une conscience immédiatiste, c’est celle de l’apparence, du résultat de ce qui a été engendré, sans accéder à la compréhension du procès d’engendrement.. Dit autrement la fausse conscience peut-être considérée comme la conscience qu’hommes et femmes ont d’une immédiateté qui n’est pas la leur, avec la quelle ils ne sont pas en continuité[15].

On ne peut comprendre la fausse conscience que si l’on comprend le phénomène de l’aliénation. Dans « Importance, pour une intelligence nouvelle de Marx, de ses œuvres de jeunesse » Landshut et Mayer écrivent avec raison : « Avec un léger changement la première phrase du Manifeste Communiste pourrait avoir cette rédaction : Toute histoire est l’histoire de l’aliénation propre de l’homme »[16].

J’ai déjà abordé la question de l’aliénation[17] qui ne peut se comprendre qu’au travers de l’étude de toute l’œuvre de Marx, non seulement celle de jeunesse, mais de la maturité, particulièrement Le Capital, les Grundrisse, Le VI° chapitre inédit du Capital. Ce que je veux signaler ici c’est qu’au cours de son devenir l’être humain devient autre, étranger à lui-même. Comment dés lors peut-il y avoir une conscience adéquate, une cohérence avec un procès de vie. Ce dernier n’est plus naturel depuis longtemps et se trouve continuellement mystifié.

De ce point de vue, les faits économiques qui opèrent la mystification, engendrent une immense procès inconscient. Les hommes font leur histoire mais selon un tel procès. Ce qui apparaît donc comme essentiel pour comprendre ce qui advient et le possible d’un devenir autre que celui jusqu’alors subi ce n’est pas la conscience mais l’inconscient qui empêche de voir le procès réel qui ne se résout pas à l’immédiateté vécue.

L’étude des phénomènes économiques est pour Marx le moyen de parvenir à la conscience du procès réel en dévoilant la mystification et, par là, à la conscience du but auquel tend l’espèce : le communisme. Or ce but ne peut être perçu qu’au travers d’une claire compréhension de l’être de celle-ci.

Avant d’indiquer en quoi peut consister ce dernier, notons que Marx dans la mesure où il refuse l’anthropomorphose de la propriété foncière qui implique que tout acquis devienne inné, naturel[18] ( ainsi pour la constitution de la hiérarchie fondée justement sur la propriété foncière ). Cela veut dire qu’il refuse une fausse conscience fondée sur cette anthropomorphose. Or, cette fausse conscience pour pouvoir être effective a besoin d’une répression, d’un refoulement sur lequel nous reviendrons et qui fonde un procès inconscient collectif. Une autre composante de ce dernier apparaît à travers la manifestation du poids du passé. Ce n’est pas pour rien qu’il est dit dans L’Internationale : « Du passé faisons table rase ».

Pour se libérer de ce poids et pour ne pas accepter comme naturel ce qui est le produit d’un moment donné de l’évolution de l’espèce dans une aire géographique donnée, il est nécessaire de recourir à l’investigation historique. Cela implique évidemment de ne pas autonomiser l’histoire, et d’accéder à l’activité réelle des hommes et des femmes.

 « L’histoire ne fait rien, elle “ne possède pas de richesse immense”, elle “ne livre pas de combats”! C’est plutôt l’homme, l’homme réel et vivant qui fait et possède tout cela et livre des combats ; ce n’est pas soyez en certains, l’histoire qui se sert de l’homme comme d’un moyen pour réaliser – comme si elle était un personnage particulier – ses propres buts ; elle n’est que l’activité de l‘homme qui poursuit son objectif »[19]

Dés lors, on comprend que dans sa tentative de conscientisation, Marx fasse appel à la science. Il veut faire œuvre scientifique et ceci n’est pas dû seulement à son désir d’être reconnu[20]. Mais c’est parce que la science est connaissance rigoureuse, cohérente, ce qui, en termes actuels, s’oppose à l’incohérence de la psychose. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si la science a fasciné tant d’hommes tendant à une libération, émancipation.

Mais il n’est pas suffisant de mettre en évidence la fausse conscience, il faut également dénoncer les apparentes libérations. « Luther a, il est vrai, vaincu la servitude par dévotion, parce qu’il l’a remplacée par la servitude par conviction. Il a brisé la foi en l’autorité par ce qu’il a restauré l’autorité de la foi »[21].

Ici se manifeste un phénomène qui devra être précisé, délimité : le refoulement, Verdrängung, qui se présente comme une libération. Marx n’emploie pas le mot, bien qu’il le fit dans un autre ouvrage, L’Idéologie allemande[22]. Cela signifie qu’il a été impressionné par le phénomène mais qu’il ne put le dévoiler du sein de la totalité. En fait ce qui est clair chez lui c’est la répression. Cela nous permet toutefois de pouvoir affirmer que si le refoulement ne date pas de l’époque de l’instauration du mode de production capitaliste, il est certain que ce n’est qu’avec un accroissement de la puissance de celui-ci qu’elle put se réaliser[23]. On doit noter à ce propos que le refoulement lié à la répression entraîne la nécessité de se sauver en se lançant dans le mouvement externe, dans le faire ; de là le développement de l’esprit d’entreprise, d’innovation, de création, ce que Marx a mis en évidence et sur quoi M. Weber et Schumpeter ont particulièrement insisté. Mais ce qui a été omis c’est que tout cela permet d’éviter d’avoir des remontées, d’être en contact avec la souffrance. Il y a encore à dire à ce sujet.

« Mais si le protestantisme ne fut pas la vraie solution, il fut la vraie position du problème. Il ne s’agissait plus maintenant du combat laïc contre le prêtre situé hors de lui, il s’agissait du combat contre son propre être intime, sa propre nature de prêtre »[24].

De façon falsifiée cela renvoie à l’individualité pervertie : nature de prêtre. Mais ce faisant c’est le début d’une remise en question, qui sera souvent escamotée, mais qui s’imposera. Ainsi de nos jours, cela aboutit à la mise en évidence de l’être virtuel et de l’être originel.

Dans ce cas comme nous l’avons exposé il y a comme une injection d’un être en soi-même. Ce qui est une dépossession Entaüsserung ), un des moments de l’aliénation, en même temps qu’une prise de possession par quelque chose d’étranger.

Pour dévoiler la fausse conscience, la critique est nécessaire ; elle est comme le fondement de la théorie qui vise à mettre en évidence les différentes médiations qui occultent, obscurcissent, mystifient l’immédiateté du procès de vie. Elle est nécessaire pour dévoiler le réel, pour y accéder au-delà de l’apparence. Toutefois nous avons montré les limites historiques de cette pratique. Originellement elle est en relation avec une dynamique de séparation fondatrice de toute science ; actuellement elle est incorporée dans la publicité[25]. En ce qui concerne l’émancipation, la libération, l’étude du capital montre ce que cela peut donner si cela ne s’enracine pas dans un but dont on ne doit pas se séparer. Nous avons montré, sur la base de l’œuvre de Marx, que le capital est le grand émancipateur!

Ce faisant nous avons pour ainsi dire mis en avant les apories de la théorie de ce dernier, composante essentielle de la théorie du prolétariat, mais nous n’avons pas cerné quelle est l’insuffisance fondamentale qui détermine ces apories. Elle réside dans le fait de ne considérer l’homme que dans la figure de l’adulte, et à ne pas voir les médiations entre la société et l’enfant, médiations qui opèrent par l’entremise de la mère, du père. Autrement dit, il y a, au départ, un défaut d’immédiatisme dans l’œuvre de Marx en ce qui concerne l’investigation au sujet de l’espèce et au sujet de l’individualité.

Voici ce qu’il écrivit en 1843 :

 « La théorie est capable de saisir les masses dés qu’elle démontre ad hominem et elle démontre ad hominem dés qu’elle devient radicale. Être radical c’est saisir les choses à la racine. Mais la racine pour l’homme est l’homme lui-même »[26].

Mais la racine c’est le phénomène de la vie. Il y a là un certain anthropocentrisme qui est gros d’une déification de l’homme. En outre s’impose – et c’est complémentaire – une substitution : l’homme remplace dieu, l’unité supérieure, le terme ultime de la hiérarchie. Le phénomène vie peut alors être envisagé comme la communauté des vivants abstraïsée en l’homme qui se pose unité supérieure. Dés lors ce n’est plus lui qui est dans la nature, mais celle-ci dans l’homme. Mais il y a plus : l’escamotage que l’homme avant de devenir tel, est un enfant ; qu’en conséquence la racine de l’homme c’est l’enfant. Ce dernier n’est pas considéré dans la théorie marxiste[27], si ce n’est en tant que support de contestation entre hommes et femmes au sein du phénomène familial en rapport à la propriété privée et à l’État. Il y a certes une étude des diverses formes de communauté ( tout au moins une grande esquisse ) mais on ne trouve jamais comment à chaque génération il y a rejouement du passage de la nature à la culture, réactualisation de la séparation avec son retentissement psychique sur l’enfant. Et ceci est en liaison également avec les limites d’investigation au sujet de la séparation. La dynamique de cette dernière est surtout étudiée en ce qui concerne le devenir du capital. Or avec l’instauration de ce dernier il y a rejouement, avec une très grande intensité, parce que cela concerne la totalité du procès de vie des hommes et des femmes, de l’antique séparation qui originellement put apparaître comme superficielle.

Comment envisage-t-il l’homme?

Sa conception est profondément déterminée par le courant matérialiste français qui est le substrat sur lequel s’édifie sa vision anthropologique. « Quand on étudie les théories du matérialisme sur la bonté et l’égale intelligence des hommes, sur la toute-puissance, l’expérience, l’habitude, l’éducation, l’influence des conditions extérieures sur les hommes, la haute importance de l’industrie, le bien fondé de la jouissance, etc., il n’est pas besoin d’une sagacité extraordinaire pour découvrir ce qui les rattache nécessairement au communisme et au socialisme »[28].

Ce qui me semble le plus important c’est l’affirmation de la bonté originelle de l’homme qui a été une constante non seulement chez les matérialistes auxquels se réfère Marx mais chez tous les hérétiques. Certes cette proposition est très imparfaite du fait qu’elle demeure dans le cadre de la morale, mais elle exprime un refus celui du péché originel dont la variante profane actuelle est la tare génétique, héréditaire ou pas, montrant par là que la science a remplacé la religion pour exprimer la répression. Elle l’exprime pour la fonder ou l’entériner comme on le verra avec la psychanalyse à propos des enfants. Et ceci nous renvoie au fait de l’incapacité de la science d’affronter l’immédiateté des êtres humains, parce qu’elle tend à élaborer des médiations pour justifier la perte de celle-ci du fait de séparation d’avec la nature, de la brisure de la continuité. A ce propos, je puis dire, et j’y reviendrai, que Marx était à la recherche de cette immédiateté.

Pour en revenir au texte cité, on peut constater qu’il contient bien des apories du mouvement révolutionnaire. En premier lieu la nécessité de l’organisation, laquelle renvoie à une vision erronée de la manifestation nécessaire des hommes et des femmes impatients d’intervenir. La nécessité d’organiser est indiquée de façon explicite mais aussi implicite lorsqu’il est question de « faire coïncider » ou de « former les circonstances ». La thèse de la bonté originelle connaît elle aussi son aporie. Elle conduit ceux qui l’adoptent à chercher la solution à l’extérieur, et à oublier que les méfaits de tout le devenir hors nature ont modifié les êtres humains – dans la mesure où ils ont dû s’adapter pour survivre[29] –et qu’un mal a été en quelque sorte injecté en eux, induisant la formation de l’être psychosé, de telle sorte qu’aucune organisation ne peut rien résoudre si cette dernière n’est pas éliminée. Toutefois, on ne peut pas dire qu’il n’y ait pas une certaine intuition du problème comme cela apparaît dans le désir de trouver la « véritable individualité », ou l’immédiateté précédemment citée[30].

Dans L’idéologie allemande, il expose sa conception matérialiste de l’histoire. « […] la première présupposition de toute existence humaine, donc aussi de toute histoire, à savoir la présupposition que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir “faire l’histoire”. Mais pour vivre, il faut avant tout le manger et le boire, l’habitation, le vêtement, et encore quelques autres choses »[31.

Tout ceci serait exact, si n’était pas intervenu un phénomène historique : la séparation d’avec le reste de la nature qui fit entrer l’espèce dans la dynamique de l’autodomestication, l’assujettissement à une culture séparée de la nature, ce qui détermina le développement de la répression parentale pour adapter les enfants à cette culture. En conséquence il manque quelque chose d’essentiel à ce qu’il faut « pour vivre » : l’affectivité, l’amour réel de la mère pour l’enfant. De ce dernier, Marx n’en a jamais parlé alors qu’il l’a longuement fait en ce qui concerne l’amour de l’homme pour la femme. Ce devait être probablement pour lui quelque chose ressortissant de l’évidence, comme un a priori inclus dans le procès de vie. Il n’y avait rien à en dire, ce qui dénote un immense refoulement et un refus inconscient de la dépendance.

En revanche Feuerbach, qui a peut-être moins refoulé, accordait une grande importance à l’affectivité. Voici ce qu’en dit Marx, à travers sa critique. « […] et réussit simplement à reconnaître “l’homme réel, individuel, corporel” dans le sentiment, c’est-à-dire il ne connaît pas d’autres “rapports humains de l’homme à l’homme” que l’amour et l’amitié, et encore idéalisés »[32]. Il lui reproche, ensuite, de ne donner « aucune critique des conditions d’existence actuelles. Il n’arrive donc jamais à concevoir le monde sensible comme l’activité sensible totale ». C’est exact, mais il n’en demeure pas moins qu’il y a escamotage de la part de Marx de la dimension affective en ce qui concerne « la présupposition de toute existence humaine ». Dés lors l’activité est en grande partie refoulement, et sert à masquer la réalité.

Voyons maintenant comment se présente sa vision anthropologique sur la base de sa propre réflexion qui va fonder non seulement la théorie qu’il a développée et exposée mais aussi ce qui est resté à l’état potentiel. Une longue citation est nécessaire.

 « La nature humaine étant la vraie communauté des hommes, ceux-ci produisent en affirmant leur nature, la communauté humaine, l’être social qui n’est pas une puissance générale, abstraite en face de l’individu isolé, mais l’être de chaque individu, sa propre activité, sa propre vie, sa propre jouissance, sa propre richesse. Cette vraie communauté ne naît donc pas de la réflexion ; elle semble être le produit du besoin et de l’égoïsme des individus, autrement dit l’affirmation de leur existence elle-même. Il ne dépend pas seulement de l’homme que cette communauté soit ou ne soit pas ; mais tant que l’homme ne se reconnaîtra pas comme tel et n’aura pas organisé le monde humainement, cette communauté aura la forme de l’aliénation : sujet de cette communauté, l’homme est un être aliéné à lui-même. Les hommes sont ces êtres aliénés, non pas dans l’abstraction, mais en tant qu’individus réels, vivants, particuliers. Tels individus, telle communauté. Dire que l’homme est aliéné à lui-même, c’est dire que la société de cet homme aliéné est la caricature de sa communauté réelle, de sa vraie vie générique ; que son activité lui apparaît comme un tourment, ses propres créations comme une puissance étrangère, sa richesse comme pauvreté, le lien profond qui le rattache à autrui comme un bien artificiel, la séparation d’avec autrui comme sa vraie existence ; que sa vie est le sacrifice de sa vie ; que la réalisation de son être est la déperdition de sa vie ; que dans sa production il produit son néant que son pouvoir sur l’objet est le pouvoir de l’objet sur lui ; que maître de sa production, il apparaît comme l’esclave de sa production »[33].

On trouve ici un acquis théorique fondamental que Marx n’a pas pleinement explicité, ni réellement placé au centre de sa réflexion : tout homme, toute femme, est simultanément individualité et Gemeinwesen[34]. C’est l’affirmation de la continuité. Or cette démarche positive impliquait celle de retrouver l’immédiateté.

On peut considérer que l’affirmation de la nature humaine est celle de l’immédiateté puisqu’il est signalé qu’elle « ne naît pas de la réflexion », mais ce n’est pas pleinement dévoilé et, en outre, elle n’est pas caractérisée. L’aporie au sujet de l’organisation se manifeste à nouveau parce qu’elle est enracinée dans le désir d’intervention, la volonté de transformer le monde, et ceci semblerait devoir consister en la nécessité de remettre sur pied un monde à l’envers, d’imposer le contraire de ce qui se développe dans la réalité en place. Curieusement, hommes et femmes sont par là perçus dans une certaine passivité.

Dans les Manuscrits de 1844 nous trouvons des précisions sur ce qu’est l’Homme :

 « L’homme est immédiatement être de la nature. En qualité d’être naturel vivant, il est d’une part pourvu de forces naturelles, de forces vitales ; il est un être naturel actif ; ces forces existent en lui sous la forme de dispositions de capacités, sous la forme d’inclinations[35]. D’autre part, en qualité d’être naturel, en chair et en os, sensible, objectif, il est, pareillement aux animaux, et aux plantes, un être passif, dépendant et limité ; c’est-à-dire que les objets de ses inclinations existent en dehors de lui, en tant qu’objets indépendants de lui ; mais ces objets sont objets de ses besoins ; ce sont des objets indispensables, essentiels pour la mise en jeu et la confirmation de ses forces essentielles »[36].

A la suite de Feuerbach, Marx insiste sur la nécessité de percevoir l’être humain dans sa sensibilité, dans sa concrétude. D’où sa tendance, à l’instar de celui-ci, à mettre en relief la dépendance de l’homme vis-à-vis des objets réels, sensibles, ce qui fait de l’être humain un être objectif. Mais pointe aussi l’idée que l’objectivité est passivité, comme le suggère la citation qui précède. En conséquence il cherche à trouver l’être réel et pour cela il étudie le procès historique que l’espèce a vécu.

 « On voit comment l’histoire de l’industrie et l’existence objective constituée de l’industrie sont le livre ouvert des forces humaines essentielles, la psychologie de l’homme concrètement présente. […] Une psychologie pour laquelle reste fermé ce livre, c’est-à-dire précisément la partie la plus concrètement présente, la plus accessible de l’histoire, ne peut devenir une science réelle et riche de contenu »[37].

Mais cette vision pâtit d’un immédiatisme parce que toutes les médiations qui déterminent le devenir de l’industrie ne sont pas délimitées, nommées. En outre, comment le développement de cette dernière est-il en connexion avec celui du psychisme humain, comment le révèle-t-il? Toutefois, si on reste sur le plan du devenir de la psychose, ceci a sa validité.

Tout ceci est en liaison avec le fait que la présupposition non clairement exprimée est que l’homme n’est pas originellement hom[38]. Elle a son pendant dans l’affirmation que l’histoire est une continuelle transformation de la nature humaine. De plus, il y a une affirmation qui réintroduit une certaine séparation nature-espèce.

 « Mais l’homme n’est pas seulement un être naturel, il est aussi un être naturel humain  ; c’est-à-dire une être existant pour soi, donc un être générique, qui doit se confirmer et se manifester en tant que tel dans son être et dans son savoir. […] Ni la nature – au sens objectif – ni la nature au sens subjectif n’existent immédiatement d’une manière adéquate à l’être humain »[39].

S’il n’y a pas une adéquation immédiate entre nature et espèce humaine, il va falloir trouver la ou les médiations qui vont combler le hiatus entre les deux, voire lutter contre la réalisation de la coupure que ce dernier implique Ce sera le contenu d’un discours qui fleurira après la mort de Marx.

L’affirmation de la concrétude est en rapport avec celle de la sensibilité et l’importance des sens, et sur le fait qu’il est impossible d’envisager l’homme séparé de son environnement.

 « Un être qui n’a pas sa nature en dehors de lui n’est pas un être naturel, il ne participe pas à l’être de la nature. Un être qui n’a aucun objet en dehors de lui n’est pas un être objectif »[40].

 « Être doué de sens, c’est-à-dire être réel, c’est être objet des sens, objet sensible, donc avoir en dehors de soi des objets sensibles, des objets de ses sens. Être sensible c’est être souffrant.

C’est pourquoi l’homme en tant qu’être objectif sensible, est un être qui souffre et comme il est un être qui ressent sa souffrance, il est un être passionné. La passion est la force essentielle de l’homme qui tend énergiquement vers son objet »[41].

Avant de poursuivre notre présentation de l’investigation de Marx, il convient de citer le passage suivant de Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie de Feuerbach.

 « Là où il n’y a pas de limite, pas de temps, pas de souffrance[42], il n’y a pas non plus de qualité, d’énergie, d’esprit, de feu, d’amour. Seul l’être nécessiteux est l’être nécessaire. Une existence sans besoin est une existence superflue. Celui qui est dépourvu de tout besoin en général n’éprouve pas non plus le besoin d’exister. Qu’il soit ou ne soit pas, c’est tout un, tout un pour lui, tout un pour autrui. Un être sans souffrance, est un être sans fondement. Seul mérite d’exister celui qui peut souffrir. Seul l’être douloureux est un être divin. Un être sans souffrance[43] est un être sans être. Un être sans souffrance n’est rien d’autre qu’un être sans sensibilité, sans matière »[44].

On y trouve exprimée la perte de la continuité, la situation où se trouve l’être psychosé, c’est-à-dire l’être adapté à ce monde et sa justification : « Un être sans souffrance est un être sans fondement ». Certes il faut tenir compte de la dynamique de pensée de Feuerbach qui cherche à définir l’homme de façon concrète, sensible en opposition à la saisie suprasensible, intellectuelle, abstraite, telle qu’elle dérive de l’appréhension théologique de l’être. Dans Les principes de la philosophie de l’avenir il écrit. « Dieu est l’être indépendant, autonome qui n’a besoin pour son existence d’aucun autre être et qui, en conséquence, est par lui-même »[45]. Dieu est représentation de la réalisation d’un désir psychotique : ne dépendre que de soi-même. Feuerbach demeure dans la dimension psychotique en prenant le simple contraire : « […] car seul un être sensible a besoin pour son existence de choses extérieures à lui »[46]. Dans ce cas, on constate qu’il généralise et qu’il ne s’agit plus uniquement de l’homme. En outre on constate qu’à nouveau la dichotomie intérieur-extérieur est réaffirmée et qu’il n’y a pas une appréhension globale de l’être et de son milieu de vie.

Ceci dit, ce qu’il y a d’impressionnant, c’est que le procès de vie apparaît comme un pâtir où l’être subit ; il est passif. Ce n’est jamais une émergence qui soit immédiatement jouissance. C’est ce qu’on trouve également exprimé dans le mouvement romantique qui semble correspondre à la réaction vis-à-vis de la révolution française qui exalta la volonté, comme Marx le nota et l’approuva. On peut le considérer comme la remontée des émotions après la tourmente révolutionnaire qui n’a pas éliminé le mal être des hommes et des femmes. En ce qui concerne ce dernier l’exaltation de l’intervention, qui implique la volonté, est une compensation à la souffrance au sens de pâtir, de subir, d’être passif.

Tout être vivant est une particularisation du phénomène vie. Dans ce fait réside le possible de la séparation. Il est intéressant de voir comment en définitive ce possible ne se réalise pas, sauf avec Homo sapiens, chez qui, dés lors, va se manifester un impérieux besoin de la continuité au travers de diverses approches qui sont autant d’impasses parmi lesquelles on peut situer la passion puisque celle-ci pour se manifester entérine, selon Marx, la séparation. En elle il y a coexistence de la passivité et de l’activité. Le point de départ est le pâtir où l’être est passif, de là il va en quelque sorte s’émouvoir, entrer en activité pour atteindre son objet et trouver une effectivité qui lui permettrait d’assouvir son affectivité. Ainsi la passion est en elle-même un oxymoron. Pour agir il faut subir ; comme s’il fallait opérer par-dessus la souffrance, dans une sorte de sublimation, pour atteindre l’activité.

Mais il y a plus. Feuerbach, comme Marx ne se rendent pas compte que l’objet n’est pas en réalité perçu dans son immédiateté. Il est support pour exprimer un mal être, de telle sorte qu’il est doublement utilisé : de façon matérielle, tangible en correspondance avec ce qu’il est, de façon psychique, qui est souvent la plus importante. La libération implique également celle des objets des projections psychotiques, de la dimension virtuelle dont ils sont affectés par le procès psychotique[47]. L’objet est subjective et le sujet est objectivé. Par là s’effectue la mystification de l’immédiateté où s’exprime, de façon inconsciente, le désir de continuité. Le même phénomène opère quand les objets sont immatériels, comme les pensées. Hommes et femmes de disent à travers les objets.

Toutefois Marx, à la suite de Feuerbach, tend à envisager l’espèce dans une totalité. En revanche les psychanalystes l’abordent dans la séparation. Lorsque Freud parle de libido d’objet, par exemple pour l’attirance d’un homme pour une femme, et de libido du moi, comme dans le narcissisme, il aborde le même thème que nos deux philosophes, et aboutit à la même conclusion puisque la normalité c’est la libido d’objet ; ce qui implique : l’homme, la femme n’est réel[le] que s’il [elle] a une nature, un objet hors de lui. Dans l’autre cas c’est le devenir à la névrose, dont l’enfant souffre transitoirement. Et c’est là que se place la régression : Freud interprète la séparation comme étant constitutive de l’espèce, une donnée de sa psyché. D’autres psychanalystes vont plus loin. « Alors que Freud situait ces relations [d’objets, Ndr] au coeur d’une évolution biologique [les stades] et d’un choix pulsionnel fondé sur la sexualité, l’école anglaise pensait que le sujet était modelé par les objets de son investissement sur lequel il projetait ses fantasmes inconscients »[48]. L’approche globale de Marx est remplacée par une investigation unilatérale : soit du pôle de l’espèce réduite à ses limites biologiques strictes, soit du pôle de son environnement. Or, il est nécessaire d’appréhender les deux simultanément et dans leur connexion d’autant plus que Homo sapiens, encore plus que toute autre espèce modifie son milieu afin de pouvoir assurer son procès de vie. Ce qui, là encore, ne le distingue en rien de tous les êtres vivants car depuis l’émergence de la forme de vie particulière à la terre, l’ensemble des êtres vivants tend constamment à faire en sorte que le milieu demeure un milieu biotique. Poser l’espèce de façon séparée – c’est-à-dire interpréter la séparation advenue – c’est avoir besoin ensuite de médiations pour assurer le lien, la communication entre les parties séparées. C’est dans l’espace de la séparation que naissent les théories des besoins et des désirs. Sur le plan biologique les théories de l’adaptation interprètent la séparation qui a été posée entre l’être vivant et son milieu. C’est une évidence que celui-là est adapté à celui-ci. On peut considérer qu’une catastrophe – telle une extinction importante d’espèces diverses – résulte d’autonomisation de l’un ou de l’autre (en dehors de phénomènes cosmiques possibles comme la collision avec un objet stellaire)[49].

Cependant il y a chez Marx une autre approche de la passion qui semble échapper à l’oxymoron. « Le contraste entre le caractère français et le nôtre, allemand, ne m’a jamais été représente de façon aussi tranchante et aussi frappante que dans l’écrit fouriériste qui commence par la phrase suivante : “l’homme est tout entier dans ses passions[50]. “Avez-vous jamais rencontré un homme qui pensât pour penser, qui se ressouvînt pour se ressouvenir, qui imaginât pour imaginer? qui voulait pour vouloir? cela vous est-il jamais arrivé à vous-même? […] non, évidemment non!” »

Le mobile principal de la nature comme de la société est donc l’attraction non réfléchie, magique, passionnée et « tout être, homme, plante, animal ou globe a reçu une somme des forces en rapport avec sa mission dans l’ordre universel ». Il s’ensuit que : « les attractions sont proportionnelles aux destinées »[51].

Dans le corps de la lettre Marx fait sienne – au moins partiellement dans sa prise de position polémique vis-à-vis de B. Bauer – la conception de Fourier qui implique une spontanéité, une puissance immédiate chez tout homme, toute femme : l’attraction. L’être-là dans la plénitude de son immédiateté, dans la prégnance de sa présence, est indéfectiblement une attraction[52].

Ceci est cohérent avec son exaltation de la jouissance, particulièrement en opposition à la théorie capitaliste en place lors de l’instauration de la phase de domination superficielle du capital dans le procès de production immédiat et, surtout, lors de celle réelle à la fin du XVIII° et au début du XIX° siècle. Nous l’avons maintes fois signalée. Toutefois lors de son investigation sur le devenir total du capital, il se rend compte de l’inversion qui se produit lors de ce qui va devenir la phase de domination réelle du capital dans le procès de production global ( incluant production immédiate et circulation ) ; inversion qui s’épanouit maintenant lors de la dissolution du phénomène capital et l’autonomisation de sa forme. En effet il écrit : « La richesse génératrice de jouissance lui ( la société capitaliste ) apparaît comme une superfétation[53], jusqu’à ce qu’elle apprenne à combiner [verbinden] l’exploitation avec la consommation et à se soumettre la richesse génératrice de jouissance »[54].

C’est bien le devenir actuel et j’ajouterai ceci : la consommation remplace l’exploitation. Avec cette dernière une partie du procès de vie était concernée, avec la première c’est la totalité ( on avait une médiation, maintenant on a une immédiation ) : hommes et femmes sont en fait consommés par le capital. Mais ce qui me semble le plus essentiel c’est la mise en évidence du phénomène combinatoire qui n’apparaîtra, pleinement développé, que de nos jours. Toutefois, même si Marx intuitionna la combinatoire, il ne se douta point que celle-ci remplacerait le dépassement [Aufhebung]. Le mouvement du capital n’a plus à dépasser des contradictions, il les combine. C’est une pratique à laquelle recourent la plupart des individus, afin de se débrouiller, de survivre, comme on peut le voir avec la mise en pratique des sel (Systèmes d’Échanges Locaux). C’est une combine pour s’en sortir en vivant plus ou moins en marge de la société-communauté du capital. Mais, en même temps, elle fait entrer au sein de celle-ci des données qui lui étaient encore externes. Plus rien dés lors n’échappe au devenir autonome de la forme capital. Dit autrement, on peut affirmer qu’il y a combinaison de l’étroitesse, du caractère borné et limité de l’échange local avec l’universalité du développement du capital qui se manifeste, en particulier, sous la forme du marché mondial. En même temps s’impose l’illusion d’entrer dans des rapports plus transparents et de moins dépendre de la sphère matérielle.

Bien consommer c’est bien vivre. Toute difficulté dans le procès de vie peut être surmontée grâce à la consommation du produit adéquat ( multiplication infinie des besoins et des objets satisfaisants ces besoins ) : tranquillisants, antidépresseurs, drogues, remèdes variés ( la limite entre ces deux dernières sortes de produits étant difficile à établir ). Et ceci se retrouve sur le plan intellectuel : une information est toujours disponible pour compléter le savoir de tout un chacun. Enfin la morale, l’éthique est aussi impliquée. Elle apparaît comme statuant le bon mode d’emploi de la consommation, de l’information. Consommer et s’informer sont les deux impératifs de cette société-communauté. Consommation et information remplacent l’exploitation.

Afin de mieux faire comprendre le cheminement de Marx qui témoigne de celui d’une foule d’hommes et de femmes placés dans la même dynamique que lui ( une individualité peut témoigner pour l’espèce ), il est bon de revenir en arrière en opérant une synthèse au sujet du devenir humain dans l’aire occidentale.

Le mouvement de lutte contre la domestication qui eut lieu au sein du phénomène du développement de la valeur dans l’aire soumise à l’empire romain, aboutit à la mise en évidence de l’essentialité de l’enfant et de son innocence. Celui de répression-récupération se déploya en intégrant de façon mystifiée cet enseignement de Jésus. Ainsi les hommes et les femmes devinrent les enfants de l’Église, du pouvoir en place, de la propriété foncière. A travers la hiérarchie, chacun devint le fils de quelqu’un, jusqu’à l’unité supérieure, elle-même fille de Dieu.

En conséquence les diverses révolutions contre le mode de production féodal, que ce soit lorsqu’il domine substantiellement ou seulement à travers la forme autonomisée, mettent au premier plan la revendication de l’homme, de la femme en tant qu’adulte ; le refus de l’assujettissement est un refus d’infantilisation.

Je parle expressément de mode de production, parce qu’effectivement au sein du devenir psychotique, chacun essaie de se produire afin d’échapper à un maléfice, chacun est placé devant la négation de son immédiateté et doit, pour être accepté, produire un être. C’est pourquoi aux modes de production dont parle Marx, on peut faire correspondre diverses modalités du procès psychotique, et aux cycles tels, en Occident, celui de la valeur, puis celui du capital, on peut également faire correspondre des cycles psychotiques.

La révolution française écrit Marx a « rétabli l’homme »[55]. C’est là qu’interviennent les différentes critiques dont nous avons parlé. A nouveau deux citations, pour préciser.

 « L’homme qui, dans la réalité fantastique du ciel où il cherchait un surhomme, n’a trouvé que son propre reflet, ne sera pas enclin à trouver l’apparence de lui-même, l’être inhumain, à l’endroit où il cherche, et doit chercher, sa propre réalité »[56].

« Mais l’homme n’est pas un être abstrait, se tenant hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme »[57].

Donc la réalité de l’homme peut être atteinte, si on élimine la religion, l’idéologie, la politique ( dans ce cas, la critique aboutit en particulier à rejeter les notions de masses et d’élites, de chefs, ce qui est cohérent avec le rejet de la hiérarchie ), le droit. Enfin la critique de l’économie politique permet de mettre en évidence tout ce qui fait obstacle au développement de ses aptitudes et inhibe son procès de jouissance. Grâce à elle, il est également possible de dévoiler comment les conditions inhibitrices peuvent être éliminées au cours d’un procès révolutionnaire, lequel peut-être prévu en fonction du devenir du phénomène capital.

Ce qui fait la nature humaine en tant que substance, essence, c’est l’ensemble des relations humaines. Ceci, considéré dans son immédiateté, peut faire croire que l’homme se construit, s’édifie, se produit[58] ; en fait il ne fait que confirmer, au travers d’une activité avec ses semblables, l’immédiateté de sa réalité.

Il apparaît donc que même au sein de l’individu on trouve des êtres humains agissants. Il n’est jamais seul, une monade, un atome[59]. Cette constatation a une importance considérable quand il s’agit d’une approche psychologique de l’être humain, féminin. C’est aussi pourquoi l’homme, la femme, ne peuvent pas être réduits à un être.

La critique a permis de dévoiler les mystifications. Seule une praxis consciente peut permettre l’affirmation de l’être humain réel. D’où, nous l’avons déjà indiqué, l’importance de l’intervention : il faut transformer ce monde. En utilisant les termes du jeune Marx, on peut dire qu’elle vise à réconcilier l’idée avec la réalité[60]. Je dirai qu’elle vise à rétablir la continuité.

La transformation sera l’œuvre de la révolution et celle-ci ne peut être effectuée que par le prolétariat. l’exaltation de ce dernier, qui apparaît en définitive comme un médiateur[61] pour la réalisation du but, va conduire Marx à privilégier le concept de travail, à lui donner une grande extension, comme le fera Freud en ce qui concerne celui de la sexualité[62]. Cette extension s’accompagne d’une perte de déterminations : oppression, contrainte, exploitation. En ce qui concerne cette dernière c’est d’autant plus extraordinaire que ce qui est le plus fondamental dans le phénomène du capital ce n’est pas la production mais l’exploitation. Il ne s’agit plus simplement de produire, mais d’exploiter. A partir de ce moment-là l’utilité n’a plus pour référent l’homme, mais le capital. On n’exploite que ce qui est utile pour produire de la plus-value, jusqu’au moment où tout put être capitalisé. L’utilité s’évanouit au sein de ce procès.

 « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les qualités qui y sommeillent. Nous ne nous arrêteront pas à cet état primordial du, travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif »[63].

 « Le procès de travail tel que nous venons de l’analyser dans ses moments simples et abstraits […] est la condition générale des échanges matériels entre l’homme et la nature, une nécessité physique de la vie humaine, indépendante par cela même de toutes ses formes sociales, ou plutôt également communes à toutes »[64].

 « […] cette activité est une manifestation et une affirmation de la vie, et à ce titre elle est commune à l’homme non encore social et à l’homme socialement déterminé de quelque manière que ce soit »[65].

Dans le concept de prolétaire, il y a celui de travailleur, donc celui de travail. Or celui-ci apparaît comme un opérateur de modification de la nature et de la nature de l’homme. En conséquence cela renforce l’idée du pouvoir d’intervention du prolétariat. Cependant on peut constater qu’il y a une modification de comportement de l’homme, mais y a-t-il une modification de sa nature, c’est-à-dire de son innéité[66]. Autrement dit, n’y a-t-il pas chez Marx une illusion à propos d’une modification, laquelle, en ce qui le concerne intimement, correspond à la volonté d’échapper à un état donné, à une stagnation, à un blocage[67].

C’est seulement, actuellement, dans la phase finale du phénomène capital, correspondant à sa mort potentielle, qu’il y a une réelle tentative d’abolir celle-ci. Et je puis dire qu’au niveau de l’espèce, cela a provoqué une remontée : réaffirmation de son innéité, de sa nature, de son essence ; tous termes qui manquent de précision, mais qui signifient le phénomène. Ceci est fort apparent au cours des années 90. nous y reviendrons.

C’est dans le travail que l’homme se vérifie réel, atteint sa concrétude. il y a là comme une hantise de ce qui va advenir : la virtualité, d’autant plus que pour Marx l’aliénation n’est pas seulement dans son résultat, mais dans l’activité productive. Le travail apparaît d’abord comme la médiation permettant d’advenir à la réalité. il n’y a pas d’immédiateté. En ce sens il représente bien l’activité psychotique par excellence. L’être psychosé n’a pas d’immédiateté ; il doit toujours en construire une où il pourrait enfin acquérir la sécurité et la sérénité. Puis, avec l’extension du concept, il y a une tentative de diluer la médiation pour accéder à une immédiateté.

Il nous faut encore préciser le pourquoi de l’exaltation du travail. « L’essence subjective de la propriété privée, la propriété privée en tant qu’activité étant pour soi, que sujet, que personne, est le travail »[68]. Ceci est surtout vrai dans le cas du travail artisanal. C’est un aspect de la question qui a été par la suite oblitéré. Dans le cas du travail salarié, le travailleur possède sa force de travail qu’il doit aliéner pour pouvoir gagner sa vie. Ce qui implique une séparation et une dépossession [Entaüsserung]. C’est à cause de cette dernière que le prolétariat est placé dans la situation de tout réacquérir en détruisant en même temps l’extranéisation. L’importance de cette intervention est justifiée au travers de l’extension du concept de travail. Le prolétariat rejette un moment du devenir en se libérant d’une détermination réductrice, pour faire accéder à la totalité le travail en tant que détermination essentielle de l’espèce.

Notons enfin que le travail salarié implique l’exploitation, qui remplace en l’intégrant, l’antique oppression ( catégorie liée à l’État, tandis que l’exploitation est liée aux procès économiques ). C’est une constante expropriation-dépouillement, une déréalisation. En supprimant l’exploitation, le prolétariat va permettre que le travail retrouve une adéquation avec son concept tel que Marx l’a présenté dans les citations qui précèdent.

La révolution, elle aussi, apparaît comme une médiation, bien qu’elle soit souvent présentée comme un phénomène immédiat ; les deux n’étant pas incompatibles.

Le rôle de la révolution prolétarienne ou communiste est d’éliminer ce qui empêche le développement – épanouissement de l’espèce, des hommes et des femmes individuellement. La révolution est un procès au cours duquel se réaffirme l’union de l’individualité avec la dimension Gemeinwesen en tout homme, toute femme. De même qu’elle est le procès par lequel l’ensemble humain met fin à sa séparation d’avec la communauté. C’est comme la levée de l’interdit de la continuité et de tous les refoulements qui l’ont réactualisée au cours des millénaires. D’où les immenses remontées qui se produisent alors, la vertu libératrice, révélatrice de la perception d’un nouvel être, d’un nouveau devenir ; mais aussi les régressions pour éliminer un passé douloureux.

Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels désignent bien le but de la révolution communiste. « […] dans toutes les révolutions passées le mode d’activité est constamment resté intact et il ne s’est agi que d’une autre distribution de cette activité et une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes, tandis que la révolution communiste est dirigée contre le mode d’activité tel qu’il a existé jusqu’ici et supprime le travail et la domination de toutes les classes en supprimant les classes elles-mêmes »[69]. C’est ici que s’exprime de la façon la plus radicale le but de la révolution. La réduction ultérieure consistera en l’affirmation d’un immédiatisme : la révolution doit détruire le mode de production capitaliste, ce qui peut laisser intactes les présuppositions au développement de celui-ci. Toutefois, à l’heure actuelle, il ne s’agit plus de se révolter contre cette activité, mais d’emprunter une autre dynamique de vie.

Ces mêmes auteurs individualisent également une nécessité pour ainsi dire immédiate : « […] la révolution n’est donc pas seulement nécessaire parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de renverser la classe dominante, mais encore parce que la classe qui renverse l’autre ne peut réussir que par une révolution à se débarrasser de tout le vieux fatras et à devenir ainsi capable d’effectuer une nouvelle fondation de la société »[70].

Le phénomène révolutionnaire apparaît comme un procès de conscientisation concernant l’immense majorité de la société, en premier lieu, le prolétariat. Il peut être considéré comme un phénomène spontané, c’est l’accès à une immédiateté, qui s’est préparé de façon inconsciente au sein du prolétariat et donc de la société et qui peut être renforcé, par l’intervention du parti, dépositaire durant les périodes contre-révolutionnaires, des processus conscients de la classe et même de l’espèce.

Ceci apparaît ( en dehors de la question du parti ) chez le jeune Marx qui expose, même, un certain dépassement du concept de révolution, une sortie de la dynamique de la psychose.

 « La réforme de la conscience consiste uniquement à donner au monde conscience de sa conscience, à l’éveiller du rêve dans lequel il est plongé à son propre sujet, à lui expliquer ses propres actions. […] Il apparaîtra alors que depuis très longtemps le monde possède le rêve d’une chose dont il doit maintenant posséder la conscience pour la posséder réellement »[71].

 « Le rêve d’une chose », « le rêve dans lequel il est plongé« , comme la métaphore du sommeil, désignent l’état hypnoïde de l’être psychosé. Il y a là une intuition profonde de ce qui ne sera dévoilé que bien plus tard[72].

 « Il apparaîtra enfin que l’humanité ne commence pas une tâche nouvelle, mais achève son ancien travail en en ayant conscience »[73].

Le jeune Marx (il a 25 ans), en pleine révolte, parvient momentanément à se dégager de la psychose et à sortir des rejouements. Il ne s’agit pas de repartir à zéro, de tout recommencer, mais de se mettre en continuité avec tous ceux qui nous précédèrent et cherchèrent à se libérer. C’est dans le continuum de la recherche visant à rétablir la continuité au sein de l’espèce, avec le phénomène vie, que s’affirme la plénitude d’un être humain, féminin, échappant au devenir psychotique.

Un dépassement ( au sens habituel du terme ) similaire est exposé dans la présentation du communisme. « Le communisme n’est pas pour nous un état qui doit être établi, ni un idéal d’après lequel la réalité doit se comporter. Nous appelons communisme le mouvement réel qui supprime l’état de choses actuel »[74]. Cela veut dire qu’on va au-delà de la problématique de l’idée qui doit aller au devant de la réalité et de celle-ci qui doit aller au devant de l’idée.

Et maintenant qu’est-ce que cela signifie, témoigne en ce qui concerne l’individualité Marx? Dans De la Vie j’ai mis en évidence que les théorisations de l’adulte étaient en rapport avec le vécu de l’enfant. Le drame où il fut plongé il le transpose dans le domaine de connaissance où il opère – être théorique – d’où les contradictions entre ce qu’il propose et ce qu’il vit ( vie bourgeoise de Marx ). Ce domaine n’est pas choisi au hasard, mais en fonction de déterminations découlant des données psychiques individuelles et celles sociales, historiques.

Comment cette théorisation s’origine en une individualité donnée, point d’émergence du phénomène vie à un moment historique déterminé ; théorisation qui masque, mais n’oblitère pas totalement l’individualité[75].

Tout d’abord il y a le rapport à sa mère que l’on peut percevoir dans le thème : il ne suffit pas que l’idée aille au devant de la réalité, il faut que la réalité aille au devant de l’idée. Ce qu’on peut comprendre comme suit : il ne suffit pas que le désir ( l’idée ) aille au devant de la mère ( la réalité ), il faut que la mère aille au devant du désir de l’enfant. C’est la recherche de la continuité. C’est le besoin d’être vu, reconnu, accepté. Avant d’exposer comment cela s’exprime dans l’œuvre de Marx, voyons comment est exposée la rébellion contre la mère ainsi que le désir d’indépendance, d’autonomie.

 « Un être ne commence à se tenir pour indépendant que lorsqu’il doit son existence à soi-même. Un homme qui vit de la grâce d’un autre se considère comme un être dépendant. Mais je vis entièrement de la grâce d’un autre, si non seulement je lui dois l’entretien de ma vie, mais encore si en outre il a créé ma vie, s’il en est la source, et ma vie a nécessairement un semblable fondement en dehors d’elle si elle n’est pas ma propre création. C’est pourquoi la création est une idée très difficile à chasser de la conscience populaire. le fait que la nature et l’homme sont par eux-mêmes lui est incompréhensible, parce qu’il contredit toutes les évidences de la vie pratique »[76].

 « Mais, pour l’homme socialiste, tout ce qu’on appelle l’histoire universelle n’est rien d’autre que l’engendrement de l’homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l’homme ; il a donc la preuve évidente et irréfutable de son engendrement par lui-même, du processus de sa naissance[77].

Le travail apparaît comme ce qui permet de créer et donc d’échapper à la souffrance[78]. C’est l’activité de l’enfant en rapport à sa mère, la nature ou la réalité.

Ces deux citations suggèrent à quel point ce fut intolérable pour l’enfant Marx, le fait que sa mère ne l’ait pas réellement accepté, si ce n’est dans sa psychose. Il revendique ici l’immédiateté de sa présence au monde et affirme que sa mère est vectrice de vie et non créatrice de vie. En outre, il expose bien la ténacité de l’idée de création puisque chacun pour échapper à la mère veut se créer ou bien – c’est ce qui renforce cette idée – il le fait dans l’espoir d’être enfin reconnu. Tant qu’on vit dans la dépendance, on a besoin d’un principe créateur : dieu, esprit, énergie. Le travail apparaît comme la médiation pour advenir à la réalité, à une immédiateté humaines. En fait on peut dire que cela correspond à l’œuvre de la psychose : élaboration d’un être adapté au devenir hors nature, à la répression, d’un être domestiqué.

La volonté de créer correspond à celle de se réapproprier quelque chose dont on a été dépossédé. Elle recèle un grave danger car dans la mesure où l’on ne part pas de l’immédiateté ou qu’on opère dans la méconnaissance des médiations qui ont posé ce quelque chose, cela conduit à la virtualité.

Mais cela a un autre aspect : vouloir se créer implique que nous ne nous acceptons pas dans notre immédiateté. En conséquence entrer dans la dynamique de la création c’est entériner la dynamique de la répression parentale. Dans cette perspective le rejet du travail pourrait impliquer l’accès à l’immédiateté.

La notion de création est liée à celle d’origine. Or, poser une origine, c’est fixer un moment particulier qui exerce une fascination sur la pensée, une espèce d’hypnose. En conséquence la possibilité d’accéder au procès d’émergence disparaît, en même temps que s’opère la perte de la totalité de la durée. L’idée d’origine devient facilement une idée fixe. « L’idée fixe est la hiérarchie dans l’individu particulier, la domination de la pensée « en lui, au-dessus de lui »[79].

Les notions de création, d’origine sont elles-mêmes liées à celle de dieu. Or, celui-ci est l’immédiateté perdue des hommes et des femmes. En recherchant leur origine, en cherchant dieu, ils sont en quête de cette immédiateté, avec laquelle ils pourraient retrouver la continuité.

Marx a fait sienne l’idée des matérialistes au sujet de la nécessité de créer un milieu social permettant un développement humain. Ceci se retrouve dans sa volonté d’intervention. Or, celle-ci coupée de la remise en cause de la dynamique parentale ne peut aboutir qu’à un échec. L’intervention devient une pratique pour ne pas voir la souffrance.

Voyons maintenant comment il expose sa nécessité de se produire ( il ne peut exister qu’à travers une production ) et celle d’être reconnu, deux expressions fondamentales de la psychose. En effet la production est un support ; elle n’est pas un immédiat. Elle est nécessaire pour se manifester, se donner à voir, afin d’être compris dans sa réalité propre, son immédiateté qui, d’ailleurs, n’est pas perçue. Une longue citation s’impose.

 

« Supposons que nous ayons produit en tant qu’hommes [ce qui implique qu’on soit parvenu au communisme, Ndr] : chacun de nous se serait doublement affirmé, dans sa production, soi-même et les autres. J’aurais 1° objectivé dans ma production mon individualité, sa particularité et j’aurai tout autant joui, au cours de l’activité, d’une manifestation de la vie individuelle, que de savoir affirmée ma personnalité en tant que puissance objectivée, sensiblement constatable, élevée au-dessus de tout doute. 2° Dans ta jouissance, c’est-à-dire ton utilisation de mon produit, j’aurai aussi bien immédiatement la jouissance que la conscience d’avoir satisfait par mon travail un besoin humain, celui de l’être humain objectivé[80], et par là, d’avoir procuré à un autre être humain l’objet qui lui convenait. 3° J’aurais conscience d’avoir été pour toi le médiateur entre toi et l’espèce, d’avoir été donc connu et ressenti par toi-même comme le complément de ton propre être, comme une partie nécessaire de toi-même, et d’être donc confirmé dans ta pensée et dans ton amour. 4° J’aurais immédiatement créé dans ma manifestation de vie individuelle la manifestation de ta vie et j’aurais donc confirmé et effectué immédiatement dans mon activité individuelle, mon être humain, ma Gemeinwesen.

Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre.

Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de mon coté le serait aussi du tien[81].

Considérons les divers moments tels que nous les avons supposés :

Mon travail serait une libre manifestation de la vie, donc une jouissance de la vie. Si la présupposition de la propriété privée est opérante, il est un dépouillement de la vie, car je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon travail n’est pas la vie.

En second lieu, la particularité de mon individualité serait affirmée parce que ma vie individuelle serait affirmée. Le travail serait donc une propriété [Eigentum, c’est-à-dire la propriété en tant que caractéristique propre, considérée dans son procès, et non la propriété en tant que possession[82]] vraie et active. Si la présupposition de la propriété privée est opérante, mon individualité est à ce point dépouillée que cette activité m’est objet de haine, un tourment, et bien plutôt seulement l’apparence d’une activité, en conséquence aussi seulement comme une activité contrainte qui m’est imposée par un besoin externe, contingent, et non par un besoin interne, nécessaire[83].

Mon travail ne peut apparaître que ce qu’il est dans mon objet. Il ne peut pas apparaître ce qu’il n’est pas par nature. C’est pourquoi il ne peut plus apparaître qu’en tant qu’expression saillante, objectivée, sensible, immédiatement perceptible [angeschaute] et, par là, au-dessus de tout doute, de la perte de moi-même et de mon impuissance »[84].

Reprenons le texte de Marx. Bien qu’il parle d’immédiateté, il ne la situe pas là où elle est parce qu’il a besoin d’une production, d’un objet pour affirmer son individualité et échapper au doute. La dynamique de la reconnaissance implique qu’il n’y a pas d’immédiateté. S’il n’y a pas de psychose, l’homme, la femme, n’a aucun doute en ce qui concerne la puissance, le pouvoir de vie de son individualité, et, du fait qu’il, qu’elle est aussi Gemeinwesen, il, elle perçoit immédiatement l’autre. Inconsciemment Marx indique la profonde séparation qu’il vit, la déchirure interne qui l’habite, au moment même où il pense échapper au tourment de la séparation qui s’exprime puissamment dans la propriété privée qui prive l’homme, la femme de sa propriété : son aptitude à vivre.

Ensuite l’immédiateté, n’est pas spontanéité, émergence. Elle apparaît plutôt comme une passivité. D’où la nécessité d’une extériorisation [Veräusserung] qui est une objectivation [Vergegänständlichung]. Mais qu’est-ce que cette passivité sinon l’état de prostration du bébé qui n’est pas immédiatement accepté dans sa réalité par sa mère. La continuité est brisée ; il faut donc qu’il s’extériorise pour être perçu. Il doit devenir objet pour sa mère.

L’absence de véritable immédiateté apparaît dans l’idée de médiateur[85] qui implique une idée de dépendance. Pour accéder à la confirmation de lui-même, l’autre a besoin de mon produit. On sent, là encore, la dépendance par rapport à l’objet, à l’objectivation. Celle-ci n’apparaît pas comme une simple conséquence de l’affirmation immédiate et simultanée des deux individualités. En outre puisqu’il s’agit de la médiation par rapport à l’espèce, cela indique que simultanément les deux êtres humains ne se perçoivent pas en tant que Gemeinwesen ; celle-ci ne fait pas partie de leur immédiateté ; elle doit être objectivée, pour cela une activité est nécessaire. Cela implique que l’activité n’est pas, elle aussi, immédiate, elle est en vue d’une objectivation. On comprend de ce fait que cette dernière apparaisse comme complément [Ergänzung] du fait que l’individualité se perçoit incomplète. Il y a chez Marx la perception d’être tel, inachevé ; d’où la nécessité d’une intense activité pour se produire achevé, complet. On a souvent parlé de son activité prométhéenne. Elle s’enracine dans le fait de ne pas avoir été accepté, confirmé, et donc d’avoir été placé dans l’inachèvement. Toute sa vie il dut se créer.

L’absence d’immédiateté se retrouve dans la relation aux choses : la propriété. « La propriété [Eigentum], originellement, ne signifie rien d’autre que le comportement de l’homme vis-à-vis de ses conditions naturelles de production, en tant qu’elles lui appartiennent, qu’elles sont siennes, comme présupposées avec sa propre existence. Comportement vis-à-vis de celles-ci en tant que présuppositions naturelles de son existence, qui constituent pour ainsi dire son corps prolongé. A proprement parler il ne se comporte pas vis-à-vis de ses conditions de production, mais il est doublement là : subjectivement, en tant que lui-même, objectivement, dans ces conditions inorganiques de son existence »[86].

Toute traduction implique un trialogue entre l’auteur, le traducteur et le lecteur, afin d’expliciter comment la pensée du premier est perçue et transmise. En conséquence – surtout en ce qui concerne les Grundrisse, ouvrage non achevé, un brouillon – il est nécessaire d’apporter des précisions. Ici Marx tente de mettre en évidence l’immédiateté de l’être, vis-à-vis de lui-même et dans sa relation aux choses. Voilà pourquoi il emploie Dasein, l’être-là, immédiat, traduit par existence, de même qu’il utilise l’expression ist da, est là, pour bien signifier l’immédiateté. Ce da se retrouve justement dans Dasein. Ceci est très puissant car cela indique bien que l’immédiateté est un positionnement ( être là ) dans un espace-temps donné.

 « La propriété signifie donc appartenir à une tribu [Gemeinwesen][87] [avoir en elle une existence subjective-objective] et, par l’intermédiaire du comportement de cette communauté [Gemeinwesen] vis-à-vis du sol, à la terre en tant que son corps inorganique, c’est le comportement de l’individu au sol, à la condition originelle de production, puisque la terre est matière première, instrument et fruit, présuppositions appartenant à son individualité, au mode d’existence de celle-ci »[88].

 Au cours du devenir de séparation qui suit ce moment originel, il y a perte d’immédiateté. C’est alors que la production va intervenir. « La propriété […] se réalise à travers la production elle-même »[89]. Les choses ne peuvent devenir propres à l’individu qu’à la suite d’un procès médiateur, lequel va perturber de plus en plus la relation de l’individu à lui-même. La propriété va désigner une ambiguïté qui se révèle bien en allemand avec les deux mots de Eigenschaft et de Eigentum. Cela signale la difficulté des relations des hommes et des femmes avec eux-mêmes, de ce qui leur est propre, et vis-à-vis des choses, de ce qu’ils veulent avoir en propre, posséder. Ainsi la propriété qui pouvait apparaître comme le comportement qui fait entrer dans la sphère de ce qui est propre à une individualité, afin de pouvoir accomplir un certain procès, en vient à désigner le fait, le résultat de l’appropriation qui s’est autonomisée par et dans la production.

La perte d’immédiateté est celle d’un positionnement dans le continuum et elle s’accompagne de celle de la certitude, remplacée par le doute et la confusion. Cette digression sur la propriété visait tout cela.

La notion de création se retrouve dans ce texte. Elle est si importante qu’elle concerne la vie de l’autre qui est crée par « ma manifestation de vie ». Ici s’affirme à nouveau la dépendance vis-à-vis de la mère. Celle-ci se pose en tant que médiatrice entre l’enfant et le phénomène vie et fait croire à l’enfant qu’elle le crée. Et ceci est confirmé pratiquement : à cause de l’absence de continuité et donc de certitude chaque fois que la mère est quelque peu présente à lui, il est créé à nouveau, il revit[90].

La métaphore du miroir signale encore l’absence d’immédiateté et la présence de la médiation. Marx y fera appel lors de son étude de la marchandise dans le Livre I du Capital. Au sujet de cette étude, dans Forme, Réalité – Effectivité, Virtualité j’ai mis en évidence l’isomorphie du devenir des marchandises et de celui des hommes et des femmes psychosés. Il supprime la propriété privée mais il garde le mouvement, celui de l’échange. Il reste dans la forme de la psychose. « Supposes l’homme en tant qu’homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l’amour contre l’amour, la confiance contre la confiance, etc. »[91]. Ici aussi, il s’agit du mode de vie dans la société communiste, et pourtant il y est encore question d’échange. Dans la communauté-Gemeinwesen à venir il n’y aura plus d’échange mais un flux où chaque individualité dans son émergence se positionnera, s’affirmera immédiatement.

Il demeure dans la dynamique du besoin et il traduit bien la confusion et le tourment que celui-ci engendre ainsi que l’horreur du fait de devoir subir sa dictature[92]. Enfin dans la partie finale il expose de façon percutante la situation de déréliction de l’enfant soumis à la répression parentale. Lorsqu’il parle de perte de soi-même, il indique un rejouement parce qu’en fait il s’est déjà perdu.

En ce qui concerne le rapport à son père on peut certes l’aborder à partir des diverses lettres qu’il lui écrivit, en particulier la fameuse écrite en 1837, mais je voudrais en rester sur le plan de son œuvre, ne serait-ce que parce qu’il ne s’agit pas d’une étude exhaustive de l’individualité Marx. Je veux seulement mettre en évidence où se trouvent en profondeur les limitations d’une pensée qui eut indéniablement un fort pouvoir libérateur.

En conséquence, j’envisagerai son rapport à son père idéal, Hegel, celui qu’il veut dépasser ; ce qui implique rébellion et admiration. C’est avec lui qu’il opère divers rejouements. Il veut aller au delà de l’œuvre du maître mais, au bout d’une longue et dure étude qui lui «occasionna d’infinis cassements de tête», il se rend compte que sa « dernière proposition était le commencement du système hégélien »[93]. En conséquence il rejouait Hegel. Pour sortir du rejouement, il y avait l’intervention, la transformation du monde, d’où, nous l’avons vu, son exaltation du prolétariat en qui il mit toutes ses projections, la puissance de son projet, de celui de l’espèce. Toutefois à travers les Grundrisse, on voit poindre en Marx, l’idée que le capital peut s’autonomiser, dépasser ses limites et, ailleurs dans son œuvre, qu’il devient représentation, échappant ainsi à toute contradiction fondamentale. Dés lors, à nouveau, il se trouve en présence de Hegel avec son absolu. Le capital en tant que forme autonomisée est un absolu qui intègre tout ; c’est pourquoi il peut se présenter sous la forme de l’immédiateté. Or l’esprit dans sa plénitude « est sa propre communauté »[94], et le savoir absolu apparaît comme la communauté autonomisée. C’est dans l’absolu que Hegel pense pouvoir enfin échapper à toutes les déterminations, celles de sa psychose qui est celle de l’espèce ; c’est là qu’il pense enfin atteindre l’immédiateté réelle et la pleine continuité. Car, comme Marx après lui, il a passionnément recherché l’immédiateté réelle, celle de l’intime présence aux autres, au monde[95].

Pour compenser, en quelque sorte, la toute puissance du capital qui s’anthropomorphose, qui s’autonomise et tend à se poser éternel, Marx est amené à donner au travail une extension très grande, à l’autonomiser. Or, qu’écrivait-il au sujet de Hegel en 1844? « Il appréhende le travail comme l’essence, comme l’essence avérée de l’homme ; il voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif »[96]. N’est-ce pas là un autre rejouement?

Quand Marx parle du capital, il est évident qu’il parle aussi de lui, que ce soit au sujet de ce qu’il rejette, qu’au sujet de ce à quoi il aspire. La mise en évidence de l’anthropomorphose de ce dernier – « un être fort mystique »[97 – lui permet de se distancier de ce qui le tourmente.

Divers thèmes de son œuvre signalent ce qui le préoccupe intérieurement et dont il n’est pas conscient. : le thème du blocage, du verrou, de l’inhibition d’un devenir. Voilà pourquoi il insiste sur ce qu’il appelle le côté positif, civilisateur du capital qui a brisé les obstacles au développement, a dépassé les limites. Mais ce blocage, c’est ce qu’il a vécu enfant du fait de la non reconnaissance et de la brisure de la continuité. En étroite connexion, il y a le thème de l’autonomisation que nous avons maintes fois mis en évidence. Inconsciemment il voudrait s’autonomiser, échapper à une emprise, à une force invisible qui est en fait celle de sa mère. Ainsi il démontra qu’il n’y a pas une main invisible qui dirige le développement du phénomène économique, mais que celui-ci est régi par un déterminisme : le développement des forces productives. Et là encore on sent que ce qui le préoccupe c’est son libre développement, celui de sa force de vie. Évidemment, mettre en évidence un déterminisme, c’est dévoiler la mystification. Toutefois rester sur le plan du déterminisme, c’est encore demeurer sur celui de la psychose. On a besoin d’être déterminé, du fait de la non acceptation immédiate.

Un thème fondamental qui apparaît sous diverses formes est celui de la continuité. J’ai déjà signalé la fascination que l’échange exerça sur lui. Or c’est une nostalgie de la continuité qui s’impose là. Les actes d’achat et de vente rétablissent la continuité mais de façon médiatisée par l’argent. En même temps il se forme une communauté externe aux hommes et aux femmes, à la quelle ils peuvent accéder. Toutefois Marx a bien saisi l’illusion et la mystification qui sont opérantes, comme lors de la réalisation de communauté du capital.

La recherche de la continuité va de pair avec celle de l’immédiateté réelle, celle où n’opèrent pas de médiations cachées, fondatrices d’une mystification. Ce désir d’y accéder a fort bien été perçu par Landshut et Mayer : « Et ce n’est qu’alors aussi que le rapport de l‘homme avec son semblable, et son propre être deviennent ce qu’ils sont réellement. Lorsque personne ne peut plus cacher son être véritable derrière une apparence extérieure que lui prêtent “les conditions”, alors chacun ne peut “qu’échanger amour contre amour, confiance contre confiance, etc.” »[98].

Toutefois comme nous l’avons montré précédemment, il n’y est pas parvenu. Pour ce faire il aurait fallu qu’il perçoive le phénomène de brisure de la continuité du phénomène vie entre lui et sa mère, qui empêche toute immédiateté réelle, parce que pour être immédiat à sa mère, afin d’être accepté, tout enfant doit en fait emprunter des médiations, c’est-à-dire des conduites culturelles, artificielles.

L’immédiateté est une préoccupation constante de Marx ; elle est liée au mystère et au mysticisme qu’il rejette. Or les deux contiennent l’idée d’enfermement. Ce dernier provoque un blocage dont nous avons déjà parlé. Ce n’est pas pour rien qu’on trouve aussi le thème des limites – fort présent aussi chez Hegel – en particulier, au sujet du capital avec l’investigation sur la possibilité qu’il recèle de les dépasser. En connexion il y a aussi la réflexion sur les limitations au développement des forces productives et sur le fait qu’un mode de production donné impose une vision bornée, limitée.

Le thème de l’aliénation, avec toutes ses déterminations peut être considéré comme faisant partie de celui de la continuité. En effet celle-ci brise la continuité de l’être avec lui-même et avec les autres.

Marx a eu l’illusion de trouver la solution à son devenir, son accession à l’être humain dans sa plénitude et, comme il avait une vision communautaire, il pensa qu’elle était valable pour l’espèce. En conséquence il crut avoir découvert la réalité, l’immédiateté de l’homme, de la femme et, de façon inconsciente, avoir échappé à sa mère. C’était un acquis théorique qui, en définitive, ne le concernait pas, ne l’affectait pas dans sa vie immédiate. Car, là, il ne se distinguait pas des autres ; il mena une vie bourgeoise. Il était persuadé d’avoir trouvé la solution comme il le dit dans les Manuscrits de 1844 lorsqu’il parle du communisme en tant que résolution des énigmes, mais aussi parce qu’il pensait qu’avec la révolution communiste, se terminerait la préhistoire, se clôturerait la phase de gestation de l’homme, celui-ci serait enfin autoengendré.

La solution fut une illusion. Toutefois, nous n’avons pas à recommencer, mais à continuer, comme il l’avait pressenti lui-même dans sa lettre à Ruge. Nous n’avons pas à créer une nouvelle théorie, mais à découvrir, à travers tous les rejouements opérés depuis la mort de Marx ce qui a été nié, mystifié. Dans ce cheminement, comme je le montrerai dans la suite de cet article, ce que lui et d’autres ont apporté, a une réelle signifiance.

Marx a bien saisi ce qu’on peut appeler la phase intermédiaire, celle commençant avec la séparation d’avec la nature et la mise en branle de la répression parentale, et celle de la réinsertion de l’espèce dans le reste de la nature et la fin de la répression. Il n’a pas pu décrire comment se présente le procès de vie de l’espèce avant cette séparation, qu’il n’a pas réellement individualisée. Il a surtout exposé le rejouement de celle-ci au moment de la genèse du phénomène du capital. D’autre part sa description du communisme est terriblement lestée par le non dégagement total des présupposés de la société capitaliste, et ceci est en rapport avec le fait de ne pas avoir vu la racine de sa psychose dont il n’avait aucune idée.

Qu’il soit le théoricien le plus conséquent de la phase intermédiaire se révèle au travers de son utilisation de la dialectique. « On voit en ce point déterminé, combien la forme dialectique de l’exposition [Darstellung] n’est exacte que si elle connaît ses limites »[99].

L’appréhension dialectique du devenir est lié à la psychose qui a une limite originelle, un début, et aura une fin – qui est recherchée, rêvée – en même temps qu’elle fait de tout homme, toute femme, un être contradictoire, un être où s’opposent le plan de vie originel et le procès de domestication.

Ce qui caractérise cette période c’est, selon ce dernier, la nécessité, l’inconscience, la mystification, la non transparence entre êtres humains, féminins. D’où son désir d’accéder à une forme sociale, le communisme, où la nécessité ( considérée aussi comme une infrastructure sur laquelle peuvent s’édifier des superstructures libérées ) soit dominée. « En ce domaine, la seule liberté possible est que, l’homme socialisé[100], les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges organiques[101] avec la nature, qu’ils la mettent sous leur contrôle communautaire [gemeinschafliche Kontrole] au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges organiques en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes les plus conformes à leur nature humaine. Mais on demeure toujours dans le royaume de la nécessité. C’est au delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l‘autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité »[102].

On sent la remontée que Marx a souvent lorsqu’il est question de nature, support et métaphore de la mère. Pour le petit enfant non pleinement accepté, elle est effectivement douée d’une puissance aveugle. Mais la remontée vient de plus loin, de plus profond : la peur devant les manifestations dangereuses pour l’homme comme les prédateurs, les phénomènes naturels doués d’une puissance aveugle qu’hommes et femmes connurent originellement. Or ceux-ci sont largement parvenus à dominer la nature. Toutefois la peur persiste. Il y a donc à voir.

En parlant d’un minimum d’effort, il demeure sur le plan de l‘économie et dans la dichotomie : le royaume de la nécessité qui est en fait celui de la contrainte, ce qui implique que la totalité des manifestations de la vie ne peut pas être jouissance, et celui de la liberté. Cela entérine le discours parental qu’il y a inévitablement des contraintes, des difficultés insurmontables, etc. Alors que l’activité pour assouvir sa faim, sa soif, se protéger des phénomènes atmosphériques qui, dans certains cas, peuvent être nocifs, ne relève pas d’une contrainte, mais d’une manifestation spontanée du procès de vie. De même dans ce qu’il nomme « au delà » règne aussi la nécessité en ce sens que c’est nécessaire au développement de l’espèce, à sa jouissance. Il n’y a pas de fin en soi. Ceci a saveur de gratuité en opposition à ce qui est payant. En outre parler d’un but en soi [Selbstzweck] qui a la puissance de l’autonomisation, revient à réintroduire la dichotomie. Le but en est en fait au coeur même du phénomène vie, du procès de vie, du devenir et il ne pourrait pas être celui du développement des forces humaines mais, à la rigueur, celui de la jouissance, de la meilleure affirmation possible de l’espèce au sein de la nature, du cosmos. En outre cette affirmation est dangereuse parce qu’elle est grosse d’un solipsisme de l’espèce qui tend à se réaliser de nos jours. Enfin parler, dans le cadre de cette investigation, de « conditions […] les plus conformes à la nature humaine » c’est oublier que si on est arrivé à ce stade, les relations humaines ne peuvent plus engendrer des conditions inhumaines. Dire cela, c’est comme si se manifestait un doute sur le possible d’une telle réalisation ; d’où la nécessité de se donner des garanties.

Marx s’est présenté comme un matérialiste, comme ayant une conception matérialiste, et son but est d’aller au delà de ce qui est matériel. Un peu avant dans le texte cité, il a écrit : « Il [le royaume de la liberté] se situe donc, par nature, au delà de la sphère de production matérielle proprement dite ».

On doit noter qu’ici le mot nature signifie essence. le concept de nature nous l’avons vu a plusieurs sens chez lui. En outre qu’est-ce qu’il entend par liberté? Il n’est possible d’accepter ce mot que s’il signifie : spontanéité, pousse, c’est-à-dire l’aptitude à vivre en fonction du procès de vie propre à chacun et non en fonction d’une quelconque contrainte. Ainsi il est libéré de toutes les charges apportées par le mouvement bourgeois, qui sont autant de mystifications.

Parfois dans l’œuvre de Marx, on a l’impression que pour lui la nécessité c’est le domaine de l’inné, perçu comme relevant de procès inconscients et que la liberté relève du domaine de l’acquis. Ceci est cohérent avec sa vision de l’autoengendrement de l’espèce à partir de données naturelles, comme transformation de la nature en homme, qui se fait avec acquisition de la conscience de soi. La différence d’avec Hegel c’est qu’il n’autonomise pas cette dernière.

Si, à mon avis, parler de la nécessité, c’est parler de l’inné, de la mère, parler du hasard pourrait relever d’un discours inconscient concernant le père. Pour Marx le hasard n’est pas un remède à la nécessité, c’est également quelque chose d’oppresseur, d’inquiétant, de terrifiant. « A l’époque contemporaine, l’emprise des conditions matérielles sur les individus – l’écrasement de l’individualité par le hasard – a pris sa forme la plus aiguë et la plus universelle, assignant ainsi aux individus existants une mission bien précise. Elle leur a assigné la mission de substituer à l’emprise des conditions matérielles et du hasard sur les individus l’emprise des individus sur le hasard et sur les conditions matérielles »[103]. Donc l’homme doit dominer le hasard et la nécessité, ce qui entérine l’un et l’autre. Et, à ce propos, on peut faire remarquer, en paraphrasant S. Mallarmé : jamais une détermination n’abolira le hasard ; comme on peut le voir dans la société-communauté actuelle. L’un et l’autre sont des analogons du père et de la mère dans leur dynamique répressive. En effet, l’espèce humaine est, surtout à partir du patriarcat, liée à la culture. Celle-ci, à la différence de la nature, n’a pas d’immédiateté ; elle a besoin de médiations, souvent vécues comme des conventions et, dans ce mot, se loge le hasard. Ces conventions auraient pu être autres.

En dominant la nécessité, Marx pense aussi dominer le hasard. Quand il entre dans la sphère au delà, il passe en quelque sorte par delà la hasard et la nécessité. Ainsi il a résolu son problème, mais il n’a pas retrouvé la continuité, ce qui aurait impliqué la disparition des diverses sphères. Il n’a donc pas échappé à la psychose. Toutefois son cheminement a permis de dévoiler maintes mystifications ; ce qui est vital pour nous.

Sa théorisation de la période intermédiaire le conduit souvent à la justifier[104]. C’est sa manière à lui de faire jouer la théorie du progrès. Sous-jacent à cela se trouve l’idée que l’homme n’est homme qu’à partir d’un moment donné. « L’histoire elle-même est une partie réelle de l’histoire de la nature, du devenir de la nature à l’homme [105].

On pourrait penser qu’il y a deux moments : celui de la transformation – devenir de la nature à l’homme – et celui du devenir de l’homme qui formerait le contenu de l’histoire. En fait il apparaît que cette dernière est une partie réelle du devenir de la nature à l’homme. Donc pour le dire en termes plus scientifiques : Homo sapiens n’est pleinement lui-même qu’à la suite d’un procès historique, ce qui implique que nos ancêtres, depuis la préhistoire, ne seraient pas réellement hommes[106].

S’il en est ainsi la période intermédiaire a sa positivité. En réalité, dés qu’il apparaît Homo sapiens a toutes ses possibilités ; le devenir historique ne fait que permettre de développer certaines et d’en inhiber d’autres. De même à la naissance, l’homme, la femme, ont toutes les possibilités. La répression parentale, nécessitée par l’intégration dans la culture, provoque le détournement et l’inhibition de la plupart d’entre elles.

On peut considérer que Marx expose une théorisation du devenir adulte de l’homme, de la femme, restent en dehors de sa saisie théorique la phase enfantine, la sénescence. Le refoulement ne pouvait pas lui permettre l’accès à un ressenti de ce qu’il vécut enfant. Divers rejouements furent nécessaires pour que ceci puisse s’actualiser à travers d’autres hommes, d’autres femmes.

La phase intermédiaire apparaît comme une médiation historique. Comme toute médiation elle tend à s’autonomiser. A travers l’œuvre de Marx et surtout celle de ses successeurs, elle va apparaître comme fondatrice et dominer les deux moments extrêmes[107]. Cette domination apparaît chez Marx, dans le fait qu’il tendit à privilégier l’intervention immédiatisme historique ). De même sur le plan de l’individualité, la phase adulte a tendu à prévaloir totalement de telle sorte que la naissance et l’enfance, d’une part, la sénescence et la mort, d’autre part, furent escamotées. L’homme, la femme, n’existaient qu’en tant qu’adultes.

Pour mieux faire percevoir le devenir de Marx, indiquons brièvement son parcours. Au cours de la phase juvénile, jusqu’en 1848 : prépondérance de la révolte qui est liée à une puissante remise en cause de tout le mode de vie antérieur. Après le traumatisme de la répression de la révolution de 1848[108] : adoption de la voie intermédiaire ( la voie du milieu[109] ), nécessité du développement des forces productives, donc du capital. Ceci aboutira à la révolution, parce que le développement de ce dernier engendre des contradictions insurmontables, conduisant à sa destruction, parce qu’engendrant la crise révolutionnaire en laquelle le prolétariat peut intervenir et permettre le devenir au communisme. Le traumatisme de la répression de 1871, lié au point d’aboutissement de ses études sur le capital, à l’intuition profonde du devenir de celui-ci, le conduisent à voir en ce dernier un fléau, quelque chose qui échappe au contrôle des hommes et des femmes, d’où sa recherche d’une intervention externe au mode de production capitaliste, afin de faciliter celle interne à celui-ci et à permettre à la Russie ( phénomène généralisable à tous les pays précapitalistes ), de sauter la phase capitaliste.

J’ai insisté sur les thèmes récurrents, obsédants chez Marx pour signaler le procès inconscient qui opère en lui. Or ce procès, s’est mis en place durant sa petite enfance. En conséquence son œuvre qui se veut libératrice, ne peut pas atteindre pleinement son but, du fait même d’une opacité en elle et qu’elle ne peut toucher la totalité de chaque homme, de chaque femme. Nous avons vu qu’à la suite de traumatismes personnels et sociaux, il a régressé, mais cela n’a concerné que le domaine théorique : il n’a pas exposé la totalité de son projet. Cette régression se fit plus forte dans les générations ultérieures et concerna aussi l’individualité. Je veux dire par là que ce qui est révolutionnaire ce n’est plus alors l’adulte mais le jeune homme, la jeune femme, comme cela se révélera à la fin du XIX° siècle où la régression conduira même jusqu’à l’enfance comme ce fut apparent avec des mouvements tels le Wandervogel en Allemagne. Ce n’est pas un phénomène négatif et n’implique aucunement l’élimination de l’apport effectué par le mouvement au nom de l’adulte, car il témoigne de la recherche inconsciente de la cause profonde du mal être de l’espèce.

Le traumatisme de la guerre de 1914-1918, de celle de 1939-1945 ainsi que de tous les conflits de ce siècle, qui sont autant de rejouements, ont provoqué une régression encore plus grande et intense et la réalité du vécu de la petite enfance s’impose. Dés lors la racine que Marx n’a pas pu voir est désormais en train d’être révélée.

 

 

 

 

Apports d’autres théoriciens

 

 

 

 

Ils seront surtout à envisager pour la période postérieure à la mort de Marx et à elle de Engels. En ce qui concerne leurs contemporains, on peut dire que l’essentiel de leur œuvre se retrouve dans celle de Marx. Cependant, il sera nécessaire de mettre en évidence l’apport de théoriciens anarchistes surtout en ce qui concerne la question de l’individualité. Je pense particulièrement à M. Stirner dont le livre L’Unique et sa propriété recèle une grande importance surtout si on le confronte à l’œuvre de A.Schopenhauer, F. Nietzsche ou S. Kierkegaard.




 



 

[1] Invariance, série III, n° 5-6, p. 6.

[2] Perspectives, Invariance, série III, n° 5-6, p. 54.

[3] A propos de la semaine rouge: l’être humain est la véritable communauté ( Gemeinwesen ) de l’homme ( 1968 ), Invariance, série III, n° 5-6, p. 43.

[4] La révolte des étudiants italiens: un autre moment dans la crise de la représentation, ( 1977 ), Invariance, série III, n° 5-6, p.16.

[5] Maintenant je ne parlerai plus de création car celle-ci – dans ce cas précis – conduit à la virtualité.

[6] Ibidem.

[7] Précisions après le temps passé ( 1977 ), Invariance, série III, n°5-6, p. 37.

[8] Thèse 8 sur Feuerbach, Karl Marx, Œuvres, III, Philosophie, Gallimard, Paris, 1982, p.1033.

[9] Karl Marx, L’Idéologie allemande , ibidem, p. 1056.

[10] Et l’on ne doit pas oublier que l’existence de ceux-ci découle d’un procès historique. L’acceptation immédiate de cette dernière impliquerait d’entériner la magie puisque celle-ci, selon K. Marx, consiste en l’abolition du procès d’engendrement dans son résultat.

[11] Ibidem, p. 1057. Dans cette présentation d’une détermination de la conscience, il y a une séparation. La conscience est posée comme une donnée qui se rapporte à la vie ; elle n’est donc pas une immédiateté. Il y a une vie consciente et une vie inconsciente. Qu’est-ce qui empêche que le procès normal qui inclut le fait d’être conscient est perturbé?

[12] Ibidem, p. 1057.

[13] Ainsi Le Capital commence par « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une “immense accumulation de marchandises” » Le Capital , Éditions Sociales, Paris, 1976, Livre I, t. 1, p. 51 ). Toute la suite de l’ouvrage est dédiée à dévoiler ce que cache cette apparence. En anticipant sur le reste de cet article je dirai que le couple apparence-réalité a la même importance chez Marx que le couple manifeste-apparent chez Freud.

[14] La Sainte Famille , in Karl Marx, Œuvres philosophiques, t. II, Costes, Paris, 19?? p. 208. Pour bien percevoir le contenu de cette citation il convient de rapporter un autre passage de l’œuvre dont elle est extraite : « On démontra que la reconnaissance des droits de l’homme par l’État moderne n’a pas d’autre signification que la reconnaissance de l’esclavage par l’État antique. La base de l’État antique, c’était l’esclavage ; la base de l’État moderne, c’est la société bourgeoise, l’homme de la société bourgeoise, c’est-à-dire l’homme indépendant, rattaché simplement aux autres hommes par le lien de l’intérêt privé et de l’inconsciente nécessité naturelle, l’esclave du travail utilitaire, de ses propres besoins et des besoins égoïstes d’autrui. Cette base naturelle, l’État moderne l’a reconnue comme telle dans les droits universels de l’homme» ibidem, p. 202 ). On trouve un développement similaire dans Pour la question juive : « Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est, membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire individu séparé, replié sur lui-même. L’homme est loin d’être conçu dans ces droits comme être de l’espèce ; la vie de l’espèce même ; la société y apparaît plutôt comme cadre extérieur aux individus, comme une limitation à leur indépendance originaire» Invariance, n° Spécial, novembre 1968, p. 17 ).

[15] On doit tenir compte que le thème de la fausse conscience précède chez Marx l’affirmation de la conscience en tant que procès conscient.

[16] Siegfried Landshut – Jacob Peter Mayer, Introduction , Œuvres philosophiques, Costes, Paris, 19??, t. IV, p. XLII. Cette introduction est remarquable et mériterait d’être mieux connue. Leurs auteurs ont vraiment compris l’importance de la communauté pour Marx: « Il entre dans la notion de l’homme qu’il n’est homme que dans sa communauté avec d’autres. La communauté n’est pas quelque chose qui s’ajoute encore à l’individu particulier, mais ce que chacun est comme homme il ne l’est que dans et par la communauté avec autrui » ibidem, p. XLV ). Toutefois il demeure encore une insuffisance de perception du phénomène parce que tout homme, toute femme est à la fois, de façon immédiate, individualité et Gemeinwesen ( communauté ). Je reviendrai sur cette Introduction qui date de 1932 à propos de la question de l’immédiateté. Pour le moment j’en citerai la phrase finale parce qu’elle fait écho à la citation faite dans notre texte. « Après que Marx est arrivé à ce résultat [la réalisation de la communauté, Ndr] en se séparant de Hegel et de Feuerbach, et a mis cette réalisation en face de lui, l’effort du reste de sa vie se concentre uniquement à dénommer les forces de la réalité en cours qui résolvent la contradiction entre l’idée et la réalité. Mais ces forces, ce sont les forces de l’aliénation propre, de la puissance des conditions, la domination de l’économie politique: le capital» ibidem, p. LI ).

[17] J Camatte, «A propos de l’aliénation» in Capital et Gemeinwesen, Spartacus, Paris, 197?, pp. 176-189.

[18] Il s’agit du blocage dont nous avons maintes fois parlé. Il s’opérerait une sorte d’immense refoulement qui rendrait tout acquis inconscient.

[19] La Sainte Famille, in Œuvres philosophiques, t. II, cit., p. 165.

[20] Cf. Avertissement et dédicace. La référence à l’essentialité de la science apparaît surtout en ce qui concerne l’étude du capital.

[21] Pour la critique de la philosophie du droit de Hegel, in Invariance, n° Spécial novembre 1968, p. 35. On trouve une idée similaire dans Pour la question juive : « L’homme ne fut donc pas libéré de la religion, il reçut la liberté religieuse. Il ne fut pas libéré de la propriété, il reçut la liberté de la propriété. Il ne fut pas libéré de l’égoïsme, il reçut la liberté de l’industrie » Invariance, n° Spécial, novembre 1968, p. 19 ). L’utilisation de l’impersonnalité pour indiquer le phénomène tend à signifier que celui-ci se fit à l’insu des hommes et des femmes, inconsciemment. D’où la question: qu’est-ce qui agit hommes et femmes ?

[22] C’est Maximilien Rubel qui fait remarquer cela dans une note concernant ce texte Karl Marx, Œuvres, III, Philosophie, cit., p. 1767 ). Il s’agit de la note 3 concernant le passage suivant de la p. 1210 : «ils [les appétits, Ndr] s’expriment avec impétuosité et violence, d’où la répression [Verdrängung] la plus brutale des dés désirs habituels, naturels, en ce qu’ils aboutissent à élargir la domination sur la pensée ». Toutefois, Rubel traduit par « répression »!

[23] Lors de l’instauration du mode de production capitaliste, au cours de la domination superficielle ( formelle selon Marx ) du capital dans le procès de production immédiat, le refoulement, l’intériorisation de la répression vont de pair avec le renoncement, l’abstinence théorisée par les économistes. « L’économie politique, cette science de la richesse, est donc en même temps la science du renoncement, des privations, de l’épargne, et elle en arrive réellement à épargner à l’homme même le besoin d’air pur ou de mouvement physique » ( Karl Marx, Manuscrits de 1844. Économie politique et philosophie, Éditions Sociales, Paris, 1962, p. 102 ).

[24] Pour la critique de la philosophie du droit de Hegel, cit., p. 35.

[25] Cf. Ce monde qu’il faut quitter, in Invariance, série II, n°5, 1974. J’ajouterai même qu’elle devient un opérateur dans la combinatoire dans la mesure où elle intervient pour déterminer les justes combinaisons.

[26] Ibidem, p. 35.

[27] Marx avait des idées très conventionnelles sur les enfants. Ainsi il écrivit: “Il est des enfants mal élevés et des enfants qui prennent des airs de grandes personnes” Introduction à la critique de l’économie politique, in Contribution à la critique de l’économie politique, Éditions Sociales, Paris, 19??, p. 175 ).

[28] La Sainte famille, in Œuvres philosophiques, t. II, cit., p. 234. La suite du texte éclaire ces quelques énonciations. « Si l’homme tire toute connaissance, etc., du monde physique et de son expérience faite dans le monde physique, il importe donc d’organiser le monde empirique de telle façon que l’homme y rencontre et s’assimile ce qui est réellement humain, qu’il se connaisse comme homme. Si l’intérêt bien compris est le principe de toute morale, il importe que l’intérêt particulier de l’homme se confonde avec l’intérêt humain. Si l’homme est non libre, dans le sens matérialiste du mot, c’est-à-dire s’il est libre non par la force négative d’éviter ceci ou cela, mais par la force positive de faire valoir sa véritable individualité, il ne convient pas de châtier les crimes dans l’individu, mais de détruire les endroits antisociaux où naissent les crimes, et de donner à chacun l’espace dont il a besoin dans la société pour le déploiement essentiel de sa vie. Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. Si l’homme est, par nature, sociable, il ne développe sa véritable nature que dans la société, et la force de sa nature doit se mesurer non par la force de l’individu particulier, mais par la force de la société.

Ces phrases, et d’autres analogues, se rencontrent, presque textuellement chez les plus anciens matérialistes français. Ce n’est ni le lieu ni le moment de les discuter».

[29] Il semblerait que Marx en tienne compte lorsqu’il écrit que l’histoire est une continuelle transformation de la nature humaine. Cependant je parle d’un fait originel qui subit des modifications au cours du temps, de telle sorte que je pourrais dire en le paraphrasant: l’histoire est une continuelle transformation de la psychose humaine. Cet adjectif est inutile, superfétatoire. Il est mis pour parachever la paraphrase.

[30] A propos d’intuition, ce passage de La Sainte famille Œuvres philosophiques, t. III, Costes, Paris, 19??, p. 79 ), met en évidence la sensibilité de Marx au devenir psychique de l’espèce et à son dérapage, la folie : « Pour l’homme pour qui le monde sensible se change en simple idée les simples idées deviennent des être sensibles. Les hallucinations de son cerveau prennent des formes visibles, presque palpables de fantômes sensibles. Voilà le mystère de toutes les pieuses visions et en même temps la forme générale de la folie ». Il est amené à faire cette remarque à propos de ce qu’on nomme actuellement un emprisonnement avec isolement sensoriel. Rien n’est réellement nouveau, ce qui l’est, c’est l’échelle à laquelle l’horreur se déploie. Il est certain que Marx visait en même temps ce qui se passe dans les couvents où s’expriment diverses religions.

Autre saisie de la psychose : « Le sentiment mystique qui pousse le philosophe à quitter la pensée abstraite pour la contemplation, est l’ennui, la nostalgie d’une contenu » Manuscrits de 1844 , cit., p. 146 ). Or l’ennui, la nostalgie sont des contenus de la mélancolie. En outre, on peut faire remarquer que la séparation d’avec lui-même engendre, par compensation, la nostalgie de retrouver une immédiateté, tandis que l’abstraction se manifeste comme moyen d’éliminer les remontées.

[31] L’idéologie allemande, Karl Marx, Œuvres philosophiques, t. VI, Costes, Paris, 19??, , p. 165.

[32] Ibidem, p. 164.

[33] Notes à James Mill, Karl Marx, Œuvres , II, Économie II, Gallimard, Paris, 1968 ( 1972 ), p. 23. Cf. aussi Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 90 : « Il faut avant tout éviter de fixer à nouveau la “société” , en tant qu’abstraction, vis-à-vis de l’individu. L’individu est l’être social. La manifestation de sa vie […] est donc une manifestation et une affirmation de la vie sociale ».

L’investigation théorique vise ici, mais c’est vrai pour l’ensemble de l’œuvre, à récupérer ce dont l’homme, réduit à individu, a été dépouillé.

[34] Dans Les Manuscrits de 1844 il écrit : « Dans ce rapport [de l’homme à la femme, Ndr] se révèle aussi […] dans quelle mesure il [l’homme, Ndr] est, dans son être-là [Dasein] le plus individuel, en même temps Gemeinwesen » ( éd. cit., p. 87 ).

[35] Triebe signifie aussi impulsion, instinct.

[36] Ibidem, p. 136.

[37] Ibidem, p. 95. Plus loin il précise ce qu’il pense par industrie : « L’industrie est le rapport historique réel de la nature, et par suite des sciences de la nature, avec l’homme » ibidem ).

[38] Ainsi : « […] ce n’est que par l’industrie développée, c’est-à-dire par le moyen terme de la propriété privée, que l’essence ontologique de la passion humaine atteint et sa totalité et son humanité » ( ibidem, p. 119 ). Ainsi la propriété privée fut un moment nécessaire pour l’accession de l’homme à sa réalité ( humanité ). En conséquence il suffit de la supprimer ( intervention ) pour que celui-ci puisse se manifester. « […] le sens de la propriété privée – détachée de son aliénation – est l’existence des objets essentiels pour l’homme tant comme objets de jouissance que comme objets d’activité » ibidem ).

[39] Ibidem, p. 138. A propos du mot “nature”, on peut constater qu’il est employé avec des sens différents, ce qui introduit une certaine imprécision.

[40] Ibidem, p. 137. En ce qui concerne la nature externe voici la précision nécessaire : « La faim est un besoin naturel ; c’est pourquoi, pour la satisfaire, la calmer, il lui faut une nature, un objet en dehors d’elle » ibidem ). La suite du texte introduit une notion qui implique l’idée d’une incomplétude de l’homme. « La faim c’est le besoin avoué qu’a mon corps d’un objet qui se trouve en dehors de lui, qui est nécessaire pour le compléter et manifester son être ». Or c’est la séparation qui introduit l’incomplétude dans l’espèce. La théorisation de Marx, comme celle de Feuerbach vise à rétablir la continuité après avoir entériné, selon un procès plus ou moins inconscient, la séparation.

[41] Ibidem, p. 138. La souffrance est une donnée extrêmement importante chez Marx. Pour la supporter il dut la transformer : « […] car la souffrance, humainement comprise, est une autojouissance de l’homme » ibidem, p. 91 ).

[42] Dans le texte allemand on trouve Not qui veut dire aussi “besoin” ( lequel se dit également Bedurfnis ), et “nécessité” qui se dit aussi Notwendigkeit. Dans ce qui suit on retrouvera Not dans divers mots composés : notleidende, littéralement souffrant le besoin, notwendige signifiant nécessaire. Ce qui est fondamental c’est que le besoin est lié à la nécessité, que dans le concept de besoin soit inclue la contrainte. Or la contrainte et la limitation naissent de la coupure induite par la séparation.

[43] Leiden qu’on peut traduire aussi par “affection”, “état passif”. Il y a l’idée de “subir”, d’“être affecté”.

[44] Ludwig Feuerbach, Anthropologischer Materialismus. Ausgewählte Schriften I, Europäische Verlagsanstalt, Frankfurt a. M.-Wien, 19??, p.90. Le traducteur des Manuscrits de 1844 ( Éditions Sociales, 1962 ), E. Bottigelli, a mis cette citation en note à la fin de ce passage de Marx. Mais il l’avait déjà utilisée, avec une traduction légèrement différente, pour cet autre passage de la page 97 : « La dénomination de l’essence objective en moi, l’explosion sensible de mon activité essentielle est la passion, qui devient par là l’activité de mon être ». Il est probable que l’évocation de la passion ait provoqué une remontée chez E. Bottigelli qui lui fait pressentir la psychose, sans la voir.

[45] Ibidem, p. 103.

[46] Ibidem.

[47] Marx semble avoir intuitionné le phénomène : « La propriété privée aliène non seulement l’individualité des hommes, mais encore celle des choses” Idéologie allemande , Œuvres philosophiques, t. VII, Costes, Paris, 19??, p. 243 ).

[48] Recension, signé « E.Ro. », du livre de Ronald D. Fairbairn, Études psychanalytiques de la personnalité, Le Monde, 11 septembre 1998.

[49] J’ai abordé cette question dans Émergence de Homo-Gemeinwesen, Invariance, série IV, n° 1. Dans le domaine historique prévaut également la tendance à envisager Homo sapiens séparé de la biosphère. J’ai signalé à ce sujet la tentative de A. Toynbee La grande aventure de l’humanité ) de rompre avec cette démarche.

[50] En français dans le texte, ainsi que la suite du texte.

[51] Lettre de Marx à Feuerbach du 11 août 1844, Karl Marx, Texte zu Methode und Praxis, Rowohlt, Hamburg-Reinbek, 1966-’67, t. II, Pariser Manuskripte 1844, p. 186. L’éditeur n’indique pas de quel texte de Fourier il s’agit.

[52] Dans le cas de l’être psychosé, la plénitude se manifeste comme une urgence à être reconnu, ce qui distord l’affirmation de l’être humain, féminin. Dans urgence, je sens incluse l’idée d’exigence initiale, originelle, peut-être à cause de la syllabe ur qui évoque le préfixe allemand ur signifiant ce qui est originel.

[53] En français dans le texte. Je traduis geniessenden Reichtum par “richesse génératrice de jouissance”, parce que cela me semble rendre le plus exactement possible la pensée de Marx.

[54] Karl Marx, Histoire des doctrines économiques, Costes, Paris 1924-1925 ( 2eme éd. 1947 ), t. II, p. 134. Dans L’idéologie allemande, Marx fait un historique de la philosophie de la jouissance. Il conclue en faisant remarquer que c’est seulement avec les conceptions socialistes et communistes « qu’il a été possible de révéler le lien qui rattache, à chaque époque, le jouir des individus aux rapports de classes, de révéler l’étroitesse des jouissances connues jusqu’ici , extérieures et opposées à la vie profonde des individus, de révéler le lien qui existe entre chaque philosophie du jouir et le jouir réel ; de révéler enfin l’hypocrisie d’une telle philosophie qui s’adresse à tous les individus sans distinction. C’était le verdict de mort prononcé contre toute espèce de morale, que ce fût la morale de l’ascèse ou la morale de la jouissance » Œuvres, III, Philosophie, cit., p. 1306 ). La morale fait partie de la philosophie, cela n’empêche pas qu’il y a un glissement, dans le texte, quand on passe de la seconde à la première! Enfin on peut noter que la publicité a remplacé la philosophie en tant que dispensatrice d’hypocrisie.

 La répression, le refoulement réclament, en compensation, la jouissance sans entraves, sans limites, réalisable au sein de la combinatoire du capital. Consommer permettrait de récupérer ce qui est vécu comme ayant été perdu.

[55] Lettre de Marx à Ruge de mai 1843, Œuvres, III, Philosophie, cit., p. 195.

[56] Pour la critique à la philosophie du droit de Hegel , cit., p. 29.

[57] Ibidem.

[58] Au sein de la révolution française, deux exigences se firent sentir : instituer et instruire. Grâce à une instruction appropriée, l’instituteur affirme et défend les institutions. En outre instruire vise à égaliser, à rétablir une égalité, et ne vise pas réellement à permettre une diversification, de peur de rétablir une inégalité.

[59] « Pour parler avec précision et au sens ordinaire des mots, nous dirons que les membres de la société bourgeoise, ne sont pas des atomes. La propriété caractéristique de l’atome, c’est de ne pas avoir de propriétés ni, par conséquent, de relations déterminées par sa propre nécessité naturelle avec d’autres êtres. L’atome n’a pas de besoins et se suffit à lui-même ; le monde, en dehors de lui, est le vide absolu, c’est-à-dire n’a ni contenu, ni sens, ni signification, précisément parce que l’atome possède en lui-même tous les cas ». La Sainte famille, in Œuvres philosophiques, t. II, cit., p. 215 ). C’est donc l’atome selon la conception de Démocrite-Epicure et non selon la conception de la physique. L’atome a servi d’image pour désigner l’ultime particule insécable et là c’était compatible avec cette science. Mais ce n’est plus le cas depuis la fin du siècle dernier.

[60] Dans leur Introduction  Landshut et Mayer insistent sur cette notion de réconciliation.

[61] Le danger de la médiation est ressenti par K. Marx puisqu’il tendit, surtout dans ses oeuvres de jeunesse, à présenter la révolution comme un processus immanent, inéluctable, dans lequel le prolétariat agirait en tant qu’acteur conscient, dans la mesure où il s’est constitué en parti.

[62] Il est important de signaler la similitude. Le travail en vient à être synonyme de activité ; la sexualité tend à être conçue comme une sensibilité, une sensibilité générale médiatisée par le sexe. Le travail est une activité imposée, une coercition en acte ; la sexualité subit une coercition, ce qui génère une sensibilité réprimée, refoulée.
[63] Le Capital, éd. cit., Livre I, t, 1, p. 180.

[64] Ibidem, p. 186. On trouve un développement similaire dans le Livre III, t, 3, p. 194 : « [le travail] c’est l’activité qui lui permet de réaliser l‘échange de matière avec la nature ». En revanche dans les Manuscrits de 1844, il y a une ambiguïté : « […] puisque toute activité humaine a été jusqu’ici travail, donc industrie, activité aliénée à soi-même » ( éd. cit., p. 95 ). De même à la page 111 : « […] le travail comme essence de la propriété privée ». Ambiguïté qui le conduisit à un moment donné à parler de l’abolition du travail. « Le travail est libre dans les pays civilisés ; il ne s’agit pas de rendre libre le travail, mais de l’abolir » Idéologie allemande, Œuvres, III, Philosophie, cit., p. 1174 ). « Or, si le communisme veut abolir le “souci” du bourgeois tout comme la misère du prolétaire, il va de soi qu’il ne peut le faire sans abolir la cause de l’un et de l’autre : le travail » ibidem, p. 1188 ). A noter que cet ouvrage est légèrement postérieur au précédent. Il date de 1845-1846.

[65] Le Capital, éd. cit., Livre III, t, 3, p. 194.

[66] Notons d’autre part l’importance de l’image du sommeil et soulignons qu’il y a un certain flou ici. Y a-t-il modification ou simplement révélation des qualités latentes?

[67] Dans les Grundrisse , cette volonté est bien affirmée : « […] où il [l’homme, dans la société communiste] ne se reproduit pas dans une déterminité, mais produit sa totalité. Il ne cherche pas à demeurer en un quelconque devenu, mais il est dans le mouvement absolu du devenir » ( Fondements de la critique de l’économie politique, Éditions Anthropos, Paris, 1967-’68, t. 1, p. 450 ).

[68] Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 79. A rapprocher de « que la propriété s’incorpore dans l’homme lui-même et que celui-ci est reconnu dans son essence ; mais, en conséquence, il est lui-même placé dans la détermination de la propriété privée, comme chez Luther il était placé dans celle de la religion » ( ibidem, p. 80 ).

[69] Idéologie allemande , Œuvres philosophiques, cit., t. VI, p. 183.

[70] Ibidem, p. 184.

[71] Lettre à Ruge de septembre 1843, Œuvres philosophiques, t. V, p. 210.

[72] Il n’est pas possible de ne pas songer à la façon dont Marx est mort. Cela est advenu au cours de son sommeil ; au cours d’un rêve?

[73] Ibidem.

[74] Idéologie allemande , Œuvres philosophiques, cit., t. VI, p. 175. Le communisme inclut donc le procès révolution.

[75] Tout ce qui suit constitue seulement une approche et non une présentation exhaustive.

[76] Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 97. Qui dans l’immédiateté du procès de vie, dans sa concrétude apparaît comme créant « ma vie », si ce n’est la mère.

[77] Ibidem, p. 99. Dans cet autre passage apparaît bien la nécessité de l’immédiateté : « […] mais le socialisme en tant que socialisme n’a plus besoin de cette médiation [l’athéisme, Ndr] ; il part de la conscience théoriquement et pratiquement sensible de l’homme et de la nature en tant que l’être ».

[78] On comprend pourquoi K. Marx a exalté Hegel : « La grandeur de la Phénoménologie de Hegel […] consiste […] en ceci donc qu’il saisit l’essence du travail et conçoit l’homme objectif, véritable parce que réel comme le résultat de son propre travail » Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 132 ). A ce propos rappelons que Hegel est le point d’arrivée de toute une lignée de philosophes du faire. La mystification réside en ceci que le travail, expression du devenir psychotique, est exalté en tant que moyen de lutte contre la psychose.

[79] Idéologie allemande, Œuvres philosophiques, cit., t. VII, p. 121. « De même, il dépend de la formation des conditions réelles, et des possibilités qu’elles offrent à chaque individu de s’épanouir, que ses pensées deviennent fixes ou ne le deviennent pas » Idéologie allemande, Œuvres, III, Philosophie, cit., p. 1206 ). Il est question également des désirs qui peuvent être fixés ou non, ce qui présente un intérêt en ce qui concerne la dynamique psychique ibidem, pp. 1205-1215 ).

[80] Marx veut dire que le besoin essentiel de l’homme c’est d’être objectivé, d’être objet pour un autre et ce faisant que l’autre soit objet pour lui. C’est ce qui le fait sortir de la passivité, comme le prouve la citation faite à la page 12.

[81] Ici semble se manifester un désir de symétrie qui se trouve exprimé dans d’autres représentations humaines.

[82] À partir de Eigentum est formé Eigentumlichkeit traduit dans le texte par “particularité”, c’est-à-dire quelque chose “propre à”, “caractéristique de”. Toutefois Eigentum signifie “propriété” dans le sens de “possession”, tandis que Eigenschaft a le sens de “propriété” mais en tant que “qualité”, “caractère”, “attribut”.

[83] Je traduis Not par “besoin” afin d’éviter un pléonasme. En effet en traduisant ce mot par “nécessité”, cela donnerait : « par une nécessité externe contingente et non par une nécessité interne nécessaire ». Toutefois le pléonasme ne fait que traduire une insistance, une obsession qui tourmente. En outre une nécessité contingente, liée au hasard, est un oxymoron. Celui-ci exprime au mieux la réalité de la psychose.

[84]Notes à James Mill. Le lecteur trouvera une traduction différente dans Karl Marx, Œuvres , II, Économie II, cit., pp. 33-34.

[85] Mittler en allemand, tandis qu’“immédiateté” est Unmittelbarkeit et “médiation” est Vermittlung ; dans tous ces mots il y a Mittel qui signifie “moyen”.

[86] Fondement s de la critique de l’économie politique , cit., p. 454.

[87] Stamm qui a aussi le sens de “tronc”, de “tige”, de “souche”, de “lignée”. Marx tente, par une métaphore, de signifier une immédiateté.

[88] Ibidem, p. 455.

[89] Ibidem, p. 456.

[90] Cette dimension médiatrice de la mère se retrouve dans l’exaltation de la femme de la part de certains poètes. Mais, en réalité, ce qui est visé inconsciemment, ce n’est pas cette dernière, mais la mère. Ce qui met en évidence le non accès du poète à la maturité.

[91] Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 123. La partie finale du paragraphe décrit ce qui peut advenir entre un homme et une femme, rejouement de ce qui est advenu avec la mère : l’absence d’une acceptation plénière qui plonge l’enfant dans l’impuissance. « Si tu aimes sans susciter un amour réciproque, c’est-à-dire si ton amour, en tant qu’amour, ne produit pas l’amour réciproque, si par ta manifestation vitale en tant qu’homme tu ne te transformes pas en homme aimé, ton amour est impuissant et c’est un malheur ».

[92] Qu’il a bien mis en évidence dans la dynamique sociale : « Tout homme s’applique à créer pour l’autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nouvelle dépendance et le pousser à un nouveau mode de jouissance et, par suite, de ruine économique » ibidem, p 100 ).

[93] Lettre à son père du 10 novembre 1837, Œuvres philosophiques, cit., t. IV, p. 11.

[94] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit , Aubier-Montaigne, Paris, 19??, t. II, p. 284. Il serait intéressant de montrer comment cette oeuvre décrit le procès psychotique subi par l’espèce, surtout du pôle de l’intériorité, tandis que Le Capital le décrit avant tout du pôle de l’extériorité. En outre le point d’arrivée de l’oeuvre de ces deux hommes est la réconciliation. Mais, dans chacun des cas, il y a escamotage de la base où s’enracine ce procès, la répression parentale des enfants. La similitude entre Le Capital et La phénoménologie de l’esprit a été notée par Landshut et Mayer : « Le capital est le sujet du mouvement, comme l’esprit l’est chez Hegel ; et elle est parfaitement juste, la réflexion spirituelle qui qualifie le capital de répétition de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, c’est-à-dire l’exposé de la façon dont l’esprit devient lui-même phénomène, actuellement sous la forme de l’esprit de la société bourgeoise » ( Siegfried Landshut – Jacob Peter Mayer, Introduction , Œuvres philosophiques,  t. IV, cit., p XLI ).

[95] Dans le cas de K. Marx, c’est une autre raison qui lui fait exalter le travail : « Car lorsqu’on parle de propriété privée, on peut avoir affaire à une chose extérieure à l’homme. Et lorsqu’on parle du travail, on a immédiatement affaire à l’homme lui-même » Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 69 ).

[96] Ibidem, pp. 132-133.

[97] Le Capital , éd. cit., L. III, t. 3, p. 205.

[98] Siegfried Landshut – Jacob Peter Mayer, Introduction , Œuvres philosophiques,  t. IV, cit., p L.
[99] Urtext, in Grundrisse, p. 945. Texte français dans Contribution à la critique de l’économie politique , éd. cit., p. 253.

[100] Vergeselleschaftete : idée que c’est au cours de la transformation du mode de production capitaliste en communisme que s’effectue cette socialisation, qui devrait plutôt être vue comme un accès à une forme communautaire. Le terme apparaît d’ailleurs un peu plus loin dans le texte.

[101] Stoffwechsel : ici, idée de métabolisme entre l’homme et le reste de la nature.

[102] Le Capital, éd. cit., L. III, t. 3, pp. 198-199.

[103] Idéologie allemande, Œuvres, III, Philosophie, cit., p. 1320.

[104] Par exemple : « L’être humain devait être réduit à cette passivité absolue, afin d’engendrer la richesse » Manuscrits de 1844, éd. cit., p. 91 ).

[105] Ibidem, p. 96.

[106] Ce thème est le plus souvent lié à celui de la recherche de la distinction de l’homme par rapport aux autres êtres vivants. C’est celui de l’origine. Or le problème de cette dernière est suggéré par la dynamique de la psychose.

[107] Ceci se révèle parfaitement dans l’affirmation de E. Bernstein : « Le but n’est rien, le mouvement est tout ».

[108] Ce traumatisme semble fort bien être exposé dans le livre de Dolf Oehler, Le spleen contre l’oubli, Payot, Paris, 1998, comme cela ressort de l’article de Le Monde des livres, 8 mars 1998.

[109] J’insiste là-dessus car toutes les accommodations, les compromis, consistent en l’adoption de cette voie.