Le 17 décembre 1981



Chers camarades,





J'ai envie de vous faire part de ce que je pense au sujet des événements de Pologne, car j'espère avoir très vite vos appréciations. Voici d'abord de façon très synthétique mon point de vue.

L'URSS n'interviendra pas militairement en Pologne, il n'y a pas de troisième guerre mondiale proche, ni de conflit nucléaire limité au territoire européen dans un avenir immédiat.

Je dis bien militairement puisque l'intervention existe sous d'autres formes. Je suppose même que l'armée soviétique a noyauté grandement celle de Pologne. Mais cela est en définitive secondaire.

Le problème de la Pologne est celui de l'URSS, qui est: le MPC (mode de production capitaliste) peut-il y réaliser sa domination réelle, mettre en adéquation une communauté despotique avec un tissu social imprégné par les mécanisme fondamentaux du capital?

Nous sommes sur le point d'assister à une mutation qui ne se fera pas en quelques jours.

Donc cela veut dire que c'est une question qui concerne la communauté capital en tant que totalité mondiale devant lever un obstacle, surmonter un verrou dans l'aire slave.

Cela implique une domestication ultérieure, plus approfondie des polonais, leur démocratisation et donc l'intériorisation de la dynamique capital avec le contre-coup inévitable sur l'URSS.

Avant d'indiquer très sommairement les point fondamentaux de la démonstration (je n'ai pas le temps de le faire aujourd'hui et je n'ai pas tous les matériaux), je tiens à rappeler la prévision faite en 1978 dans Contre toute attente1.

Car il s'agit des frémissements de la transformation qui va devoir s'opérer en URSS.

L'URSS ne peut pas intervenir à cause du nationalisme polonais: l'armée polonaise ne pourra pas soutenir les russes. Ne pas oublier le précédent de 1921. À l'époque les polonais furent aides par les français! Or, c'est l'armée qui a le pouvoir et non le PC (le drapeau polonais a remplacé le drapeau rouge, etc...). La résistance polonaise risquerait d'être très dangereuse pour l'URSS (voisinage de l'Ukraine et des pays baltes).

L'Afghanistan est un fardeau pour l'URSS. Peut-elle se payer le luxe de deux conflits?

Il ne faut pas omettre l'aide apportée à divers pays comme Cuba, Angola, Éthiopie, etc ...

Un affaiblissement de la puissance de l'URSS aurait une répercussion sur ses relations avec des pays comme l'Algérie, la Libye, la Syrie, l'Inde, etc... (Il y a un élément de réciprocité: ces pays ne veulent pas un affaiblissement de l'URSS pour s'opposer soit aux USA, soit à la Chine).

Contre-coup sur le Moyen-Orient: Israël marque des points chaque fois que l'URSS a des difficultés avec les pays de l'Est (cf. 1956).

Il y a la course aux armements qui est liée au dépassement technologique de l'URSS tant dans le domaine militaire que dans le domaine civil. Il y a son endettement vis-à-vis de l'Occident (à ce sujet voir les jongleries sur l'or pour aider et faire pression sur l'URSS).

Crise agraire et dépendance encore vis-à-vis de l'Occident, surtout des USA.

Fin de Moscou troisième Rome avec perte d'influence sur les divers partis communistes: rupture du PCI, celle des PC d'Espagne, d'Angleterre ainsi que les remous au sein du PCF.

Or la disparition de cette influence est celle d'une possibilité de justification-mobilisation à l'intérieur des frontières soviétiques: l'élément qui vient justifier l'immense expansionnisme.

L'URSS ne peut plus se replier et dresser un rideau de fer. Elle ne peut plus se passer de soutiens, car les données ont radialement changé depuis l'époque de l'immédiat après-guerre.

Le problème des nationalités en URSS déjà signalé plus haut.

Montée de diverses oppositions en URSS dont on ne connaît pas exactement les caractéristiques. Ce qui est certain c'est que Moscou a dû lâcher du lest dans l'affaire Zakharov.

Mais l'essentiel c'est la disparition de l'obtchina avec le phénomène de l'urbanisation. Or celle-ci était à la fois le support d'un possible saut du MPC ou celui de son "abréviation", mais elle était en même temps un facteur de stabilité. Elle résistait mais elle ne créait pas, sauf en des périodes particulières, des moments d'instabilité. Or le despotisme soviétique est archaïque, en ce sens qu'il valait pour englober des communautés plus ou moins stables, mais il ne l'est plus pour des agglomérats humains déracinés, n'ayant plus aucune stabilité. Pour parvenir à résoudre la contradiction-hiatus entre les deux phases du procès de domination (base et sommet) il faut une mutation. Il faut que le capital puisse se développer afin de fonder les individus libérés des vieux rapports (c'est sus une forme moins aiguë et à un autre stade ce qu'affronte également Mitterrand).

C'est le Hic Rhodus, hic salta: la communauté capital peut -elle réellement s'enraciner en URSS?

Il y aura un compromis en Pologne et ce compromis est nécessaire à cause des contradictions internes de l'URSS.

Ce compromis se fera à partir des acquis d'août 80 (que personne ne veut mettre en cause). La force vient reconnaître le fait et en même temps dévoiler le recul du PC, l'affirmation du fait national et particulariste - essentialité de l'église catholique - nécessité de la réforme agraire, etc... Mais ce compromis sera fait du point de vue de Moscou, à partir d'une position de force grâce à l'action de l'armée polonaise ( en notant bien que déjà là il y a un recul des soviétiques, puisqu'ils doivent reconnaître implicitement une souveraineté).

Le compromis ne veut pas dire que tout se fera de façon pacifique. Ce serait oublier que chaque fois que dans l'histoire se réalise une intervention des populations humaines tendant à résoudre leurs problèmes, il y a nécessité de la part des pouvoirs en place de détruire les éléments les plus radicaux afin de pouvoir (même si c'est non conscient, non déterministiquement voulu en leurs tristes personnes), domestiquer toujours plus hommes et femmes. Donc il y aura une répression éliminant la partie radicale organisée de Solidarité, et de tous ceux dont nous ne connaîtrons jamais l'existence et chez qui la radicalité est certainement encore plus grande, n'entrant pas obligatoirement dans des organisations comme cela s'est produit à chaque moment de fièvre révolutionnaire.

Le compromis se fera grâce à Walesa et à l’Église qui, à la suite de l'interdiction de divers mouvements catholiques, est entrée dans une certaine opposition, ce qui lui permet de se sauver et de préparer son rôle dans la phase ultérieure. À ce propos il convient de noter la similitude: importance de l’Église catholique, pour la Pologne, importance de l’Église orthodoxe pour la Russie; dans les deux cas, il est bon de voir tout le devenir en fonction de la disparition de la vieille communauté et, surtout, ce qu'elles donneront avec l'essor possible de celle du capital; dans tous les cas, elles sont fortes à cause de l'arriération des pays où elles se trouvent.



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Extrait d'une autre lettre sur le même sujet



Ma lettre envoyée hier est peut-être entre tes mains. Je l'ai rédigée rapidement parce que je ne voulais pas rater la levée de 16 h 30, aussi j'ai pu être peu clair. Je voudrais ajouter ceci.

Tout d'abord la question dont on parle pas mal actuellement: une résistance éventuelle à un déferlement des soviétiques, et je pense à: "Besser rot als tot (plutôt rouge que mort)", que M. Lustiger critique dans Le Monde d'aujourd'hui, de façon bien superficielle , car il ne s'agit pas de la part des allemands d'accepter d'être rouges, est un élément en définitive qui doit encore enrayer la dynamique de l'intervention russe en Pologne. C'est pour ainsi dire un phénomène absurde.

La politique russo-polonaise a consisté à créer une fracture dans la population pour pouvoir faire une unification à partir d'un pôle nationaliste, ce qui dans tous les cas est un recul pour les soviétiques et il faudra qu'ils parviennent à éviter qu'il ne soit trop important. Mais remarquons que la communauté nationale est plus proche et plus adéquate pour le capital que l'Obtchina (cf. le précédent de Staline lorsqu'il lance la grande guerre patriotique en 1942) et de ce fait cela peut encore servir l'URSS qui pourra alors de son côté se poser plus en tant que nation qu'en tant que moment spatio-temporel de la réalisation du communisme ( ce qui est encore affirmé dans les rodomontades de Khrouchtchev). En outre la montée de la dimension nationaliste (la communauté matérielle du capital) pourra permettre des rapprochements et de sauver les meubles, ce qui permettra de parler pour la Pologne d'un communisme à visage humain! De cela l'URSS en profitera.

Enfin, je te rappelle, que c'est depuis 1980 que j'affirme une non intervention



Jacques 









1  Non pour la question d'éventuels bouleversement, mais pour la situation de l'URSS une fois la phase révolutionnaire épuisée (juillet 2022). "Le lieu, cette fois, pourrait être l’URSS (...)" car: "C’est là que le devenir de l’URSS intervient. Celle-ci, comme la Russie naguère, intègre ce qui se produit en Occident avec un décalage dans le temps et en l’ordonnant en fonction de ses particularités historiques.


      En conséquence, l’URSS doit se mettre au niveau occidental, ce qui se produira à travers des cassures comme le furent en leur temps, au cours d’une autre phase historique, 1905 et 1917, qui engendreront des mouvements à la fois archaïques et extrêmement en avance du fait qu’en URSS le problème de la communauté prendra une dimension exceptionnelle à cause de la négation nécessaire et simultanée de la communauté-capital et de sa mystification, le communisme russe."