Positionnement





            Nous désirons indiquer notre modalité de présence au monde et notre prise de position par rapport à son devenir. Il s'agit fondamentalement de l'inversion et de notre comportement par rapport à son énonciation. Le mode selon lequel nous l'avons exposée en 2012, dans Inversion et dévoilement, correspond à une immense affirmation signalant la nécessité d'un autre devenir en liaison avec un comportement totalement différent de l'espèce, de l'individu, engendrant simultanément le dévoilement d'une émergence.



      Cette investigation vise en même temps à approfondir ce qui fut avancé dans Perspective1 et qui fut précisé dans Advenir, publié en 2003 sur Internet, où j'écrivis ceci: "La manifestation de tout homme toute femme, s'opère à partir d'une affirmation qui est, en définitive, un positionnement au sein de l'éternité".

Il nous faut donc maintenant préciser ce que nous entendons par affirmation et pourquoi nous utilisons ce concept, d'autant plus que, désormais pour nous, il ne s'agit plus d'une perspective mais d'une évidence.


Ayant abandonné depuis les années soixante et dix du siècle dernier la dynamique de la révolution, il ne m'est pas possible de dire que l'énoncé de l'inversion corresponde à une prévision, ou la nécessite. Dans tous les cas, ce serait une prévision indéfinie en ce sens que le moment de sa pleine réalisation ne peut pas se poser de façon précise dans le temps et qu'elle commence ici et maintenant quand le locuteur - scripteur en a effectué l'énoncé, ce qui n'empêche pas que d'autres aient pu y penser plus ou moins de façon contemporaine du fait de l'émergence, et se finira quand le procès total aura été accompli, ce qui prendra des siècles, aboutissant à l'émergence de Homo Gemeinwesen et à celle de l'individualité-gemeinwesen.


La prévision visait à s'assurer du possible de la venue de la révolution et à en préciser les conditions de réalisation. Par là s'instaurait une certaine séparation entre le moment présent et le futur, et une dépendance par rapport à celui-ci que A. Bordiga pensait éviter en proclamant d’une part qu'on devait vivre en fonction du futur et qu'on devait d'autre part se comporter comme si l’événement futur était déjà effectué. Elle était fondamentalement en rapport avec une dynamique de lutte que nous avons totalement abandonnée2.


Durant une brève période nous avons pensé parler de la conjecture de l’inversion. «Pour le mathématicien, qui est familier des objets et de la méthode mathématiques, et qui est généralement 'hanté' par la question dont il pense avoir la réponse, qu'elle soit vraie ou fausse, une conjecture est toujours fondée. La tentative de la démontrer, qui couvre parfois une vie entière, ne saurait se soutenir dans l'incertitude.3» On peut penser que le contenu de la conjecture surgit au cours d'une intuition profonde du sein de la naturalité de l'être humain et donc ancrée dans une profonde certitude. Et, justement, qu'elle soit vraie ou fausse, à la limite, est secondaire car dans tous les cas elle exprime inconsciemment une donnée effective de celui-ci.


La démonstration et la vérification d'une conjecture, et c'est là que nous retrouvons l'inversion, peut nécessiter des siècles, comme ce fut le cas pour celle de Pierre de Fermat (appelée aussi grand théorème de Fermat): il n'existe pas de nombre entier x, y, z tels que: x n + y n = z n , dés que n est un entier strictement supérieur à 2, dont la démonstration n'a été effectuée qu'en 1994 par Andrew Wiles, plus de trois siècles après sa formulation. C'est le cas aussi de la conjecture de Christian Goldbach (1742) affirmant que «tout nombre pair est la somme de deux nombres premiers». «Vérifiée à l'aide d'ordinateurs sur plus de 100 millions d'entiers pairs, la propriété n'est, encore aujourd'hui, pas démontrée4 ».


Toutefois: «'La croyance' en la possibilité ou l'impossibilité de résoudre un problème est aussi une conjecture; à ce titre, 'de grandes conjectures' célèbres qui ont traversé l'histoire et occupé des générations de mathématiciens, sont, par exemple, la 'quadrature du cercle', la duplication du cube, la trisection de l'angle: on sait aujourd’hui que ces problèmes sont impossibles à résoudre5.» Dés lors je ne puis considérer l'inversion comme une conjecture, même si, par exemple, la trisection de l'angle soit possible par origami, ce qui ne l'est pas avec la règle et le compas.


En définitive le recours aux mathématiques ne permet pas d’exprimer pleinement une certitude que les mathématiciens tentent de trouver, comme cela s'impose fortement, selon moi, par exemple avec la théorie de l'ambiguïté qui remonte à l’œuvre d'E.Galois:


«Tu sais, mon cher Auguste, que ces sujets ne sont pas les seuls que j’aie explorés. Mes principales méditations depuis quelques temps étaient dirigées sur l’application à l’analyse transcendante de la théorie de l’ambiguïté. Il s’agissait de voir a priori dans une relation entre des quantités ou fonctions transcendantes quels échanges on pouvait faire, quelles quantités on pouvait substituer aux quantités données sans que la relation pût cesser d’avoir lieu. Cela fait reconnaître tout de suite l’impossibilité de beaucoup d’expressions que l’on pourrait chercher. Mais je n’ai pas le temps et mes idées ne sont pas encore bien développées sur ce terrain qui est immense.6»


Cette théorie reprise par divers mathématiciens ne peut pas être abordée ici en ce qui concerne son contenu mathématique; je n'en ai pas les moyens et, de plus, ce qui m'intéresse c'est le fondement psychique inconscient qui hante ses partisans et qui hanta fortement E. Galois qui voulut pleinement la révéler. En quoi cette théorie est inconsciemment un support pour exprimer un refoulé? On peut penser qu'il l'a ressentie, l'intuitionna derrière des évidences, presque comme incluant une menace. En outre sa courte vie est marquée par elle et le rejouement. Ainsi de sa relation à son père qui perçut la dimension d'échappatoire, de recouvrement que recelait l'étude des mathématiques, ce qui amène à penser que la théorie de l’ambiguïté est le produit de la naturalité d' E.Galois; l’accès à l'au-delà de celle-ci, la certitude et la continuité, lui aurait permis d'échapper au rejouement.


«Il m’est dur de te dire adieu, mon cher fils. Tu es mon fils aîné et j’ai toujours été fier de toi. Un jour, tu seras un grand homme et un homme célèbre. Je sais que ce jour viendra, mais je sais aussi que la souffrance, la lutte et la désillusion t’attendent. Tu seras mathématicien. Mais même les mathématiques, la plus noble et la plus abstraite de toutes les sciences, pour éthérées qu’elles soient, n’en ont pas moins leurs racines profondes sur la terre où nous vivons. Même les mathématiques ne te permettront pas d’échapper à tes souffrances et à celles des autres hommes. Lutte, mon cher enfant, lutte plus courageusement que je ne l’ai fait. Puisses-tu entendre avant de mourir sonner le carillon de la Liberté.» 7

L'injonction à lutter désignait une dynamique erronée car elle ne pouvait que renforcer celle du rejouement: on lutte contre quelque chose, quelqu'un, quelqu'une, quand on ne peut pas s’atteindre. Cela se vérifie aussi en grande partie avec la création: on crée parce qu'on ne s'atteint pas (maladie créative). La non atteinte est un lieu où en général se loge une ambiguïté.

D'autre part, celle-ci marque nettement sa relation à la jeune femme qui fut une des causes de son duel fatal. En la définissant comme une coquette, il révélait bien la perception de l'ambiguïté; l'enjeu ultime de ce duel fut peut-être pour E. Galois la levée de celle-ci.

En conséquence l'étude des mathématiques ne peut pas résoudre le problème que pose l’ambiguïté, c'est-à-dire cerner son fondement, son origine, et aller au-delà pour trouver la certitude. Je répète que je me réfère au domaine psychique car on ne peut pas nier qu'il puisse y avoir dans la réalité des phénomènes ambigus; ils servent de supports pour manifester l’ambiguïté subie, sans la reconnaître. Donc je ne peux pas m'appuyer sur les mathématiques pour fonder l'inversion qui est un phénomène qui ne doit en cas aucun être affecté par cette dernière.

L'étude de l'ambiguïté n'est pas uniquement l'objet des mathématiciens comme en témoigne, par exemple, le livre de Isabelle Thomas Fogiel Référence et autoréférence - Ėtude sur la mort de la philosophie dans la pensée contemporaine . Cette étude ne concerne pas explicitement l'ambiguïté, mais l'ensemble des thèmes traités sont comme imprégnés par son existence et la démarche de l'auteure me semble être d'éliminer tout ce qui peut relever d'elle et par voie de conséquence l'incohérence, l'autoréfutation ou l'annulation du contenu de ce qui est affirmé au moment de son affirmation, etc...

L'examen de cette œuvre sort du cadre de ce que nous envisageons. Toutefois quelques données sur la démarche de l'auteure sont nécessaires pour rendre perceptible ce qui nous intéresse dans ce livre. Isabelle Thomas-Fogiel met en évidence que tous les philosophes qui théorisent la fin de la philosophie, son impuissance, et considèrent qu'elle doit laisser la place à la science (ou à une science donnée) ou à la littérature, se réfutent en fait eux-mêmes et, par là, mettent en évidence l’inanité de leur démarche théorique. Ceci dit, pour faire en sorte que la philosophie soit «une discipline (ou une science) première autonome et spécifique8», elle met au point une théorie de l'autoréférence, permettant d'éviter l'autoréfutation, qu'elle fonde à partir d'une analyse et d'une réflexion sur la philosophie de J.G. Fichte. «Fichte ne cessera de montrer que les constructions philosophiques tant de son temps que celles classiques, du temps de Spinoza recèlent un certain type de contradiction qu'il nomme la contradiction entre ce que le philosophe dit et ce qu'il fait (Sagen und Tun9) ou encore la contradiction entre l'effectué et l'effectuation, contradiction qui correspond strictement à, ce que, avec F. Récanati ou K.O. Apel, nous avons appelé la contradiction pragmatique ou performative. (…) S'il (le philosophe, n.d.r) présuppose ou fait l'inverse de ce qu'il dit alors sa thèse, quelle qu'elle soit, doit être réputée fausse parce que se détruisant elle-même, sans qu'il ne soit besoin de recourir à des objections extérieures.10» Cela conduit à donner priorité à un formalisme avec mise de côté de toute investigation concernant ce qui est signifié au travers de ce qui est affirmé et détruit simultanément.

Cela l'amène au bout de son entreprise à affirmer: «Ils peuvent (les philosophes, n.d.r) à partir de l'a priori réflexif comme congruence entre l'énoncé et l'énonciation, montrer en quoi telle thèse x sur la rationalité ne peut pas être dite. La possibilité pour la philosophie de converser avec telles ou telles sciences sans pour autant devenir l'une d'entre elles est donc ici clairement attestée et sa fécondité est par là avérée11».

L'autoréférence tend à éviter l'ambiguïté; le sujet ne s'escamote pas de telle sorte qu'il est possible de percevoir si l'auteur ou l'auteure parle simplement de lui, d'elle, ou des autres à la fois, car l'autoréfutation exprime une variété d'ambiguïté, toutefois cela n'atteint pas la totalité du dire à cause des données inconscientes provoquant en particulier des rejouements.

Elle permet de ce fait d'éviter l'incohérence, la contradiction avec soi-même, entre le dire et le faire, la théorie et la pratique, dont un exemple remarquable est fourni par A. Miller dont la théorisation concernant la répression parentale entra en contradiction avec le comportement répressif qu'elle eut avec son fils Martin Miller qui indique dans son livre Le vrai "Drame de l'enfant doué". La tragédie d'A. Miller. L'effet des traumatismes de guerre dans la famille, tous les mauvais traitements qu'il a subis tant de la part de son père mais surtout, ce qu'on ne soupçonnait pas, de sa mère qui sur la fin de sa vie le reconnut amplement en déclarant quelle n'avait pas voulu être «une mère persécutrice, possessive, haineuse, dangereuse, destructrice», mais elle reconnaissait aussi: «J'ai pu ressentir de l'empathie pour tant de personnes, mais je n'ai pas pu le faire avec mon fils12» L'incohérence résulte de l'action de ce qui est inconscient le refoulé qui impose un rejouement qui vise en définitive à tendre à achever une dynamique incomplète pour retrouver la naturalité. M. Miller a perçu la réalité du rejouement. Il affirme: «L'erreur cognitive de l'approche de ma mère consiste en ce qu'elle était convaincue que le client est délivré de sa souffrance psychique dés lors qu'il est en mesure de découvrir son histoire traumatique13 » Effectivement revivre un traumatisme est insuffisant et ne peut apporter qu'un soulagement plus ou moins durable qui n'enraie pas le mécanisme du rejouement. En outre il y a méconnaissance de la puissance et des modalités d'expression de la répression. La personne réprime parce que c'est le mode d’opérer, d'être, depuis des milliers d'années, et veut inconsciemment masquer sa propre souffrance, parce qu'elle est prise au dépourvu et ne comprend pas ce qui advient, sans oublier qu'en réprimant elle s'autoréprime (ce qui entraîne parfois une souffrance dérivant de la contrainte à réprimer), confirmant sa domestication. La répression je le répète est une donnée de la société communauté de telle sorte que si, par exemple, des parents plus à l'écoute de leurs enfants essayent de ne pas les réprimer, ce sont ces derniers qui effectuent alors la répression. Ne pas réprimer implique l'abandon de la dynamique de l'inimitié et du refus. Or A. Miller conserva la haine pour ses parents qu'elle jugea nécessaire puisqu'elle la préconisait au sein de sa thérapie, et le refus de son vécu de jeunesse. Le besoin de rejeter, de couper avec les parents va, chez beaucoup de thérapeutes, jusqu'à la recommandation de les tuer symboliquement. C'est encore du rejouement et l'on est loin de la perception de l'ambiguïté originelle.

La citation de I. Thomas-Fogiel nous signale la peur d'être affectée, voire d'être absorbée, la peur de la dépendance, celle de se perdre, la nécessité de se protéger et, en profondeur, la menace de l'ambiguïté. Ces préoccupations sont fondées mais la solution proposée, le perfectionnement de la rationalité, n'est pour nous d'aucun secours. En outre ses investigations sont lestées d'énonciations répressives et ceci est inévitable étant donné que le procès de connaissance est déterminé par la dynamique de la répression qui la plupart du temps n'est pas affirmée, reconnue, mais leste la pensée et lui imprime une ambiguïté. Enfin ce qui me semble absolument nécessaire c'est de parvenir à ne plus avoir ces peurs pour produire une affirmation qui en soit exempte.

L'intérêt de son ouvrage est de mettre en évidence les relations difficiles entre le geste et la parole: l'acte de pensée ou la pensée comme un faire, introduit une ambiguïté possible: est-ce un dire, est-ce un acte?14 Étant donné que Homo sapiens s'est constitué à travers une relation complexe entre ces deux éléments, et donc au travers de celle entre la pensée et l'action, nous reviendrons ultérieurement sur ce sujet pour situer où en est l'espèce en son errance. La pensée se manifeste, se révèle, à travers une activité, une action, qui présente deux modalités d'effectuation: la parole grâce à la bouche et la technique au sens large grâce à la main. Notons que toutes les théorisations sur les rapports entre le dire et l'agir expriment en fait l'interprétation et l'insuportabilité de la séparation au sein du comportement des hommes, des femmes qui, naturellement, implique simultanément un dire et un faire. Le premier pouvant apparaître comme une représentation du second, sa simulation en pensée. La séparation des deux et leur autonomisation respective conduit soit au fantasme de la création ex-nihilo - échappement vis-à-vis de la dépendance – soit à celui d'une création toujours continuée, reprise, aboutissant à une dépendance15.D'autre part il ne faut pas perdre de vue une autre séparation qui fonde en fait celle que nous signalons, je veux parler de la séparation entre langage articulé, parlé, et langage gestuel, ce qui conduit souvent à escamoter le locuteur considéré simplement comme porteur de l'expression d'une langue plus ou moins formalisée, expression tangible de la séparation et de la répression dans la mesure où l'individu est réduit. En outre la séparation n'étant pas pleinement réalisée, et donc la répression non pleinement réussie, des ambiguïtés peuvent surgir entre la parole et le geste souvent plus ou moins inhibé16.

En ce qui concerne l'inversion, nous ne pouvons pas l'affirmer en recourant au procès de connaissance de Homo sapiens qui est déterminé par la séparation et la répression bien que le plus souvent non perçues ou escamotées, d'autant plus qu'il s'épuise, et que "l'au-delà du capital" et le dépassement de la séparation par la combinatoire permettent aussi l'évanescence de la répression que certains peuvent considérer avec nostalgie en rêvant de retrouver le heimat de son effectuation, son lieu d'origine, et donc de retrouver les conditions de vie et de pensée qui le déterminèrent17.

Dans la présentation du livre de G.J. Fichte, Doctrine de la science - Exposé de 1812. Isabelle Thomas-Fogiel qui en a fait aussi la traduction, écrit que: "nous, nous avons l'habitude de réfléchir à chaque moment sur ce que nous faisons (affirmation de Fichte) exprime la loi de l'identité  réflexive18».

Pour moi, je sens la répression: "nous, nous avons l'habitude de réfléchir à chaque moment sur ce que nous faisons" implique que beaucoup ne le font pas et ici, en l’occurrence, Spinoza. Déjà j'étais mal à l'aise avec ce que G.J Fichte déclare au début de son analyse de la théorisation de l’Être effectuée par ce dernier: «Le meilleur point de repère ici est le système de Spinoza, non pour l'examiner mais pour nous en servir." Il y a toujours la dynamique de l'inimitié. D'autre part il donne constamment des conseils et signale des interdits.


Je sens une certaine sophistication chez les deux philosophes. L’Être dont parle Spinoza est l'équivalent général de tous les êtres. Il est pour ainsi dire ce qui les rend possibles en tant qu'êtres. En même temps l’Être se vérifie, s'actualise par chaque être. Équivalent général, il est totalité et multiplicité ce qui, théoriquement, permet le devenir des êtres, comme l'argent permet celui des marchandises.


En outre quelle peu-être ma relation à l’Être, à Dieu, à l' absolu? Suis-je en dehors de lui? Est-ce que donc je peux parler de lui, ou est-ce lui qui parle de lui à travers moi? Il ne peut pas y avoir de négation car étant dans l'Un, l’Être, Dieu l'absolu, ce que je nie se transforme en affirmation puisque Dieu, etc. existe. C'est comme pour le capital: tant que je suis dans la dynamique capitaliste de l'incrémentation, de la reconnaissance, etc. je puis nier "le capital et son mouvement", mais ma négation sert seulement à affirmer son existence.


Toutefois finalement pour moi cela est secondaire. En revanche me semble importante la recherche des conditions de possibilités tant théoriques que pratiques, et l'essentialité de celles-ci, qui indique encore la dynamique de la répression: à quelle condition suis-je possible ? et, en même temps expose, une investigation concernant la possibilité de développement du capital. I.Kant, G.J. Fichte, W. Leibniz, etc. traitent des possibles et vivent  au moment où le capital réalise sa domination  substantielle dans le procès de production immédiat, et commence sa domination superficielle sur la société. À l'heure actuelle tout est possible, il n'y a plus de conditions, de philosophie transcendantale, mais une philosophie analytique par exemple. L'analyse de ce qui advient au cours de la combinatoire s'impose. Il faut trouver des repères afin de ne pas se perdre. Ceci d'autant plus que la société communauté se dissout constamment et se recombine grâce à l'innovation.


Encore une remarque à propos de l'exposé de G. J. Fichte pour qui le concept d'être est insuffisant. En effet l'être n'est ou ne se révèle que par son apparition. On pourrait dire que le néant se présente comme ce qui ne peut pas apparaître et que de ce fait il n'est pas obligatoirement un vide mais peut receler une multitude de choses. Dés lors qu'est-ce qui conditionne la dynamique de l'apparition? Curieusement on peut dire que le zéro est expression ou image du néant. Il signifie qu'il n'y a rien pourtant c'est grâce à lui que le plein peut se révéler. L'écriture d'une équation la plus simple x + y = 0 implique en quelque sorte un contenu potentiel en lui. À l'apparition est liée la question de la forme et de la visibilité. Et là nous retrouvons le mouvement économique. La production des marchandises simples ou des marchandises capital n'est pas suffisante il faut qu'elles soient visibles, repérables grâce la dynamique de "visualisation" qui opère sur le marché (dans son sens le plus vaste) et qui aboutit à toutes les formes de marketing actuelles. Il en est de même pour les hommes et les femmes: ils, elles, doivent exalter leur visibilité afin de lever toute ambiguïté sur la réalité de leur existence.


Dans la dynamique d'errance de l'espèce, qui a perdu la capacité de la participation, apparaître implique la séparation, car ce n'est qu'en se séparant du fond qui la sous-tend que l'apparition devient visible, qu'elle se concrétise, se fonde et, par là, échappe, à tout doute, à toute ambiguïté. Être ou ne pas être équivaut, à être séparé ou ne pas être séparé. On est reconnu si on peut être séparé - distingué en est l'euphémisme particulièrement quand on dit d'un homme qu'il est distingué – des autres. Là encore on retrouve le mouvement économique.


L'affirmation actuelle de l'inversion nécessite que nous devons percevoir également comment l’ambiguïté s'est imposée, antérieurement, tant au cours de notre cheminement que de celui effectué avec ceux, celles, avec qui nous avons opéré, et de ceux et celles qui nous précédèrent. Or même, avant que nous arrivions à l'idée de la nécessité de l'inversion, nous avons maintes fois abordé l'étude de l’ambiguïté qui nécessite une vaste investigation ultérieure, avec par exemple les remarques sur l'Un désignant l'unité suprême et la totalité ou, de façon plus détaillée, lorsque nous analysâmes l’œuvre de S. Freud Das Unheimlich19 qui a été traduit par L'inquiétante étrangeté mais qu'on pourrait tout aussi bien traduire par L’inquiétant familier car ce qui est inquiétant c'est l'ambiguïté entre le familier et l’étranger, le soi et l'autre, qui se manifeste à partir de divers supports. Jean-Baptiste Brenet s'est servi de cet ouvrage pour expliquer dans son livre Averroès l'inquiétant20, les réactions des penseurs latins vis-à-vis de la philosophie de ce dernier et particulièrement à son ouvrage L'intelligence et la pensée – Sur le De anima21.

Analyser le contenu de ce livre sort, également, du cadre de notre étude mais il convient de souligner que l'exposé du débat tel qu'il nous le présente nous confirme que l'aire musulmane comme nous l'avons précédemment délimitée n'est pas en dehors de ce qui s'est constitué en tant qu'aire occidentale, mais en fait partie, comme c'est le cas de l'aire germanique ou de l'aire slave qui pourtant elles aussi s'opposèrent au devenir du capital, et donc à l'Angleterre où il s'imposa, en premier lieu en Europe Occidentale. Un cheminement similaire s'est imposé dans les deux aires jusque, justement, au surgissement de ce dernier. En conséquence l'aire musulmane a énormément contribué à l'édification de ce qu'on peut désigner comme les présuppositions du capital. Ajoutons que l'on peut généraliser le contenu de ce qu’exprime le titre de J.B. Brenet et écrire: Musulman, l'inquiétant; et indiquer que les rapports entre les deux aires "chrétienne" et "musulmane" sont dominés par l'ambiguïté et que, dans une mesure importante, l'extraordinaire violence manifestée à l'heure actuelle vise probablement à en finir avec celle-ci.

Voyons de plus prés: L'affirmation théorique qui fit scandale, nous dit J.B. Brenet, c'est celle concernant l'existence de l'intellect séparé.

«Trois thèses: l’intellect est séparé, il est un, il est éternel.

Il est séparé par essence22, dit Averroès: c'est un être coupé des corps, des hommes, et subsistant autonome à la verticale des têtes. Il serait un, ensuite, car il est sans matière et que, la matière multiplie: c'est l'intellect unique de l'espèce humaine, l'intellect commun, sans nom, une seule puissance, dont tous les hommes feraient le partage. Enfin il serait éternel. Averroès y voit une Intelligence inengendrée, incorruptible, la dernière d'un cosmos lui-même sans naissance et sans fin où chacun, limité dans son corps périssable, serait précédé d'un Esprit devant lui survivre indéfiniment23

«Principe typiquement averroïste: la personne ne compte pas. Nul n'est justifié comme personne, en particulier. Pas d'élus, même s'il faut une élite. Ce qui vaut c'est l'espèce24». Cette affirmation à saveur proprement bordiguienne, l'élite pouvant être l'ensemble des membres du parti, exprime en définitive que l'espèce correspond à un équivalent général en lequel chaque individu, homme ou femme, se retrouve et n'est pas vécue en tant que communauté. Cela met en évidence une ambiguïté dans la pensée d'A. Bordiga qu'il nous a fallu éliminer25, pour asseoir notre représentation.

À mon avis, on doit comprendre la production d'un tel concept en fonction du procès de séparation de l'espèce par rapport au reste de la nature. Quand l'immédiateté, la participation, tendent à disparaître, le nombre des médiations va en augmentant, et même des médiations s'imposent entre les médiations. La perte de la participation, particulièrement, conduit à se représenter le devenir comme résultant de notre intervention, mais aussi comme découlant d'une activité qui nous est externe: destin, fatalité, mécanisme infernal, etc. En outre, pour pallier à la perte de certaines facultés, il y a recours à la transcendance. Le développement intense du phénomène de la valeur à l'époque d'Averroés dans toute la zone dominée par les arabes, engendra un grand développement de l'immanence et de la séparation, pour compenser celui-ci et permettre en même temps aux hommes et femmes de se représenter au sein de ce devenir, amena ce philosophe à poser l'existence de cet intellect séparé.

En outre il me semble que le général intellect de K. Marx est en quelque sorte un avatar de l'intellect séparé. « Le développement du capital fixe indique le degré où la science sociale en général, le savoir, sont devenus une force productive immédiate et par conséquent, jusqu'à quel point les conditions du procès vital de la société sont soumises au contrôle du general intellect et portent sa marque; jusqu'à quel point les forces productives sociales ne sont pas seulement produites sous la forme du savoir, mais encore comme organes immédiats de la praxis sociale, du procès vital réel26 ».

Et ceci n'est pas sans rapport avec le cerveau social (communautaire) et même l'homme social que théorisa A. Bordiga. Cela implique une certaine ambiguïté dans la mesure où l'individu agit mais est aussi agi de même qu'il pense et est pensé. Cette ambiguïté existait déjà avec le mythe car l'homme ou la femme pensait, agissait, à travers le mythe et était pensé et agi par lui comme le soulignèrent entre autres M. Éliade, C.G.Jung, Cl. Levi-Strauss. Il est évident que l'ambiguïté était d'un autre ordre chez A. Bordiga et, surtout, elle était masquée par la certitude en l'advenue de la révolution qui solutionnerait tout.

Le général intellect de K. Marx résulte d'un phénomène d'extériorisation tandis que l'intellect séparé, éternel, est d'emblée posé dans la séparation.

Ce qui me semble être au cœur du débat présenté par Jean Baptiste Brenet c'est la dynamique de séparation d'avec le reste de la nature et la mise en dépendance qui recèle une grande ambiguïté en ce qui concerne les positions des penseurs chrétiens et celles exposées par Avérroès ainsi qu'entre toutes. Il remarque: «Souvent, Thomas d'Aquin, citant Aristote, présente ce qui sort de la nature (praeter naturam) comme une violence et soutient qu’il faut y voir une déviation (exorbitatio), une entaille (excisio), une ruine de l'être et du cours normal des choses. Averroès faisait violence à l'homme, il le déviait, l'avait désorbité, il l'entaillait.27 » On peut dire que Thomas d'Aquin situe bien l'origine du phénomène de la violence qui s'impose dans la dynamique de l'errance de l'espèce en une série de rejouements pour ainsi dire inéluctables mais, lui comme Aristote, ne se rend pas compte qu'il opère également dans une dynamique de sortie de la nature et qu'en définitive ce que propose Avérroés n'est que l'expression d'une phase plus avancée de celle-ci. D'une certaine façon il dénonce ce qui advient, ou qu'il pressent qui va advenir dans les pays chrétiens. Autre forme de manifestation de l'ambiguïté en même temps qu’expression d'une insécurité voire d'un doute. La réfutation d'Averroès opère pour lui en tant que conjuration; elle recèle une vertu apotropaïque.

Chez Averroès le refus de la séparation et la remise en continuité s'expriment au mieux dans l'exposé de la réalisation de l'homme semblable à dieu permettant de dépasser l'individu (une forme séparée et limitée), d'échapper au désir et au fantasme ainsi qu'à la dépendance, ce que J.B Brenet met en rapport à: «La toute-puissance de la pensée (…) autre motif de l'Unheilmlich.28» et, j'ajoute, de l'ambiguïté. Cette réalisation implique une ample dialectique de la forme et de la matière concernant les êtres humains mais aussi la nature. Or ceci a beaucoup d'affinité avec la dynamique de la formation du capital, dynamique qui implique à la fois la séparation et le désir de la surmonter grâce à une jonction, signalisatrice d'une mise en continuité. Tout d’abord voyons comment Averroès pose le rapport entre forme et matière. Le fondement du raisonnement est analogique et pourrait se libeller ainsi: le plus imparfait est comme la matière tandis que le plus parfait est comme la forme. À cela on doit ajouter l'idée de hiérarchie des nombreux intellects (agent, matériel, actif, passif, possible, acquis, habituel, in habitus qui serait celui habitant en nous, théorétique) et que l'intellect «semble être une certaine substance existant réellement et ne pas se corrompre.29» Or la substance n'est pas une simple matière et peut apparaître comme une phase de transition entre la matière et la forme; d'où l'action est d' «extraire les formes et les dépouiller de toute matière30 ». La dynamique se présente ainsi: l'intellect inférieur sert de support à l'intellect supérieur qui l'informe31. On a donc un double "mouvement": extraction des formes, adjonction de formes qui servent de médiatrices pour accéder au stade supérieur. Ainsi il est possible d'accéder, à quelque chose de plus parfait et d’assurer la continuité sinon on est prisonnier d'un contenu - tout contenu recherche une forme pour se parachever - support d'insatisfaction déterminée par une ambiguïté. On a donc une progression impliquant la notion implicite de progrès qui n’est pas indéfini, puisqu’il y a accession à la perfection: l'homme semblable à dieu.

Voici maintenant - en une citation un peu longue mais nécessaire – l'exposé d'Averroès.

«Une fois la jonction de l'intellect agent et de l'intellect matériel ainsi vérifiée, (verificata) pour nous, nous pouvons assigner (reperire) le mode selon lequel nous disons que l'intellect agent est semblable à une forme et l'intellect in habitus semblable à une matière. En effet, pour toutes les choses dont le sujet est un, mais dont l'une est plus parfaite que l'autre, le rapport du plus parfait au plus imparfait est nécessairement comme un rapport de la forme à la matière. C'est en ce sens que nous disons que le rapport de la perfection première de la faculté imaginative à la perfection première du sens commun est comme celui de la forme à la matière32».

«Par là même, nous obtenons le mode selon quel cet intellect peut se joindre à nous à la fin, et la cause pour laquelle il ne nous est pas uni au commencement. Parce que, de ce que nous venons de poser découle nécessairement que l'intellect qui est en nous en acte est composé des intelligibles théoriques et de l'intellect agent de façon telle que l'intellect agent soit comme la forme des intelligibles et que les intelligibles théoriques soient comme une matière. Et c'est grâce à ce mode que nous pouvons engendrer des intelligibles à volonté. Car puisque, ce par quoi quelque chose effectue son action propre est la forme et que nous effectuons par l'intellect agent notre (nostram) actuation propre, il faut nécessairement que l'intellect agent soit pour nous forme. Or il n'y a pas d'autre forme de génération de [cette] forme pour l'homme (in nobis), que ce mode-là. Car puisque les intelligibles théoriques nous sont unis par les formes imaginaires, et que l'intellect agent est lui-même uni aux intelligibles théoriques (du fait de ce qui les perçoit est le même [sujet], à savoir l'intellect matériel), il est nécessaire que l'intellect agent nous soit uni par sa jonction avec les intelligibles théoriques.

Et il est manifeste que, quand tous les intelligibles existent en nous en puissance, il nous est uni en puissance, que quand tous les intelligibles théoriques existent en nous en acte, il nous est uni en acte et que, quand certains nous sont unis en puissance et d’autres en acte, il nous est uni selon une partie, et selon une autre partie, non. On dit alors qu nous nous mouvons vers la jonction. Et il est manifeste que quand ce mouvement est achevé, l'intellect [agent] s'unit aussitôt à nous sur tous les modes. Et il est manifeste qu'alors, dans cet état [qu'est la jonction], le rapport de l'intellect [agent] à l'homme est comme le rapport de l'intellect en habitus à l'homme. Et lorsqu'il en est ainsi [que cette jonction avec l'intellect agent est accomplie], il est nécessaire que [par cet intellect], l'homme pense tous les êtres par un intellect qui lui est propre et effectue sur tous les êtres l'action qui lui est propre [qui est de les penser], de la même manière que, par l'intellect en habitus, il pensait tous les êtres par une intellection qui lui était propre, quand [son intellect] était joint aux formes imaginables.»

La tension vers la continuité et le désir d'échapper à la dépendance apparaissent avec une grande saillance. On a l'impression qu'au bout du cheminement l'homme englobe l'intellect séparé33, d'où l'on comprend la conclusion:

«Selon ce mode, l'homme est donc , comme le dit Thémistius, semblable à Dieu, car il est d'une certaine manière tous les êtres34 et il les connaît [tous] en quelque manière; en effet les êtres ne sont rien d'autre que sa science, et la cause des êtres n'est rien d'autre que sa science. Et que cet ordre est admirable! Que ce mode d'être est extraordinaire.35 »

Le stade final ne consiste pas en une forme supérieure, mais en une forme ayant en quelque sorte absorbé tous les contenus, les existants, en les ordonnant, les signifiant. On peut considérer que tout se passe comme si, grâce à une série de mises en forme purificatrices, on était passé du stade initial de la créature dépendante à l'être semblable à dieu. Dans ce devenir les différentes formes sont des productions du comme si36, car celui-ci est une mise en forme de ce qui est appréhendé mais qui n'est pas saisissable. En revanche dans un devenir où la spéciose n'est plus opérante, tout homme, toute femme, développe, en fonction de sa naturalité, une forme expression de son procès de vie avec ses semblables, avec la nature et le cosmos.

Reportons un dernier paragraphe qui précise et amplifie dans une certaine mesure le discours d'Avérroés. «Par là est également résolu le problème de savoir comment quelque chose d'éternel (antiquum) peut penser par une intellection nouvelle, ainsi que la question de savoir pourquoi nous ne sommes pas unis avec cet intellect au commencement, mais à la fin. Parce que, tant qu'il est pour nous une forme en puissance, il nous est joint en puissance, et tant qu'il nous est joint en puissance, il nous est impossible de penser quelque chose par lui. Mais dés qu'il est pour nous une forme en acte (ce qui a lieu dans sa jonction en acte avec nous), nous pensons par lui tout ce que nous pensons, et nous effectuons par lui l'action qui lui (sibi) est propre37

La séparation d'avec le reste de la nature s'est opérée, en dehors de certaines périodes, de façon insidieuse. Il en résulte l'instauration d'une ambiguïté en ce qui concerne le rapport des hommes, des femmes, à celle-ci; leur comportement oscille entre la peur d'être absorbé dans une totalité et le désir de fusion avec celle-ci. Dans tous les cas on a un essai de surmonter la séparation mais en demeurant dans le domaine advenu, donc produit à partir des éléments séparés, avec perte de la communauté immédiate et de la continuité. Cela exprime en même temps la tentative de dépasser, de surmonter l'individu, de fuir la dépendance comme nous l'avons vu précédemment. Mais l'homme semblable à dieu d'Averroès38 - un homme heureux et donc non dépendant - puisque le malheur est cause de dépendance - ne serait plus un homme ambigu. Il y a plus car, à la limite, être semblable à dieu (c'est quand même une dépendance) implique l'évanescence de celui-ci, la fin de sa transcendance et de son extranéité. Affirmer la possibilité d'être heureux ici bas, celle de ne pas être dépendant, ne pouvait que susciter de fortes remontées, surtout si l'on tient compte d'une sorte de synonymie entre bonheur et domination posée par Max Weber. Ainsi il parle des intérêts externes et internes «de tous les dominants, les possédants, les vainqueurs, les bien-portants, bref de tous les heureux39

De là, il y a préfiguration de l'homme performatif: «Car chez Averrroès, le philosophe n'est pas que l'homme complètement pensant, c'est l'homme plus qu'humain dont la science est désormais la cause des êtres, celui chez qui savoir veut dire faire, faire advenir, c'est l'homme de la pensée toute-puissante.»40

La séparation d'avec la nature conditionne celle à l'intérieur de l'espèce comme au sein de l'individu. La pensée n'est plus ressentie comme une flux qui nous traverse depuis le moment où l'on est affecté à celui où s'impose la réflexion sur ce qui est véhiculé par ce flux, mais est, pour ainsi dire, scandée en diverses instances déterminées en fait par un mécanisme externe à l'espèce, mécanisme engendré par elle-même (le capital, la virtualité) qu'on peut assimiler à l'intellect séparé de Averroès.

La parenté avec le devenir du capital apparaît nettement encore avec les considérations sur le rapport de la matière à la forme: « (…) la matière tend vers la forme et vers la privation de la forme. En tant qu'ouverture à toutes les formes, son accomplissement implique chaque fois la trahison de la forme particulière à laquelle, bien qu'une providence ordonne le monde, elle se trouve associée par accident41 ». Certes cela ne correspond pas au devenir initial de ce que K. Marx a appelé le capital formel qui implique l'existence d'une forme transhistorique fondant le phénomène en sa totalité mais, une fois qu'il a surgi, le capital prend tour à tour diverses formes et la providence ordonnant le monde est remplacée par la main invisible, tandis qu'à l'heure actuelle le phénomène atteint une ampleur insoupçonnée car l'innovation, production indéfinie de formes, concerne aussi la matière, le support, avec la mise au point de nouveaux matériaux, le vivant lui-même devant être synthétisé. Enfin avec la virtualité on s'achemine vers la tentative d'engendrer une forme qui s'émanciperait de la nécessité d'avoir un support, d'avoir une matière, ce qui mettrait un terme à la dépendance42.

Le chapitre où J.B. Brenet expose ce rapport de la matière à la forme s'intitule: La pensée, la répétition, la mort. Il le fait en tenant compte de deux concepts de S.Freud, la compulsion de répétition qui est évidemment inquiétante en son surgissement ainsi que par la hantise qu'elle engendre, et la pulsion de mort qui serait en rapport à une tendance au rétablissement d'un état antérieur. La compulsion de répétition que nous préférons désigner par rejouement opère effectivement au cours de l'errance de l'espèce mais je ne pense pas qu'on puisse faire presque équivaloir pulsion de mort et tendance à retourner à un stade antérieur. Celle-ci signale un défaut d'intégration dans le devenir et l'engendrement de l'ambiguïté. Ce défaut d'intégration engendre la perception qu'il faille mourir à ce que l'on devient pour retrouver ce qui fut perdu. En revanche le désir de ne pas perdre des réalisations effectuées au cours des âges témoigne de la capacité à intégrer et à vivre dans une plénitude. Ainsi, comme je l'ai déjà signalé, au cours de notre phylogenèse, il y a des millions d'années, nous sommes passés par un stade d'être à symétrie rayonnée. Nous la retrouvons par la pensée, l'activité artistique et technique. Toutefois du fait de la spéciose ce peut être un support pour s'adonner à la nostalgie, voire à la déréliction à cause d'une "perte".

La pensée d'Averroés est celle d'un adulte qui a rejeté son enfance, la dépendance, la répression subie. Il ne peut être qu'accompli et ainsi échapper à la répression, à l'ambiguïté. Celle-ci nous installe dans l'insatisfaction, dans le manque car toute séparation engendre celui-ci; l'être est insatisfait de ce qu'il est, et vit dans l'instabilité, dans la dépendance. En conséquence il remet en cause l'affirmation d'Aristote «L'homme ne pense qu'en accueillant ce qui lui manque. Il lui faut être vide.43» C'est l'expression de la séparation, de la réduction, de l’absence de participation, et par là de plénitude: penser c'est actualiser ce qui est, le manifester, la mise en relation entre éléments du tout. Cela implique aussi la nécessité de se délimiter en un connais-toi toi-même. L'être insatisfait pense - c'est la pensée désirante - et il fantasme.

«Ce qui justifie le fantasme n'est pas exclusivement la présentation de l'objet de pensée, mais celle d'un objet de désir ou mieux, celle de la dimension désirable de tout objet de pensée.»44

La dynamique d'Averroès est de ne plus avoir de manque, d'abolir le désir (une inadéquation au monde). Or, l'on n'a plus de manque quand on adhère à ce qui fut posé idéal; la pensée peut dés lors accéder directement à son objet, à sa visée. L'élaboration n'est plus nécessaire: les fantasmes et l'imagination n'ont plus lieu d'être. Dés lors tout le procès de vie concrète est escamoté pour aboutir à une contemplation et une immobilité qui contient tous les possibles, et à l’accès de l'homme semblable à dieu, avec l’absorption en soi de l'éternité. Cette vision mystique, transcendante est intégrable dans la dynamique de la virtualité et peut coexister avec celle de la fluidité indéfinie, deux réponses à l'insatisfaction de l'espèce.

Le discours d'Averroés témoigne d'une ample mégalomanie, d'une vaste démesure qui signale un rejouement car celles-ci se sont imposées bien avant lui et ce sont réimposées bien après. Probablement que ces deux manifestations sont en rapport avec la tentative de sortir de l'ambiguïté affligeant la créature créée à l'image de Dieu. Une étude détaillée de son œuvre permettrait, selon moi, de mettre en évidence à quel point elle en est imprégnée, dénotant la volonté – pour tenter de retrouver son être originel - d'inclure tous les possibles en les réordonnant en une réalité hors nature (hors menace); d'où la fascination et le trouble qu'elle causa.

Le désir d'être semblable à dieu, comme l'enfant désire être semblable à son père, et la démarche pour y parvenir, ne sont pas l'apanage d'Averroès car c'est intimement lié à la théorie selon laquelle Dieu a créé hommes et femmes à son image. En conséquence de nombreux théoriciens musulmans et européens opérèrent de même. Ainsi de René Descartes : «L'empire que nous avons sur nos volontés (…) nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisant maîtres de nous-mêmes.45» En ce cas, la dynamique est celle de l'autorépression signalant simultanément une sorte de résignation, voire de réduction. Le répresseur est l'esprit, la conscience. L'autre dynamique est celle d'une expansion, c'est la voie du faire, de la création et de la domination des objets. Ces deux voies peuvent s'affirmer simultanément à travers les dominants et les dominés.

Le livre de François Flahaut Le crépuscule de Prométhée – Contribution à une histoire de la démesure humaine, fournit un exposé très documenté et des aperçus forts intéressants à propos surtout de la mégalomanie. Ainsi il note le rapport étroit entre démesure et sublime auquel on peut ajouter le sacré. Or tous deux renferment l'ambiguïté. D'un point de vue général on peut dire que l'être séparé aspire à retrouver la continuité avec le tout qui est posé totalité. Il veut la retrouver mais ne pas en dépendre, d'où son désir de création, il oscille entre la dépendance qu'il veut conjurer et le désir de surpuissance. L’être séparé du tout tend à retourner à l'état antérieur. Pour cela il cherche à rétablir le tout à partir de lui-même et c'est la démesure. Cette opération à un support naturel, la capacité à se représenter le tout. De là, grâce à des formes produites par la pensée, il essaie de se l'approprier.

À cela s'oppose le discours de la répression sociale qui prône la retenue et la résignation comme le fait Océan venu voir Prométhée enchaîné et qui lui dit: «Connais-toi toi-même et, t'adaptant aux faits, prends des façons nouvelles.» Comme l'a montré G. Thompson, se connaître soi-même veut dire connaître sa place dans le corpus social et s'y maintenir. L'injonction d'Océan est une invitation au lâcher prise et à l'adaptation, ce qui renferme beaucoup d'ambiguïtés qui font écho à celle de Prométhée, «qui joue une rôle ambigu: il sépare et relie à la fois46 »

Cette invitation est toujours renouvelée. Le Figaro du 22 juin 2015 contient un article de Pascale Senk Être détaché, nouvel objectif psychologique? Lâcher prise, prendre du recul, accepter... Désormais les psychothérapies proposent de trouver le calme intérieur. Elle nous expose: «Il y eut une époque où l'on allait "sur le divan" pour faire sauter ses carcans, oser l’expression de son être profond, se libérer de la névrose d'inhibition. Aujourd’hui, ceux qui consultent viennent davantage pour refréner des pensées envahissantes ou des comportements incontrôlables, "refroidir" leurs émotions afin de pacifier leur relation à eux-mêmes... et aux autres en augmentant leur seuil de tolérance. Et face à la dureté du monde martelée sans cesse par "l'actu en continu", face à la crise qui intensifie les peurs et les sentiments d’impuissance, quelle autre solution active, sinon d'atteindre une forme de détachement apaisant?»

L'objectif est de devenir cool. Elle cite Jean-Marie Durand: «La personnalité "cool" en 2015, si elle se montre affectivement sereine et pacifique, est cependant parfaitement lucide sur le monde, et même rebelle. Si la colère et l'anti-autoritarisme sont gardés à l'intérieur, pour soi, ils sont cependant bien présents et n'ont rien à voir avec du désengagement.» (Citation de Le Cool dans nos veines, histoire d'une sensibilité.)

Elle cite également un auteur Benjamin Schoendorff, «pionnier de la thérapie d'acceptation et d'engagement (ACT)» qui «montre des doutes quant à cette notion de "détachement". À ce terme "quasi bouddhique" il préfère celui de "flexibilité psychologique"...»

Elle termine son article en citant à nouveau Jean-Marie Durand: «Il ne nous reste peut-être plus que cela: savoir accueillir les moments cool de la vie, si précieux.»

Le lâcher prise est bien une notion bouddhiste ainsi que le détachement en rapport avec l'équanimité. Ce détachement a été prôné par les philosophes antiques et la tolérance est un concept qui émerge à la Renaissance, il est compatible avec la flexibilité psychologique complémentaire de la résilience. Ainsi ce qui est constamment proposé c'est l'auto répression et finalement la résignation antidote à la mégalomanie. La solution ne consiste pas à trouver une voie du milieu car ce serait entériner l'établi et les extrêmes. Seule une inversion totale de comportement peut faire en sorte que ni mégalomanie, ni résignation ne puissent apparaître.

En fait la dynamique de lâcher prise est une mystification. Ce n'est pas l'individu qui doit lâcher mais ce qui a prise sur lui: les remontées de divers troubles psychiques d'autant plus tenaces qu'ils sont anciens et inconscients. Il convient donc de parvenir à ressentir pleinement ce qui nous tient, ne nous lâche pas et nous enferme, nous empêchant de trouver une solution, nous fixe dans un comportement quasiment immuable.

Avec l'hyperindividualisme, lié en fait à la réduction et à la séparation de plus en plus grandes de l'individu, la démesure et le rejet de la dépendance prennent des formes extrêmes comme en témoignent les citations de l'écrivaine et idéologue de la droite étasunienne Ayn Rand reportées par F. Flahaut 47.

Un exemple spectaculaire de démesure et de volonté d'échapper à la dépendance, non pris en considération par F. Flahaut est l’œuvre de Ch. Fourier. C'est d'autant plus intéressant et surprenant que celui-ci était violemment opposé à la civilisation et qu'il dénonça l'action destructrice de Homo sapiens sur la nature. En clair on a là un exemple d'ambiguïté. Ch. Fourier veut améliorer les conditions de vie de l'espèce en éliminant les causes des calamités engendrées par l'homme mais aussi celles naturelles ou cosmiques. Dans ce dernier cas il envisage des travaux titanesques: «Dans l'état d'Harmonie auquel le globe va passer, il faudra 300 ans de travaux gigantesques pour réparer les ravages des perfectibilisateurs civilisés, reboiser les chaînes, et fixer les sables48

Toutefois il ne nous dit pas comment déplacer des planètes pour augmenter le nombre de satellites pour la terre et faire en sorte que celle-ci soit constamment éclairée, comme ce sera réalisé en Harmonie.

«Supposons un homme transporté à 500 ans de la fondation d'Harmonie (…) Cet Épimédine verrait d'abord, en se réveillant au milieu de la nuit, le ciel éclairé par plusieurs astres de couleurs variées qui, réunis, visibles parfois au nombre de 5, 6 et 7, répandraient dans les nuits sereines une clarté bien préférable à celle du jour.49»

De même comment faire pour doter la terre d'anneaux boréaux. Peu importe! En revanche ce qui est essentiel c'est que cette mégalomanie est couplée d’une grande ambiguïté en rapport à une appréhension anthropocentrique. En effet, par exemple, la reforestation donc il est beaucoup question est voulue surtout pour des besoins humains. Les animaux sont voulus pour la même raison. C'est pourquoi il y a volonté de les transformer en serviteurs de l'espèce. «Retournant en chaloupe dans un fleuve il (Épimédine) trouverait, au lieu de l'hippopotame qui renverse nos bateaux, un grand amphibie docile et attelé aux remontes; au lieu du crocodile qui dévore les nageurs, un grand serviteur qui serait leur monture et les conduirait dans les eaux ou sur la surface avec la rapidité du cheval au galop.50»

Encore plus expressif et incisif: «Tout animal offensif pour l'homme et ses serviteurs, depuis le crocodile jusqu'à la puce, verra naître son antipathique par qui il sera anéanti...51

L'homme lui-même est un animal qui devra être amélioré: «La forme appelée tête n'est ni le seul ni peut-être le meilleur moyen de développer la pensée et la raison, et, pour preuve, la race humaine, pourvue d’une ample et lourde tête, n' a pas fait en 3000 ans de grandes progrès dans les voies de raisons sociale, puisqu'elle n'est arrivée qu'à l'indigence, à la fourberie, au carnage et au cercle vicieux.52»


Ce qui est certain c'est que Ch. Fourier est bien conscient des troubles profonds qui affectent l'espèce: «Nous avons vu qu'il (l'homme) est dissident avec lui-même par le désordre de ses passions qui le poussent au mal et qui établissent la discorde universelle entre les nations et les individus.53» Pour les guérir il propose le devenir mégalomaniaque d'une combinatoire des passions. Enfin son approche tenant compte à la fois des données sociales, individuelles et des données cosmiques s'apparente à la conception chinoise où ordre social et ordre cosmique sont interdépendants, reliquats de l'antique conception de la participation.

De nos jours où la destruction de la nature est pleinement réalisée soit directement par amputations de telle sorte qu'il n'en reste que des lambeaux, soit par les différentes pollutions dont celle lumineuse que Ch. Fourier pouvait difficilement imaginer. En outre ce type de pollution, comme le font d'autres interventions de l'espèce, augmente l'indifférenciation, tout est pareil: jour, nuit, homme, femme, et impose l'unilinéarité où il n'y a plus d'alternance, de rythme. Là encore on peut se demander s'il n'y a pas en profondeur le désir d’éliminer l'ambiguïté. En conséquence le discours sur les catastrophes s’enfle, particulièrement avec la théorisation concernant l'anthropocœne au sujet duquel nous avons déjà pris position. Les causes sont recherchées dans l'activité d'Homo sapiens mais aussi dans les phénomènes cosmiques qui, cependant, peuvent à l'heure actuelle apparaître secondaires par rapport à l’action de l'espèce. À l'époque de Ch. Fourier, la domination superficielle du capital sur la société ayant pour support celle substantielle dans le procès de production immédiat et donc avec le grand développement du machinisme, commençait à peine et il y avait encore un autre devenir possible grâce à la révolution, qui actualiserait un changement social. De nos jours avec la fin du mouvement du capital, l’autonomisation de sa forme et le passage à la virtualité et que la révolution n'est plus possible, s'impose objectivement , pour beaucoup, un Que Faire?, mais aussi, souvent, un important discours mégalomane. On trouve cette interrogation dans l'ouvrage collectif De l'univers clos au monde infini et la réponse donnée implique encore le recours à l'inimitié, au conflit. «Liés ontologiquement et politiquement à la cause de la Terre, les Terriens prennent aujourd’hui le chemin de la guerre (mais espère Latour, en reprenant étrangement Carl Schmitt, "ils peuvent devenir un jour les artisans de la paix") contre les humains ambigus (c'est moi qui souligne, n.d.r) et perfides, que sont bien entendu, les Modernes – cette race originellement nord-occidentale, mais chaque fois moins européenne et plus chinoise, indienne, brésilienne) qui a renié la Terre à deux reprises – en s'affirmant technologiquement libérés des épreuves et souffrances imposées par la nature, et en se définissant la seule civilisation qui a échappé au monde fermé (mais dangereux et imprévisible) des animismes archaïques et qui a su s'ouvrir à l'univers infini (mais saturé d'une imperturbable nécessité) de la nature inanimée.54»

La surpopulation, qui n'est pas seulement d'hommes et de femmes, mais aussi d'animaux domestiques, de commensaux comme le rat, de voitures, camions, trains bateaux, etc., manifeste concrètement et dans le vécu la mégalomanie de l'espèce, ne semble pas être réellement prise en compte. Or, Homo sapiens, incluant humains et terriens, et se trouvant au sommet de la pyramide, il en résulte un déséquilibre générateur de catastrophes. La différence entre humains et terriens est ambiguë ne serait-ce qu'en rapport avec la question de la surpopulation.

L'ambiguïté n’est pas absente non plus chez les partisans du hacking tels que nous les présente Michel Lallement, comme il le signale lui-même dans son ouvrage L'âge du faire, qui veulent tenter, pour la plupart, de vivre autrement et n'être pas dépendants.

«Le faire dont les hackers sont d'actifs promoteurs, est fondé sur une exigence fondamentale: tenir le travail pour une finalité en soi». Les hackers «s'efforcent de réinventer le travail.55 »

Le travail finalité en soi nous évoque la phase de l'anthropomorphose de celui-ci à la fin de la période féodale. Cela viserait en fait à aller au-delà de l’ambiguïté que recèle le concept: activité asservie, activité libératrice, tout en maintenant la dépendance par rapport à ce qui a été produit. M. Lallement nous parle d'une religion de l'objet qui est une forme d'objectalisation: l'homme, la femme, n’existe que par l'objet. La religion de l'objet implique celle du faire ce qui nous renvoie à l'époque de la Renaissance où le mouvement du capital était dans sa phase édificatrice de domination superficielle dans le procès de production immédiat, époque où s'est imposée la sortie d'un blocage. Les hackers sont convaincus: «que l'art et la technique peuvent changer le monde56.» Cette conviction fut partagée par les gens de la Renaissance puis au début du XIX° siècle. Or nous avons montré que le mouvement du capital a absorbé l'anthropomorphose du travail. Un rejouement est possible et le mouvement hacker pourrait l’être à son tour. La question est posée par l'auteur.

«Vu de haut, il est toujours tentant de faire l'hypothèse d’une nouveau subterfuge, de l'histoire. Le capitalisme façon XXI° siècle, capitalisme cognitif comme on aime aussi parfois à le baptiser, n'a-t-il pas su s'alimenter aux sources mêmes de la contre-culture qui en contestait ses fondements pour mieux, une fois encore, opérer une mue salvatrice? On peut effectivement le penser. Mais rien n’interdit non plus de faire l'hypothèse d'une irréductible opposition entre l'anarchisme libertaire hérité des communautés californiennes d'hier et un nouveau modèle de capitalisme dont la Silicon Valley incarne l’insolente réussite.57» La même question est posée à nouveau page 339 en rapport à la liberté: «Une troisième tension est constitutive du monde hacker. Pour en comprendre la nature, il faut se rappeler qu'un même appétit de liberté fonde la doctrine anarchiste et celle du capitalisme le plus débridé. Mais les manières de s'emparer de l'éthique du free pour la traduire en normes et en pratiques capables de transformer le travail sont fort différentes. Si l'on veut bien prendre au sérieux les implications sociales d’une telle opposition, tout comme celles qui dérivent des deux tensions évoquées précédemment, alors une interrogation de portée plus générale encore s'impose immédiatement: les innovations que porte le mouvement faire sont-elles irrémédiablement condamnées à être détournées, récupérées, absorbées... par un capitalisme en recomposition structurelle? Ma réponse, je vais tenter de montrer pourquoi, est résolument négative58».

La récupération n'est possible que s'il y a une profonde ambiguïté entre les deux. Or M. Lallement la met bien évidence dans le chapitre Liberté, Marché...Ambiguïtés? Ce qui à mon avis introduit une certaine contradiction dans son exposé.

«On perçoit immédiatement toute l'ambiguïté que le principe de liberté peut drainer avec lui et plus encore l'adjectif free, terme incontournable du vocabulaire hacker, qui signifie tout à la fois libre et gratuit59» Cette ambiguïté n'opère pas seulement avec le mouvement du capital mais avec le phénomène de la valeur qui le précède. Il est étrange qu'on puisse dire je suis libre mais non je suis gratuit, ce qui indique à quel point le procès de connaissance est déterminé par le mouvement économique, mouvement qui structure la sortie de la nature et au sein duquel la gratuité est interdite.

L'ambiguïté du concept de liberté comme de celui de libération dérive du phénomène de séparation, fondement de leur genèse, qui génère en eux la dimension de la perte. Hommes et femmes ont finalement tout perdu et la liberté en vient à apparaître comme un fardeau. L'éditorialiste du New York Times Roger Cohen fait intervenir une volonté inconsciente chez les jeunes attirés par ce qui est appelé l'Islam radical, "de se libérer du fardeau de la liberté"60. En fait ils ont perdu tout support et n'ont plus rien pour les porter. Dans une première approche on peut dire qu'ils sont confrontés au néant qui s'impose aussi comme un fardeau parce qu'il faut le remplir. D'où la fascination pour la mort plus attractive que la vie mais aussi et c'est le plus important, la fascination pour la plénitude engendrée par la transcendance d'Allah et tous les supports fournis par la Sharia. Que ceci vienne à manquer, par exemple à cause de la disparition éventuelle de l’État islamique, alors hommes et femmes en profonde déréliction chercheront une autre source de terrorisme afin de combler un néant et se sauver, se libérer de celle-ci instaurant un vaste rejouement.

La dynamique des hackers est comparable à celle des anarchistes individualistes et ultérieurement des Libertariens américains telle que nous la présente Henri Arvon qui souligne que dés le début il y a une grande parenté entre pensée anarchiste et pensée libérale. Penseurs anarchistes et penseurs libéraux fournissent une solution similaire au problème des relations entre individus séparés par le mouvement économique comme le montrent selon lui les œuvres de Max Stirner et d'Adam Smith.

«La transformation égoïste des rapports interhumains se trouve résumée dans cette exhortation où Stirner oppose le vécu au concept: 'Sur le seuil de notre époque n'est pas gravée cette inscription apollinienne: "Connais-toi toi-même", mais cette inscription: "Fais-toi valoir toi-même."61 Elle implique l'essentialité du faire et de la valeur, ainsi que la dynamique de la reconnaissance qui lui est intimement liée. C'est conséquent avec l'affirmation, la revendication, individualistes. La production d'individus est une production de masse. Comment dés lors, dans ce tout indifférencié, être repéré, perçu, confirmé dans son existence? Il est remarquable qu’il n'ait pas simplement écrit "Fais-toi toi-même". Cette inscription est bien compatible avec l'injonction libérale Laissez faire mais aussi avec celle de devenir sa propre entreprise et son propre entrepreneur, comme avec une préoccupation fantasmatique: s'auto-engendrer. Et l'on aboutit à la mégalomanie de l'hyperindividualiste qui non seulement met son ego au-dessus de tout mais, pour échapper à toute dépendance qui ne se limite pas à celle de l'autorité, crée les liens qui l'unissent aux autres qui sont des supports à sa valorisation. Globalement l'individualiste, l'individualiste anarchiste, le libéral, le libertarien, considèrent qu'en définitive le principe de liaison entre les individus doit être interne à la sphère de vie la plus part du temps réduite à celle de la vie économique. De ce fait il ne peut rien y avoir au-dessus d'eux qui puisse les dominer, sauf dieu pour ceux qui y croient. Sans oublier que chez eux la rationalité, le principe de calcul sont déterminants, de là d'ailleurs la fascination des hackers pour l’informatique. En conséquence, on comprend leur opposition au pouvoir politique qui veut intervenir dans les procès économiques. Participants à la combinatoire du capital, étant partie intégrante du libre jeu des forces qui la déterminent, ils peuvent accéder à la liberté qui, ici, signifie pleinement non dépendance et fluidité. On ne sort pas de la dynamique du capital qui depuis le début s'est déployée par le faire et la libre entreprise.


On peut également constater que "Fais-toi toi-même" (les hackers affirment: hacke toi) implique se donner une forme que les autres doivent accepter ce qui, de façon profane et en réduction, reprend la démarche d'Averroés. À partir de là le phénomène s'est amplifié, et avec le mouvement transhumaniste, par exemple, la visée peut correspondre à la volonté d'être semblable à dieu.


Henri Arvon insiste sur le fait que pour les libertariens "le but suprême" est "la suppression totale de l’État" et, pour asseoir son affirmation, il ajoute ceci: «Le libéralisme est bien, selon l'accusation lancée contre lui par Auguste Comte, "cette éternelle maladie occidentale, la révolte de l’individu contre l'espèce"»62. Le rapport des hommes et des femmes à celle-ci recèle la même ambiguïté que celui à la nature. Toutefois chez M. Stirner celle-ci est absente et la formule d'A. Comte caractérise bien sa position qui ne se ramène pas à proprement parler à un anarchisme car elle comporte le rejet de tout ce qui est universel, l'homme (l'espèce), l’État, le bonheur, l'amour, etc., qu'il considère comme des fantômes, des spectres. C'est pourquoi peut-il affirmer dés le début de son livre J'ai fondé ma cause sur rien, mais sur le Mien, cause non générale mais unique, comme je suis Unique. Stirner refuse toute dépendance « Pour Moi, il n'y a rien au-dessus de moi », la déréliction et le monde des adultes qui est intrinsèquement dangereux, rempli de conflits et d'opposition. «L'opposition disparaît dans la ...séparation absolue ou unicité63». L'unicité exclue l'égalité . Elle se caractérise par une propriété, une particularité, une qualité, ce qui est propre à un individu donné et le fonde unique. Elle ne peut pas s'affirmer à travers des médiations qui, en définitive la nient, mais dans l'immédiateté et la concrétude. Toutefois l'unicité doit s'acquérir grâce à la séparation abolissant toute dépendance; et c'est seulement «avec l'ultime séparation que la séparation elle-même prend fin et se renverse en association64». Ici nous avons une certaine parenté avec les Hackers. Pour ceux-ci, avons-nous vu, l'essentiel est le rapport à l'objet. Grâce au faire permettant sa réalisation, ils affirment leur particularité, leur qualité. Individus séparés ils tendent à réaliser le renversement souhaité par Stirner - qui dans le mouvement anarchiste et communiste joue un rôle semblable à celui d'Averroés, celui qui inquiète, incommode - et même à effectuer une forme de communauté qui n'est pas sans ambiguïté avec la répression.


«La priorité est donnée au hacking. Shut up and hack: le slogan n'est pas qu'une injonction abstraite65On doit ajouter à ce slogan: Do it yourself. La priorité est le faire et l'objectalisation car c'est l'objet et l'objectivité qui sont essentiels, de telle sorte que la forme commune est seulement ce qui permet aux hackers de réaliser leurs objectifs. Son importance est liée à son utilité, ne serait-ce qu'en raison de vertus thérapeutiques, M. Lallement signalant l'importance des asociaux dans le mouvement hacker66. En outre ici encore s'impose un rejouement: cette injonction prévalait naguère dans les usines comme en témoigne le livre de Jacques Le Goff Du silence à la parole. Autrement dit on passe d'une répression imposée de l'extérieur à une autorépression, dynamique qui caractérise le mouvement du capital.

La répression ne tend plus seulement à s'exercer des parents sur les enfants mais également à l'inverse - ce qui n'est pas absolument nouveau si ce n'est son ampleur - comme c'est le cas dans le phénomène jeûnisme et sous l'action de la publicité sous toutes ses formes. Ce qui est en quelque sorte commandé par la nécessité et l’exaltation de l'innovation (le rajeunissement perpétuel) fondement de la dynamique du capital. Les classes sociales ayant disparu la répression se réalise à travers l'opposition entre les différentes classes d'âge comme cela a déjà eu lieu, mais avec une plus grande intensité, ou bien entre humains et transhumains67, etc.

«Pour cet universitaire californien (Douglas Thomas), spécialiste de questions de communication, la culture hacher-cracker est l'expression d'un rapport social qui renvoie à la confrontation à l'autorité adulte. Grâce à sa maîtrise des nouvelles technologies, la génération nouvelle imposerait à ses aînés un mode de vie et des règles du jeu différents de ceux qui prévalaient auparavant68

Revenons à la question centrale, le travail. «L'effacement des barrières entre travail et hors travail est, on l'aura compris, un des secrets de la réussite de l'entreprise (Google, n.d.r) (…) L'homologie entre la culture Google et celle de la contre-culture est plus qu'évidente.69

Mais l'innovation sociale va loin: dans Le Monde du 12 mai 2015 Gaëlle Picut écrit: «S'investir dans le hors-travail pour réussir au boulot. Le sport ou la vie familiale sont autant de ressources pour apprendre à mieux travailler».

Il s'agit en fait de revitaliser le travail ce qui amplifie l'ambiguïté initiale et l'on comprend que pour les hackers to hacke n'est donc pas tout simplement to work et hacking ne peut pas se réduire à synonyme de travail.

Enfin l'ambiguïté entre ce qui s'impose en tant que capitalisme d'une part et société alternative d'autre part conduit à l'idée de pouvoir utiliser le premier pour réaliser la seconde. « (…) les entreprises de la Silicon Valley ont réussi à mobiliser les valeurs de la contre-culture pour donner vie à un capitalisme capable d'exploiter la subjectivité et la créativité, les hackers d'aujourd'hui pratiquent à leur tour l'art du judo social en se servant du marché comme d'un soutien au profit de l'innovation contestataire70

Depuis la fin du XVIII° siècle, moment où le capital accède à la phase de domination superficielle sur la société, révolutionnaires et réformateurs ont, à des titres divers, voulu utiliser le capital pour changer la société et le mouvement de Mai-Juin 1968 a cru pouvoir le détourner. La nécessité d'un soutien signale la dépendance et l'impossibilité d'une affirmation plénière. La nécessité d'être porté demeure générale.

Ces quelques approches me semblent suffisantes pour mettre en évidence, d'une part, l'importance de l'ambiguïté dont l'expression essentielle et fondatrice de la spéciose en synergie avec l'inimitié, est celle entre le bien et le mal - aux supports multiples - base du devenir d'errance, et d'autre part ce qu'est l'affirmation que nous faisons au sujet de l'inversion. À son propos, dans le cadre de ce qui et exposé ici, on peut dire qu'elle ne peut s'initier qu'avec l'abandon de toute approche en fonction des qualifications de bien et de mal. Pour ce qui est de l'affirmation précisons: le dire, l'affirmé, implique le faire de ce qui est énoncé; pas de séparation entre les deux, pas d'ambiguïté et toutes les formes qui lui sont apparentées, mais aptitude à la vivre quand elle se présente dans le cours des choses, du fait qu’elle ne peut plus être le support d'un traumatisme désormais totalement révolu. La plénitude de la vie s'affirmant dans une rayonnance permet une intégration.

Je ressens qu'à la racine l'ambiguïté dérive de la séparation fondant l'incertitude comme cela se répète lors de la crise de la présence au monde d'E. De Martino. En se séparant du reste de la nature Homo sapiens ne parvient plus à se situer au sein du phénomène vie; il est par là même un être ambigu71 souvent envahi du sentiment de solitude comme l'ont profondément exprimé, en particulier, B. Pascal ou Cl. Levi-Strauss.

S'il y a ambiguïté rien n'est assuré: vivre c'est risquer mourir, penser c'est risquer être fou; d'où le désir de sortir de l'ambiguïté peut amener au suicide ou à s'enfermer dans la folie et, de plus en plus souvent, dans le déploiement d'une mégalomanie comme dans le délire d'être semblable à dieu, maître et possesseur de la nature, d'échapper à toute détermination naturelle, de virtualiser le surnaturel et par là de rendre évanescents la nature, dieu et l'Esprit. On peut préciser que le moyen d'échapper à l'ambiguïté peut conduire à la mégalomanie matériellement ou spirituellement. La séparation d'avec le reste de la nature est peut-être encore plus nette chez les spiritualistes qui se posent d’entrée hors nature et la considèrent avec bienveillance et condescendance.

Demeure une question: Qu'est-ce qui est rejoué en essayant d’atteindre l'ambiguïté et de l'éliminer? Hommes et femmes visent en fait celle originelle générée par la répression parentale où amour et répression opèrent souvent simultanément, mais probablement aussi et encore plus inconsciemment celle qui s'imposa lors de "la menace d'extinction" qui conduisit à considérer la nature à la fois bonne et mauvaise, mère et marâtre. Ce qui est rejoué c'est l'essai d'aller au moment où il n'y avait pas de séparation.

Cependant en définitive pour lever l’ambiguïté l'espèce s'est séparée de la nature, s'est autonomisée, cherchant à ne plus être dépendante. Ce faisant elle se libère des limitations imposées à toute espèce par la dynamique en particulier de la chaîne alimentaire, ce qui aboutit à la destruction de la nature, les êtres vivants devenant de plus en plus des résidus.

Avec la même dynamique de l'autonomisation, le capital parvient pour ainsi dire à lever l'ambiguïté de sa genèse: rapport social et somme de valeur et, ce faisant, à parachever la levée de celle qui affecte l'espèce. En effet c'est la forme autonomisée du capital qui devient la réalité: tout quantum de monnaie capital devient apte à s'accroître et à se poser capital, et la forme de ce phénomène concerne toutes les activités humaines ainsi que le procès de vie de l'espèce qu'on pourrait dire capitalisée, avec parachèvement de l'anthropomorphose qu'on peut concevoir aussi comme une anthropomortphose car hommes et femmes deviennent à leur tour des résidus.

L'inversion impliquant, nécessitant la cohérence de son affirmation à la fois dans l'énonciation, le dire, le récit de son affirmation et dans la pratique visant à l'actualiser, nous donne la possibilité de vivre en sachant que sa réalisation finale est hors des limites de notre vie mais que, dés maintenant, nous contribuons à son actualisation, ce qui indique que le but est au cœur du mouvement. Ce n'est pas un rêve, particulièrement au sens où l'on parle du rêve d'une communauté idéale. On demeure dans l'immédiateté et la concrétude. Par là on évite la passivité, l'attente, ainsi que les discours variés visant à interpréter ce qui est advenu (recouvrement), ou qui doit advenir (conjuration).

L'affirmation découle d'une interrogation sur le devenir de Homo sapiens en ce qui concerne particulièrement la période à partir du paléolithique supérieur et, de façon beaucoup plus détaillée, celle où s'imposent le phénomène de la valeur puis le mouvement du capital, et sur l'expression du désir de retrouver la naturalité tant au nouveau de l'individu que de l'espèce, qui préexiste aux recherches théoriques et se trouve fondé par elles, ce qui donne à l'affirmation sa dimension de totalité.

L'inversion se distingue de la révolution et de l'innovation72 et se définit par la mise en place d'un comportement de l'espèce et de l'individu radicalement différent de celui actuellement opérant de façon dominante. Elle consiste, répétons-le, en la fin de la séparation et la remise en continuité avec le reste de la nature, impliquant simultanément la recherche de la naturalité de la part de l'espèce et de l'individu, la fin de la dynamique de l'inimitié avec ouverture à tous les êtres vivants comme aux phénomènes naturels, cosmiques, l'enracinement dans la concrétude et l'immédiateté qui ne peut s'effectuer réellement qu'en reconnaissant pleinement la puissance des phénomènes inconscients et leur rôle déterminant dans l'édification de tout homme, de toute femme, car ils constituent la base sur laquelle peut se déployer une vaste réflexion apte à faire acquérir le savoir nécessaire pour effectuer un procès de vie compatible avec ceux des autres espèces, comme avec celui de la totalité. Les ignorer ou les escamoter conduit au déracinement, et donc à notre perte.

La réalisation de l'inversion exige, au départ, une affirmation plénière exempte de toute ambiguïté et un cheminement au cours duquel il n'y a pas de recherche de perfection parce qu'il n'y a pas de manque, mais une participation au tout, engendreuse de jouissance et de joie, où l'on n'a pas besoin de faire comme si.

Retrouver la naturalité implique de vivre en participant à la nature, au cosmos comme cela s'est manifesté avant le devenir de séparation (errance) de l'espèce. On ne va pas retrouver un état antérieur, mais renouer avec une dynamique abandonnée où forme et contenu n'étaient pas séparés et où ne s'imposait pas la nécessité de se donner une forme.73





Camatte Jacques
25 novembre 2015








1 Article écrit en 1999 et paru dans Invariance, série V, n°3. Cf. sur le site internet: Perspective.



2 «La prévision était une arme stratégique qui devait conquérir des positions avant même que l'engagement se soit opéré.» Gloses en marge d'une réalité V. ( il aurait mieux valu écrire: qui devait permettre de conquérir).

J'ajoute que de nos jours où le "tout est possible" a pénétré la pratique courante, et où l'innovation devient triomphante, faire une prévision devient presque impossible.

Enfin, à propos de la lutte, je rappelle que l’inimitié constitue le fondement de la conduite d'errance de Homo sapiens.


3 Stella Baruk, Dictionnaire des mathématiques élémentaires, Ed. Seuil, p. 243. Il semble bien, d'après ce qu'elle expose, que l'incertitude porte non sur le contenu de la conjecture mais sur la possibilité de la démontrer.


4 Idem, p. 243.


5 Idem, p. 243.


6 Lettre d’E. Galois du 29 mai 1832 écrite la vieille de son duel où il fut tué.


7 Lettre à son fils du père d' E.Galois qui s'est suicidé en 1829.

8 Isabelle Thomas-Fogiel, Référence et autoréférence – Étude sur la mort de la philosophie dans la pensée contemporaine, Ed. Vrin, p. 13.


9 Variante de geste et la parole, l'acte de pensée ou pensée comme un faire introduit une ambiguïté (est-ce un dire, est-ce un acte?) p.72 de Référence etc..


10 Idem, ppp. 181-182.


11 Idem, p. 236


12 Lettre de A. Miller à son fils du 28 mai 1998, reporté dans l'article de Books d'avril 2014: La thérapeute était une mère indigne.


13  Martin Miller, Le vrai "Drame de l'enfant doué". La tragédie d'A. Miller. L'effet des traumatismes de guerre dans la famille, Ed. PUF, p. 163-164. Il escamote en grande partie les traumatismes causés par les parents en tendant à mettre au premier plan, presque comme agents causaux, les traumatismes de guerre.


14  Le phénomène peut opérer aussi entre le dire et l'être. C'est ce qui advient quand un enfant insulté dit à celui qui a proféré l'insulte: c'est toi qui le dit c'est toi qui l'est. En utilisant la théorie d'Austin on peut dire que c'est une réponse perlocutoire, qui en même temps signale l'implacabilité de l'ambiguïté.
La réponse à l'insulte peut se formuler également ainsi: ce que tu m'attribues c'est toi qui l'a, signalant toute la puissance de la charge


15 «Plus précisément la thèse nodale d'Austin est bel et bien que toute manifestation de la pensée par la parole est une forme d'agir ». I. Thomas-Fogiel, o.c. p. 72. À Propos d'Austin voir Quand dire c'est faire. On pourrait affirmer: dire c'est comme si on agissait.


16  L'ouvrage de J.L. Austin Quand dire c'est faire, Ed. Du Seuil (le titre anglais est plus explicite How to do things with words).



17  Ce qui est une conduite analogue à celle de Martin Heidegger à la recherche de l’Être. J'ajoute que celui-ci résulte d'un procès de réduction et de répression et recèle une ambiguïté car il est en relation étroite avec l'Unheimlich dont nous ferons état ultérieurement.



18  Livre édité par PUF. Cf. p. 16. La phrase de G.J Fichte se trouve p.44. Autre exemple de répression: «Vous voyez comment avec pareille maxime Schelling peut arriver à la vérité! Tout cela a pour conséquence que l'on demeure aveugle, gonflé de suffisance et que l'on se complaît dans l'erreur; tout cela sert la paresse et l'orgueil.» p.101.


19  Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais. En ce qui concerne l'étude de ce texte voir Addendum 2010, point 5.


20  Jean-Baptiste Brenet, Averroès l'inquiétant, Ed. Les belles lettres.


21  Averroés, L'intelligence et la pensée – Sur le De anima, Ed. GF Flammarion, présentation et traduction inédite par Alain de Libera.

.

22  C’est-à-dire non mélangé. «Et, en tant qu'elle est l'agent de toutes les formes intelligibles, il faut nécessairement que l'Intelligence agente soit séparée et qu'elle ne soit ni mélangée, ni passible, car si elle était mélangée, elle ne serait pas l'agent de toutes les formes, de même que nécessairement, en tant qu'il est le récepteur de toutes les formes, l'intellect matériel doit être aussi séparé et non mélangé.» Averroés, O.c, p. 109 Dans la dynamique de cet auteur, l'intellect séparé semble être intériorisé – sans perdre son caractère de séparé - grâce à une forme ce qui permet, comme nous le verrons ultérieurement, l’accès au stade de semblable à dieu.



23  Idem, pp. 09-10.


24  Idem, p. 136 .



25  J'ai déjà noté la "convergence" historique avec la position des chiites à propos du maintien d'un corps de doctrine, du refus de l'innovation, etc... et fait remarquer qu'à l’imam caché correspond le prolétariat occulté, ce qui conduisit, de la part d'autres que Bordiga, à théoriser, pour ce dernier, un parti imaginaire.



26  K. Marx, Grundrisse, p. 594; Fondements de la critique de l'économie politique, Ed. Anthropos, t, 2, p.223.


27 Jean-Baptiste Brenet, o.c. p. 37.

28  O.c. p.117.


29  Averroès, o.c p.114.


30  Idem, p.163, tandis que la passion c'est concevoir.


31  «l'action de l'intellect agent est d'engendrer, celle de l’autre [intellect] est d'être informé». Idem, p. 119.



32  Averroés, o.c, p. 166.


33  Nous trouvons confirmation de notre saisie théorique dans la note 856 de Alain de Libera. «Autrement dit, l'intellect théorétique est bien l’intellect de l'homme, l’intellect pratique est bien l'intellect de l'homme, et l'acte d'intellection lui-même est bien l'acte de pensée de l'homme: ce qui agit en l'homme, l'intellect agent n'est pas l'homme, mais dans la jonction, il s'attribue proprement à l'homme (parce que, aussi, il est la forme dernière de l'homme), et ce qui est produit, également.»



34  Ceci nous évoque profondément l'affirmation de Pic de la Mirandole: l'homme miroir de tous les êtres et, au delà celle de Protagoras: l'homme mesure de toutes choses.


35   Averroés; o.c, pp, 166-168. Jean-Baptiste Brenet rapporte ce dernier paragraphe page 122 de son livre. Son commentaire nous a été très précieux, comme, d'ailleurs, ceux d'autres passages du livre d'Averroés.


36   J'ai déjà signalé l'importance du comme si dans Apports (voir à partir du paragraphe contenant l'appel de note 64 jusqu'à celui contenant le 114). Dans la suite de Émergence de Homo Gemeinwesen, 9.3. Le procès de connaissance et le mouvement de la valeur, et 11. Réactions au devenir de séparation et les représentations du devenir hors nature, j'examinerai à nouveau le comme si en rapport particulièrement avec les travaux de Vaihinger (La philosophie du comme si), I. Kant (Critique de la raison pure et Critique de la faculté de juger).



37  Idem, p. 168.



38  Nous reviendrons sur cette question dans la suite de notre étude sur l'évolution de l'aire musulmane avant l'introduction du capital avec l'approche en particulier de El Halaj et de Soravardhi.


39  Max Weber: Éthique économique des religions universelles - Introduction. p. 144 du texte publié sur Internet. La traduction de l'allemand est de Jean-Pierre Grossein. Deux pages plus loin la même idée est exprimée, quoique le mot dominant ne soit pas employé, ne serait-ce que par la mention des opprimés ce qui implique l’existence de dominants. «Pourtant il est vrai qu'en général, ce n'étaient pas les heureux, les possédants ou les puissants qui avaient besoin d'un sauveur et d'un prophète, mais les opprimés ou tout au moins ceux qu'une détresse menaçait».

         On doit tenir compte que heureux signifie aussi, chanceux. Avoir de la chance, heur en ce monde – concept qui lui est propre - est une garantie pour être heureux, non dépendant. En fait il faudrait être plus précis et parler de bienheureux, car l'heur, la chance peut-être favorable ou défavorable produisant des bienheureux ou des malheureux


40   Jean-Baptiste Brenet, o.c, p. 123-124


41  Idem, p. 135


42   Pour des raisons d'opportunité historique j'ai quelque peu privilégié l'apport d'un penseur musulman. Dans la suite de Émergence de Homo Gemeinwesen chapitre 11. Réactions au devenir de séparation et les représentations du devenir hors nature, j'essaierai de traiter plus amplement ces questions, en exposant le surgissement de la thérapeutique et sa mise en place avec l’État de la première forme organisateur et dispensateur de la répression. Actuellement la dissolution de l’État et de la répression dans toutes les opérations permettant le procès de vie de l'espèce conduit à une généralisation et à une évanescence de la thérapeutique.



43  Jean-Baptiste Brenet, o.c, p. 128, qui expose la réfutation élaborée par St. Thomas d'Aquin en utilisant la philosophie d'Aristote.



44   Idem, p.131.



45   René Descartes, Les passions de l'âme, article 152.


46  F. Flahaut Le crépuscule de Prométhée – Contribution à une histoire de la démesure humaine, Editions Mille et une nuits, p. 34.Dans un autre livre Adam et Ève la condition humaine, Ed. Mill et une nuits, il aborde également ce thème de la démesure.



47.   Cf. le chapitre Prométhée, version ultralibérale, p. 185 sqq. Par exemple ceci extrait du roman La source vive: «Le créateur vit pour son œuvre. Il n'a pas besoins des autres. Son véritable but est lui-même.» qui exprime un fort solipsisme, un enfermement et qui, par accroissement de l'autosuffisance, peut conduire l'individu à se considérer semblable à dieu.


               À La page 53 l'auteur reporte une affirmation très suggestive: «L'homme monothéiste, ajoute Assmann*, doit dominer le monde pour éviter de le vénérer.» Et, par là, selon moi, éviter de sombrer dans la dépendance car la vénération est une conduite où celle-ci s'impose. Le passage du polythéisme au monothéisme permet à l'individu de mieux saisir la totalité dont il est désormais séparé, la rendant plus "manipulable".

* Jan Assmann

La dimension mégalomaniaque de Homo sapiens se manifeste de diverses façons, par exemple dans cette interrogation: Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? qui exprime la coupure de continuité génératrice de déréliction. Elle dissimule l'affirmation: c'est parce que j'existe qu'il y a quelque chose ou, selon sa version solipsiste extrême, c'est moi qui fait exister le monde. Dans les deux cas de façon condensée on a l'énoncé du principe anthropique. Cette "transcroissance" mégalomaniaque relève de l'ordre de la compensation, de la justification, du recouvrement et vise donc à rassurer.



48  Charles Fourier, Détérioration matérielle de la planète,dans le livre de René Schérer, L'écosophie de Charles Fourier, Ed. Anthropos, p. 76.



49   Idem, p. 89.



50   Idem, p.91. La suite de la page est remplie de maints autres exemples. Et le thème est abordé en divers endroits du texte.



51   Idem, p. 61.


52   Idem, p. 42.


53   Idem, p. 78.


54   De l'univers clos au monde infini, textes présentés par Émilie Hache, Éditions Dehors, p. 307. À la page 309 il est précisé: « ...Terriens, ceux qui seront capables de mener la guerre contre les Humains jusqu'à ses moments décisifs.» Le thème de la guerre est présent dans tout le livre mais, pour mon propos, ces deux citations suffisent. Le terme de Modernes fait allusion au livre de Bruno Latour Nous n'avons jamais été modernes – Essai d'anthropologie symétrique, Ed. La découverte. Il traite abondamment de l’ambiguïté au travers de l'analyse des objets hybrides lesquels nécessitent en quelque sorte des sujets hybrides pour les produire, des êtres ambigus ne sachant pas s'ils sont naturels ou artificiels.

        H. Simon se place hors ambiguïté puisqu'il nous expose un devenir pleinement artificiel. La donnée naturelle persiste probablement inconsciemment et l'ambiguïté de même. Voir Les Sciences de l'artificiel, Ed. Folio/Essais.



55   Michel Lallement, L'âge du faire – Hacking, travail, anarchie, Ed. Le Seuil, p. 22 et 23


56   Idem, p. 333.


57   Idem, p. 27.


58    Les deux tensions sont: «le mode d'activité à privilégier (le cracking ou le making) et la deuxième le matériau à hacker en priorité (des programmes ou la société en son entier).»


59   Idem, p. 372. Pour éviter l’ambiguïté il fut proposé le concept d'open source.


60   Ceci forme la conclusion de l'article de Alain Frachon, 13 novembre: pourquoi Paris, Le Monde, 20 novembre 2015.


61 Citation de L'unique et sa propriété de Max Stirner faite par Henri Arvon, page 40 de Les libertariens américains. De l'anarchisme individualiste à l'anarcho-capitalisme. Ed. PUF, 1983. On possède plusieurs traductions de l'ouvrage de celui-ci, dont celle de l'Age d'Homme, Lausanne, 1972, que j'utilise.


62  O.c. p. 129 pour la première citation, p.135 pour la seconde. Il est dommage que l'auteur ne nous indique pas l'ouvrage d'A.Comte d'où celle-ci a été tirée.


63  M. Stirner, o.c, p. 79.


64  Idem, p. 275.


65  Idem, p. 208. L'injonction est fortement affirmée. «En vedette américaine, une injonction: Shut up and hack. Le slogan est tatoué en rouge et noir à de multiples en,droits, jusque sur la tuyauterie des toilettes.» p. 179


66  Voir particulièrement p. 329 où il signale «une difficulté à entretenir un minimum de civilité avec autrui.» Il se pose la question du lien entre mal-être et performances intellectuelles. Ceci a souvent été évoqué à propos des génies. Le mal-être dérivant de la répression subie, on peut considérer que l'affirmation géniale est un phénomène de compensation.



67  Ils sont ou seront le point d'arrivée des projets d'augmenter l'homme. «L'Augmented Human Intellect Research Center, le premier, a pour ambition de trouver les moyens d'augmenter les capacités de l’esprit humain.» Michel Lallement, o.c. p. 114. Il s'agit d'un laboratoire créé dans les années 1960.



68  Idem p. 333.


69   Idem, pp. 139-140.


70   Idem, p. 400.


71  À ce propos est pleinement révélateur le témoignage de David G. Haskell qui a observé une portion de forêt de la façon suivante: «Je m'assis sur le bloc de grès plat, et me répétai les règles que je m’étais fixées: venir le plus souvent possible, y observer le jeu des saisons, garder le silence, ne rien prélever, ne rien déplacer, effleurer peut-être, et patiemment me fondre dans le microcosme.» (quatrième page de couverture)

           Malgré ce sentiment d’appartenance, ma relation au lieu n'est pas simple. Je sens simultanément une grande proximité et une distance indicible. En apprenant à connaître le mandala ( un certain espace de la forêt où l'auteur fait ses observations, n.d.r), j'ai perçu clairement ma parenté écologique et évolutionnaire avec la forêt. J'ai le sentiment que cette connaissance est tissée dans mon corps, qu'elle me refaçonne ou, plus précisément, éveille en moi la capacité de voir comment j'ai été façonné depuis l'origine.

              En même temps, un sentiment aussi fort d'altérité s'est développé. (…) Plus j'observe, plus s'éloigne l'espoir de comprendre le mandala, de saisir sa nature la plus fondamentale.

               Le sentiment de séparation que j'éprouve n'est pas seulement la conscience accrue de mon ignorance. J'ai compris dans les profondeurs de mon être que ma présence ici, comme celle de toute l'humanité, n'était pas nécessaire. Cette prise de conscience engendre un sentiment de solitude: ne plus avoir de raison d'être a quelque chose de poignant»

                Cependant l'indépendance de la vie du mandala me procure par ailleurs une joie ineffable mais intense. (…)

                Le choc provoqué par la conscience de cette séparation m'apporte une sorte de soulagement. Le monde ne tourne pas autour de moi et de mon espèce. Les humains n'ont participé en rien à la formation du centre causal de la nature. La vie nous dépasse. Elle dirige notre regard vers l'extérieur.» Un an dans la vie d'une forêt, Ed. Flammarion, pp. 327-328.

             La séparation est intériorisée. Dans l’Épilogue il déclare: «Nous sommes aussi des animaux, des primates au riche passé écologique et évolutif. En y prêtant attention, cet animal intérieur peut être observé à tout moment» (p. 332) On peut poser la question: il peut être observé, mais-peut-il être vécu? En fait il y a rupture de continuité entre "cet animal intérieur" et l'être manifesté, artificialisé, ce qu'on retrouve dans la thématique de l'enfant intérieur toute infestée d'ambiguïté. Ce qu'il affirme au final concerne maintenant une minorité: «le désir de nommer, de comprendre et de trouver plaisir dans la fréquentation du reste de la communauté du vivant participe de notre humanité.» (p.332) Il pose la qualité d'humanité comme un invariant; mais l'humanité actuelle qui pourrait être support de celle-ci se retrouve, et se reconnaît plutôt au sein des objets artificiels, produits de son "faire".


72    Nous avons déjà commencé à expliciter ces concepts et nous pensons les clarifier dans la suite de notre étude Le mouvement du capital.


73  Précision: tout ce que Homo sapiens a produit au cours de son errance sur le plan théorique ne peut pas nous aider dans notre cheminement, sinon pour comprendre de façon claire sa dynamique. Cela devra être fondé le plus solidement possible. Donc, à suivre...