« PROGRAMME COMMUNISTE » ET LA QUESTION ALGÉRIENNE.








     Au terme de cette étude sur la question algérienne nous voulons indiquer aux lecteur de « Programme Communiste » l'optique selon laquelle nous avons envisagé le problème algérien, optique qui a été confirmée dans toutes les études parues dans cette revue (y compris dans celle qui paraît dans ce dernier numéro).



     1°) L'histoire de la société algérienne se caractérise par la persistance de la forme du communisme primitif. Les diverses invasions, romaine, arabe, turque, ne détruisirent point cette forme de production. Il fallut la conquête française pour que la propriété commune du sol disparaisse, et, néanmoins, 130 ans furent nécessaires pour arriver à ce résultat (les dernières terres régies par cette forme furent, en effet, expropriées par l'intermédiaire des camps de regroupement).



     2°) La forme économique importée par les français, le capitalisme, se développa surtout dans l'agriculture en causant la destruction de l'économie algérienne primitive. Elle provoqua l'expropriation d'un grand nombre de producteurs immédiats amenant la formation d'un prolétariat important dont une partie émigrera en France et une masse d'expropriés à qui il ne restera plus pour survivre que la clochardisation.



     3°) En Algérie, le conflit de race l'a emporté sur le conflit de classe puisque la classe dominante, bourgeoise, était française. La bourgeoisie algérienne étant très réduite et son influence politique tout à fait négligeable. Elle existe, en fait, potentiellement, dans la couche paysanne expropriée qui lutte pour sa territorialisation, c'est-à-dire pour qu'on lui donne des terres actuellement détenues par les colons européens.



     4°) La Révolution Russe, comme dans les autres pays, déclencha un fort mouvement d'indépendance qui, étant donné la force du prolétariat algérien, fut dirigé par celui-ci, et ce, en liaison avec le prolétariat français (fondation de l’Étoile Nord Africaine par des communistes algériens en 1926). La situation était favorable à une double révolution comme cela se produisit en Russie en 1917. Pour cela il fallait que l'Internationale se maintienne sur les positions théoriques et pratiques définies au Congrès de Bakou en 1920. Un telle possibilité s'est présentée durant toute la période où l'Internationale était sur des bases de classe et était un instrument pour la révolution communiste mondiale, c'est-à-dire jusqu'aux alentours de 1928.



    5°) Le reflux de la vague révolutionnaire fut suivi du triomphe, au sein de l’organisation internationale, de l'idéologie frontiste puis de celle du front populaire. Il fallait lutter contre le fascisme. Au nom de cette lutte, le P.C.F. refusa de soutenir le mouvement algérien (l'E.N.A. rompra avec le P.C.F. en 1935) puis le sabota en traitant ses chefs de fascistes. C'est au nom de l'anti-fascisme que les staliniens réclamèrent et justifièrent les massacres du Constantinois en 1945. Sous prétexte que l'Algérie était une nation en formation, et pour ne pas gêner le développement de la grandeur française, ils n'apportèrent jamais d'aide décisive au mouvement algérien. Ils ne firent rien en 1954, au moment de la révolte, rien au moment des manifestations des rappelés, en revanche ils permirent le vote des pouvoirs spéciaux en 1956.



     6°) Coupé du prolétariat international, abandonné à lui-même, le mouvement de l’Étoile Nord Africaine allait être rejeté progressivement dans un cadre strictement nationaliste. Les crises économiques de 1945 et de 1954 devaient provoquer l'éclatement de la révolution algérienne. Seulement à ce moment-là elle ne pouvait plus se mouvoir que vers une solution bourgeoise.



     7°) La révolution algérienne est une révolution populaire où la bourgeoisie, au lieu d'être un élément prépondérant et progressif, est un élément qui freine le mouvement. Dans un premier temps, elle fut contre et, lorsqu'elle se rallia à la révolution, ce fut pour en prendre la direction et la canaliser sur la paysannerie pauvre. Le prolétariat algérien voit ses objectifs noyés dans ceux de la masse des paysans sans terre. Tandis que celui resté en France s'est réfugié dans une action syndicale, fuyant l'idéologie nationale et la direction F.L.N. mais étant incapable, d'autre part, d'avoir une position révolutionnaire (la faute en étant au P.C.F.).



     8°) L'intransigeance de la France et donc la poursuite de la guerre a radicalisé le mouvement et provoqué la destruction totale de la société algérienne. En ce sens, la croyance gaulliste et ultra en la défense de la démocratie et de la civilisation occidentale sur les pitons de l'Algérie fut un élément aux conséquences plus révolutionnaires que le pacifisme bêlant des staliniens et de toute la gauche.



     9°) L'incapacité du capitalisme français à résoudre la question algérienne provoqua le mouvement de la petite-bourgeoisie européenne qui voulait à tout prix que l'Algérie reste française, c'est-à-dire le maintien de ses privilèges (idéologie ultra). Ce conflit avec le pouvoir d’État risquait de se prolonger en France. L'avènement du gaullisme a permis d'empêcher l'extension du conflit, de prévenir une situation où la petite-bourgeoisie aurait pu intervenir un peu comme en Hongrie. Le prolétariat n'étant pas intervenu aucune mesure ne fut nécessaire contre lui. Ainsi le pouvoir gaulliste pouvait se présenter comme le défenseur de la démocratie. Seulement le développement du capitalisme impose l'élimination de la petite-bourgeoisie. Aussi, si, dans un premier temps, le pouvoir gaulliste a maintenu, en France, cette couche sociale par peur de troubles sociaux, dans un second temps, une fois la guerre finie, il sera obligé de l'éliminer. Nous aurons alors une société plus « radicale » avec en présence les deux protagonistes principaux : bourgeoisie et prolétariat.



     10°) En comparant avec le Maroc et la Tunisie, nous voyons que toute la difficulté de la question algérienne était la suivante : la passation des pouvoirs. Il était évident, depuis longtemps, que la France ne pouvait pas pacifier l'Algérie, celle-ci ne pouvait pas devenir une province française. De plus il ne pouvait pas y avoir une solution intermédiaire, un compromis avec un pouvoir quelconque par suite de l'absence d'une État algérien. Dans ce cas, est-ce qu'il y aurait eu une force capable de faire respecter un accord. Les événements de décembre nous indiquent que nous sommes arrivés au dernier acte de la guerre : entre la position ultra et la révolte des masses algériennes, il y a la troisième solution, celle du compromis entre le grand capital et le G.P.R.A. qui est un mouvement bourgeois veule et lâche qui n'a pu aller de l'avant que poussé par les fellaghas ; Ferhat Abbas en est le digne chef (son passage à la révolution ne date que de 1956). Le ralliement des députés et sénateurs algériens à la position F.L.N. est un autre indice de la proximité de l'accord. Cela correspond à une nuit du 4 août de l'Algérie algérienne.



     11°) Le compromis qui ne saurait tarder ne sera pas la fin des antagonismes. L'Algérie restera une poudrière de l'Afrique puisque le problème agraire ne sera pas résolu par le F.L.N. et parce que le nouveau pouvoir ne pourra pas donner du travail aux millions de sans-travail. Elle le sera aussi pour la France chez qui la perte de la grande propriété foncière en Algérie amènera une concentration importante, chez qui les problèmes du plein emploi se feront terriblement sentir. Le prolétariat français aura à soutenir une dure lutte pour le maintien de son niveau de vie ; seulement, il aura devant lui un pouvoir renforcé, un pouvoir fascisé (il n'est pas qu'à rappeler l'ordonnance sur la défense). Il aura devant lui un État plus puissant, ce qui est la caractéristique de la société française : toute crise tend à renforcer le pouvoir de partis soi-disants ouvriers, P.C.F. en tête, qui depuis 35 ans ne fait que trahir les intérêts de la classe ouvrière même les plus immédiats.



     12°) Pour la prétendue « Gauche » la lutte pour la fin de la guerre d'Algérie est synonyme de lutte contre le fascisme. De ce fait, elle met celle-ci au centre des préoccupations que doit avoir le mouvement ouvrier français. De l'issue de la lutte dépendraient, en définitive, la validité ou non du marxisme et la réalité ou non de la mission historique du prolétariat : l'émancipation de la société humaine. C'est pourquoi les gauchistes du P.S.U. et d'autres groupements non staliniens ont proclamé que le prolétariat s'était déshonoré par sa passivité durant le conflit algérien. Tandis que les trotskystes proclamaient, dans leur volonté d'utiliser à tout prix un mouvement révolutionnaire, leur accord et leur soutien inconditionnés à la direction de la révolution algérienne, empêchant ainsi toute critique du devenir de cette dernière et enlevant toute possibilité au prolétariat algérien de se séparer de sa bourgeoisie et de préparer son offensive ultérieure.

     Pour nous, la question algérienne ne fut jamais une question centrale. Nous avons démontré (et cela fut fait aussi à propos d'un problème d'une autre envergure : la question russe) que ceux qui ont tendance à se laisser obnubiler par un phénomène quelconque de notre société sont ceux qui perdent de vue la totalité du programme communiste et qui, de ce fait, s'attachent avec acharnement à l'actualité, étant incapables de replacer ces phénomènes dans le développement total de la société humaine et dans celui de la lutte du prolétariat. Ils théorisent un phénomène et font dépendre tout le développement ultérieur du mouvement ouvrier de leur appréciation particulière et contingentistes de l'évolution de la société. À l'opposé, nous avons

     a) recherché les causes de la passivité du prolétariat dans la trahison des organisations pseudo-prolétariennes et nous avons situé l'origine de celle-ci dans la défaite du prolétariat international en 1928 avec le triomphe de la théorie du socialisme en un seul pays, théorie qui s'accompagnait, sur le plan tactique, de la pratique du front unique ;


        b) indiqué qu' « à propos de la libre disposition des nations, comme dans toute autre question, ce qui nous intéresse avant tout et par-dessus tout, c'est la libre disposition du prolétariat à l'intérieur des nations » (Lénine).


     Nous n'avons donc jamais pensé que la reconstruction de notre organisation puisse dépendre en totalité de la position vis-à-vis du problème algérien. Seulement nous avons pensé comme Marx à propos de l'Irlande : « J'ai longtemps pensé qu'il serait possible de renverser le régime irlandais grâce aux progrès de la classe ouvrière anglaise. J'ai toujours défendu cette opinion dans le New-York Tribune. Une étude plus approfondie de la question m'a convaincu du contraire. La classe ouvrière ne pourra rien faire tant qu'elle ne sera pas débarrassé de l'Irlande… La réaction anglaise en Angleterre a ses racines dans l'asservissement de l'Irlande » (souligné par Marx).



      13°) L'indépendance algérienne arrive à la fin de la phase révolutionnaire anti-colonialiste qui a tendu, à travers le monde, à la formation de sociétés bourgeoises capitalistes. Ce mouvement de libération nationale a, tout d'abord, affaibli les anciennes métropoles capitalistes, mais, en triomphant, il a tendu, ensuite, à stabiliser le système capitaliste grâce à la formation de marchés nationaux et à la relance d'une accumulation élargie du capital sur une plus vaste échelle. Dans la première période, l'absence du parti de classe a empêché l'utilisation révolutionnaire, dans un sens prolétarien, de ce mouvement anti-impérialiste. Dans la seconde, cette stabilisation a empêché la reprise du mouvement prolétarien par éloignement de la crise.


     Ainsi, l'indépendance algérienne est concomitante à la fin de la reconstruction de la société capitaliste mais, en même temps, avec une période où de nouveaux « grands » apparaissent ou réapparaissent (Chine, Japon, Allemagne) ce qui amènera une nouvelle lutte de marché, un nouveau partage du monde, promesse absolue de crises nouvelles.



     14°) L'Algérie indépendante fera partie de cette vaste zone des « Balkans » qui comprend non seulement les pays de l'Europe Centrale, mais ceux du Proche-Orient, de l'Asie du Sud-Est (Indochine, Thaïlande), de l'Amérique Centrale et du centre de l'Afrique (Congo et Fédération de Rhodésie-Nyassaland). C'est pourquoi la « nouvelle » société capitaliste, celle de la co-existence pacifique, du non-engagement, de la destruction du colonialisme ne sera pas plus stable que celle qui l'a précédée et le prolétariat international pourra utiliser ces failles du systèmes impérialiste pour repartir à l'assaut du pouvoir bourgeois.



     15°) Cette perspective est encore lointaine. Seulement la fin de la guerre d'Algérie peut être le point de départ de la reprise prolétarienne en France et en Europe. La lutte violente du prolétariat est un produit brut de cette société de classes. La question fondamentale est son organisation et sa direction, c'est-à-dire la formation du parti révolutionnaire à l'échelle mondiale lequel ne peut justement se reconstruire que dans la lutte contre l'ennemi commun des prolétaires du monde entier : le capitalisme, lutte conduite au nom et pour le triomphe du Programme Communiste, dont les fondements révolutionnaires intégraux sont exposés dans cette revue*.





*  Cet article parut sous une forme modifiée dans la revue « Programme Communiste », n°15 (1961). Il

avait été accolé à un autre auquel il est fait allusion au début. Le tout parut donc sous le titre : « Bases et

perspectives économico-sociales du conflit algérien ». La traduction italienne des deux articles, séparés, parut

dans « il programma comunista » (1961).