PROLÉTARIAT
ET
RÉVOLUTION
La
publication du Manifeste du groupe ouvrier du PCR
découle des
préoccupations que nous avons exposées dans le n° précédent
d'Invariance (cf. Adresse,
pp. 23-24) et entre, également, dans le cadre de notre étude
des révolutions
russe et allemande du début de ce siècle qui devra être complétée par
celle de
la révolution espagnole. Le point d'arrivée a déjà été indiqué : situer
les
limites de la théorie du prolétariat1 sur le
plan historique, c'est-à-dire mettre en évidence comment au cours des
luttes
révolutionnaires de ce siècle le prolétariat n'a pas proposé une autre
société,
un autre mode de vie ; comment, en définitive, il ne revendiquait
qu'une autre
gestion du capital. Par là, son intervention a abouti simplement à
favoriser le
passage de la domination formelle à la domination réelle du capital sur
la
société dans les zones les plus avancées de l'Occident et au
renforcement de la
domination du capital sur la société dans les zones les plus avancées
de
l'Occident et au renforcement de la domination du capital à l'échelle
mondiale
permettant à celui-ci de pénétrer dans des zones où il n'avait pas
encore pu
s'immiscer par suite de résistances d'ordre aussi bien géographiques
qu'historiques, ou sociales.
Le point de départ des études
historiques sur les révolutions du XX° siècle fut l'essai de déterminer
quelles
furent leurs tâches au cours d'une période où l'on passe de la
domination
formelle à la domination réelle du capital sur la société, afin de
caractériser
la contre-révolution et de préciser jusqu'où celle-ci peut aller. Car,
en
reprenant Marx, je pensais que la révolution n'est possible que si la
contre-révolution est allée jusqu'au bout. Avec Mai 1968, on a son
émergence.
Dès lors, on devait être plus attentif à ce qui se passait ; mais le
présent
renvoyait un écho de quelque chose de révolu : les luttes du
prolétariat des
années 20 et celles qui leur étaient contemporaines comme la lutte pour
l'émancipation de la femme, pour la liberté sexuelle, etc. S'imposa
alors la
nécessité de délimiter ce qu'elles avaient bien pu produire ainsi que
celle de
comprendre pourquoi le mouvement en acte de nos jours ne parvenait pas
à aller
au-delà de ses antécédents.
Il apparut qu'on pouvait
sortir de l'impasse qu'en abandonnant la théorie du prolétariat.
L'étude
historique acquérait par là-même une autre dimension : vérifier dans
quelle
mesure la plupart des révolutionnaires avaient vécu et lutté en ayant
une
certaine représentation du prolétariat en tant que classe
révolutionnaire et
dans quelle mesure eux-mêmes étaient pénétrés d'une représentation de
« la
société communiste » qui n'était pas incompatible avec l'être
du capital.
L'exemple des révolutions allemandes et surtout russe montre que le
prolétariat
fut amplement apte à détruire un ordre social qui faisait obstacle au
développement des forces productives, donc au devenir du capital, mais
qu'au
moment où il s'est agi de fonder une autre communauté, il resta
prisonnier de
la logique de la rationalité du développement de ces forces productives
et
s'enferma dans le problème de leur gestion.
Le texte de Kollontaï L'opposition
ouvrière publié dans le n°35 de Socialisme ou
Barbarie était déjà
très clair à ce sujet. Le Manifeste du groupe ouvrier du PCR
est encore
plus significatif car il pose nettement la prééminence obligatoire du
prolétariat et la nécessité de sa constitution en classe dominante tout
en
proposant approximativement les mêmes mesures que celles préconisées
par l'
« Opposition ouvrière ». Ce texte de 1923 apparaît
comme un dernier
sursaut du prolétariat russe avant son écrasement définitif (même s'il
ne fut
pas violent comme pour le prolétariat français en 1871). En conséquence
la
rencontre KAPD-Groupe ouvrier du PCR est fort symptomatique pour les
deux mouvements,
tous deux rejetés du mouvement en acte et revendiquant désespérément
une ligne
prolétarienne violemment repoussée par le courant en place. Un trait
commun les
caractérise : il n'y a pas revendication de la destruction du
prolétariat mais
revendication de sa prépondérance dans la société. Ceci explique que
nous
publions le Manifeste avec les notes que les
dirigeants du KAPD
ajoutèrent à la traduction allemande de 1923.
Les contacts et la
convergence entre KAPD et Groupe ouvrier nous font comprendre pourquoi
les
bolcheviks – Lénine en tête – s'acharnèrent avec une hargne
particulière contre
les kapédistes, surtout lors du troisième congrès de l'IC. Il fallait à
tout
prix éliminer toute liaison entre l'opposition interne (qui à l'époque
n'était
pas encore constituée par le « Groupe ouvrier ») et
l'opposition au
sein de l'Internationale. Tout le poids de l'Etat russe sera mis au
service de
cette manœuvre qui réussira parfaitement bien. Mais cela ne conjurera
pas le
péril ; d'où toutes les attaques contre le KAPD bien des années après
qu'il eut
été expulsé de l'IC. En revanche les bolcheviks tolérèrent Bordiga
jusqu'en
1926, moment où celui-ci demanda de façon nette que la politique de
l'Etat
russe soit examinée au sein de l'Internationale.
Le Manifeste est assez
éloquent par lui-même avec sa faiblesse théorique et ses perspectives
limitées
; peu de commentaires sont nécessaires. Il est bon de signaler un autre
point :
l'affirmation par Miasnikov et ses camarades de la nécessité d'un
développement
autonome de l'économie russe. Elle dévoile une base d'appui, d'ancrage,
au sein
des prolétaires, de ce qui deviendra ensuite la théorie de la
construction du
socialisme en un seul pays. Cette théorie a un fondement ouvriériste,
de là son
succès après 1926.
Pour Marx le prolétariat
était la dernière classe apparue et l'ultime à apparaître. Cette
position
historique et la place qu'elle avait dans le procès de production
faisaient en
sorte que cette dernière ne pouvait pas ne pas être la négation absolue
de l'ordre
existant, l'opposant intégral à toute forme de domination. On conçoit
que dans
les moments de rupture sociale cette classe ait pu poser le possible
d'une
autre forme de rapports humains. On conçoit surtout que Marx ait pu
investir
sur cette classe tout ce qu'il pouvait entrevoir d'humain dans le futur
manifesté lors de ces failles sociales. Dans tous les cas la
représentation
avait une base matérielle non seulement sur le plan de l'existence
immédiate,
la réalité sociologique d'une classe bien déterminée, mais d'une
existence
médiate : une classe intervenant activement, révolutionnairement, pour
détruire
les rapports sociaux en place. L'impératif : « Les philosophes
ont
seulement interprétés le monde de différentes
façons, il s'agit de le transformer »
et son corollaire : « Il ne suffit pas que la pensée tende à
sa
réalisation, il faut que la réalité tende vers la pensée
« traduisant » cette volonté d'action déléguée à une
classe qui doit
« émanciper » l'humanité ».
Plus d'un siècle après, le
MPC est là, puissant. C'est lui qui a transformé le monde et les êtres
humains
à tel point qu'on peut se demander s'ils seront aptes à se rebeller.
Tout ce
qui fut de la société humaine disparaît, s'écroule et le discours
s'autonomise.
La philosophie survit à sa mort proclamée en une herméneutique
polymorphe,
immense radotage sur ses origines. L'art aussi est mort. Dada et le
surréalisme
l'ont proclamé et ont vécu en espérant que cette mort serait
contemporaine de
l'insurrection prolétarienne. Mais le prolétariat a été intégré dans la
communauté du capital.
La représentation du
prolétariat comme sujet révolutionnaire n'a plus aucune base, par suite
de
l'évanescence de la classe, de sa fictivité. Peu importe ! Si elle
n'existe
plus on la postule. A la fictivité du capital lui permettant de
surmonter les
barrières à sa valorisation, correspond celle du prolétariat permettant
de
maintenir le schéma révolutionnaire fondé sur
l'intervention déterminante d'une classe lors de la
révolution ou pour
amener cette dernière. Plus la société s'écroule, plus le prolétariat
doit
réaliser des éléments contenus en elle mais qui ne pourraient pas
s'épanouir
pleinement. Pour les situationnistes le prolétariat doit réaliser l'art
mais il
doit permettre aussi l'émancipation sexuelle. Il devient le sujet
artistique et
sexuel – dans une représentation réellement autonomisée – de la
révolution.
L'art n'est plus possible dans la société actuelle, on peut le
retrouver par
l'intermédiaire de la révolution, de même pour la sexualité. Les
situations
doivent être à la fois révolutionnaires et artistiques. Là-dessus
s'édifie le
mythe de vivre immédiatement ici et maintenant, mais seulement à partir
du
moment où l'on a intériorisé la médiation prolétarienne. Car en
devenant
prolétaire on peut réaliser l’art et accéder à la pleine
sexualité :
« Je ne
connais rien de mieux que
de coucher avec un mineur asturien. Voilà des hommes! ».
Nous avons peut-être la
dernière figure du prolétariat, celle qui cause le plus de ravage, car
à partir
de ce moment il devient de plus en plus un opérateur de justification
d'une
certaine réalité.
N'est-ce pas la preuve la
plus percutante, la plus spectaculaire de l'inanité de la théorie
classiste, de
la théorie du prolétariat. Le discours théorique de l'ultra-gauche est
une
combinatoire de données théoriques provenant des situationnistes et de
données
léguées par le mouvement ouvrier classique. Le meilleur exemple de ce
syncrétisme-combinatoire est assez récent, nous le trouvons dans :
« Mouvement capitaliste et révolution russe – Le procès de
dissolution de
l'art » (B.P. 29 – Uccle 4 – 1180 Bruxelles).
« Les prolétaires sont
ceux qui, ne disposant d'aucune réserve, ne peuvent accumuler et sont
dépouillés de tout pouvoir sur la production de leur vie. Les
prolétaires, en
tant que force productive de la plus-value, en restent le centre. Leur
place
dans l'économie les contraint à être le fer de lance du mouvement
communiste.
Mais ce dernier n'est plus à strictement parler classiste dans
la mesure
où il y a prolétarisation de plus en plus large de notre société (le
mouvement
même du capital engendre la base de la classe universelle – négation
des
classes) » note 2, p. 27.
« Nous entendons par
prolétariat le mouvement vers la classe
universelle-négation tendancielle
des classes (en opposition à classe ouvrière). Nous conservons classe
par
allusion à l'origine du mouvement » note 7, p. 29.
Ce discours sur une absence
révèle simplement l'inexistence d'un mouvement révolutionnaire
s'incarnant en
des hommes et des femmes bien concrets, révèle aussi l'impuissance de
ceux qui
voudraient une transformation de ce monde mais qui réalisent leur
faiblesse par
suite de leur nombre dérisoire. L'appel à un prolétariat mythique est
un essai
de conjurer l'horreur de la situation. Mais celle-ci demeure ce qu'elle
est.
Mieux vaut donc rejeter tout cet appareillage théorique et chercher à
comprendre comment réellement en sortir.
Le rejet de la théorie du
prolétariat implique une réflexion approfondie sur ce que peut
signifier la
révolution puisque cette théorie a pour présupposition le développement
des
forces productives qui postule que l'humanité doit en définitive subir
de
terribles destructions, des souffrances inouïes avant de pouvoir
édifier un
ensemble productif apte à lui assurer son
« émancipation ». La
révolution signifiait destruction des obstacles au développement des
forces
productives et la classe révolutionnaire était la plus grande force de
ces
forces.
A partir du moment où nous
reconnaissons la disparition des classes avec le triomphe du despotisme
du
capital sur le troupeau humain subissant un « esclavage
généralisé »
et que le capital réalise pleinement la rationalité du développement
des forces
productives, donc le progrès (la droite classique réactionnaire a
pratiquement
disparu), où situer l'élément révolutionnaire et l'élément
contre-révolutionnaire ? En quoi de ce fait la destruction du MPC
sera-t-elle
révolutionnaire ? Cette question était déjà implicite dans notre
affirmation :
la révolution communiste est à la fois classiste et aclassiste (surtout
au
moment où nous raisonnons en fonction de la classe universelle) ; elle
n'est
pas seulement une destruction mais est aussi un retour à un mode d'être
perdu :
le mode de vie communautaire en harmonie avec la nature.
Nous pouvons parler de
révolution pour indiquer la disparition du MPC car il y aura bien
affirmation
d'une discontinuité, en même temps que réalisation d'un retour. Mais
elle ne
sera pas telle parce qu'elle s'opposera à quelque chose d'immédiat
baptisé
contre-révolution. Révolution et contre-révolution, progrès et
régression sont
des éléments d'une problématique vitale qui enserre les être humains
depuis
seulement quelques siècles mais leurs présuppositions existent à partir
du
moment où se réalise la coupure avec la communauté et avec la nature.
Si on
affirme que le mouvement tendant à abolir cette coupure est
révolutionnaire on
est amené à constater qu'il a été représenté par des hommes et des
femmes qui
furent loin d'être considérés comme des révolutionnaires.
Nous l'avons nous dit
« il faut quitter ce monde » car les éléments
fondamentaux du devenir
à la communauté humaine ne peuvent être perçus qu'en dehors de tout le
vaste
arc historique – moment intermédiaire – qui va des communautés
primitives à la
réalisation de la communauté du capital (à laquelle révolutions et
contre-révolutions ont contribué). Au sein de ce moment on peut voir se
réaliser (surtout en Occident) un certain rêve des êtres humains : se
situer
par rapport à la nature, c'est-à-dire trouver son identité par rapport
à elle à
partir du moment où ils s'en abstraient, où ils s'en extraient, où ils
s'en
extranéisent ; ce qui les conduit à s'affirmer supérieurs, seigneurs et
maîtres
d'elle, devant la dominer. Mais cette domination se réalise au travers
d'un
être extranéisé, produit de leur activité millénaire, le capital, qui
effectivement en les dominant domine la nature.
C'est donc contre sa propre
affirmation humaine aboutissant à une déshumanisation complète que
l'espèce
humaine doit s'élever. Voilà pourquoi les concepts de révolution et de
contre-révolution sont inopérants pour situer le moment que nous vivons
d'autant plus que si on devait leur attribuer une réalité ils devraient
alors
couvrir une période historique plus vaste que celle que nous vivons2.
Jacques
CAMATTE
février 1975
1
Cf. sur le plan
« théorique », la lettre de J.L.Darlet in n°
Spécial de
janvier 1974. Sur le plan historico-théorique, cf. Le KAPD et
le mouvement
prolétarien, Invariance, série II, n°2 et La
révolution allemande et le
spectre du prolétariat, Invariance,
série II, n°5 – en ce qui concerne la révolution allemande. La
révolution russe
a été abordée dans Bordiga et la révolution russe – Russie et
nécessité du
communisme, Invariance, série II, n°4 ; ainsi que dans la
préface au livre
de Bordiga Russie et révolution dans la théorie marxiste, intitulée
« La révolution russe et la théorie du prolétariat »
(à paraître fin
de 1975 aux éd. UGT 10/18).
2
Le « Manifeste du Groupe
ouvrier du PCR » a été traduit à partir de la version
allemande (in
« Selbskritik des Kommunismus » Gunther Hillmann,
Rowoholt Verlag,
1967) et de la version italienne (in « Miasnikov e la
rivoluzione
russa », Roberto Sinigaglia, éd. Jaca Books, 1973).
Au sujet de
Miasnikov, nous empruntons à R. Sinigaglia (cf. note 40 de l'ouvrage
cité) les
données biographiques suivantes.
Il naquit à
Perm en 1888 et entra au parti bolchevik vers 1905-1906 où il étudia
l’œuvre de
Marx dans la traduction russe et suivit activement la polémique entre
Lénine et
Bogdanov (1907-1917). Très courageux il organisa des groupes d’assaut
pour les
attaques contre la police et contre la propriété.
Arrêté, il
passa 7 années en prison où il fut le protagoniste d’une grève qui dura
75
jours.
Après la
révolution de février il devint président du soviet de Perm devant
lequel il
s’engagea à assassiner le grand duc Michel sans attendre les ordres du
gouvernement central. Ce qu’il fit.
Durant la
guerre civile il commanda des volontaires dans la lutte contre l’armée
blanche
qui avait occupé la zone centrale de l’Oural. Après la fin de la guerre
civile
il fut élu délégué au VIII° congrès pan-russe des soviets en vue de la
préparation duquel il publia un article « Les problèmes
importants »
(19.11.1920), dans lequel il soutenait la nécessité de former des
syndicats
paysans pour défendre, contre les koulaks, les masses pauvres des
campagnes.
Il fut
expulsé du parti en 1922 après une violente polémique avec le comité
central.
Il développa alors une activité clandestine et organisa le Groupe
Ouvrier.
Arrêté en 1923, il fut transporté de prison en prison et subit de
terribles
tortures. En 1928, lors de son transfert en Arménie, la prison fut
transformée
en résidence surveillée. Au cours de la même année, il réussit
à
s’échapper en Perse. Après avoir été à nouveau en prison en Perse puis
en
Turquie, il réussit, début 1930, à gagner la France où il demeura
jusqu’en
1945.
A la fin de la guerre il demanda à Staline la permission de retourner en URSS. Staline envoya un avion le chercher. A partir du jour où il retourna dans son pays, on n’a plus eu de nouvelles sur Miasnikov !!!