LA  QUESTION  ALGÉRIENNE














    « Le nationalisme bourgeois et l'internationalisme prolétarien sont deux mots d'ordre irréductiblement opposés qui correspondent aux deux grands camps de classe du monde capitaliste et qui traduisent deux politiques (plus encore deux conceptions du monde) dans la question nationale.» (Lénine, Œuvres complètes, Ed. de Moscou, t. 20, p. 10)



     Voilà ce qui théoriquement nous devrions observer en étudiant la question algérienne s'il existait un parti de classe révolutionnaire. Or, quelles sont les positions actuellement en présence. Les grands partis politiques sont unanimes à reconnaître dans la déclaration du 16 septembre les données de la solution au problème algérien : l'autodétermination. Seuls les ultras et une partie de la droite en France sont contre. Pour imposer la fin de la guerre et empêcher l'installation du fascisme il faut regrouper toutes les forces de gauche. Nous étions partis à la recherche de l'Algérie, nous trouvons la France !



     « Lorsqu'on analyse une question sociale, la théorie marxiste exige expressément qu'o la situe dans un cadre historique déterminé » (Lénine, t. 20, p. 423). L'expédition d'Alger eut surtout des buts politiques intérieurs : revaloriser le gouvernement et détourner le mécontentement populaire ; mais, en même temps, elle fut le point de départ de la constitution du second empire colonial français, le premier ayant été détruit sous les coups de la puissance anglaise. Actuellement, la phase de l'indépendance de l'Algérie est contemporaine de la fin de cet empire.



    Tout cela n'est pas dû à de simples coïncidences. C'est pourquoi il nous faut essayer de préciser « les particularités concrètes qui distinguent » l'Algérie des autres pays. Pourquoi a-t-elle tant d'importance pour la France ? Pourquoi toutes les autres colonies ont-elles eu depuis déjà un certain temps soit l'indépendance, soit un statut plus libéral. Ceci nous renverra encore une fois à l'évolution du capitalisme français. Est-ce qu'au travers de la recherche d'une solution en Algérie, n'y a-t-il pas un essai de réajuster l'économie française qui pendant longtemps fut parasitaire (caractère donné par Lénine) et de transformer ainsi la France en un vrai pays industriel. N'est-ce pas le sens de l'intervention des staliniens : la guerre d'Algérie ruine le pays et empêche de fournir les efforts d'investissements nécessaires (travaux d'infrastructure en particulier) dont l'économie a besoin pour être compétitive dans le cadre du marché commun. Là encore ils retrouvent les éléments de gauche : UGS, PSA, etc.. qui rêvent d'un front populaire. Toute l'ironie ne résiderait-elle pas là ? L'affaire algérienne, après avoir catalysé le développement d'une situation fasciste amenant le général De Gaulle au pouvoir, pourrait permettre la constitution d'une parodie de front populaire, comme le 13 mai fut une parodie fasciste, qui serait dirigé contre les ultras, afin de faire respecter l'autodétermination. Un tel gouvernement pourrait encore être présidé par De Gaulle, pour la troisième fois sauveur de la France. À ce moment-là tous les partis politiques auraient plus ou moins perdu leur autonomie et leur pouvoir sur les masses au profit de ce dernier dont la légende deviendrait la trame politique de la France.



    Est-ce qu'il n'y a pas pourtant une manière de voir la question qui ne ramènerait pas à la France ? Les trotskystes envisagent le mouvement algérien dans la perspective de la révolution mondiale et ils affirment qu'il est un moment de cette dernière. En conséquence ils déclarent devoir soutenir le FLN quelle que soit sa direction (1955 : ). Une telle position est absolument fausse car c'est être d'une manière absolue pour la « bourgeoisie algérienne ». Or, dans la question coloniale on ne doit accorder à la bourgeoisie qu'un « soutient conditionnel » (Lénine). Cette position apparemment plus révolutionnaire se ramène en fait à une solution bourgeoise. Est-ce qu'il n'est pas possible de poser le problème de telle manière qu'il ne nous renvoie pas à l'une des deux positions précédentes ?



     Poser la question du point de vue du prolétariat c'est la poser d'un point de vue marxiste. Quel est le rôle du prolétariat dans ce domaine ? La réponse fut donnée par les maîtres du marxisme et fut magistralement explicitée et mise en pratique par la III° Internationale à l'époque du congrès de Bakou dont le souvenir terrifie encore les bourgeois. Si nous reprenons de telles positions nous n'envisagerons plus l'Algérie du point de vue de la bourgeoisie française, ni de celui de la « bourgeoisie algérienne », mais de celui de l'attitude du prolétariat français vis-à-vis des algériens exploités, puis insurgés, demains vis-à-vis du prolétariat algérien en lutte contre sa propre bourgeoisie. Dans ce cas, nous ne nous déterminons plus uniquement vis-à-vis de la donnée actuelle : pour ou contre l'autodétermination, pour ou contre le FLN. Au contraire, pour comprendre cette donnée, il nous faudra répondre à la question suivante : comment se fait-il qu'en Algérie, où s'est développé un important prolétariat (nous le démontrerons par la suite) lié à une nombreuse paysannerie pauvre et plus ou moins expropriée, ne se soit pas formé un parti communiste puissant qui, lié à celui de la métropole aurait pu permettre depuis longtemps, non seulement l'accession à l'indépendance mais, peut-être (au moins dans la période de 1920 à 1928), de poser le principe de la dictature du prolétariat allié à la paysannerie ? La réponse n'implique pas obligatoirement la reconnaissance qu'actuellement il soit possible d'envisager la question algérienne de ce point de vue. Ce serait absurde. Elle a tout de même une énorme importance, car elle permettra de mettre en évidence que dans la question nationale on ne doit pas parler de « praticité » voire même d'efficacité immédiate, mais qu'il faut tenir ferme sur le principe politique : union du prolétariat de la métropole avec les masses exploitées des colonies (à plus forte raison s'il existe un prolétariat indigène).



    Vue simplement ainsi la position est unilatérale. Il faut aussi préciser l'attitude du prolétariat indigène vis-à-vis de sa bourgeoisie. Comme l'ont démontré Marx et Lénine, il doit soutenir la lutte nationale de celle-ci, tout en se délimitant d'elle et la dénonçant, afin de se préparer à l'autre assaut. Nous envisagerons cela lorsque nous caractériserons le mouvement d'indépendance algérien. Dans tous les cas, surtout quand on retourne dans l'actualité, on constate que ce qui est déterminant c'est l'attitude du prolétariat français. C'est pourquoi nous insisterons sur ce point.1



    Les considérations qui vont suivre veulent simplement démontrer comment l'on doit passer à l'étude des données concrètes d'un pays en lutte pour son émancipation à l'énonciation et la mise en pratique du principe indiqué plus haut. Car « à propos de la libre disposition des nations, comme de toute autre question, ce qui intéresse avant tout, et par-dessus tout, c'est la libre disposition du prolétariat à l'intérieur des nations » (Lénine, Œuvres complètes, p. 452)



     1. - On ne peut pas séparer l'Algérie des pays qui l'environnent. Elle présente en effet, des affinités avec le Maroc, l’Égypte et tous les pays du Moyen-Orient. Le caractère commun est le suivant : importance des facteurs climatiques. Dans ces pays, le développement de l'action humaine est assujettie aux caprices de la nature. Le peuplement n'a pu se faire que dans les régions qui reçoivent une quantité suffisante de pluie. Les variations considérables dans le débit des fleuves, celles de la température, surtout aux équinoxes, rendent difficiles le développement de l'agriculture. La présence du désert par son facteur physique (aridité et difficulté de pénétration, menaces d'ensablement) et humain – la zone péri-désertique favorise le nomadisme – vient apporter une composante commune.



    2. - Jamais, durant toute la longue histoire des populations qui habitent l'Algérie, ne s'est formé un État national. L'évolution de l’État s'est arrêté au stade que Marx appelle la Gemeinwesen : la commune qui provient de l'union ou de la réunion des « notables » de toutes les tribus d'une région. En général elle se fixe en un lieu déterminé, exemple Athènes ou Rome, cités qui dominent la campagne environnante. C'est ce qui se fit au cours des âges en Algérie, en différents lieux puis, finalement, à Alger. Seulement à l'encontre de ce qui s'était passé dans les autres pays, cette commune ne s'est jamais transformée en un État véritable parce que la division en classes de la société ne s'était pas produite. De plus, les quelques villes qui se développèrent le firent plus ou moins indépendamment du reste du pays. Ce furent des centres de commerce, comme ceux qui étaient en liaison avec Carthage, la Phénicie ou avec Rome, mais elles prenaient rapidement de l'influence sur les restes du pays qui gardait sa forme économique propre. Cette absence d’État a eu une série de conséquences :



     1° On pouvait remplacer l'ancienne commune sans rien changer à la structure du pays2. En conquérant Alger on prenait possession d'une ville et non d'un État.



     2° De ce fait il était difficile de « tenir le pays ». Les romains n'allèrent pas au-delà d'un contrôle de la zone côtière. Pour assurer une vraie domination sur l'Algérie, il fallait détruire le communisme primitif et ses dérivés. C'est le sens de la lutte que mena le capitalisme français (R. Luxembourg l'a décrite pour la période 1850-19003) ; d'une manière moins puissante, elle se poursuit encore.



     De tels pays sont d'autant plus difficiles à pacifier que les liens entre les individus sont encore dans une grande mesure de nature gentilice, où l'autre est pour l'homme, non une marchandise, mais un autre homme. La ténacité et la multiplicité des révolte de l'Aurès et de la Kabylie en sont des preuves tangibles.



   3° Devant une telle ténacité l'administration française oscilla toujours entre deux tentatives. Une consistait en une assimilation pure et simple : l'Algérie et la France ne devant former qu'un seul pays. Parallèlement, il était essayé une colonisation en grand, pour faire de l'Algérie une terre de peuplement. Cette politique a encore des adeptes aujourd'hui, sous un autre nom : la francisation.



     L'autre tentative fut celle de créer un État arabe qui se serait associé à la France. Napoléon III voulait être considéré à la fois empereur des français et des arabes. Sous cette forme moins absolue, elle ne put réussir. On ne peut pas créer artificiellement de tels organismes, s'il n'y a pas un développement en conséquence de formes économiques. Sous une forme plus modérée, en revanche, elle fut appliquée. Elle consista en une certaine arabisation des cadres : formation de notables indigènes. On pouvait espérer ainsi former des éléments dont on s'attacherait les services et qui pourraient gouverner au nom de la France. Comme lorsqu'on s'attachait, au Maroc par exemple, les services des caïds pour contrebalancer le pouvoir du Sultan. Or, ceci fut toujours difficile car, à partir du moment où ces éléments quittaient le cadre de la tribu, ils perdaient toute autorité sur elle. Ici encore nous voyons la « forme d'inertie » du communisme primitif. Mais au fur et à mesure de la destruction de ce dernier on pouvait espérer dissoudre les liens entre les algériens et imposer une nouvelle hiérarchie. Cette politique fut suivie avec assez de constance, tendant à donner une assemblée algérienne, et un poids de plus en plus important au corps électoral indigène. C'est toujours elle que l'on retrouve dans la recherche de la troisième force ; son point d'aboutissement c'est l'autodétermination qui est la reconnaissance de la non identité des algériens aux français, mais qui est aussi celle de l'absence d'un État algérien (le FLN et le GPRA étant rejetés comme étant de simples éléments subversifs) ; d'où la nécessité pour les algériens de se déterminer correctement vis-à-vis de la France afin que celle-ci leur permette d'évoluer vers la formation d'une nation à laquelle cette dernière aura pris une part importante. Cette position se situe au bout du cycle inauguré par la tentative de Napoléon III (champion du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes). Comme son aînée elle est de nature « philanthropique » mais ne risque-t-elle pas d'avoir la même fin ?



    Nous comprenons ainsi pourquoi les positions actuelles (francisation et autodétermination) tout en s'opposant ont un caractère commun : le refus de l'indépendance de l'Algérie parce que celle-ci n'a pas d’État, n'est pas une nation (« Depuis que le monde est monde etc.. ») ou qu'elle est trop récente pour divorcer, d'autant plus que la France a des droits sur ce pays, ne serait-ce que parce qu'il y a un certain nombre de français qui ont permis son développement. Comme on le voit, rien n'est nouveau dans la question algérienne.



     Pourtant constater, dans le passé, l'absence de formation d'un Etat ne devrait pas conduire à affirmer qu'il n'y eut jamais les bases d'une nation. Au contraire, il y eut une remarquable continuité ethnique et culturelle renforcée par la soudure du patrimoine berbère avec l'apport arabe. Seulement c'étaient les éléments d'une nation qui dépassait le cadre de l'Algérie car elle allait de l'Atlantique au golfe persique. Ceux qui n'ont pas œuvré, à l'époque où ce fut possible, à la réalisation de cette dernière, sont les véritables auteurs de la situation actuelle où l'Algérie ne peut que s'autodéterminer.



     3. - Par suite de la politique de la « colonisation » nous avons à l'heure actuelle un pays qui présente deux communautés, basées sur deux races différentes : européens et algériens (un millions d'individus pour les premiers, huit millions pour les seconds, en 1953) et le tableau économique de l'Algérie se présente de la manière suivante : coexistence de deux modes de production, un capitaliste, l'autre précapitaliste.



    La sphère de production capitaliste est constituée par l'ensemble des rapports sociaux où le procès de séparation entre production et moyens de production, entre consommation et entre travail et titre de propriété est complètement achevée. Les moyens de production sont concentrés dans l'entreprise capitaliste. En Algérie cette sphère est bien représentée par l'entreprise agraire hautement mécanisée tenue par les européens. Sur un total de 22 037 exploitations, 6385 occupent plus de 100 hectares, totalisant une superficie de 2 381 900 hectares4. Cette agriculture tend à employer de moins en moins de main d’œuvre, ce qui démontre son caractère très évolué. Cette sphère est caractérisée aussi par les grands travaux d'infrastructures : les barrages fournissant l'énergie électrique, mais surtout ceux destinés à l'irrigation (qui profite surtout aux européens), le développement du réseau ferroviaire et routier ; l'aménagement des ports. Une industrie extractive accompagnée d'une très faible industrie de transformation. Enfin l'accroissement des villes lié à la formation d'un prolétariat et d'un sous-prolétariat urbain, effet direct de la colonisation capitaliste.



    La sphère de production pré-capitaliste est un amalgame d'éléments résiduels des formes économiques parfois fort anciennes. Leur caractère commun est la conservation de l'unité organique entre producteurs et moyens de production, où la force de travail n'ayant pas encore subi l'expropriation capitaliste, reste le patrimoine de la collectivité. On peut considérer ces formes sociales comme des formes dégénérées du communisme primitif originel des antiques habitants du continent. On peut subdiviser cette sphère en trois secteurs.



    1° L'économie sédentaire agricole qui conserve de très anciennes traditions de la communauté agraire berbère demeurée intacte malgré les invasions arabes, turque et française, et qui résiste encore à la colonisation capitaliste. Elle est réfugiée dans des zones quasi inaccessibles (Grande Kabylie, Petite Kabylie, Aurès, etc..).



    2° L'économie pastorale nomade importée surtout par les envahisseurs du XI° siècle : les bédouins. Presque tous les historiens s'accordent à considérer que cette invasion fut une catastrophe pour le Maghreb, car elle aurait détruit l'agriculture berbère, ce qui aurait provoqué une extension de la superficie du désert. Les méfaits se feraient encore sentir de nos jours.



     3° Le semi-féodalisme des Touaregh. Ici on a un mélange de nomadisme et d’agriculture sédentaire. En effet les travailleurs de la terre, dans les oasis qui appartiennent aux Touareghs, ont un rapport de dépendance féodal vis-à-vis de ces derniers.



     Dans certains cas on peut avoir appariées les deux formes nomades et agricoles sédentaires, comme cela se produit chez les Kabyles qui pratiquent l'agriculture en hiver et qui, en été, migrent avec leur troupeau en haute montagne.



     4. - Ces deux sphères se sont développées d'une manière antagoniste. Aussi est-il légitime de se demander si la prédominance que tend à prendre la forme capitaliste s'accompagne d'une amélioration du niveau de vie des populations algériennes.



    L'agriculture européenne est orientée principalement vers l'exportation ; elle a un caractère spéculatif. Deux exemples suffisent pour mettre cela en évidence : la vigne et les agrumes.



    La culture de la vigne est allée en augmentant depuis la conquête. La surface cultivée est passée de 850 hectares en 1850 à 400 000 en 1950, donnant une production moyenne de 18 millions d'hectolitres de vin qui est écoulée en France. Il est inutile d'insister sur le caractère parfaitement anti-social de cette production : les arabes ne boivent pas de vin.



    L'exemple des agrumes est tout aussi probant. « Les quantités produites donnent à l'Algérie le 2° rang mondial et lui permettent de fournir le tiers de la consommation française (en 1954, n.d.r.). Il faut songer au moment où l'Algérie disposera d'une production annuelle de 4 millions de quintaux à laquelle il faudra trouver des débouchés nouveaux alors que les marchés étrangers... » (Notes et études documentaires : « L'évolution économique et sociale de l'Algérie de 1945 à 1954, p. 6). Cette même publication nous indique que L'Algérie exporte essentiellement « les produits de son agriculture, de son élevage, de son sous-sol : vin, céréales, fruits et primeurs, dates, figues, légumes, alfa, mouton, minerai de fer, phosphates, zinc, plomb » (p. 31). Ceci prouve à merveille le caractère spéculatif de l'agriculture et celui arriéré de l'industrie : l'Algérie étant un fournisseur de matières premières.



    L'agriculture arabe est une agriculture non mercantilisée, la production est presque toute consommée ; les marchandises exportées le sont donc par les européens. De ce fait une étude de la production indigène va nous indiquer ce qui est disponible pour l'algérien. Voyons tout d'abord la production de céréales (en millions de quintaux) qui a évolué de la façon suivante (il s'agit d'une moyenne annuelle) :



    1934-47 : 17 908 000 1951-52 : 23 252 000

    1946-47 : 8 521 777 1952-53 : 20 060 0005

    1947-48 : 17 665 000 1954 : 24 520 0006

    1948-49 : 18 388 000 1955 : 20 500 0007

    1950-51 : 15 375 000 1957 : 17 900 000



    Mais ce qui est important c'est de connaître la production proprement algérienne. Dans un numéro de « Aspects et réalités de l'Algérie agricole », brochure éditée par le gouvernement, on indique que la production indigène en 1955 fut de 12 500 000 quintaux et celle des européens de 8 500 000, soit respectivement 58 % et 41 % de celle totale. Ceci nous donne une production de 1,5 quintaux par indigène. D'après certaines sources la quantité de céréales était approximativement la même aux alentours de 1900. En considérant d'une part le même pourcentage entre les deux agricultures et en tenant compte d'autre part de la population (4 089 150 en 1901), on voit que la quantité de céréales à la disposition de l'algérien a diminué au minimum de moitié en cinquante ans.


    Une telle diminution n'est rien en face de celle qui affecte le bétail. Certaines statistiques indiquent un troupeau d'ovins de près de 10 millions de têtes en 1890 – la population indigène étant de 3 577 063 – il n'en comportait plus que 5 075 en 1955, pour une population de plus de 8 millions d'habitants. Or, « l'élevage est surtout le fait des indigènes. Il constitue la richesse principale des populations nomades vivant sur les terres de parcours et un appoint appréciable pour les populations sédentaires » (Notes et études documentaires). La conclusion va de soi.



    Il est évident que les causes de la rébellion algérienne ont des racines profondes dans ces faits économiques. En 1945, lors des événements du Constantinois, la production de céréales était tombée à cinq millions de quintaux ; le troupeau d'ovins ne comportant plus que deux millions et demi de têtes, pour une population de plus de six millions d'individus.



     L'agriculture autochtone ne progresse pas ou est en régression. Dans tous les cas elle présente d'énormes fluctuations productives. Ceci n'est pas dû simplement au mode primitif d'exploitation du sol, mais aussi au fait que les algériens ont été refoulés vers les hauts plateaux (« l'élevage du mouton est la ressource quasi exclusive des hauts plateaux et des zones péri-sahariennes », Notes et études documentaires), où le climat est très rude par suite des grandes amplitudes de température. De plus les algériens ne peuvent plus transhumer librement, les terrains de parcours ayant été souvent confisqués, et les zones hivernales accaparées par les colons. Autrement dit l'introduction en Algérie du capitalisme français se traduit comme étant la seconde catastrophe pour ce pays. Après l'invasion des bédouins, l'économie devenue pastorale avait retrouvé un certain équilibre. La destruction du communisme primitif a par là-même désagrégé la nouvelle adaptation aux difficiles conditions ambiantales. Ce qui a réduit à la misère la majeure partie de la population musulmane.



   La sphère capitaliste européenne s'est développée comme un appendice du capitalisme français. L'introduction de l'économie mercantile a provoqué la destruction de celle des indigènes sans aucune compensation. L'étude de l'industrie viendrait corroborer ces dires et démontrer l'absence de marché intérieur. Toute la production agricole est exportée, celle de l'industrie extractive aussi. L'industrie de transformation est peu développée. Le développement de la production ne profite en aucune façon à la population indigène. Le capitalisme a exproprié les travailleurs de la terre, leur a enlevé leurs moyens de production (terre et outils rudimentaires) donc leur a enlevé leurs maigres ressources de vie, sans les transformer réellement en prolétaires, parce qu'il était incapable de leur fournir du travail. Autrement dit ill ne peut pas leur assurer la vie matérielle de l'ouvrier. C'est ce qui explique la misère effroyable de tout ce sous-prolétariat qui s'entasse dans les villes (ceci est également vrai pour les autres pays de l'aire arabe ainsi que pour l'Afrique Noire).



    5. - On a dit que l'Algérie avait souffert de ne pas avoir de province interne (comme la Castille en Espagne, la Toscane en Italie) ce qui avait empêché l'unification du pays. Mais ceci est bien plus lourd de conséquences encore. Les arabes chassés de la côte furent refoulés vers la zone des hauts plateaux. Ces derniers ne présentaient aucun intérêt pour les français ; c'est pourquoi on leur laissa aux indigènes. Ce pays n'a donc pas eu de « Far-West » et les colons n'ont pas pu déferler vers le sud à la recherche de l'or et de vertes prairies, en éliminant les autochtones comme ce fut le cas aux USA, résolvant ainsi la question nationale ; les indiens ne jouent plus qu'un rôle folklorique, excitant la curiosité des touristes. Ils sont confinés dans des régions bien délimitées, comme le sont un certain nombre d'espèces animales et végétales que l'on veut soustraire à l'extermination humaine.



    La découverte du pétrole et d'importants gisements de minerais divers dans le Sahara a permis de lancer l'idéologie pionner « Far-West » (dans ces « Far-South »). Malheureusement pour la France les données d'aujourd'hui ne sont pas identiques à celle d'il y a cent ans. Comment se présente en effet la situation sociale du pays ? Quelles sont les classes en présence en Algérie ?



    Avant de répondre, il faut rappeler que nous avons deux sociétés. Une européenne avec des capitalistes, agraires surtout, des salariés du secteur tertiaire, des ouvriers qui sont privilégiés par rapport à leur « frères » algériens. En effet le fait d'être européen leur fait jouir d'une « rente », c'est-à-dire d'un surplus de salaire. De plus ils jouissent de droits refusés aux autochtones. On comprend pourquoi les ouvriers n'ont jamais démontré un réel intérêt pour l'indépendance de l'Algérie. Ceci explique que tout européen se présente comme un « colonialiste ». La société européenne opprime en bloc l'indigène.



    En face nous avons une société déracinée qui va vers la construction d'un nouvel édifice. On peut y individualiser, à la campagne, 20 000 propriétaires plus ou moins capitalistes (ceux qui auraient profité de la colonisation), 563 728 fellahs, métayers ou khamnés, 1 438 246 aides familiaux, 547 748 prolétaires agricoles ; à la ville 120 733 chefs d’entreprise, artisans, commerçants et éléments des professions libérales, 330 077 salariés (1954) dont un grand nombre sont des chômeurs temporaires et 113 110 chômeurs8.



    Ce rapide tableau nous montre la force du prolétariat algérien9 qui comprend (en comptant les chômeurs) près d'un million de prolétaires. Si l'on tient compte du grand nombre de paysans pauvres, les fellahs, et ce que l'on classe dans la catégorie des aides familiaux (près de deux millions en tout), on voit que l'Algérie pourrait donner un autre exemple de double révolution. En effet, les données pour une alliance prolétariat-paysannerie existent et sont même très puissantes. Seulement il n'y a pas de parti marxiste, et, à l'échelle mondiale, le prolétariat est sous le charme des supercheries krouchtchéviennes.



     Il montre aussi la faiblesse de la bourgeoisie. On peut dire qu'elle est pratiquement inexistante ; il n'y a pas d'algériens aux postes de commande dans l'économie. Ceci explique la faiblesse historique du mouvement purement national. La vision bourgeoise est revendiquée par des intellectuels type Ferhat Abbas. La bourgeoisie n'existe qu'à l'état potentiel ; elle ne pourrait réellement se développer que si elle arrivait à prendre les places occupées par les français. C'est une tâche qui semble au-dessus de ses forces.



    Ainsi, étant donnée l'absence d'alliance entre, d'une part, le prolétariat européen d'Algérie et celui indigène, et, d'autre part, entre celui métropolitain et l'algérien – puisque le premier bloque avec sa bourgeoisie pour que se réalise une solution qui ne lèse pas les intérêts de la France – le facteur de race l'emporte sur le facteur de classe en Algérie où il joue un rôle révolutionnaire tandis que le second est cause de la stagnation de la situation.



     6. - Est-ce que de ce fait le conflit ne pouvait être porté sur un autre terrain ? Non, il y eut un possible historique de conduire une lutte sur une base de classe. En effet, après l'écrasement de la révolte d'Abd-El-Kader, le premier mouvement organisé contre l'impérialisme, fut un mouvement d'origine prolétarienne. Ceci est une caractéristique du mouvement d'indépendance algérienne.



    Cette possibilité est apparue lorsqu'en 1926 fut fondée par des communistes algériens l’Étoile Nord-Africaine dont la lutte visait à aboutir à l'indépendance du Maghreb. Ce mouvement créé en France eut rapidement une grande influence en Algérie où il prit un caractère insurrectionnel. Son programme était celui d'une révolution démocratique bourgeoise. Il avait une grande importance pour deux raisons : 1° il ne se plaçait pas sur un terrain étroitement national (volonté de porter la révolution dans toute l'Afrique du Nord) ; 2° il recherchait l'appui du prolétariat français. Il remplissait donc les conditions imposées au congrès de Bakou : l'Internationale communiste devait aider tout mouvement luttant contre l'impérialisme sur une base insurrectionnelle ; elle devait faire en sorte que l'avant-garde prolétarienne garde toujours son importance vis-à-vis des couches bourgeoises. Ici le problème était plus simple puisque le prolétariat prenait la direction de la lutte.


    Comment se fait-il (et là nous retrouvons la question posée plus haut) que, partant de prémisses si favorables, le résultat soit ce qu'il est ?


     Parce que cette politique ne fut adoptée que très peu de temps (lors de la guerre du Rif). Ensuite le repli de la phase révolutionnaire en Europe et la fausse tactique adoptée par l'Internationale pour y remédier, se concrétisèrent dans l'abandon du soutien du PCF aux mouvements coloniaux10. Les staliniens transposèrent le schéma du front unique et populaire dans la question coloniale. On fit passer au premier plan les questions pratiques (c'est à partir de cette époque qu'on se mit à ergoter sur l'existence de la nation algérienne), tandis que le principe fondamental indiqué par Lénine « ce qui nous intéresse avant tout et par-dessus tout, c'est la libre disposition du prolétariat à l'intérieur des nations » était abandonné. Il fallait sauver la démocratie. Les éléments avancés des pays coloniaux devaient aider le PCF dans sa lutte contre le fascisme. Or l'extension de ce dernier risquait non seulement d'affaiblir la France mais encore de menacer les pays qu'elle dominait. Aussi les nationalistes algériens devaient-ils laisser au second plan leurs revendications pour ne pas favoriser les adversaires de tout civilisation. Lorsque nous les aurons liquidés nous pourrons vous aider ; nous ne soutiendrons plus alors notre bourgeoisie démocratique. Tel était le sens de la propagande de ce parti. Au nom de catégories bourgeoises comme celle de la démocratie, on sacrifiait tout mouvement d'indépendance, on reprenait en fait le schéma hyperchauvin hérité du blanquisme et qui avait déjà infecté le mouvement socialiste français. La France est la nation modèle ; rien de progressif ne peut se faire sans elle pensaient les partisans de cette théorie qui disaient d'autre part qu'au XIX° siècle le problème des nationalités était dépassé. Pourtant comme le démontrait Marx « cette négation des nationalités » se ramenait « à leur absorption par la nation française, considérée comme un modèle ». Les théories ont leur logique : le gouvernement du front populaire interdit l’Étoile Nord-Africaine.


     Ceci explique que par la suite les staliniens aient pu défendre l'Union française, qu'ils aient pu demander au prolétariat français de restaurer la nation française et de lutter pour sa grandeur. Du stade pratique ils sont passés à la mystique. Ils sont les héritiers à part entière des représentants « Jeune France » que Marx ridiculisait le 20 juin 1866 au Conseil de l'Internationale : « Les anglais ont bien ri lorsque j'ai commencé mon discours en disant que notre ami Lafargue et les autres abolisseurs des nationalités s'adressent à nous en Français, c'est-à-dire en une langue incompréhensible aux neuf dixièmes de l'assemblée ».


    La fin honteuse des staliniens ne serait rien si elle n'avait eu entre autres conséquences le sabotage du mouvement d'indépendance des colonies. Ils ont souvent dénoncé les méfaits de la colonisation, les tortures (après d'autres organisations d'ailleurs). En fait ils ne devraient s'en prendre qu'à eux-mêmes. Ils sont les responsables des malheurs de l'Algérie, de l'interminable guerre qui meurtrit tout une nation.


     Ils ont pu justifier leurs trahisons en cascades, qui nous ont amené à la situation actuelle, par leur théorie de l'antifascisme et leur découverte de l'Algérie nation en formation. Une brève chronologie va le démontrer.


     La période de 1926-35 se caractérise par l'essai d'englober les algériens dans la lutte anti-fasciste. Ceux-ci ne furent point dupes et, en 1935, il y eut rupture entre le PCF et l’Étoile Nord-Africaine. C'est de ce moment que date la formation du PCA (parti communiste algérien). Les partisans de l’Étoile Nord-Africaine furent traités de fascistes. Cet argument fut encore utilisé en 1945 pour justifier la féroce répression du Constantinois.


    À partir de 1935 l'isolement du mouvement d'indépendance maghrébine va commencer. Livré à ses seules forces, il est évident qu'il allait subir de graves oscillations passant par des phases d'intransigeance et de conciliation. Ce dernier trait allait s'accuser à la suite d'alliances avec mouvements indigènes plus modérés.


   Étant donné sa désorganisation, il ne put avoir aucune action importante. La période qui suit se caractérise par la perte de son indépendance et de son originalité. D'intransigeant (par suite de son origine prolétarienne et de ses liens, au moins durant un certain temps, avec le prolétariat français) il va devenir plus modéré, moins radical et se transformer en mouvement uniquement national.


    L'éclatement de la révolution en 1954 n'est pas seulement dû au désir du CRUA de reformer l'unité du parti – détruite un peu de temps auparavant – en mettant tout le monde devant le fait accompli. Il y a aussi des causes économiques : la grave crise traversée par l'Algérie en 1953-54. À partir de ce moment les éléments ouvriers de France tendent à ne plus jouer un rôle important, leur activité devenant surtout syndicale (USTA) ; tandis que le mouvement en Algérie devenait de plus en plus strictement nationaliste (entrée des Oulémas – vieux chefs religieux – et des Centralistes dans le FLN) et à direction bourgeoise (entrée de Ferhat Abbas et des éléments de l'UDMA). Le FLN déclare hautement qu'il lutte pour instaurer la démocratie11. Ce mouvement se caractérise par le bloc des classes à l'intérieur duquel le poids du prolétariat tend à devenir de plus en plus faible. Sur le terrain strictement national…


     Ainsi paradoxalement ceux qui ont le plus nié la réalité de la nation algérienne et qui ont ergoté sur sa formation, tout en sabotant ses tentatives d'accession à l'indépendance, ont provoqué, par leur intransigeance ; le rejet de tous les éléments, même les plus modérés, de l'autre côté de la barricade et ont permis la formation d'une unité nationale, radicalisant parfois leur action. Seulement, arrivé à ce point, toute solution véritable était perdue.


    7. - Comment, maintenant, caractériser cette révolution ? Une révolution populaire en tant que des éléments de toutes les couches de la population algérienne y sont intéressés et y prennent part. L'élément fondamental, l'élément moteur de celle-ci c'est le prolétariat agricole et la paysannerie pauvre. Le caractère de la révolution dépend du rapport des forces entre les différentes classes à l'échelle internationale. Étant donnée l'absence d'un parti non seulement en Algérie, mais à l'échelle mondiale, une telle révolution ne peut dépasser le cadre bourgeois ; elle tend à instaurer une société capitaliste généralisée à toute l'Algérie, et ce, même s'il n'existe, comme nous l'avons précédemment indiqué, une bourgeoisie physiquement, biologiquement parlant. Mais où est alors cette bourgeoisie potentielle qui, après la prise du pouvoir pourrait se transformer en une bourgeoisie réelle. La réponse est chez Lénine qui fait tout d'abord remarquer : « À l'époque de la révolution bourgeoise, la bourgeoisie ne s'est pas encore territorialisée : alors la possession foncière est encore trop imprégnée de féodalisme. Il devient possible que la masse des cultivateurs bourgeois, des fermiers, lutte contre les principales formes de possession terrienne et que, par suite, elle en arrive pratiquement à un complet « affranchissement de la terre » bourgeois, c'est-à-dire la nationalisation.


     "Chez nous, en Russie (en Algérie pourrait-on dire), il existe un « bourgeois radical » qui ne peut redouter à l'heure actuelle une agression prolétarienne. Ce bourgeois radical, c'est le paysan russe (algérien, n.d.r)". Lénine, Programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution russe de 1905-07, p. 124.


     Il est évident qu'une solution de type 1917 ne prévaudra pas en Algérie, mais une de type 1848 ne le pourrait-elle pas ? Une fois l'indépendance acquise, les prolétaires et les travailleurs expropriés pourraient réclamer le droit au travail. À ce moment-là, le FLN deviendrait l'arme de la nouvelle bourgeoisie pour mettre au pas le prolétariat. C'est pourquoi, étant donnée l'éventualité d'une telle conjoncture, nous nous sommes élevés contre la position qui accorde un soutien inconditionnel au FLN. Mais une telle solution est pratiquement impossible. Il faudrait que le FLN soit plus radical que ce qu'il est. Pou conduire à bien une telle révolution la direction devrait être soit assurée par le prolétariat (et non par les représentants indécis et peureux de la bourgeoisie potentielle) soit par un parti ayant une tradition révolutionnaire, ayant eu à l'origine des éléments marxistes, comme en Chine.


      Pratiquement il semble qu'elle ne puisse apporter aucune solution réelle. En effet vue sa faiblesse, elle ne pourra pas territorialiser les paysans (il faudrait pour cela expulser les colons français), ni transformer les expropriés en prolétaires (un grand développement industriel serait nécessaire pour cela).


      Il ne pourra y avoir qu'un compromis qui tendra à réduire les déséquilibres dont nous venons de parler. On aura un semblant de réforme agraire et un essai d'industrialisation. Pour le second point, la France tente d'aplanir les difficultés causées par le manque d'emplois en voulant construire un complexe sidérurgique à Bône et en demandant à différentes entreprises de venir s'installer en Algérie. Encore des mesures illusoires. La fonte produite par ce complexe sera expédiée en métropole pour y être transformée. Le marché intérieur algérien sera encore loin d'être créé. De plus comment réorganiser l'agriculture ?12


      La France pourra faire un certain nombre de concessions, mais elle ne peut pas abandonner le pays. En effet, il représente pour elle sa dernière chance de jouer un rôle dans le concert des grandes nations. Il est important d'un point de vue stratégique classique pour le maintien de la présence française non seulement au Maghreb mais en Afrique Noire, et stratégique moderne : possibilité d'effectuer des recherches et des mises au point d'armes nucléaires (leur possession pouvant donner une indépendance vis-à-vis des anglo-saxons). Il a une importance au point de vue économique : écoulement de produits manufacturés et « achats » de matières premières nécessaires à la métallurgie moderne (surtout s'il est vrai que le Sahara renferme, outre le fabuleux or noir les métaux dont nous parle la propagande officielle). L'obstacle majeur c'est la communauté européenne et l'armée : l'une et l'autre ne peuvent être « liquidées » rapidement. Le problème est le même dans toutes les colonies où s'est effectué un peuplement européen. Le cas du Kenya est encore dans toutes les mémoires. Il est vrai, comme l'affirment les staliniens, qu'un certain nombre de capitalistes (le grand capital, le capital industriel) seraient pour une solution en Algérie. L'argent dépensé dans la guerre pourrait être investi productivement. Ils peuvent faire pression afin que des concessions soient faites, ne serait-ce que pour préserver les richesses du Sahara. Le prolétariat supporte le poids de la guerre ; il supportera aussi celui de sa liquidation.


     Quel est l'interlocuteur valable qui pourrait faire respecter les données de l'accord ? Il faut un élément médiateur, une troisième force entre la violence des ultras et celle des masses algériennes affamées. La France pourrait reconnaître, d'une manière démocratique le GPRA, par le truchement des fameuses élections auxquelles participerait le FLN. En effet elle ne peut pas nier la réalité de cette force organisée, si elle ne veut pas se retrouver seule en face des masses réclamant des terres ? L'histoire de ces dernières années n'est-elle pas celle de la formation de cet élément médiateur. Quel est-il ? La tendance bourgeoise modérée du FLN. En effet ce dernier est un mouvement hétéroclite où s'affrontent des forces d'origine diverses. Il semble bien que la constitution du GPRA ait coïncidé avec le triomphe de la tendance modérée sur les éléments extrémistes comme Ben Bella, etc.. Et ce d'autant plus facilement que ces derniers étaient en prison, que d'autres disparaissaient mystérieusement. La raison du terrorisme contre les indigènes ne résiderait-elle pas là, dans cette lutte des fractions ? Ceci est d'autant plus vraisemblable qu'historiquement la révolution a d'abord été conduite par des éléments prolétariens. Le mouvement bourgeois est apparu plus tard. C'est l'intransigeance de la France qui a catapulté les représentants de la bourgeoisie indigène dans la révolution populaire. Au lieu d'être elle-même un facteur, une partie intégrante de celle-ci, elle fut contre, et, maintenant, elle veut en avoir la direction pour la guider selon ses intérêts. Ainsi certains éléments du GPRA étaient, avant la lettre, des antifellaghas et des adeptes de la francisation13. Ils durent devenir nationaux pour pouvoir s'opposer à leur prolétariat et tenter d'en avoir le contrôle. Comment un organisme faible pouvait-il y parvenir, sinon par la terreur ? Ceci pourrait expliquer le rejet d'une partie du prolétariat algérien (surtout en France) dans des revendications syndicales et, d'autre part, la faiblesse de l'insurrection dans les villes où dominent prolétariat et sous-prolétariat.


     Il en est de même dans tous les pays du Moyen-Orient arabe. L'Algérie présente à l'état exacerbé le problème qui se pose à toute l'aire arabe. Une guerre radicale pourrait avoir une grande répercussion dans tous les pays de cette aire et une victoire algérienne pourrait avoir un effet stimulant sur les fellaghas de là-bas. En conséquence le statu quo en Algérie, dont rêvent les dirigeants de ces pays, est la paix sociale chez eux.


      La radicalisation ne pourra pas venir non plus du monde « communiste ». Les russes n'ont jamais soutenu le mouvement algérien. Récemment Krouchtchev déclarait : « On sait que des liens étroits se sont formés au cours de l'histoire et lient la France à l'Algérie ». Et les chinois ? Vue la situation qui se présente comme un dégel, comme un réajustement à l'échelle mondiale, on arrive petit à petit à appeler les choses par leur nom. On ne serait pas étonné que De Gaulle puisse lâcher du lest sur la question de la reconnaissance de la Chine populaire (ceci pourrait se faire par l'entremise de Krouchtchev) arrivant à couper ainsi l'herbe sous les pieds aux diplomates du FLN. La Chine jouerait alors le même rôle qu'en 1954 à propos de l'Indochine…


     Les adversaires du compromis demeureraient les vilains ultras. La parodie de front populaire (dont nous avons parlé), bénie par Krouchtchev et Mao-Tsé-Toung, pourrait alors l'emporter, pour la plus grande gloire de la Gauche, mais pour la prolongation des souffrances algériennes. Ainsi le cycle sera terminé. Les staliniens auront joué leur rôle jusqu'au bout. Ce ne sera pas de leurs faute si les intérêts de la France pourront être lésés. Cela n'aboutira pourtant qu'à une solution transitoire. L'Algérie restant la poudrière du monde arabe.


     9. - La clef de cette situation réside dans l'absence de liaison entre prolétariat de la métropole et masses exploitées des colonies. Beaucoup de « Gauchistes » ont proclamé que le prolétariat se déshonorait par son indifférentes apathie devant le problème algérien. Il est vrai qu'une action de celui-ci entre la fin de la guerre d'Indochine (mai 1954) et l'éclatement de la révolte en Algérie (novembre 1954) aurait compromis sérieusement le rapatriement du corps expéditionnaire et de ce fait les chances de maîtriser la rébellion. D'autant plus que presque simultanément des mouvements éclataient en Tunisie et au Maroc, des grèves en Afrique Occidentale et des troubles au Cameroun. Ceci n'est qu'un cas particulier : la libération des peuples coloniaux en Asie et en Afrique se sera faite ou se fait sans l'intervention du prolétariat occidental. Les responsables de cette situation ce sont ces marionnettes confites en démocratie qui ne rêvent qu'à la grandeur de la France. Leurs lamentations devant l'inaction du prolétariat n'était pas due au fait qu'ainsi il n'accomplissait pas sa mission historique de libération de l'humanité, mais parce que cette inaction favorisait le développement du fascisme ! On vit clairement tout cela lors du 13 mai 1958 et lors du référendum. Pour nous, au contraire, ce fut bien qu'il n'ait rien fait pour défendre la démocratie.


     Le poids de la trahison se fera encore sentir pendant longtemps. Les staliniens ont donné aux « fascistes » la possibilité de réprimer tout mouvement du prolétariat. En effet si celui-ci par suite de la chute continuelle du pouvoir d'achat, du chômage, des mauvaises conditions de logement, etc...revendique pour lui et pour l'Algérie, tout l'appareil des pouvoirs spéciaux sera utilisé contre l'ingrat qui ose revendiquer quand la France doit lutter pour maintenir son intégrité territoriale ! Les algériens perdraient encore une fois leur allié.


    Le courant est difficile à remonter d'autant plus qu'il a de profondes racines historiques : lorsque le prolétariat descendit dans la rue et déclencha la lutte pour le pouvoir, on envoya pour le mater les généraux d'Algérie (1848, 1871) ; lorsqu'il fut maté, on envoyé les éléments du lumpenprolétariat et les paysans pauvres pour conquérir des terres en ce pays.


     10. - Nous l'avons suggéré tout le long de cet article la solution prolétarienne, seule capable de résoudre le problème, est impossible aujourd'hui. Il nous faut boire le calice jusqu'à la lie et voir ce que peut donner pour le prolétariat, et uniquement pour lui, une telle situation. Pour celui d'Algérie, on peut penser que, dans l'avenir, sa tradition et sa puissance numérique puissent lui faire un jouer un rôle extraordinairement important dans la lutte pour la réalisation de la société communiste dans l'aire arabe. C'est à la fois un hommage et un souhait.


    Pour le prolétariat français, qu'on nous permette une comparaison. L'Algérie joue par rapport à la France le rôle qu'a joué l'Irlande par rapport à l'Angleterre. « L'histoire de l'Irlande montre quel malheur c'est pour un peuple d'avoir asservi un autre peuple. Toutes les bassesses anglaises ont leu origine dans la sphère irlandaise ». « La classe ouvrière anglaise ne pourra rien faire tant qu'elle ne se sera pas débarrassée de l'Irlande... » Marx.










1  Dans un prochain article nous étudierons l'histoire du mouvement algérien. Dans celui-ci nous  voulons essayer

de prsenter les différents éléments du problème.



2  C'est la même chose qui se produisit en Inde.


Cf. Programme Communiste n°5, 19.


4  Cf. Économie et Politique n°62.


5  Cf. Notes et Études.


6  Cf. INSEE.


7  Cf. Aspects et réalités algériennes.


8   Tous ces nombres sont tirés d'un travail très documenté  sur les classes sociales en Algérie de la revue

Èconomie et Politique, n° 62 et 63.      


9   Exploitation par la France dans le pays même.


10   Cf. Programme Communiste n°5 et 6.


11  Dans notre prochain article nous préciserons les caractères du mouvement au travers d'un historique plus précis.

Nous aborderons aussi plus en détail l'histoire du MNA et de sa lutte contre le FLN.


12   Le complexe de Bône est concurrencé par celui de Dunkerque.


13   Cf. Les fameuses citations de Ferhat Abbas sur la patrie algérienne.