Répression et psychose

 

 

 



 

Le livre de Michael Greenberg, Le jour où ma fille est devenue folle (Hurry down Sunshine, 2008), Ed. Flammarion 2010, est extrêmement révélateur en ce qui concerne l’origine de l’ontose qui, ici, transcroît en psychose: la coupure de continuité, particulièrement celle avec l’être originel. L’auteur l’expose mais ne la perçoit pas, ne la ressent pas. Il constate en parlant de sa fille:

 

« Elle réserve sa sympathie la plus forte pour les bébés. Un enfant en bas âge inspire à Sally un profond respect. C’est comme si elle avait compris avec quelle facilité leur vie peut-être détruite, à un moment encore amniotique qui précède la mémoire peut-être, quand, au niveau moléculaire, le tempérament qui détermine le destin se forme. Si l’occasion se présente, elle peut garder un nouveau-né dans ses bras pendant des heures. 17-18.

 

Il ajoute: «C’est une affinité qui m’inquiète par moments, comme si ce qu’elle voyait véritablement chez ces bébés était la clé d’une force fugace chez elle à laquelle elle doit s’accrocher et qu’elle doit rétablir.» 18. Sally a fort bien compris, ressenti "la puissance" du bébé liée à sa naturalité, celle qui provoque les énormes remontées de l’adulte

 

Ce qui suit est étonnant et illuminant en ce qui concerne le rapport entre l’être originel et la répression parentale et sociale: «Elle a eu une vision. Cela s’est passé il y a quelques jours, sur le terrain de Bleeker Street, pendant qu’elle regardait deux petites filles jouer sur le pont de bois prés du toboggan. Dans un éclair de lucidité, elle a vu leur génie, leur génie originel et illimité de petites filles , et simultanément elle s’est rendu compte que nous étions tous des génies, que l’idée même représentée par le mot a été déformée. Le génie ce n’est pas le coup de chance auquel ils voudraient nous faire croire, c’est ce truc aussi fondamental que notre intuition de l’amour ou de Dieu. Le génie c’est l’enfance. Le Créateur nous l’accorde en même temps que la vie, et la société l’expulse de nous avant même que nous ayons la moindre chance de suivre l’impulsion de nos âmes naturellement créatives. Einstein, Newton, Mozart, Shakespeare - aucun d’eux n’était anormal. Ils avaient tout simplement trouvé un moyen de retenir le don qui est accordé à chacun de nous, comme un gros lot, à la naissance.» 25 – 26

 

Le génie est en fait l’être originel, la naturalité de chacun. Comme son étymologie l’indique il a rapport à l’inné, aux dispositions naturelles. Il sert à indiquer la particularité profonde, intime, comme une idiosyncrasie. Le fait qu’il en arrive à désigner, un homme supérieur ou une femme supérieure dérive d’un glissement. D’un point de vue immédiat vouloir être un génie c’est refuser la réduction, la domestication parce qu’on sent en profondeur qu’on est plus que ce qu’on nous permet de manifester (c’est là peut-être le point originel du glissement). On peut dire que l’enfance se termine quand on accepte de ne pas être un génie, parce qu’on a fait un compromis ou parce qu’on a complètement capitulé. Ceux qui ne le font pas peuvent affirmer leur génie. Ils sont restés en continuité avec leur être originel, tout au moins avec l’essentiel de celui-ci, probablement parce qu’ils ont trouvé un support pour assurer la continuité: la musique, la poésie, les mathématiques etc. Mais cela se réalise souvent aux dépens d’un équilibre psychique qui fait que s’impose souvent la proximité du génie avec la folie (cas de F. Nietzsche et de bien d’autres). Ceux qui sont nommés génies, celles qui sont nommées génies, le doivent au fait qu’ils, qu’elles, ont réussi à développer une totalité à partir d’une essentialité où ils, elles, se reconnaissaient sans remettre en cause en fait la réduction où ils furent placés. La réalisation du génie apparaît comme une échappatoire.

 

L’auteur père de Sally, revient sur la question à la fin du livre. «Après que je me suis assis prés d’elle, elle fait de son mieux pour me le faire voir, le moment où sa vie a basculé. C’est ici que deux filles de quatre ans, qui jouaient sur le pont en bois près du toboggan, lui ont fait signe - un geste de la main, un regard de reconnaissance, un hochement de tête solennel - déclenchant la vision qui avait pris cette ampleur en elle: chacun naît génial, mais le génie nous est arraché pratiquement dès que nous ouvrons les yeux. Chacun possède ce génie. C'est notre secret incommunicable. Lorsque l'enfance prend fin, nous avons peur de le sauver en nous, parce que ce serait trop risqué de le faire, ce serait une rupture de notre pacte de parasite avec la société, ça menacerait notre capacité de survie.

 

"J'ai pensé que pour te protéger de ma découverte, tu avais convaincu tout le monde que j'étais folle. J'ai vraiment cru que ma vision allait t'écraser, papa, parce que toi, plus que quiconque, tu luttais pour retrouver ton génie, sans pouvoir y parvenir; parce que tu faisais trop d'efforts."

 

Elle me prend la main. Un couple passe et nous adresse un sourire, d'approbation.

 

"Tout était en place, dit-elle. Je ne sais pas comment le décrire. Mon esprit fonctionnait à une vitesse incroyable. Mais le temps était ralenti. Je pouvais voir sous la surface des choses. Je pouvais voir à l'intérieur des gens. C'était comme si j'avais été jusque-là une somnambule, attendant que ce moment arrive. "

 

Elle secoue la tête, avec un air sidéré, et nous restons assis sur le terrain de jeu encore un moment, en silence.» 242

 

La perception de son être originel de la part de Sally n’est pas reconnue par la psychothérapeute (Nina Lensing) qui s’occupe d’elle après qu’elle soit sortie de l’hopital.

 

«Les choses commencent à s'accélérer avec Sally, me dit-elle après un silence pour la forme. Elle ne veut plus s'isoler, son impulsion se dirige vers l'extérieur, ce qui est une excellente nouvelle, je peux vous le dire. Elle veut être comprise et pas seulement de nous, elle veut aussi se comprendre elle-même. Elle est encore attachée à sa manie, bien sûr. Elle se souvient de l'intensité de l'expérience, et elle fait tout ce qu'elle peut pour maintenir cette intensité en vie. Elle pense que si elle l'abandonne, elle va perdre les grands dons qu'elle pense avoir acquis. C'est vraiment un paradoxe terrible: l'esprit tombe amoureux de la psychose. La séduction maléfique, comme je l'appelle. Je la soupçonne de ne pas me dire certaines choses parce qu'elle pense que je ne la croirais pas, et elle ne veut pas ne pas être crue. Particulièrement par moi.

- Quel genre de choses ?

- Oh... des incidents qui se sont peut-être produits ou pas. Des voix peut-être.

- Des voix ?

- C'est possible, oui. Ne soyez pas choqué. Ça arrive parfois dans les cas de manie aiguë. Les voix peuvent même l'avertir de ne pas répéter ce qu'elles vont dire. Vous allez trouver étrange ce que je vais vous dire, mais je me sens en fait encouragée par ces voix. Elles offrent l'opportunité à Sally de comprendre que cette tempête dans laquelle elle a vécu a été créée par elle.» 215-216

 

Ces voix disent l’intériorisation de la répression. En conséquence leur acceptation de la part de la psychothérapeute conduit à enfermer Sally en elle-même. Elle ne peut pas trouver un accès à ce qui l’a traumatisée et conduit à fonder sa manie. D’autre part ce n’est pas de la "psychose" que "l’esprit tombe amoureux" mais de ce qui a été perdu mais qui peut se manifester à la suite d’un "retour du refoulé" qui s’impose aussi comme une immense remontée déstabilisante, et ce sont toutes les amplifications, déformations, distorsions de ce refoulé - de l’élément originel, naturel – qui fondent la psychose.

 

D’entrée Nina Lensing, la psychothérapeute, l’a ramenée à une manie dont elle parle comme d’un être.

 

«Le visage de Lensing s'éclaire d'un sourire ravi. « Je me suis posé la même question me concernant ("Pourquoi ça m’est arrivé? Pourquoi moi? ") dans diverses circonstances, au moins une douzaine de fois. Et tu sais quoi ? Nous allons travailler ensemble pour trouver la réponse. »

 

La jambe de Sally tremble à la vitesse de l'éclair.

 

« Je parie que tu as l'impression d'avoir un lion en toi, dit Lensing.

 

- Comment vous le savez ? - Tu marches beaucoup?

 

- C'est tout ce que je fais. Quand je ne dors pas. » Lensing s'assied gracieusement sur la chaise de la salle d'attente, à côté de Sally, et lui dit sur le ton d'une conversation de femme à femme que la manie - et elle s'y réfère comme s'il s'agissait d'une entité distincte, une copine commune -, la manie est vorace pour ce qui est de l'attention. Elle raffole d'excitations diverses, de l'action, elle entend maintenir l'avidité, elle fera tout pour continuer à vivre. « As-tu jamais eu une amie qui est tellement excitante que tu veux toujours être en sa compagnie, mais elle te conduit immanquablement au désastre et, au bout du compte, tu aimerais ne l'avoir jamais rencontrée ? Tu vois de quel genre de personne je veux parler : la fille qui veut aller toujours plus vite, qui en veut toujours plus. La fille qui se sert la première et envoie tout le reste promener. Ce pourrait être un garçon, bien sûr, je donne simplement un exemple de ce qu'est la manie : une personne avide, charismatique, qui prétend être ton amie. Nous ne pouvons pas lui résister chaque fois, mais une des choses que nous allons essayer d'apprendre, c'est à la reconnaître pour ce qu'elle est.

 

- Vous parlez de moi. Je suis cette fille, dit Sally.»199

 

Et, p. 202, N. Lensing ajoute «La manie est têtue. Elle s’accroche, elle fait le dos rond.» D’après diverses notations de l’auteur on sent bien pointer son ontose. À travers cette mise, en hypostase, s’impose l’illusion de pouvoir manipuler, car l’hypostase présuppose une séparation rendant la manipulation possible.

 

M. Greenberg parle d’un basculement chez Sally, mais celle-ci présentait déjà des troubles et, sur la base des quelques indications fournies dans le livre, on peut penser en fait qu’elle était atteinte d’une espèce d’autisme. Ce qu’elle expose (décrit) à son père, c’est le brusque accès à la continuité, un retour explosif du refoulé.

 

«Sally a raconté sa vision aux petites filles du terrain de jeu. Apparemment, elles l’ont très bien comprise. Puis elle est partie (…) tout avait pris une acuité  dépassant tout ce qu’elle pouvait imaginer. L’acuité,  dit-elle, "du temps présent". (…) L’acuité la plus forte concernait la misère sur les visages des gens qu’elle croisait. Elle essayait de leur expliquer sa vision, mais ils ne cessaient de défiler autour d’elle. Soudain, elle a saisi: ils sont déjà au courant pour leur génie, ce n’est pas un secret, c’est bien pire: celui-ci a été supprimé en eux, tout comme il a été supprimé en elle. Et l’énorme effort pour empêcher ce génie de refaire surface et de réaffirmer sa maîtrise glorieuse sur nos vies est la cause de toute la souffrance humaine. Souffrance que Sally, parmi tous les gens, a été désignée, par le biais de cette épiphanie, pour soigner. »26

 

Je reprends: «Et l’énorme effort pour empêcher ce génie de refaire surface et de réaffirmer sa maîtrise glorieuse sur nos vies est la cause de toute la souffrance humaine.» Il désigne fort bien par là le phénomène de la répression exercée par les parents, par la société. La souffrance fondamentale, fondant toutes les autres, c’est la coupure de continuité. Le souvenir de celle-ci ne peut pas être éliminé, et chaque fois qu’il tend à s‘imposer il est refoulé, car c’est vraiment trop dur, insupportable.

 

À la faveur du "basculement" se réimpose en Sally la dynamique de l’enfant sauveur, comme le perçoit fort bien l’auteur dans la fin de la citation et comme elle le lui déclare ouvertement: «"Pauvre, pauvre père. En train d’essayer de retrouver ton génie perdu. Quand tu n’avais qu’à venir vers moi. C’était juste là, sous ton nez". Et elle éclate en sanglots » 41

 

Puis de façon bouleversante: «Est-ce que tu seras bien, Père, quand je serai adulte et qu’il sera temps pour moi de te quitter?»198

 

À la suite des divers constats dressés page 26, l’auteur cherche, en observant et écoutant sa fille, une explication rassurante à ce basculement. «Pat (seconde femme de l’auteur, n.d.r) et moi sommes sidérés, pas tant par ce qu'elle dit que par la façon dont elle le dit. Une pensée n'a pas fini de galoper dans sa bouche qu'une autre la remplace, provoquant un empilement de mots sans séquence, chaque phrase effaçant celle qui l'a précédée, avant même qu'elle ait eu la chance d'émerger. Notre pouls bat à toute vitesse, nous faisons des efforts pour absorber la quantité d'énergie qui surgit de son corps minuscule. Elle bat l'atmosphère de ses mains, elle redresse le menton - une mécanique bien huilée: le despote à bout de nerfs gavant de son utopie ses pauvres sujets. Mais elle ne joue pas la comédie; son besoin de communiquer est si puissant qu'il la tourmente. Chaque mot fait l'effet d'une toxine qu'elle doit expulser de son corps.

 

Plus elle parle, plus elle devient incohérente, et plus elle est incohérente, plus urgent se fait le besoin de se faire comprendre de nous ! Je me sens impuissant en la regardant. Et pourtant je suis galvanisé par cette intense animation.

 

Spinoza parle de la vitalité comme de la vertu la plus pure, la seule vertu[1] Le besoin de perdurer, de s'épanouir, dit-il, est la qualité absolue, partagée par tous les êtres vivants. Que se passe-t-il, toutefois, quand la vitalité devient si puissante que la vertu de Spinoza s'inverse et que, au lieu de s'épanouir, on est conduit à se dévorer ?

 

Avec une force renouvelée, je m'accroche à ce qui est, j'en suis certain, la réponse à la question: la drogue. Un speedball dévastateur, qui coule dans les veines de Sally, a déclenché une attaque d'une grande violence - et, chose importante, temporaire.»

 

«Aussi troublante que soit cette explication, à sa lumière, le délire de Sally prend une allure moins maligne. Ma fille, qui a des difficultés d'apprentissage, croit être géniale. Croit que tous les gens sont géniaux, si nous pouvons rallumer en nous le feu de la première enfance. Les Balinais croient que nous sommes littéralement des dieux au cours des six premiers mois de notre vie, après quoi notre divinité s'évapore pour laisser la place à un simple être humain. Et pour les gnostiques, nous sommes des déités qui ont commis l'erreur de tomber amoureux de la Nature, ce qui explique pourquoi nous passons nos vies à tenter de capturer un état dont nous nous souvenons vaguement. Qu'est-ce que la vision de Sally sinon l'expression de cette tentative ? Elle est retournée vers cet instant idéalisé de l'existence, avant les tests et les diagnostics, et la détermination de ses "besoins spécifiques", avant l'établissement de ses "déficits d'apprentissage" et l'évaluation de sa personnalité - avant que le mot "moyenne" ne vienne signaler une cime hors d'atteinte. Elle a annulé son passé, rejeté la corruption de l'influence, tourné le dos au divorce, à la trahison, à sa mère, à moi... et qui peut l'en blâmer ?

 

Sally est assise sur le sol de la salle de séjour, les bras serrés sur ses chevilles, la tête posée sur les genoux, tremblant légèrement, mais silencieuse pour le moment. Profitant de l'accalmie, je fais signe à Pat de me suivre dans la chambre à coucher où nous pourrons parler sans être entendus. Une fois dans la chambre, j'expose mes réflexions. Nous pouvons certainement comprendre que Sally ait besoin de gonfler son ego. La littérature psychiatrique regorge de cas de ce genre : le manque de confiance en soi alimentant l'écume d'une autosatisfaction exagérée. En tenant compte des effets de distorsion produits par les drogues qu’elle a de toute évidence absorbées, son enthousiasme ne pourrait-il pas être l’indication d’un désir salubre d’équilibre psychique?» 27 - 28

 

L’auteur nous donne quelques indications du rapport de la mère à Sally.

 

«Robin est la mère de Sally. New-yorkaise de souche, elle a renoncé à sa ville quelques années après notre séparation, pour aller vivre avec son nouveau mari dans un coin perdu du Vermont. Notre arrangement concernant les enfants avait été décidé conformément à des considérations de sexe: Sally irait vivre avec sa mère et entrerait dans un lycée à la campagne, tandis qu'Aaron, son frère aîné, resterait en ville avec moi. Dans un petit lycée à la campagne, espérions-nous, Sally pourrait peut-être suivre plus facilement qu'à New York. Les choses ne s'étaient pas passées comme prévu. À l'école, elle s'était de nouveau sentie en difficulté et ses rapports avec Robin, qui avaient toujours été instables, avaient empiré. Plus Sally la provoquait, plus Robin devenait passive. Faute d'adversaire, Sally avait «remporté» toutes les batailles (pour l'argent de poche, pour le couvre-feu, etc.) jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien sur quoi s'affronter, et qu'elle ait attendu désespérément qu'on la sauve de sa terrifiante précocité. Robin était épuisée, perdue, dans un état de reddition permanente. Et, cependant, plus leurs affrontements devenaient sans objet, plus Sally s’y livrait avec férocité, punissant sa mère de lui accorder davantage de liberté, de pouvoir, de tout..., se battant en fait pour se rendre malheureuse. Sally s'était retrouvée avec une bande d'adolescents plus âgés…» 21

 

Ce que Sally n’obtenait pas c’était la continuité, le fait d’être reconnue en tant que telle et non à travers des médiations. Et cela datait depuis le début.

 

«Sally émerge de sa chambre dans une fine chemise de nuit d'hôpital, boutons-pression, pas de ceinture, pas d'attache. Soudain, elle paraît sans âge. La seule autre fois où je l'ai vue dans un hôpital, c'était la nuit de sa naissance. À ce moment-là de notre mariage, sa mère et moi étions comme deux personnes qui boivent seules dans un bar. Sans hostilité, simplement à des kilomètres l'un de l'autre. Pourtant, lorsque Sally était apparue, un immense optimisme nous avait envahis, un optimisme physique, primitif et momentanément aveugle. Elle était une vérité en-soi, complète, d'une apparence si belle que même les infirmières blasées s'étaient émerveillées de la perfection qui venait d'entrer dans le monde.»44

 

Ainsi Sally a été posée enfant sauveur mais elle n’est pas reconnue en tant que telle. À sa façon elle le reproche douloureusement à son père.

 

«Bien qu'elle n'ait jamais mis les pieds dans un hôpital psychiatrique, il émane de Sally l'impression tacite que ces femmes la comprennent, qu'elle est là où elle doit être. Elle se comporte comme si elle avait été déchargée d'un grand fardeau. En même temps, elle a l'air de voler plus haut que jamais : sauvage, l'oeil scintillant. En 1855, un ami de Robert Schumann l'observait au piano dans un asile près de Bonn: «comme une machine dont les ressorts ont été brisés, mais qui essaie encore de fonctionner, secouée de mouvements convulsifs». Sally semble se diriger vers ce point de mouvement perpétuel mutilé». 44 Cette réduction au mouvement indique la perte de toute concrétude. Être une abstraction permet l’affectation et donc l’accrochage de toute souffrance ;

 

Sally s’est sentie enfermée «S’arrachant à une stupeur impénétrable, elle me réprimande pour mon ignorance, ma peur, mon impuissance, ma tentative de la contrôler, de l’opprimer. "J’ai l’impression d’être enfermée"» p. 204), de là sa variété d’autisme. Elle le dit à son père. La suite des interrogations qui précèdent la déclaration éclaire sur la façon dont elle a été perçue et non reconnue.

 

« - Tu es ici pour pouvoir te sentir bien de nouveau.

- Je ne me suis jamais sentie aussi bien. Je me  sens parfaitement bien.

- Tu ne t'es pas bien comportée.

- Tout le monde a un comportement différent, Père Toi, le premier.

- Sally, tu es malade. » J'entends la platitude insistante de ma voix.

« Malade. Hum. Est-ce que ça te rassure de m'imaginer comme ça ?

- Nous voulons simplement que tu redeviennes toi-même.

- Ton père ne veut pas dire que tu n'es pas toi-même en ce moment, dit Robin. Il veut dire que tu es ici, à l'hôpital, pour... récupérer. »

 

Sally s'empare du mot. "Récupérer, répète-t-elle. Mais qu'est-ce que j'ai perdu ? Ou bien est-ce que je suis quelqu'un que vous avez perdu ? Quelqu'un dont vous voulez reprendre possession." Sa voix se durcit: le ton inquisiteur redoutable. "Tu as toujours voulu m'enfermer, Père. Tu as réussi à présent. Tu dois être content de toi." » 90

 

La suite permet de mieux saisir les données de la non reconnaissance et la mise en place de la répression de la naturalité. Et l’on sent que cela a commencé durant la vie intrautérine.

 

«"J'ai ressenti une sorte de choc électrique quand elle est née, dit Robin. Elle ne tenait pas en place. Pas la moindre paix en elle. Elle tremblait et me rejetait avec cet énorme désespoir. Je ne pouvais rien faire pour le calmer. " Les longs silences chargés d'émotion de Robin avaient l'air de rendre Sally furieuse. Une discorde à haute tension courait entre les deux. Un mois ou deux après sa naissance, Sally repoussa le sein de Robin, réclamant avec violence son autonomie. Elle avait toujours l'air d'attendre l'arrivée d'une tempête invisible. Je redoutais parfois qu'elle ne se sente chez elle nulle part, je me dis que ce qui l'attendait, c'était une vie pendant laquelle elle ne cesserait de chercher une solution après l'autre dans la quête sans fin d'un abri pour elle ou d'un endroit où s'arrêter tout simplement. Quand il était encore bébé, couché sur la poitrine de Robin, Aaron avait manifesté une sérénité insolente et imperturbable. Sally n'avait jamais connu une telle sérénité. Elle jetait, elle agrippait, elle se cramponnait, elle tirait les doigts et les oreilles. Elle se propulsait en avant ; elle était inlassablement en mouvement. Et à la différence d'Aaron - Robin avait mis vingt-six heures pour accoucher d'Aaron, et celui-ci avait résisté à l'expulsion centimètre par centimètre -, Sally était née avec une aisance surnaturelle. En posant les yeux sur elle pour la première fois, j'avais imaginé un avenir météorique. Les gens lui cédaient instinctivement le passage. Elle désobéissait. Elle nous fuyait, Robin et moi, dès qu'elle en avait l'opportunité. Puis, étant parvenue à s'isoler, elle avait l'air paniquée et perdue. Elle implorait qu'on la rassure, mais dès que nous le faisions, elle rejetait notre réconfort comme étant impur ou malhonnête.» 97

 

«Sally n’avait pas plus d’un mois. Elle dormait très mal, j’étais dans un état effroyable, rien de ce que je faisais pour essayer de l'endormir ne semblait fonctionner. Les mères que je connaissais me disaient de la laisser pleurer, qu'elle finirait par s'endormir toute seule. C'est la sacro-sainte règle. "Il faut que tu te protèges, sans quoi ce sera sans fin. Tu ne peux pas laisser un enfant te dicter ton emploi du temps. Tu vas y perdre ton identité. Tu vas en vouloir à ton bébé. Ça va être un désastre pour vous deux." Elles étaient très convaincantes. J'ai donc essayé. Au bout d'une heure, ce pauvre bébé tremblait comme une poupée mouillée, sans cesser de hurler, et je n'avais jamais entendu personne hurler de cette façon, ni avant ni après. Ça m'avait terrifiée, Michael. Je m'étais dit : "Je ne connais pas cette fille. Je ne la connaîtrai jamais." Ça va te paraître dingue, mais tu crois que c'est ce qui a tout déclenché chez Sally ? Le fait que je l'ai abandonnée cette nuit-là, je veux dire, le fait que je l'ai laissée pleurer."

 

Ce qui précède est assez poignant car Robin perçoit le «"lieu" où la "psychose" s’origine mais elle ne peut pas comprendre parce qu’elle ne peut pas reconnaître la répression qui la culpabiliserait, car ce n’est qu’en accédant à la perception d’un mécanisme infernal qu’on peut le faire et se "libérer", ce qui implique l’émergence de notre naturalité.

 

« "Non, c'est impossible", dis-je. Cependant, moi aussi, j'ai des difficultés à éclairer le passé, encore plus à en dégager une explication raisonnable de la folie de Sally. Rien ne semble s'y rattacher directement ; il n'y a pas un événement ou une série d'événements que je puisse isoler et qui aurait pu nous avertir clairement, pas une cause évidente, si ce n'est la plus évidente : Sally, tout comme Steve, a toujours été ce qu'elle est devenue ; c'était en elle depuis le début, en train d'incuber, en train de parvenir à maturation.

 

« Mais c'est peut-être ce qui a tout provoqué, dit Robin. Comment peux-tu être sûr ?

 

- Je pense tout simplement que ça ne se passe pas comme çà. Des millions de bébés pleurent sans pour autant devenir psychotiques.» 144

 

Ailleurs elle déclare: «Je suis trop sensible avec elle. Il faut que je me surveille. Elle s’insinue en moi. Elle l’a toujours fait. En étant avec elle, j’ai parfois l’impression de me séparer de moi-même». 196 Juste avant elle a affirmé: «Ce dont elle a besoin à présent, c’est d’amour, Michael, plus que jamais, le sentiment d’être prise en charge, quoi qu’il arrive. Tu le sais bien sûr. Je ne te critique pas, c’est simplement ce que je ressens très fort émaner d’elle.» Elle signale en fait le défaut de continuité avec sa fille et le fait qu’elle ne l’a pas "portée" ce qu’elle exprime dans une distorsion et une ambiguïté en parlant "de prise en charge".Sally aurai-elle été vécue, par moments, comme une charge?

 

Elle ne parvient pas à abandonner la dimension répressive même quand Sally a sombré: «Tu as déjà entendu parler de la compassion idiote? Tu te détruis toi-même en pénétrant dans la souffrance des autres, sans rien faire d’utile pour eux.» 203 C’est une terrible négation. Elle réprime parce qu’elle ne comprend pas.

 

J'ajoute, Sally sort de son autisme avec confirmation de son être originel dont elle retrouve la puissance. D'où, du fait de la non reconnaissance, la tendance à la manie (paranoïa) mais aussi à la dépression lorsque cette non reconnaissance est tenace et trop forte; d'où le trouble bipolaire ou maniaco-dépressif.

 

Les remèdes la propulsent dans la normalité ou voie du milieu dont les extrêmes sont la réactivation du repli (autisme, dépression) et la réaffirmation de l'être originel (remontée), la manie.

 

Pour moi Sally apparaît comme condensant un phénomène ontosique opérant sur diverses générations, phénomène qui explose en elle. En effet les rejouements sont transgénérationnels. Helen est la mère de Michael et donc la grand-mère de Sally. Elle parle de ses deux premiers enfants, surtout du deuxième Steve qui lui aussi relève de la psychiatrie. Sally est un rejouement car elle est la seconde et son frère Aaron est "bien", comme le fut Jay.

 

«(…) l'atmosphère de ces années-là, le malheur. J'avais vingt deux ans.»

 

Et c'était dans cette atmosphère qu'était né mon frère aîné, Jay, donnant à Helen une raison de se sentir de nouveau en vie.

 

« Je ne peux pas te raconter à quel point j'ai adoré ce bébé. Il m'a sauvé la vie, il n'y a pas d'autre façon de le dire. Il était ma vie. » Après avoir décrit les jours glorieux passés avec Jay dans la maison transformée en champ de bataille, elle déclare platement : « Ensuite, j'ai été enceinte de Steve. »

 

Elle avait eu l'impression que quelque chose n'allait pas dès qu'elle avait été enceinte. « C'était quelque chose qui s'était brisé et pesait en moi, Michael. Est-ce que ça semble fou ? J'étais malade à l'idée d'avoir un autre enfant dans ces circonstances, je voulais profiter de celui que j'avais eu. De toute évidence, il y avait un truc qui allait de travers chez moi, pas chez Steve. Je veux dire, qu'est-ce qui pouvait bien se loger au cœur d'une telle répulsion pour un enfant qui n'était pas encore né, sinon un mépris de moi-même ? »

 

Son regard est brillant et déterminé, avec cette intensité un peu liquide que je me souviens avoir vue, enfant. « Si tu as envie d'un autre verre, je pourrais t'accompagner », dit-elle.

 

Je commande deux autres verres. L'idée de dîner ensemble a été délaissée. Je suis muet, reconnaissant et, curieusement, plein de honte.

 

«Je n'avais pas d'amour pour lui, c'est tout, poursuit-elle. Ce n'est pas extraordinaire? Je n'éprouvais que du ressentiment - du ressentiment pour cette chose, minuscule qui allait envahir mon paradis. »

 

Elle avait prié pour que ses sentiments changent au moment de sa naissance, pour que la réalité de chair et de sang de son bébé puisse faire bouger quelque chose en elle, et pour que la nature lui vienne en aide. Mais la présence effective de Steve n'avait fait qu'empirer les choses.

 

« Le fait est qu'il a été un enfant d'une beauté exceptionnelle. De grands yeux, beau, mon Dieu, on pourrait difficilement le croire en le voyant aujourd'hui. Des inconnus nous arrêtaient dans la rue, d'autres mères, Michael, poussant leur propre bébé, s'arrêtaient pour me dire à quel point Steve était beau. "Comme un tableau, disaient-elles, on dirait un ange." Et ces mères étaient des juges impitoyables, chacune d'elles une experte en la matière. Crois-moi, élever un enfant à Brooklyn était un métier où la compétition était intense. »

 

Ce qu'elles ne savaient pas, c'était à quel point Steve était insensible. «Parfois, il s'affaissait complètement. Je te jure, on aurait dit qu'il était mort, à l'exception de ses yeux qui étaient braqués sur moi, écarquillés, intenses. Il restait là sans bouger - pas triste, pas déprimé, pas malheureux, sans même m'appeler -, simplement là à me regarder pendant que je jouais avec son frère aîné. »

 

Et je me dis que, pour Steve, les regarder devait être comme s'il avait observé un jardin paradisiaque à travers une fente dans le mur.

 

« J'y ai pensé des milliers de fois et je crois que Steve s'affaissait de cette façon parce qu'il devait imaginer me faire plaisir. Je ne me fais aucune illusion là-dessus, ce devait être aussi une tactique de survie. Ça ne fait aucun doute pour moi. Il savait dans quel état je me mettais quand il était difficile. Je devenais folle de rage parce qu'il me distrayait de son frère aîné. Et il le savait. Son invisibilité était une façon de me ménager. Il était à l'écoute. Il savait parfaitement ce que je ressentais. Même si je ne m'en suis pas rendu compte à l'époque. »

 

Elle me raconte qu'il lui arrivait de l'oublier dans le froid, dans sa poussette. « Deux, trois heures. Je l'avais complètement oublié. Puis, je me souvenais de l'avoir laissé dehors ! Mon Dieu ! Et il était là, devant notre immeuble, les lèvres bleues, les doigts gelés dans ses mitaines. Et, pendant tout ce temps, il n'avait pas émis le moindre son. »

 

Lorsque Steve finissait par pleurer, c'était une sorte de hoquet bref, terrifié, maladif, qui donnait l'impression qu'on l'avait écorché. « J'aurais dû en avoir le coeur brisé. Mais je n'éprouvais qu'une rage intense vis-à-vis de lui pour ce qu'il me faisait, pour m'avoir transformée en un monstre dépourvu d'amour. Les choses en sont venues au point où son existence même était devenue une accusation de la mienne. »161 - 163

 

On perçoit bien ici la répression qui peut ne pas être intentionnelle, consciente. Elle n’est pas comme la plupart le pensent une suite de mauvais traitements. Ceci est la transcroissance de la répression fondamentale comme la psychose est celle de l’ontose.

 

Il «avale une dose complète de ses médicaments.» 207 Fondamentalement ils bloquent la dopamine. Il fait la remarque suivante: «À un niveau fondamental, on m’a barré l’accès, comme à Sally, à une expérience de l’impact d’être pleinement vivant dans le monde.» 209

 

Il accède à quelque chose d’essentiel, fondamental mais ne peut pas "s’en servir". Il sent de même la dynamique de l’enfant sauveur (à travers un transfert dont il est conscient: «si Lensing peut guérir Sally, elle m’apportera la guérison à moi aussi.» 203 Il "intuitionne" même la dynamique répressive comme elle est exposée dans la phrase de la p. 204, citée plus haut: la stupeur de la coupure de continuité, l’ignorance des parents qui provoque l’enfermement de l’enfant, la tentative de contrôle, d’oppression. Il perçoit bien aussi ce que lui révèle sa fille: sa peur, son impuissance, c’est-à-dire qu’il demeure encore un enfant en déréliction.

 

Il rapporte également sa perte de contrôle qui l’a conduit à gifler Pat, sa compagne après qu’elle lui ait fait allusion à «un truc sur la fin "traumatisante"de mon "petit paradis de célibataire"». 224 Ce qui révèle toutes les tensions cachées et que Sally a pu percevoir.

 

J'ai essayé de mettre en évidence l'insidiosité de la répression et sa dimension inconsciente sans culpabiliser qui que ce soit. D'ailleurs Sally, Michaël, Robin, Pat, Helen me sont fort sympathiques, surtout pas à cause de leur souffrance, car ce serait les réduire mais à cause de leur volonté de comprendre et par leur manifestation tronquée de leur naturalité.

 

Voilà pour moi l’essentiel: montrer que la plus part du temps la répression est un phénomène insidieux, inconscient, absolument invisible du fait même qu’elle fait corps avec notre procès de vie. D'ailleurs le plus souvent elle opère  comme auto-répression qui implique un refoulement de la souffrance de réprimer l'autre et, simultanément, sa propre naturalité. L'horreur de "c'est pour ton bien" consiste profondément dans la  justification de la souffrance subie par deux personnes. L'auto-répression concomitante à la répression exercée découlant des exigences sociales,  permet de comprendre l'articulation entre la répression opérée par l'individu et celle sociale. Homo sapiens est structuré par la répression.

 

 

 

 

Camatte Jacques - Dimanche 04 décembre 2011

Avec compléments

Mardi 20 décembre 2011

 

 

 



[1] Le conatus de Spinoza auquel il est fait allusion ici, est une expression du désir de continuité. Toutefois l’auteur ne sait pas qu’il est en présence d’une immense remontée. Si elle apparaît destructrice c’est que le "refoulé" ne peut pas être accepté