Communauté et communisme en Russie

 

 

 

 

 

 

Publier les textes de A. Bordiga sur la Russie, écrire une introduction suscitèrent en nous une certaine répugnance.  En effet, la révolution russe et son involution constituent une des plus grosses affaires de notre siècle. C’est grâce à  elles qu’une foule de penseurs, de littérateurs, de politiciens, etc., ne sont pas au chômage. Parmi ceux-ci, on trouve une première bande d’affairistes qui affirment: l’URSS est communiste; les rapports sociaux y ont été transformés, pourtant, là-bas, les hommes vivent comme chez nous, l’aliénation persiste. Il ne suffit donc pas de transformer les rapports sociaux. Il faut changer l’homme. À partir de cette découverte, chacun a « fonctionné », s’enferme dans sa spécialité et se met à produire sa solution sociologique, écologique, biologique, psychologique, etc. Une autre bande en profite pour prouver que le capitalisme peut être humanisé, s’adapter aux hommes en réduisant la croissance et en proposant à ces derniers une éthique du renoncement : se contenter de productions intellectuelles, esthétiques, restreindre leurs besoins matériels, amoureux…Elle fait fonctionner les ordinateurs pour annoncer l’apocalypse si l’on ne suit pas ses conseils de capitaliste éclairé. Enfin il y a la bande du dépassement qui déclare : il n’y a ni capitalisme ni socialisme en URSS, mais une espèce de mélange des deux, un cocktail à la russe ! Là encore les différentes sciences sont mises à contribution pour lancer sur le marché sursaturé, enfin, des nouveautés.

 

Voilà pourquoi, jeter A. Bordiga dans ce tourbillon activiste, nous y placer nous-mêmes, avait de quoi effrayer et provoquer répulsion. Pourtant il nous semble nécessaire de courir le risque d’être emporté par cette infamie mercantile car, d’une part, dans tous les cas, comme le faisait remarquer K. Marx : "Peut-on, au milieu des relations et du commerce bourgeois, échapper à la boue ? Ce n’est en réalité que dans cette ambiance qu’elle est naturellement à sa place… " (K. Marx à F. Freiligrath, 29.02.1860). D’autre part, à la suite du mouvement de mai 1968, le mythe du communisme russe commence à être profondément délavé et déprave de moins en moins l’esprit de ceux qui cherchent, luttent. De ce fait, les textes de A. Bordiga pourront être utiles pour passer du mythe à la réalité et faciliter la compréhension de la révolution communiste à venir.

 

La révolution russe est depuis déjà longtemps un fait du passé. Il est pourtant intéressant d’en étudier encore la résonance historique et les questions qu’elle n’a pas pu résoudre. A. Bordiga qui suivit de près toutes les péripéties de cette révolution et son prolongement multiforme dans le monde est mort en 1970, mais son affrontement avec le phénomène russe conserve un caractère instructif et passionnant.

 

Il faut d’abord envisager l’être humain qui produisit l’œuvre présentée ici parce qu’il s’agit de préciser de quel point de vue historique global la révolution russe est envisagée. A. Bordiga est surtout connu au travers des jugements de Lénine qui lui reprocha son abstentionnisme et le taxa d’anarchisme. Aussi, pour beaucoup, A.Bordiga serait seulement le gauchiste qui aurait disparu de la scène révolutionnaire vers 1928. Superficiellement, c’est vrai. Convaincu que c’est la contre-révolution qui produit les grands hommes, c’est-à-dire les bouffons qu’il nommait "Battilocchi", il se retira et plongea dans un anonymat[1] justifié, ce qui ne veut pas dire qu’il abandonna le mouvement communiste. De 1944 à 1970, il a participé à l’activité du parti communiste internationaliste, devenu à partir de 1964 parti communiste international, et ses travaux parurent dans les journaux Battaglia comunista et Il programma comunista ainsi que dans les revues Prometeo et Sul filo del tempo.

 

La résumé sa position sur la révolution russe à la fin de la première partie de « Russie et révolution dans la théorie marxiste » qui dévoile simultanément son comportement théorique fondamental[2], sa résistance absolue au doute. Il aurait pu produire cette définition du révolutionnaire : celui qui n’est pas perméable au doute, non au doute heuristique qui n’est en définitive qu’une espèce de ruse de la raison selon Hegel, une mise entre parenthèses de la certitude, mais le doute qui est pénétration de la puissance adverse, envahissement de l’idéologie ambiante, imprégnation de la mort puisque abandon de tout enthousiasme, de toute perspective révolutionnaire; ce qui se concrétise dans l’alliance avec les courants en place et l’acceptation des formules régnantes.

 

A. Bordiga a beaucoup écrit au sujet de la révolution russe; son activité a été en grande partie conditionnée par la nécessité de la défendre, et d’autre part, il déclara en 1951:

 

«L’analyse de la contre-révolution en Russie et sa réduction en formules n’est pas un problème central pour la stratégie du mouvement prolétarien au cours de sa reprise que nous attendons, puisqu’il ne s’agit pas de la première contre-révolution et que le marxisme en a connu et étudié toute une série». (Réunion de Naples)

 

Toute son activité tendait à aller au-delà de la révolution russe, à poser la révolution future, pourtant l’on peut dire qu’en définitive il ne parvint pas à rompre le cordon ombilical, le lien à cette révolution.

 

En 1917, il prit immédiatement position en faveur des bolcheviks sans connaître parfois la totalité des événements, et dans certains cas, il prévit les mesures qu’ils allaient prendre. La révolution ne le surprenait pas; elle ne provoquait pas, pour lui,  une remise en question du marxisme, mais était  une confirmation lumineuse. Ce qui le préoccupa fondamentalement, ce fut la préparation du parti, en Italie comme dans le reste de l’Occident, afin d’accomplir la même tâche que les bolcheviks: la prise du pouvoir. C’est dans cette optique qu’il conduisit la polémique au sujet de la création des soviets. Pour lui, ces derniers naissent au moment même de la révolution, mais en Italie, surtout en 1917, il fallait la faciliter, la diriger et, pour cela, l’organe de classe essentiel c’est le parti. De plus, il constatait que les soviets étaient le plus souvent conçus à travers l’optique anarcho-syndicaliste : le prolétariat crée des organes qui se substituent - le mode de production capitaliste (MPC) étant encore en place - aux organisations du capital (cf. ses articles de 1919-1920 dans Il Soviet).

 

Dés 1919, A. Bordiga considérait qu’on avait perdu une grande chance révolutionnaire, la phase révolutionnaire était passée. Il fallait donc renforcer le parti et se préparer à résister à une offensive prévisible de la droite visant à détruire les forces socialistes. Ses interventions à l’Internationale communiste (IC) sont en faveur d’un renforcement du parti, réclament qu’on adopte des mesures afin que l’ensemble des partis de l’Internationale aient des positions purement marxistes ; de là son rôle dans l’adoption des  21 conditions, dont deux furent écrites sous son inspiration car, pour affronter la lutte à l’échelle mondiale, il fallait être sur des positions de classe propres, nettes, sans équivoque.   

 

Plus tard, quand la phase de recul se fut réellement installée et que l’IC essaya de relancer une activité révolutionnaire en allant aux masses (front unique) puis en bolchévisant les P.C. nationaux, A. Bordiga s’éleva contre toutes ces formations, les considérant comme des mesures de camouflage de repli, puis en tant que manifestation patente d’une nouvelle vague d’opportunisme. Cependant, il ne remit pas encore en cause le caractère prolétarien de la révolution russe, son caractère socialiste ; il considérait qu’il y avait des particularités mais il ne parla pas comme le KAPD (Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne), qui le fit dés 1922, de « révolution bourgeoise faite par les communistes » (Le principe de l’antagonisme entre le gouvernement des soviets et le prolétariat), ni de la dualité de cette révolution :

 

« La Troisième Internationale est une création russe, une création du parti communiste de  Russie.  Elle fut créée pour soutenir la révolution russe c’est-à-dire une révolution en partie prolétarienne, en partie bourgeoise ». (Thèses de l’Internationale Communiste Ouvrière)

 

De même lorsqu’il répond à K.Korsch qui lui avait envoyé sa Plate-forme de la gauche[3] :

 

« On ne peut pas dire : « la révolution russe est une révolution bourgeoise ». La révolution de 1917 a été une révolution prolétarienne, bien qu’il soit faux de généraliser ses leçons de « tactique ». Aujourd’hui  se pose la question de savoir ce qui arrive à une dictature prolétarienne dans un pays, si la révolution ne suit pas dans tous les autres. […] Il semblerait que vous excluez la possibilité d’une politique du parti communiste qui n’aboutirait pas à la restauration du capitalisme. Cela reviendrait à justifier J. Staline ou à soutenir l’inadmissible politique de se « démettre du pouvoir » ». (28.10.1926)

 

Autrement dit, dans toute cette période, il ne se prononce pas sur la question de la nature sociale de l’URSS. Car pour lui ce qui était essentiel –peu de ses critiques le comprirent--, c’était la nature de l’État russe et quelle était la classe au pouvoir. Ceci s’exprime par le programme, par l’action conduite par le parti qui dirige l’État. Pour Bordiga, le parti russe n’aurait pas dû diriger seul l’État, cela aurait dû être l’Internationale. Voilà pourquoi le débat de 1926 qui aboutit au triomphe de la théorie du socialisme en un seul pays est-il crucial pour lui car il indique une transformation capitale de l’État qui ne peut plus être défini prolétarien parce qu’il n’est plus au service de la révolution mondiale. Mais :

 

« On ne peut pas dire tout bonnement que la Russie est un pays où l’on tend vers le capitalisme ». (idem)

 

C’est pourquoi ce sera seulement lors du passage de l’Union soviétique aux côtés des démocraties occidentales que A. Bordiga affirmera que désormais la contre-révolution avait réellement triomphé et que le capitalisme devait s’édifier en URSS.

 

Si le capitalisme tend à triompher, comment dés lors caractériser l’URSS et, d’autre part, à partir de quoi ce capitalisme s’est-il développé ?  Y a-t-il eu recul, c’est-à-dire qu’il y aurait eu du socialisme et qu’à partir de là le MPC aurait été réinstauré en Russie ? Dans ce débat qui se développe avec beaucoup d’ampleur après 1945, A. Bordiga maintient sa thèse politique, cependant il parle encore de caractères socialistes de l’économie dans « La Russie soviétique de la révolution à nos jours » (1946). Dans ce même article, à la question posée, quelle est la classe au pouvoir en URSS, il répondit :

 

« En effet, la classe qui exploite le prolétariat russe - et qui peut-être dans un avenir peu éloigné pourra apparaître au grand jour à l’intérieur du pays lui-même - est constituée aujourd’hui par deux formes historiques évidentes : le capitalisme international et cette même oligarchie qui domine à l’intérieur et sur laquelle s’appuient des paysans, des marchands, des spéculateurs enrichis et des intellectuels prompts à s’attirer les faveurs du plus fort ».

 

Tout cet article met bien en évidence la perspective internationale de A. Bordiga et l’importance qu’il donne au facteur politique, c’est-à-dire à la capacité que peut avoir un État prolétarien d’appliquer des mesures allant dans le sens du développement des bases du socialisme. Pour en revenir à la classe dominante, il la caractérisait, en d’autres articles, comme un ensemble d’entrepreneurs cachés, ce qui ne l’empêche pas aussi de parler de bureaucratie, mais il n’en faisait pas une couche déterminante ni une classe dominante comme le fit Chaulieu. Toutefois on constate avec quelles difficultés il essayait de cerner l’existence de cette classe. Or, il lui fallait toujours plus intervenir dans le débat sur la nature sociale de la Russie où certains voyaient un capitalisme d’État dans lequel l’État serait tout puissant et pourrait diriger le capital, d’autres un capitalisme bureaucratique (Chaulieu dans « Socialisme ou barbarie » n°2) et sur le rôle de l’URSS dans le jeu des forces internationales. La plupart des révolutionnaires de « gauche » avaient tendance à considérer l’URSS comme  le centre de la contre-révolution parce que le capitalisme d’État ou le capitalisme bureaucratique était selon eux une forme de domination beaucoup plus puissante, plus achevée du capitalisme que celui qu’on peut avoir en Europe occidentale et même aux E.U.

 

Pour répondre, A. Bordiga commença à rédiger « Propriété et capital » où des éléments d’explication vraiment fondamentaux et apportant une contribution à la clarification du devenir de la société russe et occidentale côtoient de simples redites léninistes. Dans le chapitre « Tendance moderne de l’entreprise sans propriété, adjudications et concessions », il affronte une question qu’il reprendra plus tard dans « Structure économique sociale de la Russie d’aujourd’hui » et il affirme :

 

« L’État moderne n’a jamais eu en réalité une activité économique directe, mais elle a toujours été déléguée par l’intermédiaire d’adjudications et de concessions à des groupes capitalistes ». (« Prometeo », n°1, série II, p. 22)

 

On voit donc s’affirmer une critique positive à la théorie du capitalisme d’État et de la bureaucratie-classe. Ceci est précisé dans le chapitre : « Interventionnisme et dirigisme économique en tant que maniement de l’État de la part du capital »

 

« Il ne s’agit pas de subordination partielle du capital à l’État, mais d’une subordination ultérieure de l’État  au capital ». (Ibid., p. 24)

 

Enfin, il analyse « Les phases de la transformation en Russie après 1917 » où il affronte la question de la classe dominante en Russie :

 

« La difficulté de trouver le groupe physique d’hommes qui constituent cette  bourgeoisie qui ne s’est pas formée spontanément et qui dans la mesure où elle s’est formée sous le tsarisme fut détruite après octobre 1917, présente une grande difficulté du fait seulement du mode de pensée démocratique et petit-bourgeois dont les prétendus maîtres de la classe ouvrière ont infesté celle-ci durant des décennies ». (Prometeo, n°4 série II, p. 123)

 

Il s’agissait donc de savoir qui représente les intérêts économiques capitalistes. Il est clair que A. Bordiga devait entrer en contradiction avec un tel mode de pensée bourgeois dans sa forme archaïque, c’est-à-dire démocratique : toute chose qui existe, qui se manifeste, doit être représentée, il doit y avoir un intermédiaire entre la chose qui existe et ceux qui l’envisagent ; l’intermédiaire est une délégation d’existence vis-à-vis de ceux qui doivent constater, étudier, cet existant. Pour A. Bordiga, homme fondamentalement antidémocratique, l’intermédiaire n’avait aucune importance ; en revanche, pour la presque totalité de ceux qui se préoccupèrent de la Russie, la bureaucratie fut l’élue qui permit de combler le hiatus. A. Bordiga montre au contraire qu’elle est dépendante des business-men.

 

« Au fur et à mesure que les entreprises bourgeoises, de personnelles deviennent collectives, anonymes et enfin « publiques », la bourgeoisie qui n’a jamais été une caste, mais a surgi en défendant le droit de l’égalité virtuelle, totale, devient « un réseau de sphères d’intérêts  qui se constituent dans le rayon de chaque entreprise ». Les personnages d’un tel réseau sont extrêmement variés : ce ne sont plus des propriétaires ou des banquiers ou des actionnaires, mais toujours plus des affairistes, experts économiques, des business-men. Une des caractéristique du développement de l’économie, c’est que la classe privilégiée a un matériel humain toujours plus changeant et fluctuant (le roi du pétrole qui était huissier et ainsi de suite).

 

   Comme dans toutes les époques, un tel réseau d’intérêts et de personnes, qui sont plus ou moins visibles, a des rapports avec la bureaucratie d’État, mais ce n’est pas la bureaucratie, il a des rapports « avec les cercles des hommes politiques » mais ce n’est pas la catégorie politique.

 

   Par-dessus tout, au temps du capitalisme, un tel réseau est « international » et aujourd’hui il n’y a plus de classes bourgeoises nationales, mais une bourgeoisie mondiale. Il y a des États nationaux de la classe capitaliste mondiale.

 

   L’État russe est aujourd’hui un de ceux-ci, mais avec une certaine origine historique qui lui est propre. C’est le seul en fait qui soit issu de deux révolutions soudées par la victoire politique et insurrectionnelle ; c’est le seul qui se soit replié de la seconde tâche révolutionnaire à la première, mais il n’a pas encore épuisé cette dernière : faire de toute la Russie une aire d’économie mercantile, avec les conséquences profondes sur l’Asie ». (Ibid., p. 123)

 

En ce qui concerne le rôle de l’URSS à l’échelle mondiale, Bordiga affirmait que le centre de la contre-révolution se trouvait aux E.U. et non en URSS ; les E.U. qui peuvent intervenir par eux-mêmes mais aussi au travers de l’ONU et, dans sa polémique avec O. Damen[4], il lançait cette boutade, pour mieux se faire comprendre :

 

« « …ôtons Baffone (c’est-à-dire Staline) de Moscou et, pour ne pas se payer la tête de quiconque, mettons-y Alfa (c’est-à-dire Bordiga) à la place. Truman qui déjà réfléchi à ces questions, arrivera cinq minutes après ».(Lettre à Damen, juillet 1951)

 

A. Bordiga voit le triomphe fondamental de la contre-révolution dans le fait que les staliniens ont, lors de la guerre de 39-45, aidé les E.U.  L’URSS a été achetée par les dollars étasuniens; lors de la guerre de Corée, il affirmera que la même chose adviendra pour la Chine.

 

Tout ceci fut exposé sous forme de thèses lors de la réunion de Naples (1951) du parti communiste internationaliste : « Leçons des contre-révolutions. Révolutions doubles. Nature capitaliste révolutionnaire de l’économie russe ». Pour certains, ces thèses contiennent quelque chose de scandaleux : comment utiliser encore l’adjectif révolutionnaire pour l’URSS de 1951. Or, pour A. Bordiga qui le réaffirme dans « Russie et Révolution dans la théorie marxiste », il y eut d’autres révolutions et il y en a d’autres (au moment où écrit A. Bordiga) que celle que nous devons réaliser, la révolution communiste. Etant donné la non manifestation de celle-ci et surtout l’absence de tout signe précurseur important attestant qu’elle approche, il est évident (pour A. Bordiga) que la généralisation du MPC à l’URSS et à l’Asie est un phénomène révolutionnaire comme Marx l’avait affirmé en 1848 pour le développement du capital en Europe.

 

Cependant, si l’on considère, maintenant, que la révolution russe n’a pu donner naissance en définitive qu’au MPC, les caractères de la société du moment doivent encore être précisés, ainsi que ceux de la classe dominante. Si les questions revenaient inlassablement, c’est parce qu’au fon l’analyse n’était pas remontée jusqu’au point essentiel du devenir du capital et elle n’avait pas abordé ses tendances les plus récentes ; voilà pourquoi A Bordiga devra faire retour à K. Marx afin de préciser le phénomène russe.

 

« Une vision qui est en dehors du matérialisme est celle qui se laisse égarer quand elle ne voit pas en première ligne la « personne » des capitalistes individuels. Le capital est une force impersonnelle déjà chez le premier K. Marx. Le déterminisme sans hommes, cela n’a pas de sens, c’est vrai, mais les hommes constituent l’instrument et non le moteur » (« Boussoles prises de folie », in Battaglia Comunista n°20, 1951)

 

En effet, le débat tournait et tourne encore autour d’une définition du capital. Dans « Homicide des morts » (Battaglia comunista n°23, 1951), il rappelle que pour K Marx le MPC se caractérise par la production de plus-value, par la faim de sur-travail (« Le capital affamé de sur-travail », Le Capital, Ed. soc. t.1, p. 231) et à partir de là il affronte la « nouveauté du capitalisme d’État ».

 

« Une fois le capital constant posé égal à zéro, le développement gigantesque du profit capitaliste reste en place. Dire ceci revient au même que de dire : le profit d’entreprise demeure si l’inconvénient de conserver le capital constant est enlevé au capitaliste.

 

Cette hypothèse n’est que la réalité actuelle du capitalisme d’Etat. Transférer le capital à l’Etat signifie poser le capital constant égal à zéro. Rien ne change dans le rapport entre entrepreneurs et ouvriers puisque celui-ci dépend seulement des grandeurs capital variable et plus-value.

 

L’analyse du capitalisme d’Etat est-elle une chose nouvelle ?

 

Sans prosopopée, nous sommes en mesure de vous la servir telle que nous la connaissons depuis 1867 et même avant. Elle est très brève, C = 0.

 

Nous n’abandonnerons pas K. Marx sans donner, après la froide formule, un passage ardent :

 

« Le capital est travail mort, lequel semblable au vampire ne s’anime qu’en suçant le travail vivant et sa vie est d’autant plus joyeuse qu’il lui est donné d’en sucer plus » ».

 

Sur cette base, A. Bordiga développe un thème qu’il reprendra souvent concernant le rapport entre capitalisme d’Etat, affairisme et exploitation spéculative des catastrophes naturelles (définissant l’économie italienne comme spécialiste de l’économie de la calamité), montrant à quel point, à son plein épanouissement, le capital est gangstérisme généralisé, délinquance universelle et, ajouterons-nous, démence.

 

« Pour exploiter le travail vivant, le capital doit anéantir le travail mort. Aimant sucer le sang jeune et chaud, il suce les cadavres ».

 

Car ce n’est qu’en détruisant le capital constant (et particulièrement sa partie fixe) qu’il est possible de libérer de nouveaux procès de production où le capital pourra à nouveau assouvir sa faim de sur-travail.

 

D’autre part, dans « Le diable  au corps », il répondit à la question : quelle est la classe dominante ? en s’appuyant encore sur une analyse faite par K. Marx dans le premier livre du Capital.

 

« La personne du capitaliste ne nous sert plus ; le capital vit sans lui, avec la même fonction, centuplée. Le sujet humain est devenu inutile. Une classe sans individus qui la composent ? L’Etat au service non d’un groupe social mais d’une force impalpable, œuvre de l’esprit et du diable ? Renvoyons l’ironie à notre vieux Karl. Nous vous offrons la citation promise : « Le capitaliste, en transformant l’argent en marchandises  qui servent d’éléments matériels d’un nouveau produit, en leur incorporant ensuite la force de travail vivant, transforme la valeur –du travail passé, mort, objectivé—en capital valeur se valorisant elle-même, monstre animé qui se met à travailler comme s’il avait le diable au corps » ». (t.1, p. 95)

 

En 1952, en réponse aux « Problèmes économiques du socialisme en URSS » de J. Staline, A. Bordiga  écrivit « Dialogue avec Staline » où il réaffirme ce qu’il avait dit dans des articles antérieurs (cf. « Dans le tourbillon de l’anarchie mercantile ») : la révolution russe est terminée, et réfutait la thèse stalinienne selon laquelle la loi de la valeur persisterait dans le socialisme, réfutation qui fut reprise plusieurs fois par la suite et qui, chaque fois, obligea A. Bordiga à revenir aux travaux de K Marx, à reprendre l’étude intégrale de la critique de l’économie politique.

 

Affirmer que la révolution russe était terminée laissait tout de même pendante la question : comment se fait-il que le prolétariat ait pu faire une révolution bourgeoise (A. Bordiga taxa Lénine de grand bourgeois, Staline de révolutionnaire romantique) ? Octobre 1917 n’aurait-il rien eu de prolétarien ? se demandaient certains et à nouveau le leitmotiv : comment caractériser la classe dominante ? C’est alors que A. Bordiga rédigea une série d’articles où il étudia les origines lointaines de la révolution russe. Il insista sur la conclusion déjà produite par le KAPD en 1922: la révolution russe a été une double révolution bourgeoise et prolétarienne, la seconde a été réabsorbée (ceci était déjà en partie affirmé dés 1946), la première s’est largement épanouie ; la révolution bourgeoise a donc été réalisée par le prolétariat :

 

« Avec ce stade d’attente, passé avec les guerres perdues sur les frontières et l’humiliation nationale d’avoir vu musulmans et jaunes plus avancés dans le maniement de la technique capitaliste de guerre, se trouvaient réalisées toutes les prédispositions à la tâche «romantique» du prolétariat, c’est-à-dire résoudre le rébus historique pour donner le pouvoir politique non à lui-même mais à ses exploiteurs sociaux. Toute une littérature avait travaillé en ce sens : le roman de la révolution était écrit avant son histoire et par une série de colosses à partir de Gogol, tandis que les grands, Tolstoï, Dostoïevski et Gorki, de façon diverse et dans une mesure variable, avaient absorbé les postulats sociaux d’occident, pensés de façon romantique et non marxiste ». (Printemps fleuris du capital, Il programma comunista n°4, 1953)

 

« Une bourgeoisie avec une conscience et une force propres de classe étant absentes, les marxistes se mirent à jouer les « illuministes », c’est-à-dire à réciter la partie romantique qui est dévolue à la pensée bourgeoise ».(« Malenkov-Staline: étape et non rapiéçage », ibid, n°6, 1953)

 

Enfin, dans L’ours et son grand roman, il y a 8 thèses sur la Russie qui définissent le résultat du procès révolutionnaire, la thèse 5 concerne la classe dominante :

 

« L’affirmation selon laquelle il n’y a pas actuellement en Russie une classe bourgeoise statistiquement définissable ne suffit pas à contredire les thèses précédentes, puisque c’est un fait constaté et prévu par le marxisme –bien avant la révolution—et étant donné que la puissance du capitalisme moderne est définie par les formes de production non par les groupes nationaux d’individus ». (ibid, n°3, 1953)

 

Dés lors, A. Bordiga pouvait penser avoir suffisamment clarifié le « problème russe » et qu’il serait possible d’aborder d’autres questions importantes :

 

« Le camarade (c’est-à-dire A. Bordiga) prévint que cette réunion comporterait une partie dédiée aux problèmes de l’Amérique et des pays capitalistes occidentaux en général, étant donné qu’un travail antérieur notable a cristallisé, en des lignes suffisantes, une définition générale de notre mode de considérer la Russie et son économie sociale. Il a mis en évidence le concept marxiste de double révolution, l’une greffée sur l’autre, ou révolution impure (en donnant au terme non une portée  morale, mais historique). Le Dialogue avec Staline et autres textes ont suffisamment stigmatisé cette partie, nous devons étudier maintenant une révolution pure, c’est-à-dire seulement anticapitaliste et prolétarienne… ». (Il programma comunista, n°9, 1953)

 

Mais le cordon ombilical reliant à la révolution russe était difficile à couper pour les militants du PCI et, pour eux, toutes ces explications n’avaient pas dénoué « l’énigme » ; ils firent pression pour que le sujet soit traité de façon exhaustive, de telle sorte que, après avoir exposé Les facteurs de race et de nation dans la théorie marxiste (réunion de Trieste, 1953) puis traité la Question agraire en une série d’articles de la fin de 1953 jusqu’à la mi-1954, qui est en fait une introduction à l’étude de la Russie (en effet, A. Bordiga insiste sur la thèse, le capitalisme = révolution agraire, et sur le fait que le problème agraire est le problème central que devait résoudre la révolution russe mais que doit aussi résoudre la révolution communiste à venir), il dut revenir à la Russie et ce fut pour commencer Russie et révolution dans la théorie marxiste.

 

Le lecteur peut ainsi se faire une idée sur la façon dont est né le travail que nous présentons ; il pourra se rendre compte que la plupart des thèmes traités le furent de façon parcellaire dans les articles antérieurs, que, d’autre part,  il y a pour ainsi dire un continuel va et vient entre les explications sur la société russe et les éclaircissements sur la critique de l’économie politique.  Il y a un thème constant : c’est celui de la dictature du prolétariat ; celui-ci aurait pu diriger le développement des forces productives dans l’immense Russie. C’est pourquoi ce qui intéresse A. Bordiga, c’est la nature de l’État, non pas qu’il s’illusionne sur le fait que l’État pourrait ne pas être déterminé par la structure économique et sociale. Il sait très bien qu’à partir d’un certain moment en URSS, les forces sociales devaient inévitablement éliminer l’État prolétarien non soutenu par la révolution en Occident. Mais pour situer l’involution de la révolution, il ne va pas dans le domaine économique, mais dans le domaine politique ; ce n’est que lorsque l’État est définitivement devenu capitaliste qu’il se préoccupe réellement de la structure économique et sociale ; car maintenant il s’agit de comprendre comment vont naître et s’orienter les forces qui devront lutter pour la révolution communiste future. Il est révélateur que c’est à l’époque du XX° congrès, moment où, comme il l’affirma, la Russie avouait son intégration dans le camp capitaliste, qu’il lança sa prévision de la révolution communiste pour 1975.

 

Après 1957, ce qu’écrivit A. Bordiga sur l’URSS ne présente pas un grand intérêt. Il y a seulement une illustration de ce qui est déjà affirmé, expliqué dans les textes antérieurs, de même qu’est répété avec virulence l’axiome : on ne construit pas le communisme, on détruit seulement les obstacles à son développement. Pour effectuer une contribution ultérieure fondamentale, il aurait  fallu une analyse exhaustive du devenir du MPC. Or celle-ci fut - en dépit de quelques remarques essentielles, points de départ possibles pour des recherches fructueuses - superficielle et trop « physiocratique » car elle prenait en considération la masse de la production et les rythmes d’accroissement de celle-ci. En 1964, toutefois, après la faillite des mesures économiques de N. Krouchtchev, son limogeage et la satisfaction donnée aux kolkhoziens, A. Bordiga fit la constatation suivante :

 

« C’est désormais patent en Russie : la voie vers des formes actives de capitalisme sera ardue et difficile ; le grand capital devra recommencer à lutter contre la petite propriété privée qu’il n’a pu éviter de susciter et de renforcer. Ainsi est enterré l’effort gigantesque et historique de l’avant-garde bolchevique qui n’entrevit dans le sillage de la révolution mondiale du prolétariat, comme unique possibilité de résistance –en tant que forteresse assiégée—que le refuge dans la capitalisme d’État contrôlé par la dictature prolétarienne, confiant le saut vers le socialisme économique aux armes de la future et inévitable vague révolutionnaire dans les pays industrialisés de l’Occident ». (Involutions russes. Terre et liberté, Il programma comunista n°22, 1964)

 

Malheureusement, ce diagnostic fut utilisé de façon immédiate, polémique : démontrer que l’URSS ne pourrait pas rattraper les USA, à l’encontre de ce qu’avait claironné N. Krouchtchev. Il aurait fallu poser la question : n’y a-t-il pas des zones géo sociales où le MPC ne peut pas se développer et, s’il y parvient, est-ce que cela ne sera pas au prix d’immenses difficultés, de telle sorte que même le côté positif qu’il eut en Occident puisse s’effacer dans ces aires ? Mais ceci impliquait de prendre une attitude critique vis-à-vis de l’action des bolcheviks. Or A. Bordiga n’était pas à même de faire une pareille remise en cause. Il maintiendra tout le temps les présuppositions léninistes et les poussera à bout. De telle sorte qu’on peut dire qu’avec lui se termine la révolution russe en tant que phénomène politique devant maîtriser les forces économiques dans le sens du devenir au socialisme

 

Pour réellement comprendre la position de A.Bordiga sur la Russie, il est utile de connaître ses autres œuvres. Nous allons brièvement les résumer. A. Bordiga est fondamentalement antidémocratique et anti-novateur, c’est-à-dire qu’il lutta contre ceux qui pensaient qu’il était nécessaire et possible de créer une nouvelle théorie, ou qu’on devait mettre à jour le marxisme qu’il définit comme suit :

 

« On emploie l’expression « marxisme » non pour désigner une doctrine découverte et introduite par l’individu K. Marx, mais pour se référer à la doctrine qui surgit avec le prolétariat industriel moderne et « l’accompagne » pendant tout le cours d’une révolution sociale et nous conservons le terme « marxisme » malgré toutes les spéculations et l’exploitation du dit terme de la part de toute une série de mouvements contre-révolutionnaires ». (L’invariance historique du marxisme, 1952)

 

L’essentiel, c’est la référence à une classe qui se définit par le mode de production qu’elle tend à instaurer ; les modalités selon lesquelles elle doit réaliser cette instauration constitue son programme. Pour la classe prolétarienne, les lignes fondamentales de son programme sont établies depuis 1848, ce sont : le prolétariat doit se constituer en classe et donc en parti, il doit ensuite s’ériger en État afin de détruire toutes les classes, donc lui-même, et permettre le développement du communisme (cf. Les fondements du communisme révolutionnaire, 1957). Le parti est donc conçu d’une part comme la classe, comme préfiguration de la société communiste, « projection dans le présent de l’homme social de demain » (cf. La théorie de la fonction primaire du parti, 1959), d’autre part, comme un organe de résistance, quand justement la classe prolétarienne a été battue et se trouve sous l’influence de l’idéologie ambiante et qu’il faut donc maintenir « la ligne de classe ». Le marxisme, considéré non seulement comme théorie de la révolution mais en tant que théorie de la contre-révolution, permet de résister et cela consiste à maintenir le programme intégral de la classe. Ainsi le parti formel auquel appartenait A. Bordiga  put envisager d’être l’intermédiaire entre la phase antérieure où le prolétariat s’était constitué en classe et la phase à venir où la révolution se lèvera anonyme mettant en mouvement la totalité de la classe. A. Bordiga admet que le parti formel peut disparaître, c’est-à-dire qu’il peut se faire qu’il n’y ait plus, durant un certain temps, aucun révolutionnaire défendant le programme de la classe, mais, par suite de la dynamique propre de la société capitaliste et du fait que le communisme est une nécessité absolue pour l’espèce, le  parti doit renaître au bout d’un « lointain mais lumineux avenir ».

 

Ce qui est fondamental dés lors dans une phase de recul (c’est-à-dire de contre-révolution puissante qui fait reculer la classe sur des positions antérieures), c’est la description du communisme, comportement fondamental d’ailleurs de K. Marx et de F. Engels qui, affirme A. Bordiga, passèrent toute leur vie à le décrire. Ainsi pourra s’effectuer le maintien de la ligne du futur dans le présent abject, donc résister à la contre-révolution par le rejet de toute formule démocratique et de toute velléité d’innover. Cela implique un anti-activisme structurel car on ne peut intervenir que dans certaines périodes « fécondes de l’histoire » de l’humanité ; c’est alors qu’il faut se jeter à corps perdu dans la bataille et ne pas céder au premier choc contre l’adversaire, ni abandonner la partie, dés le moment où celui-ci a obtenu un certain avantage. Tel est le sens de ses réflexions sur le débat de 1926 ; on aurait dû résister, le prolétariat mondial organisé dans l'IC aurait dû faire front contre le capitalisme en attendant que s'ouvre un autre cycle révolutionnaire.  Mais, à partir du moment où ceci fut abandonné, il fallait en quelque sorte boire le calice jusqu'à la lie et attendre que la contre-révolution ait épuisé ses tâches. A. Bordiga pensa que ceci s'était réalisé en 1956 d'où sa proclamation d'un nouveau cycle révolutionnaire devant culminer en 1975.

 

Au cours de cette phase d'attente, il est nécessaire de restaurer une nouvelle fois le marxisme qui a été nié par les staliniens, sans jamais perdre de vue les mouvements immédiats de la classe, afin de déterminer dans quelle mesure ils secouent la dictature implacable du capital. Mais ceci doit se faire sans s'illusionner. Ainsi il affirma qu'il n'y aurait pas de révolution après la seconde guerre mondiale (les nations fascistes ont perdu la guerre, mais le fascisme l'a gagnée) ; que la troisième guerre mondiale n'était pas imminente, la guerre froide n'étant qu'une forme de paix. De ce fait il ne pourrait pas y avoir une révolution à brève échéance comme le pensaient les tenants d'un troisième conflit mondial, lequel devait engendrer d'après eux inévitablement une révolution. Le mouvement de Berlin (1953) n'est pas le point de départ d'un nouveau cycle révolutionnaire, il en est de même pour les émeutes de 1956 en Hongrie car elles sont l'oeuvre de mouvements polyclassistes, or le prolétariat ne peut triompher qu'en s'organisant de façon autonome, en luttant pour ses buts propres.

 

Il est évident que tout ceci est désormais du passé et que beaucoup diront : quelle importance cela a-t-il ? Quelle importance de ne pas avoir encensé la Yougoslavie en tant que nouveau pays du socialisme, de ne pas avoir répété la même opération avec Cuba, avec la Chine, ou de ne pas avoir affirmé que le centre de la révolution était désormais dans les pays dits du tiers-monde ? En effet, qu'est-ce que cela peut faire, puisque tout le monde est maintenant convaincu du contraire ?

 

En fait, c'est parce qu'il avait su prévoir un certain devenir de la société que A. Bordiga  put avoir un comportement bien déterminé qui lui permit d'échapper à la mascarade révolutionnaire d'après-guerre dirigée par les trotskystes et les groupes affins. Là est sa cohérence : une théorie n'est valable que si elle permet une prévision. Or on ne peut prévoir si on n'a aucune certitude.

 

A .Bordiga fut plusieurs fois en désaccord avec les bolcheviks sur la  question de la démocratie : il était abstentionniste et rejetait toute participation au parlement, tout mécanisme démocratique ; sur la question de la tactique : selon lui il fallait la définir avec rigueur en fonction des conditions de luttes bien déterminées dans les phases historiques où le prolétariat intervenait ; de même rejeta-t-il plus tard la théorie du capitalisme d’Etat et considéra-t-il la théorie sur l’impérialisme comme tout à fait insuffisante, etc. Malgré ce, nous l’avons déjà répété, il ne rompra jamais avec Lénine parce que ce dernier, pour A. Bordiga, est le théoricien de la dictature du prolétariat (en cohérence avec K. Marx) et qu’il fut capable de l’appliquer dans un pays immense ; d’autre part, tout le développement des révolutions anti-coloniales le renforçait dans l’idée de la justesse de la position léniniste. De là naît son apologie acritique des bolcheviks et, ce faisant, il défendait aussi la gauche italienne et lui-même contre les accusations d’anarchisme, d’ultra-gauchisme, de passivité, etc., ce qui le conduisit à maintenir des jugements tout à fait erronés sur le KAPD, A. Pannekoek, etc., surtout lorsqu’il s’agissait de questions où ils étaient en définitive assez proches de lui.

 

Mais ceci n’est qu’un aspect particulier de l’œuvre de A. Bordiga. Ce qui est essentiel, le caractérise, le rend passionnant, vivant, c’est, comme nous l’avons indiqué dans Bordiga et la passion du communisme sa certitude en la révolution, dans le communisme, exposé selon un mode prophétique. Pour lui, l’humanité progresse par bonds révolutionnaires et ce jusqu’au communisme ; son évolution est l’œuvre de millions d’hommes marchant à tâtons, et, parfois, bondissant illuminés par les gigantesques explosions révolutionnaires. Il compara toute l’histoire humaine (cf. Crue et décrue de la civilisation bourgeoise in il programma comunista, n°22, 1951) à un immense fleuve bordé de deux digues, à droite celle de la conservation sociale sur laquelle vont en procession psalmodiant les prêtres et les gendarmes ainsi que les chantres des mensonges officiels de classe, à gauche celle du réformisme sur laquelle se pavanent les hommes dévoués au peuple, les besogneux de l’opportunisme, les progressistes. Les deux bandes s’invectivent d’une digue à l’autre tout en étant d’accord pour que le fleuve demeure dans son lit. Mais le fleuve immense de l’histoire humaine a aussi ses crues irrésistibles et menaçantes et, parfois au détour d’un méandre, il saute brusquement par-dessus les digues noyant les misérables bandes dans l’onde impétueuse, irrésistible de la révolution qui renverse toute forme antique et donne face nouvelle à la société.

 

 

 

*     *     *

 

 

 

 

En dépit de tous les travaux qui ont été consacrés à la révolution russe et à la société soviétique, nous pensons que l’étude au lieu de se clore n’a pas encore réellement commencé, parce qu’on a escamoté deux questions essentielles : celle de la communauté et celle de la périodisation du MPC en domination formelle et réelle du capital. Une foule d’autres dérivent de ces deux-ci, nous les signalerons simplement : notre but n’étant pas de traiter de façon exhaustive la question russe, mais, en intégrant l’œuvre de A. Bordiga, de lancer à nouveau le débat sur celle-ci.

 

La révolution russe selon les membres de ce que nous pouvons appeler le parti historique aurait dû et aurait pu être le prologue de la dernière révolution de notre espèce. C’est pourquoi elle fascine et réclame une étude non en tant qu’elle-même mais en tant que moment de celle tant attendue mais certaine (A. Bordiga). Elle a universalisé concrètement la révolution communiste parce qu’elle s’est développée dans une aire où le phénomène communautaire était encore vivace et a montré ainsi que la révolution communiste n’est pas uniquement solution pour la société de classes. Elle a élargi l’horizon des révolutionnaires d’Occident qui ne concevaient de devenir véritable que dans leur pays et n’ont pensé une solution humaine qu’en fonction du mouvement dans leur aire, de leur civilisation. Jusqu’à la révolution russe, il y a juxtaposition de deux mondes, celui où la propriété privée, l’individu, les classes, la valeur d’échange s’étaient autonomisés et celui où l’homme est encore le but de la production, où le progrès n’était pas encore né. Comment allaient s’unir les deux humanités, celle qui passait au travers de l’enfer de la société de classes et celle encore englobée dans ses communautés ? En 1858, K. Marx se posait la question et n’avait pas encore de solution en vue :

 

«Pour nous, la question difficile est celle-ci : sur le continent la révolution est imminente et prendra tout de suite un caractère socialiste ; mais ne sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin, puisque, sur un terrain plus grand, le mouvement de la société bourgeoise est encore ascensionnel?» (K. Marx à F. Engels, 08.10.1858)

 

Il envisage encore la nécessité pour tous les peuples de passer par la phase bourgeoise, capitaliste. Il ne songe pas à la possibilité d’un saut. C’est lors de l’étude de la Russie que, grâce aux révolutionnaires russes, il trouvera la solution effectuant ainsi cette généralisation nécessaire et vitale à notre commune destinée qui implique aussi la réconciliation des hommes à divers moments de leur devenir, sans mettre obligatoirement une échelle axiologique à l’intérieur de celui-ci.

 

Il put comprendre le problème de la révolution en Russie parce qu’il avait déjà réfléchi sur la question de la communauté. Il l’avait redécouverte sur la base d’une approche classiste, du fait même qu’en Occident, s’il y avait encore, à l’époque de Marx, des restes vivaces des communautés : la région de Trèves en Allemagne, en Corse, en Espagne, etc., ceci n’était pas fondamental pour que l’étude puisse se faire sur leurs bases. Or, en définitive c’est la question centrale du communisme. Déjà dans « Pour la critique de la philosophie du droit de Hegel », Marx constate que le véritable dépassement de l’Etat ne peut être que la communauté (Gemeinwesen), ce qui apparaît de façon lumineuse dans « La question juive ». Dans les « Manuscrits de 1844 », il précise que celle-ci ne peut être opposée à l’être individuel, tandis que dans son article contre Ruge « Le roi de Prusse et la réforme sociale » (1844) il précise l’être humain est la véritable Gemeinwesen de l’homme ; cependant c’est peut-être dans les notes au livre de James Mill (1844) que l’on trouve les indications les plus remarquables sur la Gemeinwesen[5] et le communisme où les individus sont des hommes sociaux et l’être humain est leur Gemeinwesen. Sans ce dépassement d’ordre théorique, dû à l’irruption du prolétariat sur la scène de l’histoire - classe qui doit abolir toutes les classes - K. Marx n’aurait pas pu reconnaître dans la Commune de 1871 le fait qu’elle fut une révolution contre l’État, qu’elle réalisa une ébauche de Gemeinwesen – être humain, ce qui explique qu’Engels ait pu dire qu’il fallait traduire le mot commune dans son sens de 1871 par le vieux mot allemand Gemeinwesen. Enfin, insistons sur le fait que pour Marx le communisme ne peut pas se définir par l’anarchie, car comme « l’athéisme est le dernier degré du théisme, la reconnaissance négative de dieu », l’anarchie est une reconnaissance négative de l’État, le dernier degré de l’État.

 

Cependant l’étude de la Gemeinwesen prend une ampleur plus considérable dans les années 1850 lorsque Marx cherche à cerner le mouvement de la valeur d’échange et la transformation de celle-ci en capital. Ici les textes clés se trouvent dans l’Urtext et dans le chapitre des « Grundrisse » « Les formes qui précèdent la production capitaliste ».

 

« Si le travail libre et son échange contre l’argent afin de reproduire et de valoriser l’argent, afin d’être consommé par l’argent comme valeur d’usage non en vue de la jouissance, mais comme valeur d’usage pour l’argent, est une présupposition du travail salarié et une des conditions historiques du capital, la séparation du travail libre des conditions objectives de sa réalisation - de l’outil et du matériel de travail (la matière première) - en représente une autre. Donc, avant tout, séparation du travailleur de la terre, son laboratoire naturel, d’où dissolution aussi bien de la petite propriété foncière libre que la propriété foncière collective basée sur la commune orientale ». (« Fondements », t. I, p. 425)

 

Dés lors, il est évident qu’il faille étudier l’activité des hommes depuis leur discontinuité d’avec la nature, et comprendre comment leur activité s’est extériorisée, autonomisée, devenue puissance oppressive qui opéra la dissolution de leurs communautés. A ce moment, la philosophie, la politique, la religion n’apparaissent que comme interprétations d’un phénomène profond, l’expropriation des hommes. D’autre part, on va pouvoir, à partir de cette étude, enlever à la formule du « Manifeste » « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes » tout ce qu’elle a de rigide et de limité que même la précision fournie en note par F. Engels, ne parvient pas à ôter et le schéma rigide de 1859 doit être corrigé à l’aide des études postérieures de K. Marx. Les classes ne peuvent se développer qu’avec la destruction de la communauté, tant que celle-ci persiste, elles sont inhibées. Il peut y avoir division du travail sans société de classes, et une société de castes ne fait qu’exprimer l’impossibilité d’une société donnée à engendrer des classes, ce qui ne signifie nullement que la classe soit une nécessité ni que la caste soit un précurseur de celle-ci. Ce sont deux organisations humaines dans des formes sociales très dissemblables.

 

En tenant compte de ce mouvement de la valeur et de ses présuppositions, nous pouvons, avec K. Marx, faire une périodisation comme suit : la formation primaire qui englobe toutes les formes où la propriété commune du sol est la base de la société, elle en est le fondement. Ce que l’on appelle le communisme primitif n’est que la forme première fort ancienne qui est probablement le produit de l’évolution de l’homme depuis le stade australanthrope (il y a plus d’un million d’années) jusqu’à l’Homo sapiens. Ce qui implique l’idée d’une évolution biologique parallèle à l’évolution technico-sociale. Le communisme primitif étant alors le comportement social de l’espèce humaine produite où il y a union immédiate de ses membres composants et de ceux-ci avec leur milieu naturel. C’est la forme sociale où le mouvement de la valeur n’a pas encore commencé, où la division du travail, le travail, le système des échanges, qui consiste en fait en une série de dons réciproques plus ou moins différés assurant ainsi une circulation de produits et inhibant un processus d’inégalisation, tout cela est encore totalité, n’a pas été fragmenté. En particulier, comme dit K. Marx, le membre individuel n’est pas encore un travailleur.

 

Ensuite, le mouvement de la valeur d’échange se greffe sur des structures préexistantes et tend à s’autonomiser. On aura alors les diverses formes que K. Marx nomme asiatiques parce qu’il les trouvait –au moins à l’état de traces—dans cet immense continent (Lettre de K. Marx à F. Engels, 14.03.1868). Dans « Les formes… », il fait remarquer :

 

       « lorsque les hommes se fixent, la commune primitive subira des modifications plus  ou moins profondes selon les différentes conditions du milieu (climat, situation géographique, constitution du sol, etc.) et leurs aptitudes naturelles (race, etc.) ». (Ibid., pp. 436-437)

 

Il est très important que K. Marx parle de formes asiatiques et non d’une forme asiatique. On peut à partir de ces remarques affronter l’étude des formes communautaires persistant encore en Afrique qui ont des ressemblances avec des formes asiatiques ainsi que des caractères originaux qu’une étude détaillée pourrait clairement mettre en évidence ; ce qui permettrait de compléter l’œuvre de K. Marx qui n’a pas abordé l’Afrique, en dehors de ses notes sur l’Algérie de 1882. Quoi qu’il en soit, ce qui nous importe ici, c’est de mettre en évidence que la plus grande partie de l’humanité n’a pas connu une histoire de luttes de classes, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu de luttes entre groupes humains. K. Marx dit que la guerre était la principale activité-production des communautés. D’autre part, même dans les sociétés ayant subi un devenir classiste, les communautés ont perduré fort longtemps et y ont freiné la lutte des classes.

 

K. Marx considère une série de formes au sein de la formation primaire mais le mode de production asiatique ne peut pas y être inclus. Il est une forme asiatique particulière qui, par suite de conditions géographiques bien déterminées et correctement mises en évidence par K. Wittfogel (à la société conditionnée par l’ensemble de celle-ci, il a donné le nom de société hydraulique), a eu un devenir original. D’autre part, le fameux immobilisme asiatique ne veut pas dire que le continent ne pouvait pas voir naître une technologie importante, les sciences et les arts ; un certain développement des forces productives y était possible, cependant il allait toujours se heurter à une limite : l’impossibilité de l’autonomisation des individus, des classes, ce qui veut dire que la valeur d’échange n’arrivait pas à s’autonomiser ; donc les deux conditions essentielles pour la naissance du capital ne s’y produisaient pas. C’est ce bond des forces qui ne parvint pas à se réaliser. Aussi avons-nous en Asie de grandes périodes de floraison où l’on arrive jusqu’au point où il semble possible que le saut va se faire ; tous les éléments nécessaires pour le passage au MPC s’y manifestent, tels qu’on les trouve en Occident, sauf : la coupure du cordon ombilical de la communauté (K. Marx).

 

La formation secondaire regroupe toutes les formes qui sont fondées sur la propriété privée, ce qui implique qu’il y ait des individus (la personne sujet d’échange comme dit K. Marx dans l’« Urtext ») et donc les classes. Ainsi on a l’esclavagisme ou mode de production antique –forme antique--, la forme féodale ou mode de production féodal, le mode de production asiatique où la propriété privée, si elle existe, ne permet pas une autonomisation des individus étant donné que les hommes sont totalement dépendants de l’unité suprême : esclavage généralisé ; la vraie propriété existe, en fait, au niveau de l’unité englobante (zusammenfassende Einheit) seulement.

 

La formation tertiaire, c’est la formation capitaliste ou mode de production capitaliste ; elle n’est plus fondée sur la propriété de celui qui travaille mais sur celle du travail d’autrui (cf. le renversement indiqué dans le Manifeste, les Grundrisse et dans le ch. 24 du livre I du Capital).

 

Au niveau du capital, il y a union des deux mouvements, celui d’expropriation des hommes qui engendre le prolétaire et celui d’autonomisation de la valeur. A partir de là, le capital qui a pris le relais de l’argent dans la destruction des vieilles communautés, tend à se poser en communauté matérielle puis fictive, ce qui s’accomplit au cours de la domination réelle du capital sur la société. Ainsi le capital résout à sa manière les vieilles contradictions nées lors du surgissement de la valeur dans les communautés archaïques, voilà pourquoi il se pose en structure éternelle, en positif, et en sujet spéculatif qui lui permet de transformer tout mouvement de négation en affirmation de lui-même.

 

La révolution communiste ne peut plus opérer sur le terrain antérieur, celui qu’a parcouru le capital et sur lequel il se développe encore actuellement, c’est-à-dire sur le terrain de l’accroissement des forces productives. Il s’agit de la formation d’une nouvelle Gemeinwesen qui soit l’être humain. D’où évidemment la nécessité de la rupture la plus radicale avec toutes les activités, comportements liés aux révolutions qui nous ont précédé et surtout à la révolution russe. D’autre part, nous y voyons à quel point les deux investigations de K. Marx, à deux moments de sa vie, convergent vers la même affirmation.

 

En ce qui concerne plus particulièrement l’aire slave, K. Marx dans « Les formes… » caractérise ainsi les communautés : « petites communautés végétant chacune à côté des autres et où l’individu et sa famille travaillent indépendamment sur le lopin de terre qui leur est attribué ». (« Fondements », t. I, p. 438) ce qui fait la différence avec le mode de production asiatique où les communes, qui se suffisent à elles-mêmes (comme dans le cas précédent), sont dominées, il faut y insister, par une unité qui englobe qui est le vrai propriétaire du sol, les petites communautés ne sont que possesseurs.

 

Dans les brouillons de sa lettre à Véra Zassoulitch, K. Marx donne des précisions :

 

« Toutes les autres communautés reposent sur des rapports de consanguinité, entre leurs membres. On n’y entre pas, à moins qu’on ne soit parent ou adopté. Leur structure est celle d’un arbre généalogique. La « commune agricole » fut le premier groupement social d’hommes libres, non resserré par les liens du sang ». (3° brouillon, cf. p. 1563 in K. Marx, Œuvres, Economie II, Gallimard)

 

 

Une autre caractéristique, c’est son dualisme. Il y a un élément collectif et un élément individuel de telle sorte que l’individualité peut se développer (l’individu pourrait s’autonomiser).

 

« On comprend que le dualisme inhérent à la constitution de la commune agricole  puisse la douer d’une vie vigoureuse. Emancipée des liens forts, mais étroits de la parenté naturelle, la propriété commune du sol et les rapports sociaux qui en découlent lui garantissent une assiette solide, en même temps que la maison et la cour, domaine exclusif de la famille  individuelle, la culture parcellaire et l’appropriation privée de ses fruits donnent un essor à l’individualité incompatible avec l’organisme des communautés primitives ». (Ibid., p. 1564)

 

Or, nous l’avons vu, pour K. Marx, le devenir au communisme ne peut se réaliser que si l’homme est émancipé en tant que communauté et en tant qu’individualité ; la réduction du communisme à une société où celle-ci est émancipée mais où l’individu ne vit que par elle,  autrement dit n’est pas libéré, relève de la vision du communisme des casernes dont parlait Engels dans sa polémique contre Tkatchev. D’autre part Tchernychevski voulait sauver l’Obchtchina parce que grâce à elle il serait possible d’accomplir les deux libérations intimement liées. K. Marx trouva donc chez Tchernychevski et les populistes russes la solution à la question implicitement posée en 1858.

 

Le dualisme permet deux évolutions car, il faut le souligner, la dissolution de la commune ne relève pas d’une fatalité.

 

       « Son dualisme inné admet une alternative : son élément de propriété l’emportera sur son élément collectif, ou celui-ci l’emportera sur celui-là. Tout dépend du milieu historique où elle se trouve placée ».

 

Dans tous les cas

 

« pour sauver la commune russe, une révolution russe est nécessaire ».

 

Dans ce texte comme dans les « Formes », la question de l’État slave n’est pas analysé. Cependant, dans le dernier texte, Marx indique le rapport entre Gemeinwesen et Etat. Dans la formation secondaire où existe la propriété privée, il y a une scission entre celle-ci et la propriété commune et c’est l’État qui devient représentant de la Gemeinwesen. Ainsi à Athènes où naît la politique dont l’essence est la représentation. Cependant l’État peut naître en quelque sorte sans qu’il y ait de classes, par exemple, pour Marx, chez les Incas. Dans ce cas on a une communauté hiérarchisée. L’État, produit de la transformation de la Gemeinwesen, a pour rôle fondamental de la défendre et d’en assurer la pérennité à tous les niveaux. On a une division du travail de type biologique ; l’État joue le rôle de cerveau social. La société qui résulte d’une telle organisation est plus du type animal que du type humain : société où l’espèce est despotique et annihile tous les individus-particules humaines. C’est le cas où l’homme ne parvient pas effectivement à couper son lien avec la nature, à effectuer la discontinuité ; qu’il est réabsorbé par elle.

 

En Russie ce n’est pas le cas mais l’État s’est tout de même imposé aux petites communautés, et ceci a été facilité par leur isolement les rendant vulnérables. D’autre part :

 

      « La fédération des républiques russes du nord prouve que cette isolation, qui semble avoir été primitivement imposée par la vaste étendue du territoire, fut en grande partie consolidée par les destinées politiques que la Russie avait à subir depuis l’invasion mongole ».

 

K. Marx insistera longuement sur cette question (il citera aussi la destruction de Novgorod par les moscovites dans « La Russie et l’Europe » (recueil de pamphlets contre la Russie et la diplomatie anglaise qui soutenait ce pays). En Russie l’État se justifie surtout par son rôle de défense contre les autres communautés, plus tard contre les autres États, le tsar est le protecteur. L’importance considérable de la question militaire dans les destinées de la Russie est directement liée à sa structure sociale : pour maintenir son existence, l’État a besoin d’une non évolution des communes agraires, de là le despotisme sur la société ; l’État justifie son existence au travers de l’agrandissement du territoire. L’expansionnisme est une constante depuis le XVI° siècle. La Russie n’a fait que s’accroître depuis lors et sa fougue expansionniste ne s’est nullement ralentie de nos jours. En outre, ce caractère de protecteur causera une inertie énorme dans les masses paysannes et certains populistes firent remarquer que les grandes révoltes paysannes ne purent se développer que sur le thème de l’usurpation (espèce de justification) ce qui les conduisit à jouer eux aussi à l’usurpateur.

 

Dans tous les cas, ce qui est déterminant, c’est que l’État est d’origine exogène bien que les conditions endogènes aient évidemment favorisé sa greffe sur le corps social. D’où la remarque essentielle de K. Marx :

 

« Ce qui menace la vie de la commune russe, ce n’est pas l’État, ni une théorie, c’est l’oppression par l’État et l’exploitation par des intrus capitalistes, rendus puissants aux frais et aux dépens par le même État ».

 

Or, répétons-le, ceci avait été parfaitement compris par les populistes. Mais avant d’aborder le rapport de l’Etat et de l’Obchtchina, dégageons quelques conséquences de ce qui précède. Puisque pour sauver la communauté et éviter à la Russie l’infamie du MPC il faut la révolution, il est bien évident que - le pays étant foncièrement peuplé de paysans - cela implique que ceux-ci vont jouer un grand rôle révolutionnaire. Donc on ne peut pas utiliser les écrits de K. Marx au sujet des paysans français pour comprendre le phénomène russe. Cela n’implique pas pour autant que les paysans russes formaient une véritable classe comparable au prolétariat. Leur unité venait du fait qu’ils conservaient une forme passée nécessaire au développement futur, à la régénération de la communauté humaine. En ce sens : différence avec les prolétaires porteurs du futur, ayant rompu avec tout passé, dont ils ont été en fait expropriés. En Russie, il s’agissait d’une révolution aux caractères aclassistes. Ses caractères classistes lui auraient été appliqué par le contexte international puisqu’il devient évident, après 1880, que la révolution russe ne peut triompher que si elle est relayée par la révolution prolétarienne en Occident. Mais K. Marx n’a pas éliminé purement et simplement la possibilité que la Russie accomplisse elle-même la révolution et utilise les acquis techniques de l’Occident. Car c’est une autre caractéristique essentielle exposée dans les brouillons de la lettre à V. Zassoulitch que la :

 

« contemporanéité de la production (capitaliste) occidentale, qui domine le marché du monde, permet à la Russie d’incorporer à la commune tous les acquêts positifs élaborés par   le système capitaliste sans passer par ses fourches caudines ».

 

Telle fut la perspective de Tchernychevski.

 

D’autre part, en cas de victoire générale de la révolution en Russie et en Occident, on pourra parler de dictature du prolétariat, mais pour la Russie ce terme traduira-t-il bien la réalité, et ce, surtout, si la victoire n’a lieu que dans ce dernier pays et qu’elle tarde en Occident. Durant ce retard, pourra-t-on parler de dictature du prolétariat ? Ces questions dépendaient elles aussi du milieu historique (la formule de Lénine : dictature démocratique du prolétariat et des paysans fut assez compatible avec l’analyse de K. Marx et des populistes). Mais elles ne furent pas étudiées dans toute leur ampleur parce que pour les marxistes, à partir de la fin du siècle dernier, la commune agraire n’avait plus d’importance.

 

En ce qui concerne l’État (un État plus fort que la société comme dira K. Wittfogel), les populistes en avaient compris les particularités, comme le montrent les citations de leurs œuvres faites par G. Plékhanov dans « Nos controverses » (Ed. de Moscou, t. 1, pp. 135-136).

 

« L’État n’incarne chez nous l’intérêt d’aucune classe. Il les accable toutes… » « Chez nous … au contraire la forme sociale doit son existence à l’État, un État qui ne tient qu’à un cheveu, un Etat qui n’a rien de commun avec le régime social existant, un Etat dont les racines plongent dans le passé et non dans le présent ».

 

Ceci est de Tkatchev qui, s’il ne faisait pas partie des populistes (il est considéré comme un jacobin), avait en commun avec eux[6] l’appréciation de l’Obchtchina et celle de l’État. Mais ces derniers se rendaient compte que la force de l’État ne tenait pas qu’à un cheveu parce qu’elle reposait, entre autres, sur le culte du tsar profondément enraciné chez les paysans. Pour le reste, Tkatchev avait raison : le servage fut introduit par l’État tsariste, le salariat de même. Milioukov n’avait pas tort non plus lorsqu’il faisait remarquer que si en Occident les classes avaient produit l’État, en Russie l’État produisait les classes. D’où la préoccupation constante des populistes : détruire l’État ; c’est pourquoi en vinrent-ils à vouloir supprimer le tsar :

 

« Le véritable responsable, c’est le tsar. L’histoire russe le démontre. Ce sont les tsars qui ont créé peu à peu, au cours des siècles, l’organisation de l’État et l’armée ; ce sont eux qui ont distribué la terre aux nobles. Pensez-y bien, frères, et vous verrez que le tsar est le premier des nobles ». (Karakozov, cité par F. Venturi, p. 608)[7] .

 

En cela ils étaient d’accord aussi bien avec K. Marx qu’avec les anarchistes. Or, les explications de A. Bordiga recoupent assez curieusement sur ce plan l’analyse des populistes lorsqu’il fait remarquer qu’en URSS ce qui domine ce n’est pas une classe indigène, mais la classe internationale dont l’effroyable État soviétique est une organisation despotique à son service.

 

Cette importance de l’État explique aussi deux traits fondamentaux des révolutionnaires russes, soit la volonté exacerbée: détruisons l’État, mobilisons les paysans et tout s’enclenchera; soit un certain fatalisme qui dérive de la constatation de l’immobilité de la vie sociale qui les porte facilement, après une certaine phase d’exaltation, à collaborer avec le pouvoir en place. Fatalisme et volontarisme sont très souvent liés, mais le substrat, ici, est bien le despotisme tsariste.

 

F. Engels ne maintient pas totalement la position de K. Marx en particulier en ce qui concerne le saut du MPC et, sur la fin de sa vie, il tend à considérer que la valeur d’échange s’est trop développée en Russie ; que désormais cette dernière est condamnée au capitalisme. Par là il prépara la voie à G. Plékhanov et à V. Lénine.

 

On doit noter que dans la décennie 1890-1900, celle où F. Engels disparaît et où V. Lénine écrit ses premiers ouvrages, nous avons une situation particulière : la commune agraire a été désagrégée, mais le MPC ne s’est pas encore vraiment implanté. Ceci pose un certain nombre de problèmes aux populistes qui sont supplantés par les marxistes affirmant l’impossibilité du saut par-dessus le MPC (G. Plékhanov). C’est avec ce dernier qu’apparaît la thèse sur le rôle primordial du prolétariat dans la révolution russe :

 

« Pour conclure, je répéterai et j’insiste sur ce point capital : le mouvement révolutionnaire en Russie ne triomphera qu’à titre de mouvement ouvrier, ou bien il ne triomphera jamais » (Discours au congrès socialiste de Paris, 1889).

 

En ce sens, la position de G. Plékhanov sera déterminante pour le développement du marxisme russe. V. Lénine dédiera toute son activité de jeunesse à une lutte contre les populistes et il affirmera qu’au fond K. Marx ne pouvait pas être réellement invoqué au sujet du devenir russe puisqu’il n’aurait pas étudié la question à fond. En effet, il cite la lettre de ce dernier à Mikhaïlovski :

 

« Ainsi, K. Marx dit que M. Mikhaïlovski n’avait pas le droit de voir en lui un adversaire  de l’idée du développement particulier de la Russie parce qu’il tient en estime également ceux qui partagent cette idée ; tandis que, dans son interprétation, M. Krivenko prétend que K. Marx « a reconnu » comme un fait ce développement particulier. Falsification manifeste. La déclaration de K. Marx citée plus haut montre très nettement qu’il évite de se prononcer sur le fond (…). K. Marx répond explicitement dans cette même «  lettre » à la question de savoir comment sa théorie peut être appliquée à la Russie. Cette réponse montre très nettement que Marx évite de se prononcer sur le fond, d’analyser les données russes, seules susceptibles de résoudre la question ». (V. Lénine, Œuvres complètes, t. 1, pp. 288-289)

 

Or, rien de plus faux, K. Marx avait étudié très attentivement l’évolution sociale russe et avait, pour ce faire, appris le russe ; de plus cette étude devait être fondamentale (ainsi que celle de la structure agraire aux E.U.) pour expliquer comment s’effectue le passage de la propriété foncière au capital ; pour les E.U., il a analysé, dans le Capital, la théorie de Wakefield dont il explique l’importance dans les Grundrisse ; en ce qui concerne la Russie, ses études furent très vastes mais rien de ce qu’il a pu faire n’a été publié.

 

V. Lénine montre déjà sa rigidité théorique, ce que l’on pourrait aussi appeler son unilatéralisme ; contre les populistes, il refuse d’envisager de façon correcte, ample, concrète, les particularités, le devenir original de la Russie ; plus tard il niera de même, vis-à-vis des communistes de gauche, comme H. Gorter, l’évolution particulière de l’Occident et le fait que l’on ne peut pas décalquer le schéma russe ; la tactique, la stratégie ne peuvent y être identiques.

 

Ainsi, pour en revenir à la polémique avec les populistes, Lénine ne garde que la deuxième possibilité d’évolution indiquée par K. Marx :

 

« Or, K. Marx dit que « si » elle tend au capitalisme, il lui faudra transformer une bonne        part de ses paysans en prolétaires » (Ibid., p. 289)

 

Dans son étude sur « Le développement du capitalisme en Russie », il transformera le si en certitude et pourra renforcer la conclusion-solution produite antérieurement :

 

 

« l’OUVRIER russe, prenant la tête de tous les éléments démocratiques, abattra l’absolutisme et conduira le PROLETARIAT RUSSE (aux côtés du prolétariat de TOUS LES AUTRES PAYS), par la voie directe d’une révolution politique déclarée, vers la VICTOIRE DE LA REVOLUTION COMMUNISTE ». (Ibid., p. 325)

 

Cependant, les révoltes paysannes de 1902, la formation du parti socialiste révolutionnaire, compromis entre populisme et marxisme russe, qui marque un recul du mouvement populiste défenseur de l’Obchtchina[8], influent grandement sur l’évolution de V. Lénine. A partir de ce moment, il affirme nettement « La dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie », article écrit en mars 1905 (cf. t. 8, pp. 294-304) ; Elle sera précisée, étayée, fondée avec « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique » (1905) et surtout dans « Le programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution russe de 1905-1907 ». Ici il y a une rupture, discontinuité dans la position de V.Lénine, par rapport à celle affirmée dans ses œuvres de jeunesse (A. Bordiga n'accorde pas assez d'importance à ce moment particulier, il l'escamote en quelque sorte. D'une part, il ne s'intéresse pas à l'étude sur le développement du capitalisme en Russie et, d'autre part, il se concentre  surtout sur la cohérence entre Deux tactiques et les Thèses d'avril ce qui est juste mais insuffisant). V. Lénine reconnaît qu'il a surestimé le degré de développement  capitaliste dans l’agriculture (t. 13, p. 306). La Russie n’a tout de même qu’une seule voie devant elle, la voie du développement bourgeois (t. 1, p. 251), mais pour cela il faut une révolution agraire paysanne :

 

       « Seule la révolution paysanne serait capable de substituer une Russie de fer à une Russie de bois » (Ibid., p. 423)

 

V. Lénine tend à accorder aux paysans une force révolutionnaire propre et non à en faire, uniquement, une masse de manœuvre. Dés lors le mot d’ordre de dictature révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie prend une autre dimension ; c’est l’affirmation de la lutte de deux classes essentielles pour la transformation révolutionnaire de la Russie. De ce fait, Lénine, qui a déjà dédié un grand nombre de travaux à la question agraire, va suivre de façon minutieuse le devenir des rapports sociaux dans l’agriculture, et, en ce sens, il fait un véritable retour à K. Marx (cette question est déterminante pour la Russie comme la question nationale l’avait été pour l’Allemagne). Ainsi à la suite de la révolution de 1905, se fait la coupure à propos de l’appréciation du rôle de la paysannerie. On s’est beaucoup trop polarisé jusqu’à maintenant, de tous côtés, sur les questions d’organisation. On a fait des querelles théologiques au sujet de ce qui n’était qu’une conséquence des prises de position sur les données fondamentales de la révolution. Donc après 1905, les marxistes légaux sombrent définitivement dans le clan de ceux qui non seulement rêvent de capitalisme comme le disait K. Marx, mais pointent toute leur action sur une révolution bourgeoise de type occidental. En revanche, Lénine a compris (peut-être pas dans toute son ampleur) l’importance du phénomène paysan en Russie tandis que L. Trotsky envisage les paysans en tant que troupes de la révolution et surtout il ne comprendra pas (peut-être seulement en 17 comme l’indique A. Bordiga) qu’il s’agit, dans la révolution russe, de faire la révolution bourgeoise à la façon prolétarienne, même si le prolétariat devient force dirigeante (ceci est théoriquement valable à partir du moment où la possibilité du saut du MPC semble être éliminée).

 

« Notre tâche est celle-ci : en rassemblant le prolétariat pour la révolution socialiste, soutenir toute lutte contre le vieux régime avec le plus d’énergie possible, défendre les meilleures conditions possibles pour le prolétariat dans la société bourgeoise en développement ».Ibid., p. 447)

 

Á partir du moment où l’on a admis la dissolution de la communauté et même sa nécessité (comme le veut V. Lénine), se pose alors la question du comment vont se développer les forces productives, comment le capital va-t-il progresser dans l’aire immense. Ce n’est plus la question de sauter le capitalisme, mais celle : comment va-t-il se développer ?  Le second livre du Capital de Marx a été pris comme référentiel, en effet la polémique surgit sur le fait de savoir s’il est possible qu’un marché intérieur se constitue en Russie et si le capital ne doit pas recourir à des marchés extérieurs pour réaliser la plus-value. Dans cette polémique prennent part, entre autres, Strouvé, Tougan-Baranovski, V.Lénine mais aussi R. Luxembourg. Or, ici K. Marx a été interprété de façon étroite, immédiate. La section III ne veut en aucune façon montrer que le capitalisme peut toujours se développer et qu’il doit le faire selon les schémas de la reproduction simple et élargie (elle ne montre pas non plus la thèse inverse). Marx étudie les conditions de reproduction du capital et les possibilités de crise, pour cela il met en évidence les difficultés que rencontre le capital pour accomplir son procès --exemples : déséquilibre entre les deux sections, surproduction de capital fixe, contraction ou dilatation trop rapide des périodes de rotation, etc.- de même qu’il étudie quelle est la condition fondamentale du dépassement de toutes ces difficultés : la création du système de crédit. Le livre II en entier est une démonstration de la nécessité de cette création (chose qu’Hilferding a compris dans son « Capital financier », mais il n’a pas su en tirer les conséquences). K. Marx étudie les possibilités de développement du capital ; ce n’est que dans le livre III qu’il aborde les formes concrètes, donc celles effectuées. Dans ce livre, il arrivera d’ailleurs jusqu’au seuil de la résolution de la question du mode selon lequel le capital englobe ses contradictions et vise ainsi à se poser comme éternel : le capital fictif. Or celui-ci ne peut se développer que si le crédit s’est généralisé sous toutes ses formes.

 

Cette étude de la reproduction du capital nous montre d’autre part, à quel point, le développement de la social-démocratie russe était liée à celle occidentale, à quel point les Russes relancèrent les débats théoriques au sein de la II° Internationale, même si, par suite de l’abandon de la perspective du saut, leur position avait perdu de son ampleur par rapport à celle des populistes avec lesquels K. Marx était d’accord.

 

À partir de ce moment, l’œuvre de K. Marx subit une modification importante, elle est promue au rang de théorie du développement, de la croissance ; on la codifie sous le nom de marxisme. Dans l’immense empire (et étant donné que l’onde révolutionnaire affecte les pays périphériques, cela prend une importance mondiale), il faut éliminer tout ce qui est archaïque, asiatique, il faut permettre un épanouissement de la forme capitaliste ; pour expliquer cela, on invoque le Capital de K.Marx. Dés lors, les positions des populistes ne sont plus considérées qu’en tant que reliques prenant un caractère de jour en jour plus réactionnaire, leurs positions irrémédiablement anti-despotiques, anti-tsaristes furent occultées. Le terrain est alors prêt pour une réconciliation de l’intelligentsia avec le capital qu’elle avait jusque là considéré comme un enfer. En 1908, L. Trotsky, dans un article pour le 25° anniversaire de la Neue Zeit, écrivit que la doctrine marxiste servit à réconcilier l’intelligentsia russe avec le développement capitaliste. On comprend que Gramsci, qui n’avait vu qu’une partie du phénomène (son point d’arrivée) et qui ne connaissait probablement pas les positions de Marx sur la Russie, pourra écrire en 1917 que la révolution russe triomphe contre le Capital de K. Marx. Il avait tort, mais il disait quelque chose de juste.

 

Le marxisme théorie de la croissance, engendré par le marxisme légal (dans une certaine mesure par le populisme légal) puis accepté par les mencheviks, le sera ensuite par les bolcheviks. Il acquerra un grand développement lors des polémiques Boukharine-Préobrajenski au sujet de l’accumulation socialiste, puis il consolidera en quelque sorte son existence prédominante à la suite du débat sur la croissance économique des pays comme la Chine, Cuba, l’Algérie, etc., après leur révolution ou leur indépendance, de telle sorte que maintenant il règne en maître dans les universités comme dans les usines. En fait, on est passé de l’affirmation énoncée clairement par exemple par L. Trotsky dans « La révolution trahie »[9] mais déjà présente implicitement chez Lénine : le socialisme va permettre d’accroître la production et va montrer sur ce terrain sa supériorité par rapport au capitalisme, à l’affirmation : l’accroissement des forces productives, c’est le socialisme : stalinisme, krouchtchevisme, trotskisme. On voit par là que la théorie de l’émulation du capitalisme par le communisme qui perce chez V. Lénine, s’épanouit déjà chez L. Trotsky. C’est une ironie de l’émulation qui fait que Rostow  (« Les étapes de la croissance économique »), en voulant produire un anti-manifeste, a excrété une théorie de la croissance, une théorie du décollement. Facétieuse convergence !

 

Cette théorie de la croissance, le matérialisme historique, ne fut pas, à l’époque, un produit exclusivement russe. On la trouve en Italie défendue par Antonio Labriola « La conception matérialiste de l’histoire ». Elle postule l’importance primordiale des faits économiques, des faits matériels en général, une vision scientiste qui s’accompagne de la glorification du prolétariat et de l’exaltation de sa dictature. Au fond c’est au début de ce siècle que l’est le mieux exprimé l’idéologie du prolétariat devant devenir classe dominante, du prolétariat qui doit diriger le procès économique global, mais à partir d’organisations économiques. G. Sorel l’a remarquablement exprimé dans « Matériaux d’une théorie du prolétariat » et de façon percutante dans « La ruine du monde antique » :

 

« Le prolétariat ne veut pas retomber sous un joug quelconque ; il méprise les sèches théories de la logique révolutionnaire bourgeoise ; il construit son propre corps et il s’élève ainsi contre l’ancienne organisation des classes. C’est parce qu’il a fait, tout seul, des créations qui lui sont propres, dans ses Métiers, qu’il peut essayer de dissoudre les forces de l’État en transférant à ses Unions tout ce qu’elles peuvent porter d’administration publique » ; (Ed. Rivière, 1933, p. 318)

 

« le socialisme revient vers la pensée antique ; mais le guerrier de la Cité est devenu l’ouvrier de la grande industrie ; les armes ont été remplacées par les machines. Le socialisme est une philosophie de producteurs ; que pourrait lui apprendre l’Évangile qui s’adresse à des mendiants ». (Ibid., p. 311)

 

De nos jours, ce ne sont pas les organisations économiques qui sont encensées, mais l’appareil de production. Les socialistes les plus modernes sont les plus conséquents dans leur expression de l’intégration de la classe ouvrière, de l’intériorisation de la domination du capital, comme nous le prouve S. Mallet dans son article « La classe ouvrière va-t-elle disparaître ? » (Réalités, juin 1971):

 

«Si l’on entend par conscience « révolutionnaire », au sens classique du terme, la volonté de s’emparer d’abord du pouvoir politique, par n’importe quel moyen et quel qu’en soit le prix, puis seulement dans une phase ultérieure d’organiser la société d’une façon nouvelle, il est incontestable que la nouvelle classe ouvrière n’est plus révolutionnaire. Elle ne l’est pas dans ces conditions parce qu’elle pose une condition préalable à la transformation des structures existantes : elle ne doit pas se faire au prix de la destruction de l’appareil de production, voire de son affaiblissement sérieux –« La machine est trop chère pour qu’on la casse » ».

 

K. Kautsky tint le même raisonnement en 1919 : bordel, dans les questions d’argent, plus de plaisanterie ! Or, après mai 68, qu’est-ce que la révolution, pour beaucoup ? Dans son avant-propos au livre de Sorel, Berth renchérit en concluant :

 

« La cité ne pourra être reconstruite que sur la base du Travail, jouant le rôle que jadis la guerre assumait dans la cité héroïque : au héros de l’Antiquité, comme au saint du Moyen Age et au citoyen moderne, doit succéder le travailleur social »

 

G. Sorel propose même une éthique qu’il aurait extraite des œuvres de K. Marx :

 

« J’ai déjà dit que, pour faire l’analyse critique de notre connaissance, nous devions recourir aux machines. K. Marx, qui avait si bien vu l’importance de l’outillage industriel, ne pouvait manquer de chercher le principe fondamental de l’éthique dans les phénomènes humains qui se développent autour de la machine ». (« L’ancienne et la nouvelle Métaphysique », cité par Berth dans son Avant-propos, p. XIV)

 

On est loin ici de l’existence proclamée par K. Marx de la destruction du prolétariat ! L’échec du mouvement révolutionnaire du début de ce siècle, c’est aussi celui de l’érection du prolétariat en classe dominante sur la base des organisations économiques qui implique aussi l’impossibilité de la dictature du prolétariat conçue comme une longue phase post-révolution communiste.

 

Dans son livre « Marxisme et Philosophie », K. Korsch se demande si le marxisme produit d’une révolution ne serait pas inadéquat pour une période contre-révolutionnaire et il critique K. Kautsky qui affirme que des textes comme l’ « Adresse » de 1864, l’Introduction aux Luttes de classes en France (1895), auraient permis « d’élargir la théorie de la révolution sociale (…) aussi aux époques non révolutionnaires » (Ed. de Minuit, p. 29). En revanche, il affirme :

 

« Le marxisme n’a pas été, pour le mouvement ouvrier qui l’avait adopté de façon formelle, une véritable « théorie », c’est-à-dire une expression générale, et rien d’autre, du mouvement historique réel (K. Marx) » (Ibid., p. 35)

 

Et « que le mouvement pratique ultérieur de la classe ouvrière serait resté en retrait, pour ainsi dire, par rapport à sa théorie » (Ibid., p. 33)

 

Ce « décalage » étant très perceptible dans le parti social-démocrate d’Allemagne, ces remarques sont fort intéressantes en ce qui concerne la Russie. Dés la fin du siècle dernier, à la sui te de la défaite de « Zemlja i Volja » et de « Narodnaja Volja », d’un certain repli des révoltes paysannes, mais d’une certaine croissance du mouvement ouvrier, la vieille perspective de sauter le MPC semblait devenue absolument impossible. Comment le prolétariat allait agir, comment allait-il s’insérer dans un mouvement révolutionnaire en Russie et en Europe ? C’est ici qu’il nous faut adjoindre à l’analyse de K. Korsch le concept de représentation et dire : grâce à l’œuvre de K. Marx, le prolétariat pouvait se représenter concrètement sa position dans le procès total de production ; il s’y trouvait exalté et son action intermédiaire justifiée. Autrement dit, la théorie expression du mouvement de la classe ouvrière lors de son assaut au capital se transformait en idéologie, l’œuvre de K. Marx en marxisme, avec élimination de tous les courants populistes. Ceci est tout aussi vrai pour l’Occident : la phase de contre-révolution et le développement du MPC (éloignement de la crise catastrophique) pose la validité d’une action du prolétariat et celle de son insertion dans la société, comment peut-il se représenter son avenir en elle, comment simultanément (tout au moins au début, avant l’englobement dans la société) peut-il continuer à lutter pour l’objectif final ? En fait il s’abolira rapidement dans le mouvement intermédiaire qui aurait dû être simple médiation à son devenir au communisme : le développement des forces productives, donc le développement du capital. Une note de G. Plékhanov dans son ouvrage « Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire » (Œuvres philosophiques, Ed. de Moscou, t. 1, p. 874 - note 61)  exprime fort clairement cette transformation simultanée en Russie et en Occident et les interactions entre les deux :

 

« J’ai en vue ici l’activité des social-démocrates. Elle a contribué au progrès du capitalisme en supprimant les forces de production périmées, telle l’industrie à domicile. Au congrès de Breslau, en 1895, Bebel a bien résumé l’attitude de la social-démocratie occidentale à l’égard du capitalisme : «Je me demande toujours à propos de n’importe quelle mesure si elle ne nuit pas au progrès du capitalisme. Si elle lui nuit, je suis contre » ».

 

Le communisme en tant que mouvement et théorie réclamait la destruction du prolétariat. Or dans la phase de contre-révolution, le prolétariat était amené à exalter son nombre, son organisation afin de pouvoir résister. Cependant, ceci n’était pas obligatoirement néfaste et pouvait pendant un certain permettre, dans la mesure où l’objectif final (le programme maximum) n’était pas occulté, d’attendre en quelque sorte - en accélérant même le mouvement - le retour de la révolution. Mais c’est évidemment la base sur laquelle s’édifie la justification de l’englobement du prolétariat dans la société capitaliste. Ceci ne pouvait rencontrer de possibilité de réalisation qu’en période de domination formelle du capital sur la société où, bien que le prolétariat fut déjà absorbé dans le procès de production, il avait encore une certaine marge de manœuvre dans le temps libre, celui où il ne travaillait pas.

 

La théorie est mouvement, l’idéologie est ce qui s’autonomise du mouvement et peut, dans la sphère de la représentation, avoir son propre mouvement. Par suite de sa dissociation avec l’être (le prolétariat), elle est une chose (chosification de la théorie) qu’on peut transférer. Importer le marxisme dans le prolétariat, c’est la réponse de V. Lénine à « Que faire ? ».

 

Une autre composante de cette idéologisation, c’est l’acceptation de la science, du positivisme, l’importance du matérialisme classique bourgeois dont l’influence (comme le montra K. Korsch) est considérable sur Lénine. Mais l’Occident lui aussi n’est pas épargné par cette maladie et il y a une infection réciproque ce cette maladie : Kautsky dans « Ethique et conception matérialiste de l’histoire », 1906,  fait du marxisme un darwinisme social. En outre, les critiques de V. Lénine, tel G. Pannekoek, exposent en définitive un néopositivisme et non une position communiste cohérente avec celle de Marx. On doit noter que le grand rôle accordé à la science non pas tellement en tant que force productive mais en tant qu’idéologie, le positivisme, est surtout perceptible chez ce que l’on appelle les pays en voie de développement : au Brésil au début du siècle il y eut un véritable engouement pour le positivisme. Le culte de la science, du progrès, permet de remplacer les antiques conceptions religieuses qui sont justement un frein au devenir du capital.

 

Le culte de la science s’accompagne de l’illusion de pouvoir la dominer et dominer la technique (cf. ce qu’écrivit V. Lénine sur le système de Taylor et A. Bordiga, en défendant Lénine, se fait réabsorber par l’idéologie dominante), a abouti finalement au culte de la rationalité, à la prétention de discipliner les forces productives, à la domination de la nature, tous corrélats de l’idéologie de la croissance. En même temps en URSS, on a une des premières manifestations de la science de la manipulation humaine : la théorie de I. Pavlov sur les réflexes conditionnels ou acquis (ce n’est pas un hasard si cela a surgi en URSS). Cette science rencontre d’ailleurs un grand essor comme nous le montre Soljenitsyne dans « Le premier cercle », de même que les divers internements psychiatriques l’exaltent tous les jours. En URSS, un autre aspect de l’utopie du capital décrite par Zamiatine en 1920 tend à se réaliser : conditionner les hommes afin de leur ôter toute imagination. Celle-ci devenant propriété du capital qui organise les hommes. A noter : l’anticipation, « Nous autres », est le point de départ de cette fiction scientifique décrivant le despotisme rationnel des sociétés réalisant l’utopie du capital. Près de 30 ans après, 1984 de G. Orwell, né à la suite d’une défaite sociale, fait écho à ce malheur futur.

 

Ce grand développement du positivisme, du matérialisme contenu du capital, a pour conséquence une revitalisation de la religion. Il y eut toujours en Russie des sectes religieuses s’opposant au pouvoir autocratique. Les populistes se lièrent plusieurs fois aux raskolniki afin de renforcer leur lutte contre le tsarisme. A l’heure actuelle, la religion permet une manifestation humaine contre le capital, parce que dieu est un produit humain. En URSS comme dans les démocraties populaires, la religion a conservé son vieux rôle sur lequel s’est greffée cette lutte contre le capital. Nous avons une situation similaire en Amérique latine, tandis qu’en Europe et aux E.U. c’est le second aspect qui l’emporte. D’ailleurs le dieu de plus en plus revendiqué est un dieu qui a le visage de L. Feuerbach.

 

Toutefois, tout ce qui précède est encore  insuffisant pour pouvoir porter jugement sur la transformation sociale de la Russie au début de ce siècle. Pour préciser la mutation, réelle ou non, il nous faut recourir à la périodisation - dont nous avons déjà fait état - du MPC. Dans le livre I, section 6, Ch. 14, p. 533 de l’édition allemande (Dietz Verlag, Werke, t. 23) et surtout dans le VI° chapitre inédit du Capital, K. Marx distingue une domination formelle (ou soumission formelle du travail au capital) et une domination réelle (ou soumission réelle) du capital au sein du procès de production immédiat. La grande différence réside dans le fait que dans l’un on a production de plus-value absolue, dans l’autre production de plus-value relative. Or, pour produire cette dernière, il faut que le capital modifie l’antique procès de travail, au lieu de le dominer simplement, il doit le faire fonctionner selon sa propre rationalité. On a transformation du procès de travail en procès de travail pour le capital ou procès de production capitaliste.

 

Ceci est important en ce qui concerne les formes antédiluviennes du capital comme le capital marchand et le capital usuraire. A propos de celui-ci, K. Marx dit :

 

« Mais il ne s’immisce pas dans le procès de production lui-même qui, après comme avant, se poursuit à côté de lui dans sa forme traditionnelle ». (10/18, p. 198)

 

Le capital ne peut pas s’autonomiser. Il est toujours à la merci du pouvoir politique ou d’une révolte des hommes, K. Marx ajoute :

 

« De fait, le capital usuraire se développe lorsque le mode de production traditionnel s’étiole ; qui plus est, il est le moyen de l’étioler et de le faire végéter dans les conditions les plus défavorables. Ce n’est toutefois pas encore la soumission formelle du travail au capital ». (Ibid., p. 198)

 

En outre, même si dans certaines zones le procès de travail a été assujetti au capital, sa domination peut être remise en cause. Dans tous les cas, en ce qui concerne la Russie, le koulak apparaît le plus souvent (et est décrit) comme un usurier, non comme un fermier capitaliste. Le koulak demeure à l’intérieur de la commune et exploite, à son profit, les éléments les plus pauvres de celle-ci. Il utilise l’argent mais celui-ci n’est pas encore capital ; il se trouve tout au plus dans sa troisième forme, l’argent en tant qu’argent, forme de transition au capital. Dans sa lettre à Danielson (29.10.1891), Engels indique ce qu’est la figure sociale du koulak :

 

« Dans la mesure où je peux juger, les koulaks eux-mêmes préfèrent tenir dans leur griffes le paysan en tant que sujet à exploitation plutôt que de le ruiner une fois pour toute et lui ravir la terre. C’est pourquoi mon impression est que même le paysan russe là où il ne sera pas réclamé comme travailleur pour les usines ou dans les villes, mourra péniblement ; avant qu’il meure, il faudra plusieurs fois le tuer… » (Werke, t. 38, p. 196)

 

Là, F. Engels a vraiment été prophète. En revanche, V. Lénine a trop  vite assimilé le koulak au farmer américain, ce qui lui a permis de théoriser deux voies d’évolution possibles pour l’agriculture russe : une voie prussienne et une voie américaine (cf. « Le programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution de 1905-07 ». Cette interprétation capitaliste sera reprise à propos du Nepman, considéré comme un vrai capitaliste. Ces erreurs d’analyse seront lourdes de conséquences pour le développement de la révolution en Russie et pour celui de la paysannerie soviétique : la violence, la terreur dans les campagnes. La fameuse dékoulakisation fut une tentative d’imposer de force un développement capitaliste en enlevant l’obstacle usuraire (en Occident aussi, le capital dut terriblement lutter pour éliminer l’usure. Cf. à ce sujet le livre IV du Capital), mais ce faisant - comme on peut le voir au travers de l’étude de A. Bordiga - il y eut reconstitution d’une caricature de mir ; du mir tel qu’il pouvait être avant la révolution au moment où il se dissolvait.

 

Autrement dit, la perplexité de K. Marx comme celle de beaucoup de populistes au sujet de la possibilité d’un développement réel du capital en Russie, était pleinement justifiée. La structure agraire liée à des conditions géographiques bien déterminées fait obstacle au capital.

 

Mais si le capital parvient à dominer le procès de production (à noter toutefois qu’en 1917 beaucoup d’ouvriers de Petrograd avaient conservé d’importantes attaches à la campagne, ils n’étaient pas totalement prolétarisés de ce fait), son existence n’est pas encore assurée à l’échelle sociale. Son épanouissement est conditionné par la transformation de l’ancien procès de circulation en procès de circulation propre au capital qui l’unit au procès de production immédiat et constitue ainsi le procès de production global du capital. Voilà pourquoi nous avons étendu le champ des concepts de K. Marx et avons parlé d’une domination formelle et d’une domination réelle du capital sur la société. Cette dernière domination est réalisée lorsque toutes les présuppositions sociales ont été transformées, qu’elles sont posées par le capital lui-même ; lorsqu’il est devenu communauté matérielle et accomplit son procès d’anthropomorphose et se pose en communauté fictive. Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait une domination totale, absolue, qui impliquerait la disparition de toute possibilité de lutte de la part des hommes.

 

C’est pourquoi ce nous semble une grave erreur de dire qu’en Russie le mode de production capitaliste était prédominant en 1917. Si on affirme cela, on doit obligatoirement affirmer que la révolution devait être la révolution communiste parce que tendant à réaliser directement le communisme. La victoire des bolcheviks est alors tout à fait inexplicable, eux qui défendaient la thèse de conduire la révolution bourgeoise à la façon prolétarienne (la transcroissance dépendant de l’Occident).

 

La solution réside dans l’escamotage pur et simple de l’action des bolcheviks et du problème paysan. On dit : au départ il y a le MPC, au point d’arrivée de même. Il n’y aurait pas eu de révolution mais un certain bouleversement dont les  bolcheviks, entre autres, auraient été les protagonistes. Ils auraient permis par leurs vues gestionnaires un maintien du MPC. Cependant, la logique n’est pas en totalité respectée car il faudrait dés le début définir les bolcheviks en tant que réactionnaires et dire qu’il aurait dû et pu y avoir un mouvement révolutionnaire. Pourtant, comble d’illogisme,  certains reconnaissent qu’il y a eu réalisation de tâches démocratiques alors que le MPC était déjà dominant !

 

Si on dit que la révolution russe fut une révolution bourgeoise (toujours en considérant le MPC dominant), on doit clarifier, immédiatement ensuite, que ce fut une révolution politique qui permit de doter la Russie d’un Etat en adéquation avec la structure économique régnante. C’est la seule façon de ne pas tomber dans la contradiction :

 

« Au contraire, l’âme politique d’une révolution consiste dans la tendance des classes sans influence politique de supprimer leur isolement vis-à-vis de l’être de l’Etat et du pouvoir. Leur point de vue est celui de l’Etat, d’une totalité abstraite qui n’existe que par la séparation de la vie réelle, qui serait impensable sans la contradiction organisée entre l’idée générale et l’existence individuelle de l’homme. Conformément à sa nature limitée et désunie, une révolution à âme politique organise donc une sphère dominante dans la société, aux dépens de la société ». (K. Marx, Gloses critiques marginales à un article: « Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien» », Spartacus n° 33).

 

C‘est l’affirmation de la nécessité d’une révolution seulement politique qui permettait à L. Trotsky de sauver sa théorie de la révolution permanente. Car si en URSS persistait quelque chose de révolutionnaire, de socialiste, il n’y aurait donc plus qu’à parachever l’œuvre, donc permanence de la révolution. Mais réclamer une révolution politique en URSS, c’est réclamer la permanence d’une sphère dominante dans la société aux dépens de la société, ce qui n’est pas incompatible avec l’errance de Trotsky, car c’est concevoir la société allant vers le communisme comme étant identique à la société bourgeoise.

 

En réalité, on avait une domination tout juste formelle dans le procès de production conçu à l’échelle de toute la société. Dans l’agriculture en  particulier, le capital n’avait en aucune façon aboli les antiques présuppositions. A l’heure actuelle, nous pouvons dire qu’en Russie le capital ne parvient pas à parachever sa domination réelle parce qu’il n’arrive pas encore à dominer l’agriculture et ceci confirme la prévision de Marx affirmant qu’après la réforme de 1861 la Russie devrait inévitablement passer d’exportatrice à importatrice de céréales et qu’elle connaîtrait des crises périodiques[10]. Il est évident que la pression de la concurrence américaine (pays latino-américains mais surtout E.U.) a joué un rôle dans le blocage de l’agriculture russe[11].

 

D’autre part quand A.Bordiga définit l’État russe comme un État des paysans kolkhoziens et du capital mondial, cela exprime encore la faiblesse du MPC en URSS. Sous une autre forme, on peut constater que les kolkhoziens jouent le rôle d’usuriers !

 

Ceci n’épuise encore pas nos interrogations sur le destin de la commune russe. Était-elle ou non vivace en 1917? Car ceci conditionne en grande partie l’appréciation de la position des bolcheviks. Pour répondre, faisons un léger détour pour rappeler qu’au cours de tout procès révolutionnaire il y a deux phénomènes importants qui dans une certaine mesure sont parfois en opposition, le phénomène de transcroissance sur lequel nous reviendrons et celui de la réapparition de contradictions, de heurts, de conflits qui avaient été oubliés parce qu’on croyait qu’ils avaient été résolus. Or, comme le montre K. Marx, la valeur d’échange, dans son devenir, ne résout aucune contradiction, elle les englobe ; le capital procède de la même façon. Ainsi, par suite d’une crise, d’un déséquilibre, d’un ébranlement du système en place, peuvent resurgir des contradictions qui avaient été simplement englobées. Il est possible que de vieux comportements humains réapparaissent surtout dans les zones où la domestication du capital n’a pas encore atteint une dimension historique. Cela veut dire que même si dans les statistiques on pouvait enregistrer une disparition de l’Obchtchina en 1917, il ne se pose pas moins le problème de sa revitalisation du fait même de l’irruption révolutionnaire.

 

V. Lénine a perçu une partie du phénomène et, en 1918 comme en 1919 (cf. le VIII° congrès du PCR), il insiste sur la résurgence de formes anciennes. Cependant, il n’analyse les phénomènes que dans l’optique du devenir du capital et non du point de vue de l’Obchtchina (les deux ne s’excluant pas d’ailleurs) ; celle-ci ne pourrait-elle pas revivre une fois que l’immense appareil tsariste (qui justement empêchait tout devenir des communautés) est désemparé à la suite de la disparition du tsar, puis totalement désorganisé lors de la mise en branle des luttes à la campagne ? Les Russes ont depuis 1861 perdu leur vieille communauté, c’est un fait que beaucoup d’auteurs affirment, mais elle n’a pas été remplacée par des formes d’organisation stable, le capital arrive tout au plus à se développer formellement dans quelques secteurs.

 

Que ces communautés aient pu revivre a un intérêt exceptionnel pour comprendre une voie qu’aurait pu prendre la révolution russe et par là porter un jugement sur l’ensemble de celle-ci. En effet, le pouvoir central tsariste, nous l’avons vu, s’était greffé sur les petites communautés ; avec sa disparition, la communauté du prolétariat mondial (dictature du prolétariat) pouvait faciliter un devenir au communisme d’une façon harmonieuse et pour ainsi dire non violente en regard des tourments qu’a connus l’URSS, de la révolution à nos jours. Or la revitalisation de ces communautés n’est pas une hypothèse gratuite. F Engels écrivit à propos de la Pologne :

 

« En Pologne, surtout dans les provinces de Grodno, où la plupart des hobereaux sont ruinés par suite de l’insurrection de 1863, les paysans achètent ou afferment maintenant de façon fréquente les domaines seigneuriaux qu’ils cultivent en commun et pour le compte de tous. Or ces paysans n’ont plus de propriété communautaire depuis des siècles, et ce ne sont pas des Grands Russes, mais des Polonais, des Lituaniens, des Biélorusses ». (« De la question sociale en Russie », MEW t. 18, p. 565, note)

 

D’une manière générale, on peut dire que tant que le capital n’est pas parvenu à transformer l’homme, à produire une autre espèce, il y a des invariants humains qui sont évidemment masqués d’autant plus que la domination du capital est plus ancienne ; ces invariants subissent en outre l’influence des données géographiques : ainsi l’invariant qui a tendance à retourner à la communauté est plus fort, plus persistant dans les zones où les conditions ambiantes rendent difficiles une autonomisation de l’individu. C’est pourquoi à l’échelle mondiale, dés que la communauté matérielle et fictive du capital aura été désagrégée, les hommes et les femmes pourront entreprendre une reconquête et une création de leur vie. En URSS, la tendance à former une communauté humaine sera certainement très puissant en vertu de ce que nous venons de dire sur l’histoire de ce pays.

 

La persistance et même la revitalisation, en Russie, de la commune agraire ont été affirmées par un spécialiste des questions slaves, P. Pascal :

 

« La commune n’est pas morte après la révolution ». (Civilisation paysanne en Russie, Slavica, Ed. L’âge d’homme, 1969, p. 25)

Il affirme qu’elle était encore vivante en 1966.

 

On ne saurait évidemment tirer des conclusions solides de quelques remarques fournies par l’auteur dans son livre, cependant il existe d’autres témoignages directs ou indirects, prouvant la revitalisation de la commune. Voline en donne par exemple dans son livre « La révolution inconnue », mais ce sont des simples allusions sur lesquelles on ne peut rien fonder.

 

Le témoignage de L. Trotsky est surtout intéressant à cause de sa position rigoureusement marxiste. Dans son « Histoire de la révolution russe », il écrit :

 

« En même temps commence un mouvement des « communaux », c’est-à-dire des paysans cossus qui s’étaient séparés des communautés en prenant des lotissements indépendants sur la base de la loi de Stolypine du 9 novembre 1906 ». (Ed. du Seuil, t. 1, pp. 356-357)

 

Ceci exprime bien la volonté des paysans de reconstituer l’Obchtchina - ce que L. Trotsky ne soulève pas - . Il est étonné que les paysans pauvres aillent chercher les koulaks pour piller ensemble les résidences seigneuriales. Or les koulaks étaient encore dans la communauté. La force de celle-ci s’impose tout de même à lui.

 

« Dans le gouvernement de Koursk, on se mit à persécuter les paysans acquéreurs de lotissements qui refusaient de rentrer dans la commune. Devant la grande révolution agraire, avant une péréquation générale des terres, la paysannerie veut se présenter comme un seul tout. Des cloisonnements à l’intérieur peuvent créer des empêchements. Le mir doit marcher comme un seul homme. La lutte pour la conquête des terres nobles s’accompagne, par conséquent, de violences sur les fermes, c’est-à-dire sur les cultivateurs individuels ». (Ibid., t. 1, p. 360)

 

La réforme de Stolypine avait été la seule réforme conséquente en vue de faire pénétrer le MPC dans l’agriculture, par l’intervention de l’État, au lieu de laisser agir les mécanismes économiques élémentaires. Ce qui transparaît dans le texte de L. Trotsky, c’est la volonté de la commune de reconquérir sa totalité, de se redéfinir dans son intégralité. L’explication de L. Trotsky est toute superficielle : essai de justification de sa théorie purement classiste.

 

Dans « Russie et révolution dans la théorie marxiste », A. Bordiga soutient V. Lénine et dit que la commune agraire est définitivement éliminée avant 1917, mais dans « Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd’hui », il écrit :

 

« La réforme la plus audacieuse, celle de Stolypine en 1906, ne parvint pas non plus à établir sur toute la campagne un régime d’exploitations particulières (…) On estime qu’à la veille de la grande guerre un quart seulement de la forme collective d’exploitation avait été liquidée ».

 

C’est à peu près ce qu’affirme l’historien Carmichael.

 

Cette remarque de A. Bordiga explique en outre pourquoi V. Lénine parle toujours de déclencher la lutte de classe à la campagne (thème repris par J. Staline encore en 1928) afin, d’une part, d’accroître les forces productives et, d’autre part, de détruire la force des koulaks. Quand V. Lénine écrit : « Il nous faudra beaucoup de temps pour scinder la paysannerie et nous rallier les éléments non koulaks » ; (t. 30, p. 523), cela n’exprime-t-il pas que l’Obchtchina persiste en dépit des statistiques qui ne l’enregistrent pas comme telle ? Plus tard, il signale qu’il y a eu alliance avec les paysans sur le plan économique seulement en 1921, pour la première fois (t. 33, p. 157 et p. 273). L’évolution de Lénine vis-à-vis des paysans se traduit par les variations dans sa formule : dictature  démocratique du prolétariat et de la paysannerie, qui devient dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie pauvre, puis dictature du prolétariat soutenue par les paysans pauvres et les semi-prolétaires (cf. t. 27, p. 154 et p. 182 pour ce qui concerne cette dernière formule).

 

Ceci n’est pas décisif mais suffisant pour imposer un réexamen de la question. Il faudra le faire, aussi, à propos de la fameuse mesure inscrite au programme des socialistes révolutionnaires mais qu’ils furent incapables d’appliquer et que les paysans réalisèrent directement avec le consentement et l’aide même des bolcheviks : la terre aux paysans. Qu’est-ce, sinon la revanche des paysans vis-à-vis du tsar qui les avait libérés du servage mais en leur imposant le rachat. Or, comme le rappelait Plekhanov, les paysans considéraient que la terre leur appartenait.

 

« « Nous sommes à vous, mais la terre est à nous » disaient les paysans aux seigneurs ». (o.c., p. 260)

 

Il n’est pas possible d’affirmer de façon péremptoire que ceci était une preuve du caractère petit-bourgeois des paysans, de leur instinct de propriété ; le tsar abattu, ils reprenaient ce qui leur revenait. Il est évident qu’entre temps beaucoup de choses avaient changé : des nobles et des bourgeois avaient réussi à s’accaparer des terres créant ainsi des antagonismes secondaires. Mais fondamentalement, dans son essence, il se produisit la même chose qu’avec la Commune :

 

« La Commune fut la reprise du pouvoir d’Etat par la société dont il devient la force vivante, au lieu d’être la force qui la domine et la subjugue ». (K. Marx, « Premier essai de rédaction de La guerre civile en France, Ed. Soc., p. 213)

 

 Les ouvriers réimposèrent la république que le second empire avait escamotée. Les paysans russes récupéraient la terre de leur communauté que le tsarisme leur avait enlevée. Ceci aurait pu être le point de départ d’une reformation des communautés à un niveau supérieur à condition que les paysans fussent soutenus par le nouvel État, lequel devait enlever les éléments qui nuisaient au développement des communes, comme l’affirmait K. Marx dans les brouillons de sa lettre à V. Zassoulitch. Le triomphe du marxisme empêcha la réalisation de cette solution. L’État fut conçu (et agit) comme créateur de formes d’organisation (cf. création des comités de paysans pauvres en 1918) et non comme une force vivifiante coordonnant les différentes communautés et celles-ci avec les villes. Il ne fut pas l’expression d’un centralisme organique mais despotique.

 

Enfin, il est plus que probable que le phénomène communautaire n’a pas ressurgi partout avec la même intensité (les documents font toutefois défaut pour statuer sérieusement), mais il est des régions où cela ne fait pas l’ombre d’un doute : Ukraine. La makhnovtchina aurait été impossible sans la résistance des paysans sur leur base communautaire et les données fondamentales d’Archinoff ne sont pas réellement réfutées par L. Trotsky Celui-ci, dans sa polémique (Ecrits militaires) ne fait que confirmer négativement les caractères fondamentaux affirmés plus haut. On a accusé ce mouvement  d’être anarchiste et il est vrai qu’il y eut des anarchistes en son sein (ils furent les seuls à le défendre et à l’exalter) ; ceci n’est que vérité parcellaire car c’est oublier que tout le mouvement populiste expression de l’Obchtchina était antiétatiste… mais, nous l’avons vu, le marxisme russe, dans son désir de favoriser le développement du capital, avait perdu cette dimension populiste ; ce qui n’était pas la position de Marx qui écrivait dans un brouillon de la lettre à V. Zassoulitch :

 

« Aujourd’hui c’est un obstacle [l’isolement des communes qui favorise la greffe du despotisme, n.d.r.] d’élimination le plus facile. Il faudrait simplement substituer à la volost, institut gouvernemental, une assemblée de paysans choisis par les communes elles-mêmes et servant d’organe économique et administratif de leurs intérêts ».

 

Or, c’est ce qu’essayèrent de réaliser les Ukrainiens, comme nous l’explique Archinoff dans son livre « Le mouvement makhnoviste ».

 

Un autre cas beaucoup plus difficile à analyser est celui de Cronstadt et du soulèvement dans le gouvernement de Tambov beaucoup moins connu. Ainsi par suite de leur prise de position vis-à-vis des populistes et de leur non compréhension des positions de K. Marx sur la Russie, il est évident que les bolcheviks n’étaient pas en mesure de comprendre le phénomène, d’y être réceptifs ; ce d’autant plus qu’à l’échelle mondiale le marxisme voyait dans le capitalisme un élément progressif qu’il fallait défendre. En outre, lorsqu’il s’opposait à lui, il ne faisait que l’exalter, car sa thématique était la même : développement des forces productives. En définitive, c’est la classe prolétarienne dans sa totalité qui fut inapte à affronter de façon exhaustive la question russe.

 

Nous voulons indiquer un dernier grand mouvement historique qui, à notre avis, montre la persistance de la communauté tout au moins en tant que comportement, c’est la collectivisation forcée de 1929, que I. Deutscher considère comme une deuxième révolution qui fut « encore plus profonde et plus radicale que la première » (Staline, Gallimard, Livres de poche, p. 362). Or si I. Deutscher dénonce le caractère forcé que prit cette collectivisation, il ne signale pas moins un mouvement d’enthousiasme au départ :

 

« Le début de la collectivisation fut un succès indubitable ». (Ibid., p. 395)

 

Ce qu’affirme aussi P. Broué :

 

« En fait, la collectivisation se déroule de façon beaucoup moins schématique et surtout moins linéaire. Elle provoque un incontestable enthousiasme dans les couches les plus pauvres des paysans, appelés ainsi à reprendre, sous une forme originale, la lutte séculaire pour la terre de celui qu’ils considèrent comme l’exploiteur [le koulak, n.d.r.], et l’on a pu parler, en ce sens, d’un véritable « Octobre paysan » ". (« Le parti bolchevik », Ed. de Minuit, p.  316)

 

Cependant, il est important de noter que très vite la lutte des paysans contre les koulaks se transforma en lutte contre l’État. Dans bien des cas, nous indique-t-on, l’ensemble du village était solidaire des koulaks. Inconséquence des moujiks, dira-t-on ou, alors, c’est qu’il y a une raison plus profonde qui peut être la défense de leur communauté.

 

Déjà les comités de paysans pauvres fondés en 1918 par l’État n’avaient pas rencontré de succès ; les paysans répondaient par l’inertie (non volonté de collaborer sur le plan économique) à la destruction de leurs vieux rapports communautaires. C’est pourquoi purent-ils s’illusionner au début sur le sens de la collectivisation, pour se rebeller ensuite. Mais après que J. Staline eût dû lâcher du lest et que les kolkhozes se furent stabilisés quelque peu, celui-ci sentit le danger de cette résurrection communautaire :

 

« Il étonna le parti en disant que les fermes collectives pouvaient devenir plus dangereuses encore pour le régime que les exploitations agricoles privées. Autrefois, les paysans étaient disséminés et lents à réagir ; ils étaient incapables de s’organiser au point de vue politique. Depuis la collectivisation, les paysans étaient organisés en corps compacts qui pouvaient soutenir les soviets mais qui pouvaient aussi se tourner contre eux avec plus d’efficacité que ne le pouvaient les cultivateurs indépendants. Pour que le parti puisse les surveiller étroitement, on établit des sections politiques rurales ». (I. Deutscher, « Staline », pp. 406-407)

 

J. Staline aurait voulu faire des paysans ni plus ni moins des salariés qui dépendraient directement de l’Etat, et leur vieille organisation communautaire eut été définitivement balayée, choses que, depuis 1861, avec le mouvement populiste, ils avaient refusées de subir. Staline ne put donc résoudre la difficulté qu’en transformant toujours plus l’ensemble des kolkhoziens en koulaks usuriers non plus vis-à-vis des paysans mais vis-à-vis des couches urbaines à  prédominance ouvrière[12].

 

Cependant, d’après divers auteurs, le fait communautaire n’aurait pas encore totalement disparu de nos jours. C’est ce qu’affirme, comme nous l’avons déjà signalé, P. Pascal ; c’est ce que suggère B. H. Kerblay dans son article « Changements dans l’agriculture soviétique » :

 

« Les récents débats témoignent d’une tradition paysanne communautaire et familiale qui, dans un certain nombre de cas, se révèle à contre-courant des solutions préconisées pour moderniser les structures agraires ». (Problèmes économiques, n° 1162, 1970)[13].

 

Prévenons tout de suite un malentendu possible : nous ne voulons absolument pas dire que le MPC, à un certain stade de sa vie historique, est incapable de se développer dans certaines zones. Ainsi en Allemagne : le capitalisme sous sa forme primordiale mercantiliste, commerciale (libre concurrence et phase libérale donc) rencontra de très grands obstacles. Il semblait que les « caractères » des Allemands, la nature du pays fussent totalement réfractaires aux principes du capitalisme. K. Marx lui-même ironisa sur le patriarcalisme allemand, sur la vie campagnarde du philistin allemand, etc. Cependant, quand le capital eut pris, sous sa forme de capital fixe, une certaine ampleur, et que donc science et organisation furent nécessaires, les « caractères » des Allemands devinrent compatibles avec ceux du capital. L’on sait à quel point à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci la rationalisation fit des progrès dans ce pays, anticipant, au cours des années 20, tout le mouvement futur du capital qui devait s’épanouir aux Etats-Unis après la deuxième guerre mondiale.

 

Dans sa polémique contre les populistes, G. Plékhanov s’est beaucoup servi de l’exemple allemand. Il cite tous les auteurs qui affirmèrent autrefois que le MPC ne pouvait pas se développer en Allemagne pour leur opposer la réalité allemande de son époque et, ce faisant, dire aux populistes : en Russie, également, rien ne s’oppose à l’instauration du MPC.

 

C’est là justement que l’analyse de G. Plékhanov est totalement insuffisante. Oui, le MPC peut se développer en Russie à partir du moment où, en Occident, il s’est constitué en communauté matérielle apte à remplacer l’État tsariste (en Chine, il remplacera l’unité supérieure ou englobante). C’est ce qui s’est réalisé. Simultanément, cela a facilité l’instauration de la domination réelle dans les zones les plus développées. On ne peut pas assimiler stalinisme à nazisme, mais il y a une convergence dans le débouché de l’action. Le totalitarisme nazi a pu être passager, transitoire, parce que le vrai despotisme du capital agit maintenant, tandis qu’en URSS il n’a pas encore accédé à l’existence. Dés lors, on peut se demander si le capital ne doit pas encore parachever sa domination pour pouvoir ensuite s’imposer en URSS. Ne doit-il pas aller jusqu’à produire, non seulement un autre type d’homme (comme cela se produit à chaque changement de mode de production), mais une autre espèce et réaliser l’utopie conjuratrice de mauvais sort de Zamiatine « Nous autres ».

 

Aux E. U., comme l’a montré, en particulier, H. Marcuse, certains savants cherchent à intervenir sur l’hérédité, à manipuler le patrimoine génétique, à bouleverser donc la biologie humaine afin de rendre l’homme totalement adaptable au capital (le vieux rêve du capital, cf. Galbraith !). Les progrès accomplis dans ce pays et dans d’autres, ajoutés à ceux auxquels sont parvenus les adeptes de la manipulation humaine en URSS (on est passé du camp de concentration travail au camp de concentration psychiatrique !), pourront permettre de produire des hommes qui n’auront plus de besoins terriens ; la dépendance vis-à-vis de l’agriculture pourra alors être éliminée. En attendant, la production de la démence est un moyen de domestiquer les hommes. En Occident, le capital par son propre déroulement de vie assujettisseur d’hommes l’engendre, en URSS, par suite du retard, il faut des entreprises spécialisées en folie… Mais la convergence est tout de même patente : délinquance et démence en tant que déterminations fondamentales actuelles du capital.

 

Ceci étant posé, le débat de 1906 au congrès de Stockholm sur la nationalisation de la terre et le danger de restauration qu’elle impliquerait, apparaît significatif du manque de connaissance du devenir du capital à la communauté matérielle et de  l’abandon de toute perspective d’utiliser les structures communautaires agraires lors du passage au communisme.

 

« …Plékhanov prit la défense de Maslov et essaya de convaincre le congrès que la nationalisation proposée par Lénine n’était qu’un emprunt aux socialistes-révolutionnaires et aux populistes ». (V. Lénine, Rapport sur le congrès d’unification, t. 10, p. 341).

 

   « Pour autant que la nationalisation de la terre existait dans la Russie moscovite (ou si elle existait dans la Russie moscovite), sa base économique était un mode de production asiatique. Or, c’est le mode de production capitaliste qui s’est développé en Russie depuis la seconde moitié du XIX° siècle, et qui au XX° siècle est incontestablement devenu dominant ». ((Ibid., p. 345)

 

 

Or, il n’y eut pas de MPA, et c’est vraiment outrer fortement les faits que d’affirmer que le MPC est devenu dominant. Pourquoi alors, comme nous l’avons déjà fait remarquer, une révolution qui doit seulement réaliser la dictature des ouvriers et des paysans, pourquoi cette révolution est-elle fondamentalement bourgeoise aux dires de Lénine lui-même ?

 

Mais pourquoi V. Lénine voulait-il la nationalisation ? Pour brûler les étapes, permettre le développement des formes capitalistes les plus évoluées. En acceptant toutes ces prémisses, on ne peut qu’être d’accord avec lui. Pourtant, pour que sa démonstration soit solide, il faudrait qu’il réfute les présuppositions de l’argumentation de G. Plékhanov. Or celui-ci dans cette question retrouve les éléments de son ancienne théorie populiste : l’importance de l’État par exemple.

 

« Les choses se sont présentées chez nous de telle sorte que la terre et les cultivateurs ont été asservis par l’État ; c’est sur la base de cet asservissement que s’est développé le despotisme russe. Pour briser le despotisme, il faut éliminer sa base économique. C’est pourquoi je suis contre la nationalisation maintenant ». (Cité par V. Lénine, cf. t. 13, p. 343)

 

Un autre social-démocrate fit la remarque suivante :

 

« Si la révolution avait  amené la tentative de nationaliser les terres communautaires des  paysans ou de nationaliser les terres seigneuriales confisquées, comme le propose le camarade Lénine, cette mesure aurait amené à un mouvement contre-révolutionnaire non seulement dans les régions périphériques du pays, mais aussi dans le centre. Nous n’aurions pas qu’une Vendée, mais un soulèvement général de la paysannerie contre la tentative de l’État de disposer à son gré des terres communautaires appartenant en propre (souligné par John) aux paysans, contre la tentative de les nationaliser ». Ibid., p. 273)

 

Les mencheviks recouraient à une solution artificielle, la municipalisation et, pour prouver qu’elle serait une garantie contre l’autocratie, ils citaient la résistance du mouvement autonome arménien, les cosaques, etc. Or, surtout dans ce dernier cas, les persistances de la communauté agraire étaient encore fortes au début du XX° siècle. En réalité, la vraie solution était celle des populistes et de K. Marx : rendre les terres aux communautés et transformer l’Etat qui deviendrait alors un allié de celles-ci. A ce moment-là, il ne pouvait plus se placer au-dessus comme un despote, mais comme un organisme de liaison entre ville et campagne (pour la livraison de machines agricoles par exemple) et comme défenseur contre les koulaks afin, non de les détruire, mais de les résorber dans les communautés. De cette façon, on aurait pu avoir réalisation de l’État-commune.

 

Une telle mesure n’aurait pas signifié confier la terre à une seuls classe de producteurs car, comme le disait K. Marx (« Sur la nationalisation de la terre »), ceci ne nous fait aucunement progresser vers le communisme.

 

La propriété de la terre ne peut être que celle de l’espèce. Il se serait agi uniquement de revitaliser les communautés afin de pouvoir englober le progrès technique et éviter le développement du capital. Cela aurait signifié à brève échéance la mise en application d’un point fondamental du programme communiste d’alors : abolition de la séparation-opposition ville-campagne. A l’heure actuelle, le capital a accompli cela à sa façon et à son profit. La relation de l’homme à la nature se pose d’une façon différente.

 

En l’absence de cette perspective, V. Lénine ne pouvait affirmer qu’une garantie contre :

 

« une restauration en Russie (après la victoire de la révolution en Russie) « ne » résiderait exclusivement « que » dans une révolution socialiste en Occident ». (Ibid., p. 347)

 

En cela il avait raison, mais il déplaçait le problème. Il ne pouvait pas voir le danger de restauration, non tant conçu comme le retour d’un autre mode de production (la Restauration en France ne rétablit pas le féodalisme, la monarchie fut une monarchie bourgeoise et dut se mettre à la tête d’une société qui le devenait de plus en plus ; elle ne pouvait que freiner le mouvement) que comme la réaffirmation d’une forme antérieure de domination politique qui aurai dû être supprimée. Il aurait fallu comprendre le devenir du capital à la communauté matérielle, comme cela se réalise en Occident sur la base de la socialisation de la production et des hommes. En URSS, il ne peut pas en être de même parce que le capital n’est pas assez développé pour domestiquer les hommes, leur imposer la vie du capital, leur faire entrer, en particulier, dans la tête le temps quantitatif, le temps du capital. Il faut une véritable autorité despotique qui régisse tous les aspects de la vie : d’où la restauration du despotisme. Il y avait donc une grande part de vérité quand Staline était surnommé : le tsar rouge. Ce despotisme ne pouvait plus être obscurantiste mais éclairé et c’est là que nous retrouvons l’importance du marxisme. L’intervention de l’État implique une certaine volonté, une certaine conscience. Le matérialisme historique était apte à fournir cela et donc à expliquer les mécanismes fondamentaux du mode de production et les représentations nécessaires aux différents éléments-classes intervenant dans le procès. Du moment que l’État doit développer le MPC dans la perspective de réduire la durée de la période d’existence du capital, cela signifie que le corpus social dans son entier n’a pas été capable de le produire ou de le dépasser. Ce n’est donc pas lui qui engendrera, au cours de son mouvement, sa représentation adéquate, sa conscience. Il faut lui donner la conscience de quelque chose qu’il doit faire. Ce devoir est d’autant plus contraignant qu’il y a un abîme entre la mentalité du moujik et celle qui est requise pour que le capital puisse se développer. Ce n’est pas pour rien que Lénine proclama : il faut apprendre à travailler !

 

L’État a finalement été renforcé (comme en France après chaque révolution) et c’est, par suite de la défaite de la révolution en Occident, la prévision menchevique qui s’est réalisée. La bureaucratie n’est qu’un fait secondaire. Les bureaucrates sont chargés d’exécuter les décisions de l’État. Ils ne peuvent pas former une classe autonome (aussi bien sous le tsarisme qu’à l’époque soviétique). Ce ne sont pas eux qui font vivre le MPC ; ils vivent à ses dépens, comme d’ailleurs tous les capitalistes actuellement devenus fonctionnaires du capital (cf. K. Marx et la dépersonnalisation du capitaliste).  Mais même en Russie les personnages dominants, comme l’affirme A. Bordiga, ne sont pas les bureaucrates, mais les spéculateurs, les affairistes, les bandes, etc., qui prolifèrent sur la base de la communauté matérielle en train de s’édifier (dans le domaine industriel). Cela prend seulement un aspect plus étatique en URSS et, dit A. Bordiga, ils sucent l’État-bite. Cette analyse est cohérente avec celle de K. Marx, parlant des « intrus-capitalistes, rendus puissants aux frais et aux dépens par le même État ».

 

Le capital sans classe capitaliste, c’est ce que peut réaliser le MPC, comme D. Ricardo, K. Marx, A. Bordiga l’affirmèrent[14]. En Occident, ceci n’est possible que lorsque le capital s’est constitué en communauté matérielle, quand donc il a bouleversé les vieilles présuppositions étatiques. En URSS, c’est par l’intermédiaire de la restauration du despotisme qu’il y a pour ainsi dire un escamotage de la classe capitaliste (dans l’aire asiatique, la tendance est identique), par là le capital ne domine pas selon son être; mais l’intervention toujours plus grande de la communauté du capital mondial, surtout par l’intermédiaire des E.U., tendra à produire une adéquation plus rigoureuse entre celui-ci et le pouvoir de domination sur la société.

 

Une préoccupation commune au tsar, aux populistes, aux bolcheviks fut d’utiliser les forces productives du capital sans avoir à subir l’existence d’une classe capitaliste. Pour les tsars, il s’agissait de les utiliser pour perfectionner leur domination sur le peuple russe et afin de pouvoir lutter contre les autres États. Pour les populistes, il fallait sauter le MPC, pour les bolcheviks abréger sa durée. Mais si les marxistes durent, comme le dit A. Bordiga, jouer le rôle des illuministes et accomplir une tâche romantique, il était inévitable qu’ils devaient aussi, à la suite du blocage de la révolution en Occident,  accomplir la tâche de la contre-révolution vis-à-vis du prolétariat dés lors qu’ils devaient seulement gérer le capital. Ce qui engendre la théorie selon laquelle la masse ne peut pas comprendre ses propres intérêts. Seuls le parti, l’État ont la science et la conscience de ce qui lui est nécessaire. La répression est donc utile, humaine, car c’est pour leur bonheur que l’on massacre les hommes. L’État est vraiment le bienfaiteur !

 

Les populistes eux aussi étaient conscients des tâches à accomplir :

 

«Nous devons donc faire ce qui depuis longtemps a déjà été réalisé partout en Europe, non par des partis socialistes, mais par des partis bourgeois ». (Kibaltchitch, 1881, cité par F. Venturi, o.c., p. 1079)

 

De même ils concevaient la nécessité d’un État révolutionnaire, mais pour eux l’Obchtchina restait la garantie d’un déroulement pleinement révolutionnaire de la transformation sociale.

 

Enfin, une preuve inverse de l’immense puissance de l’État, effroyable carcan, ce fut l’épanouissement de l’activité intellectuelle, artistique, lors de l’effondrement du tsarisme (en quelques années, les Russes se portèrent à l’avant-garde) ; de même que l’épanouissement des rapports humains, d’une sexualité libérée comme en témoigne l’œuvre de V. Schmidt. En revanche, dés le renouvellement du despotisme, il y aura exaltation de la famille monogamique, de la morale rigide et étroitement stupide, du culte du travail et du réalisme soviétique. Ce réalisme est une exigence despotique. La représentation doit être le double de la réalité. Aucune évasion n’est possible : l’imagination est enchaînée.

 

Une dernière conséquence doit être tirée et analysée de cette périodisation en domination formelle et réelle. Nous avons rappelé une des composantes de la position de K. Marx et de F. Engels au sujet de la Russie, celle sur la commune agraire; il reste l’attitude vis-à-vis du tsarisme. Comme A. Bordiga le rappelle longuement, K. Marx ne pensait qu’à une chose : la destruction du tsarisme (la fameuse russophobie qu’on attribue à K. Marx). Car le tsarisme fait obstacle à la révolution bourgeoise d’abord, à la révolution communiste ensuite. Il faut empêcher que le tsarisme n’entrave ou ne détruise l’essor du MPC en Allemagne parce qu’il y a dans ce pays un fort prolétariat et de ce fait le socialisme y est à portée de vie. Cependant, à un moment donné, l’analyse de K. Marx et surtout de F. Engels s’avère non cohérente. En effet, la position antirusse est valable tant qu’en Allemagne le MPC est faible (en particulier il ne peut se développer que sur la base d’une certaine extension du pays, la question nationale étant la question centrale de ce pays) et qu’aucun mouvement révolutionnaire ne s’est développé en Russie. Mais quand K. Marx affirme : la révolution russe sera le prologue de la révolution européenne, quand il considère que là-bas la révolution est en action alors qu’en Europe occidentale règne la domination bourgeoise, la vieille stratégie avec la tactique qui en découle n’est plus correcte. D’autre part, à partir du moment où en Allemagne la domination formelle sur la société est réalisée et que déjà se manifestent des éléments de la domination réelle, il est clair que le tsarisme ne peut plus menacer l’essor du capitalisme allemand ; pour vaincre, il faudrait que le tsarisme se transforme… A notre avis, à partir de 1871, le MPC a clairement démontré sa supériorité.

 

Le moment de discontinuité qui se produit à la fin du siècle dernier fut perçu mais non compris, non reconnu en tant que tel. C’était celui où le capital venait d’intégrer le prolétariat donc assurait sa domination réelle dans le procès de production immédiat et tendait à généraliser celle-ci au procès de production global et à l’ensemble de la société. Ce qu’il ne devait atteindre qu’à la suite de deux guerres mondiales et des divers mouvements comme le fascisme, le nazisme, le new deal et, avec des déterminations historiques diverses, à l’aide du franquisme, du péronisme, etc. Ce moment de discontinuité impliquait la fin de la possibilité d’utiliser la démocratie, d’appliquer la tactique indirecte car il n’y avait plus de concurrence possible en vue de prendre le pouvoir pour diriger les forces productives puisque le capital  avait définitivement triomphé. Ce moment était d’ailleurs déjà effectif en 1871 pour l’Europe occidentale et les E. U. Marx lui-même écrivit:

 

« Le plus haut effort d’héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une  guerre nationale ; et il est maintenant prouvé qu’elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes, et qui est jetée de côté aussitôt que cette lutte de classe éclate en guerre civile. La domination de classe ne peut plus se cacher sous un uniforme national, les gouvernements nationaux ne font qu’un contre le prolétariat ! » (La guerre civile en France, Ed. sociales, p. 62)

 

Dans ce contexte, le tsarisme ne pouvait plus enrayer le devenir du MPC en Allemagne, car il devenait tributaire de ce dernier. Un conflit avec l’Allemagne requérait une industrialisation de la Russie pour moderniser son armée et donc provoquerait l’accroissement des contradictions sociales au sein du pays, le rendant plus vulnérable.

 

L’autre aspect du moment de discontinuité, c’était la puissance du mouvement révolutionnaire en Russie, mouvement qui s’était continuellement renforcé depuis 1861, et dont les populistes furent les plus remarquables représentants. Ils seront relayés au début du XX° siècle par les marxistes ; les thèmes fondamentaux de leur activité seront en définitive les mêmes, en dehors de l’Obchtchina.

 

C’est le MPC qui devient l’adversaire le plus dangereux pour la révolution prolétarienne. La classe dominante d’Europe occidentale, comme F. Engels le notera lui-même, pourra avoir intérêt à intervenir en Russie pour rétablir le pouvoir du tsar et même, comme cela adviendra en février 1917, tenter de diriger la révolution capitaliste par le haut, en écartant le prolétariat du pouvoir et en asphyxiant la révolution prolétarienne en Occident.

 

Il n’était plus possible de considérer la Russie avec les yeux d’un K. Marx polémiste de la Neue Rheinische Zeitung ou de la New York Tribune. F. Engels le sentit bien puisqu’il s’opposa durant un certain temps à la fondation de la II° Internationale en disant qu’il fallait attendre que les événements mûrissent en Russie ; plus tard, R. Luxembourg, lors de la révolution de 1905, sut percevoir et concevoir la Russie comme centre révolutionnaire, et même K. Kautsky, comme le rappelle V. Lénine (t. 30, p. 541), avait écrit en 1902 :

 

« Les Slaves furent en 1848 le gel mordant qui tua les fleurs du printemps populaire. Peut-être leur sera-t-il donné d’être maintenant l’orage qui rompra la glace de la réaction et apportera irrésistiblement un nouveau printemps de félicité pour les peuples ». (Les Slaves et la révolution)

 

On ne pouvait mieux exprimer le changement qui s’opérait. Cependant, la plupart de ces affirmations furent sans lendemain (K. Kautsky) ou ne purent pas être imposées (R. Luxembourg). Les hésitations des révolutionnaires allemands devant la question russe et finalement leur retour à un anti-slavisme simpliste, les engluant dans une perspective de la révolution centrée uniquement sur l’Allemagne, se trouvent déjà exprimées de façon extraordinairement précises, pour ainsi dire définitives, chez F. Engels. Il écrit à A. Bebel le 24.10.1891 :

 

«Si toutefois la bourgeoisie française en commençait une semblable (guerre, n.d.r.) et si dans ce but elle se mettait au service du tsar russe qui est cependant l’ennemi de la bourgeoisie de toute l’Europe occidentale, ce serait le reniement de la mission révolutionnaire de la France. En face de cela nous, socialistes allemands, qui arrivons au pouvoir en ayant conservé la paix durant dix ans, nous avons le devoir de défendre cette position conquise par nous à l’avant-garde du mouvement ouvrier, non seulement contre l’ennemi interne, mais aussi contre l’ennemi externe. Si la Russie vainc, nous serons opprimés. Donc, en avant ! si la Russie commence la guerre, en avant contre les Russes et leurs alliés quels qu’ils soient ! … Nous n’avons pas encore oublié  le glorieux exemple des  Français de 1793 ; et si on nous y contraint, il peut se faire que nous célébrions le centenaire de 1793 en montrant que les travailleurs allemands de 1893 ne sont pas indignes des sans-culottes d’alors ». (Werke, t. 38, pp. 185-189)

 

Il est assez étonnant de constater qu’après la Commune, F. Engels puisse parler de mission révolutionnaire de la France, d’autant plus qu’à propos de la Russie, il avait écrit, en polémique contre Tkatchev : il n’y a plus de peuples élus. En outre, une victoire des Russes sur les Allemands n’aurait pas obligatoirement signifié une défaite du MPC car dans ce cas là, en dépit d’une défaite militaire, la forme plus évoluée l’emporte souvent. Jadis Horace avait constaté : et la Grèce conquise conquérait ses vainqueurs (les Romains) ! En fait F. Engels est ici en pleine illusion démocratique. Il pense qu’à l’aide des élections les ouvriers vont arriver au pouvoir. Une guerre empêcherait ce glorieux événement. C’était bien sa pensée parce qu’on retrouve tout cela dans un article publié en 1892 « Le socialisme en Allemagne », où il invoque la défense de la nation allemande et la nécessité, lors de la guerre, de reprendre les paroles de la « Marseillaise » sur les cohortes étrangères, et il affirme :

 

« La paix assurera la victoire du parti social-démocrate allemand environ dans 10 ans ». (Werke, t. 22, p. 256)

 

Enfin, pour comprendre cette position aberrante, on doit tenir compte que, pour F. Engels, en 1891 le mouvement ouvrier a encore à compléter la révolution allemande :

 

« Et il ne nous appartient pas de faire rétrograder la révolution d’en haut, faite en 1866 et 1870 ; au contraire, nous avons à y apporter le complément et l’amélioration nécessaire par un mouvement d’en bas ». (Critique du projet de programme social-démocrate de 1891, Ed. soc., p. 88)

 

Sur ce point, V. Lénine avait parfaitement compris la discontinuité et il ne tomba aucunement dans le piège de la guerre nationale, de la guerre progressive (pour l’Occident de l’époque). La discontinuité était d’autant plus remarquable qu’il devait aller à l’encontre des directives du maître F. Engels qui, dans une autre lettre (13.10.1891), parlait même de proposer au gouvernement, en cas de guerre, un soutien conditionné !

 

Ainsi au début de ce siècle le capital commençait à rencontrer ses limites géographiques et devait passer à une phase intensive de son développement (ce que d’aucuns saisiront ultérieurement en théorisant la colonisation intérieure), ce faisant, il affrontait toute l’aire immense où les hommes avaient conservé leurs structures communautaires. Cela imposait aux révolutionnaires de considérer la révolution mondiale en termes non exclusivement classistes et la phase capitaliste comme non obligatoirement nécessaire pour accéder au communisme.

 

Le difficile dans la lutte révolutionnaire est justement de percevoir les discontinuités et en fonction de celles-ci d’être apte à prendre un nouveau comportement théorique afin d’envisager, déjà au moment où s’opère la discontinuité, le phénomène révolutionnaire qui se produira des années plus tard et dont les caractères sont déterminés justement par la discontinuité qu’il a été possible de reconnaître. De même que c’est dans les moments de lutte qu’il faut tendre à imposer la solution la plus radicale parce qu’alors il est toujours possible d’effectuer la discontinuité à son plus niveau. Voilà pourquoi les années révolutionnaires sont-elles riches d’événements et d’idées, ensuite on n’a plus que la morne répétition de ce qui fut, jusqu’à la nouvelle discontinuité.

 

Ceci est d’autant plus difficile que c’est la tâche de la classe dominante que de voiler les discontinuités, de faire croire que tout est comme avant, qu’on doit persister en la continuité qui est celle de sa domination. Les socialistes français croyaient devoir continuer la révolution française et ne percevaient pas la discontinuité que leur propre mouvement impliquait ; les marxistes en croyant travailler à la formation d’une autre société ne faisaient, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, qu’assurer la continuité du procès du capital car ils ne remettaient pas en cause le principe de l’augmentation des forces productives.

 

Le surgissement du capital a selon K. Marx fait sauter le verrou qui empêchait le développement des forces productives, par libération des hommes des vieilles présuppositions sociales et par développement de la technique, les deux étant indissolublement liés. Le capital a mis fin à sa naturidolâtrie, à la tendance à considérer ce qui est comme tabou existentiel, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut être modifié ; désormais l’homme ne se perçoit plus sous le signe de l’immuable, comme un élément de la nature qui ne peut être changé, base à partir de laquelle l’homme peut se reconnaître créateur autonome :

 

« Un grand progrès fut réalisé lorsque le système manufacturier et commercial vit la source de la richesse non plus dans l’objet, mais dans l’activité subjective, c’est-à-dire le travail commercial et manufacturier ». (Fondements, t. 1, p. 33)

 

Ce qui trouva sa reconnaissance philosophique dans la philosophie de I. Kant qui remet en cause le vieux mode de connaître :

 

« On a admis jusqu’ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets.. »

Il faut :

 

       « que les objets se règlent sur notre connaissance ». (I. Kant, préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure)

 

Le changement de méthode consiste à tout centrer sur le sujet.

 

C’est avec le MPC que se fait la réelle coupure, discontinuité de l’homme avec la nature (cf.: l’Abbé Breuil affirmant que de nos jours la civilisation paysanne s’épuise, que le cycle commencé au néolithique se terminait). Par là, c’est le point de départ d’un développement dont le but peut être l’homme lui-même, en un procès infini (le vrai et non l’indéfini). C’est cet aspect que K. Marx exalte dans les Grundrisse, surtout. Autrement dit, à partir du moment où l’homme est totalement libéré de sa vieille communauté ou des formes modifiées de celle-ci, il peut rejeter tous les dogmes, toutes les limites sociales et naturelles. Mais si la solution était trouvée, il fallait encore maîtriser les nouvelles forces qui s’autonomisaient ; les bourgeois, les capitalistes, eux, s’abandonnèrent totalement au devenir[15] et acceptaient pleinement l’extériorisation de l’homme et sa recombinaison sous forme de machines (parce que ce n’était pas un homme quelconque qui subissait cela mais le prolétaire), acceptant la formation de nouveaux dogmes : celui du progrès, du développement des forces productives, de la croissance, vénérant la nouvelle divinité, la science.

 

De plus, à partir du moment où l’essor des forces productives est un fait acquis en un lieu donné pour une fraction déterminée de l’humanité, les autres hommes demeurés dans leur forme communautaire pourront l’utiliser (surtout si elles sont comme la commune slave aptes à permettre l’émancipation de l’individualité) et ainsi éviter le trajet sanguinaire qu’a dû parcourir la société occidentale. Telle fut d’ailleurs la préoccupation fondamentale du populisme russe, ce qui donne un caractère grandiose aux débats que les divers courants populistes eurent entre eux, avec les marxistes et les anarchistes.

 

Á la fin du siècle dernier, le développement des forces productives, de base, de point de départ pour l’affirmation d’une communauté humaine émancipée des limites naturelles et sociales, se transformait en puissance asservissante qui devait réduire l’homme à une situation plus dégradante que celles où il se trouvait dans les modes de production antérieurs : moment de l’autonomisation du capital. C’est-à-dire qu’après avoir assujetti la classe négatrice, le prolétariat, il domine la classe dominante elle-même, qui ne règne désormais que par son entremise. Dés lors, les potentialités libératrices disparaissent et ne demeurent que les réalités oppressives. Cependant, tout le corps social continue à percevoir selon l’antique mode ; c’est une des causes de l’Union sacrée de 1914.

 

Il est évident encore une fois qu’il ne s’agit pas uniquement de comprendre qu’il y a un moment de discontinuité, de percevoir les aspects nouveaux présentés comme étranges, mais qu’il faut réordonner tout le comportement théorique. La difficulté d’une telle action peut se voir chez K. Marx lui-même : il y a chez lui tous les éléments pour comprendre la domination réelle du capital sur la société, saisir la modalité de son effectuation, les données théorique pour comprendre dans leur spécificité les forces sociales autres que le capital et la non nécessité de passer par le MPC. Cependant, les œuvres où l’on peut trouver cela ne furent pas publiées de son vivant. Là où les hésitations sont les plus nettes, c’est dans la réponse à V. Zassoulitch qui est très courte, tandis que les brouillons sont longs et, surtout, contiennent les véritables éléments de la réponse qui vont au-delà de celle effectuée.

 

Il n’est pas question a posteriori de se recomposer un K. Marx à usage modernisé mais de l’affronter dans toute sa complexité et évidemment de continuer la lutte. Lui organiser une cohérence en fonction de nos exigences et des événements actuels, c’est vouloir lui escamoter sa vie, et ridiculiser sa mort.

 

Depuis 1848, le sort de la révolution en Russie était lié à celui de la révolution en Europe occidentale et réciproquement. Le recul théorique et pratique qui s’opère à la fin du siècle dernier, abandon de la perspective de saut du MPC, eut pour corollaire la genèse du marxisme, théorie de la croissance, un renforcement absolu de l’européocentrisme avec conception unilinéaire du développement des sociétés humaines, etc. On sait à quel point la II° Internationale ne s’est pas préoccupée des questions nationales et coloniales (en dehors de R. Luxembourg et de V. Lénine). E. Bernstein justifiait le colonialisme au nom de la mission civilisatrice du capital. Sous la poussée de la révolution russe et des mouvements insurrectionnels de l’Asie, le congrès de Bakou (1920) proclama la guerre à l’impérialisme, la guerre à l’Occident. Au II° congrès de l’I. C., V. Lénine reprendra la perspective du saut du MPC.

 

« La question se posait ainsi : pouvons-nous considérer comme juste l’affirmation que le stade capitaliste de développement de l’économie est inévitable pour les peuples arriérés actuellement en voie d’émancipation et parmi lesquels on observe depuis la guerre un mouvement vers le progrès ? Nous y avons répondu par la négative. Si le prolétariat révolutionnaire victorieux mène parmi eux une propagande systématique, si les gouvernements soviétiques les aident par tous les moyens à leur disposition, on aurait tort de croire que le stade de développement capitaliste est inévitable pour les peuples arriérés, nous devons non seulement constituer les cadres indépendants de militants des organisations du parti, non seulement pour y poursuivre dés maintenant la propagande en faveur de l’organisation des Soviets de paysans, en nous attachant à les adapter aux conditions précapitalistes qui sont les leurs, mais encore l’internationale Communiste doit établir et justifier sur le plan théorique ce principe qu’avec l’aide du prolétariat des pays avancés, les pays arriérés peuvent parvenir au régime soviétique et, en passant par certains stades de développement, au communisme, en évitant le stade capitaliste ». (t. 31, pp. 251-252)

 

Cependant, étant donné qu’aucune analyse sérieuse des caractères particuliers des formes sociales où la révolution éclatait, se propageait, n’avait été faite, la solution de facilité consista à décalquer le schéma russe (lui-même produit d’un travail réductionnel) à toutes les luttes en cours. Ce qui conduisit par exemple à inventer un féodalisme en Chine pour justifier l’alliance avec une soi-disant bourgeoisie nationale. Le résultat fut le massacre des ouvriers de Canton, de Shanghai. Les massacres de prolétaires se répétèrent ailleurs à la suite des mêmes manœuvres en Irak en 1958, en Indonésie en 1965, au Soudan en 1971, pour ne citer que quelques exemples parmi les plus récents.

 

Affirmer les particularités d’une aire géo-sociale fut considéré pendant longtemps, au sein de tous les courants se réclamant du marxisme, comme un début de révisionnisme. On préférait ânonner la série des modes de production valables pour toute l’humanité. La gauche italienne n’échappa pas à cette erreur, même si chez elle cela ne prit jamais des proportions caricaturales. Cependant, à partir de 1858 sous l’impulsion des révolutions anticoloniales, une étude des « Formes » permit de réexaminer l’ensemble de la question, comme on peut s’en rendre compte dans l’écrit de A. Bordiga : « Les luttes de classe et d’États dans le monde des peuples non blancs, champ historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste », où ce qu’il y a de fondamental, c’est le rejet de toute idée de supériorité de la civilisation européenne. En reprenant K. Marx, il réaffirme que les sociétés où l’homme était le but de la production étaient supérieures à la notre. D’autre part en 1960 parut –ronéotypée et en italien--  une brochure « La succession des formes de production dans la théorie marxiste » (due pour la plus grande part à R. Dangeville), exposant un commentaire des « Formes » et où était résumé, en un tableau, de façon détaillée, les différents caractères de celles-ci[16].

 

Ces travaux ne rencontrèrent qu’un très faible écho. Nous ne pouvons pas nous attarder ici sur le pourquoi d’un tel échec, car il nous faut plutôt indiquer ce qui résulte en définitive de l’abandon du comportement théorique de Marx, des populistes vis-à-vis du MPC. Nous avons perdu -.le prolétariat en tant que classe historique, maintenant l’humanité - pour certaines zones du globe, la possibilité de le sauter et nous avons été fort incapables même de concevoir cela, infestés que nous étions par l’idée que le progrès c’est, pour tous les peuples, le développement des forces productives, c’est-à-dire en définitive du capital, ce qui était l’affirmation, au sein des prolétaires, de l’intériorisation de la victoire de celui-ci. Il est donc naturel que les peuples à qui nous avons fait subir, à cause de notre pactisation avec le mortel ennemi, la voie infâme du passage au MPC, nous mettent en accusation (des critiques virulentes à l’ethnocentrisme de K. Marx ont été faites par divers ethnologues originaires de ces peuples) ; il faut qu’à travers celle-ci et sur la base du communisme (mouvement et théorie) nous trouvions tous la voie de notre commune libération.

 

 

*   *   *

 

 

 

Toute révolution a un triple caractère qui dépend de l’espace de temps par rapport à laquelle on se situe. Si on l’envisage dans un vaste cycle historique, elle apparaît comme un phénomène de la nature qui se développe spontanément et avec une violence irrépressible. C’est ainsi que nous apparaît la révolution russe quand on l’étudie depuis le mouvement des décembristes, 1825 (beaucoup de positions de Pestel seront reprises par les populistes et lui-même en reprenait quelques unes de Radiscev qui étaient antérieures d’au moins 30 ans) jusqu’à la révolution d’octobre 1917. Cependant, si on l’examine au moment de son  paroxysme qui culmine dans la période de février à octobre, il peut sembler qu’elle n’a pu se produire que parce qu’il se trouvèrent des hommes qu’on a vite tendance à considérer comme « hors du commun » et que, sans leur action, la révolution n’aurait pas pu se produire. Certains ont fait de V. Lénine un Messie, et G. Zinoviev disait de lui qu’il était le type d’homme qui venait tous les cinq cents ans. Enfin, quand on étudie la révolution dans son a posteriori, dans ce qu’elle a réalisé et que l’on compare cela avec la période prérévolutionnaire, affleure souvent chez certains le doute sur sa nécessité : tout ce qu’elle a fait, les hommes de la classe dominante tendaient à le faire et la conviction de son inutilité se renforce : il faut savoir faire à temps les réformes nécessaires. Or, il est vrai, la révolution ne résout aucun problème qu’elle aurait elle-même créé mais elle résout ceux que le mode de production antérieur avait engendrés et était incapable de solutionner.

 

Nous avons analysé le premier caractère, il nous reste les deux autres intimement liés entre eux et déterminés par le premier. Il ne s’agit pas à ce propos de produire une justification mais une exposition la plus réaliste possible de ce qui devait inévitablement arriver, à partir du moment où la discontinuité dont nous avons parlée n’avait pas été intégrée dans la théorie.

 

Nous ne procéderons que par affirmations car il est impossible dans le cadre de cette introduction de prouver de façon adéquate leur véracité.

 

Quoiqu’en disent divers critiques des bolcheviks, ceux-ci n’ont pas accompli en octobre 1917 un coup d’État. Au sens où ce serait un mouvement qui viendrait forcer une situation, faire emprunter une voie différente de celle qui était déjà prise. Leur prise du pouvoir fut un moment absolument nécessaire du procès révolutionnaire commencé en février; elle permit la réalisation de ce qui était en devenir mais qui aurait été enrayé si ne s’était pas accompli aussi l’acte de destruction de l’ancien État, obstacle au libre développement des forces révolutionnaires. Sans cet acte, même pas une révolution capitaliste n’aurait pu se développer et la Russie aurait eu une évolution similaire à celle de l’Inde.

 

En revanche, les bolcheviks ne purent pas - en dépit de ce qu’affirme A. Bordiga - effectuer la « révolution bourgeoise à la manière prolétarienne ». La paix de Brest-Litovsk ne fut pas comme l’avait espéré V. Lénine : « une paix des masses laborieuses contre les capitalistes ». (t. 324, p. 381)

 

En septembre 1917, il affirmait :

 

« Pour empêcher le rétablissement de la police, il n’est qu’un moyen : créer une milice populaire ne faisant qu’un avec l’armée (armement général du peuple substitué à l’armée permanente) ». (Ibid, p. 63)

 

Or la police fut rétablie et V. Lénine lui-même en proclama la nécessité. Quant à l’armée rouge, elle fut constituée de la même façon que l’armée de la révolution française : l’amalgame, et fut séparée du peuple.

 

Le contrôle ouvrier avait été, avant octobre, un des points fondamentaux du programme révolutionnaire, il fut vite remplacé par la gestion de l’économie, la nécessité de l’émulation et même l’utilisation du système de Taylor (que Lénine avait violemment critiqué auparavant). Ainsi, il y a une foule de données qui attestent que la transcroissance de la révolution escomptée par V. Lénine dés 1905 et sur laquelle avait tablé la plupart des révolutionnaires, s’épuise en un an faute de relais international et, dés lors, s’impose le contenu purement capitaliste. D’autre part, englués dans l’Etat, les bolcheviks perdront vite la capacité de comprendre tous les renouveaux de transcroissance qui pourraient se produire ; ils n’auront plus de réceptivité leur permettant de ne pas se couper totalement du prolétariat et des paysans.

 

Une certaine radicalisation se produira au cours de 1919 à la suite des mouvements révolutionnaires de l’Occident permettant la création de la 3° Internationale, mais le reflux rouvrit la voie à l’intégration capitaliste. L’État soviétique devint progressivement un État plus fort que la société mais proie du capital mondial. Les bolcheviks voulaient garder l’État tel qu’il s’était constitué ; ils ne l’auraient modifié que contraints et forcés et surtout ils ne l’auraient concédé au prolétariat qu’à partir du moment où celui-ci se serait reformé à la suite de la réorganisation de l’économie, du redémarrage de l’industrie. C’était en quelque sorte la même position que celle de certains populistes de la Narodnja Volja, comme le montre F. Venturi :

 

« le parti révolutionnaire ne remettrait le pouvoir aux représentants du peuple que le jour où la révolution serait achevée ; jusque là, il le tiendrait solidement entre ses mains contre quiconque tenterait de le lui arracher ». (o. c., p. 1075)

 

Autrement dit, le prolétariat russe n’a pas réussi à se constituer en classe dominante à la façon dont l’indique K. Marx dans le « Manifeste » et dans la « Critique du programme de Gotha ». Il a donc échoué comme le prolétariat occidental en 1848 et en 1871. La Commune de Cronstadt et sa répression, la grande grève de Petrograd en sont les expressions les plus probantes. Parallèlement, le recul se traduit par le fait que V. Lénine, après 1921, parlera de plus en plus d’édification du socialisme en Russie. La constitution en classe dominante se réalisera en fait de façon mystifiée - tout comme en Occident - ultérieurement, quand les derniers mouvements d’opposition auront été éliminés.

 

Conduire la « révolution bourgeoise » même à la « façon prolétarienne » ne pouvait pas ne pas retentir sur la conception du parti. Celui-ci est conçu sur le mode institutionnel : il fallait organiser la classe ouvrière qui finalement organisera la paysannerie et de ce fait la société russe qui sombre de plus en plus dans le chaos à la suite de la dissolution de l’Obchtchina. Ce qu’il faut de ce fait, c’est un parti solidement structuré, seul élément doué de volonté absolue, inflexible, apte à être l’élément intermédiaire entre l’Etat et les paysans.

 

V. Lénine fut assez circonspect vis-à-vis des soviets (sur un point il était d’accord avec les mencheviks : leur apparition était due au défaut de parti et de syndicats). Il les exalta : les soviets sont « l’embryon du nouveau pouvoir révolutionnaire », des « organes de l’insurrection », et s’en méfia car il craignait un danger spontanéiste et les influences anarcho-syndicalistes. Or les soviets sont une sorte d’adaptation d’un organisme opérant dans  l’Obchtchina (Leskhod). Ainsi, en les adoptant, finalement, en 1917 de façon décidée à tel point que dans L’État et la révolution, ils viennent au premier plan, V. Lénine reprenait encore des éléments populistes parce que la révolution en Russie ne pouvait pas ne pas avoir un fond populiste. Mais il ne peut s’empêcher de les identifier à un phénomène occidental. Il déclara qu’ils réalisaient la démocratie prolétarienne, alors que les Soviets se plaçaient d’entrée au-delà de la démocratie justement par leur tentative de recomposer la communauté même hors de ses bases géo sociales historiques, c’est-à-dire la campagne. La formation des soviets était l’affirmation de la constitution de la classe prolétarienne en tant que classe. Mais il y eut assez vite rupture entre eux et le parti communiste : ils ne furent pas assez puissants pour l’englober, et celui-ci ne parvint pas, à partir de leur base - mouvement spontané contre le tsarisme et le capital mondial - à effectuer un dépassement. L’impossibilité d’union parti-soviets exprime l’échec de la révolution russe en tant que révolution socialiste.

 

Ce surgissement des soviets, mode d’être du prolétariat russe dans son mouvement de destruction du capital, permet de donner une explication à la différence suivante : en Allemagne avant 1914, le SPD, avec les syndicats qu’il contrôle, regroupe la quasi-totalité des ouvriers, tandis qu’en Russie à la veille de la révolution, il n’existe pas un parti similaire. En Allemagne, le parti était l’expression du mouvement du prolétariat, il tendait à être une société –comme certains l’ont fait remarquer--, nous dirons plutôt qu’ils tendaient à former une nouvelle communauté, qui conservait d’ailleurs les présuppositions du capital ; d’où la faillite du SPD. Son projet sera réalisé, sans voile illusionniste, par le parti nazi : englobement du prolétariat en tant que producteur dans la communauté du capital. Sortir du parti, c’était se mettre donc au ban de la société et R. Luxembourg l’avait bien compris qui attendit jusqu’au bout pour faire la scission, c’est-à-dire quand celle-ci s’était effectuée au sein du prolétariat. Pour les Russes, la scission ne posait pas de tels problèmes car la communauté que les ouvriers tendent à constituer se produit dans d’autres formes que le parti : les soviets. Le phénomène parti en tant qu’expression d’une opposition globale de classe ne pouvait pas se produire en Russie du fait même d’une dimension aclassiste de la révolution. On a beaucoup insisté sur l’aspect populaire, populiste de la révolution de 1905 (c’est pourquoi les historiens de la révolution russe préfèrent la traiter rapidement) et ceci apparaît à nouveau en février 1917 et même jusqu’en octobre. De telle sorte qu’il faudra conquérir les soviets, alors qu’en Allemagne les conseils, tout de suite sous l’influence du SPD, ne pouvaient être conquis, et le prolétariat révolutionnaire devra engendrer ses Unions.

 

Dans les deux cas, Allemagne et Russie, il y eut chaque fois une certaine inconséquence à vouloir prendre modèle chez les autres : d’abord Lénine et les bolcheviks (mais aussi dans une certaine mesure les mencheviks) rêvant de créer un parti semblable au SPD, ensuite les communistes allemands ayant comme but de bolcheviser leur parti.

 

En dépit de tous leurs liens avec la masse, les différents partis opéraient comme en marge de l’action, du mouvement du prolétariat et de la paysannerie. En 1917, le hiatus pouvait s’abolir. C’est peut-être en vertu de cette discordance entre partis et masses que certains ont affirmé que la révolution d’octobre était prématurée. A notre avis, celle-ci est une tentative d’unification, plus exactement de coalescence partis masses avec, toujours en suspens, la question de la lutte entre ces partis porteurs de différentes visions historiques et avec toujours présent-absent l’abandon de la perspective du saut du MPC, facteur déterminant du devenir de la révolution. La transcroissance socialiste n’était réalisable que sur la base de cette unification.

 

Une des mesures les plus controversées fut la proclamation du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, mesure bourgeoise certes, mais nécessaire pour désorganiser l’empire des tsars, donc affaiblir le pouvoir central. C’est pourquoi déjà dans le programme des membres ouvriers du parti de la « Narodnaja Volja », on trouve :

 

« 3. Les peuples annexés par la violence à l’État russe seront libres d’abandonner la fédération panrusse ou d’y rester ». (cité par F. Venturi, o. c., p. 1110)

 

Et ceci avait été affirmé aussi par d’autres courants populistes auparavant. D’autre part, il ne faut pas escamoter le fait que V. Lénine ne s’opposait pas à ce que les membres des partis prolétariens des pays sous la domination russe proclament, au contraire, la nécessité du maintien dans l’aire russe. Mais la faiblesse réside plutôt dans le fait de ne pas avoir compris la mutation importante par rapport au XIX° siècle : à cette époque la Pologne reconstruite jouait un rôle révolutionnaire, au siècle suivant sa reformation ne pourrait être qu’une création  de la contre-révolution. Et cela, R. Luxembourg l’avait intuitionné[17].

 

En fait, il est insuffisant d’attribuer l’échec de la révolution dans les pays qui se séparèrent de la Russie à cette position des bolcheviks ; il est le produit de la faiblesse de tout le mouvement international. En ce qui concerne les pays de la périphérie sud, c’est-à-dire fondamentalement la Turquie, l’Iran, les Indes, etc., qui avaient été aussi touchés par la vague révolutionnaire, ils furent plus facilement bloqués dans leur évolution par le capitalisme mondial ; il est évident que l’URSS les utilisa très tôt afin de faire diminuer la pression qui s’exerçait sur elle et, par là, contribua à figer leur développement.

 

Cependant, l’Europe centrale comme l’ensemble de ces pays constituent les deux axes où révolution et contre-révolution s’affrontent encore et sont comme des lignes de faille de la société capitaliste contemporaine, ce n’est pas un hasard si c’est le long de ces deux axes que se trouvent les États parmi les plus répressifs du monde. La contre-révolution devait donc bloquer le développement en provoquant une balkanisation tant en Europe centrale (où elle n’était au fond que restructurée) que dans l’autre zone avec les divers pays du Moyen Orient et surtout la partition des Indes en Inde, Pakistan, Bengladesh, Ceylan, plus tous les petits États himalayens. Cependant, la révolution se développe maintenant par le haut, et le spectre de la révolution populaire n’a pas été totalement conjuré, d’autant plus qu’à Ceylan le mouvement de 1971 a exprimé une dimension communiste.

 

Les bolcheviks n’ont pas réussi à réimposer la théorie communiste. A. Bordiga affirme le contraire, toutefois il donnait le nom de marxiste à cette théorie. Or pour nous, celui-ci n’étant que le résultat de l’idéologisation de la théorie, il est évident que prise à la lettre, la proposition de A. Bordiga serait vraie, mais, étant donné ce qui précède, nous maintenons notre affirmation. En effet, en ce qui concerne l’Etat, la révolution, le parti, le devenir du MPC, celui des sociétés humaines, etc., les bolcheviks ont, au fond, «restauré» ce qui leur était nécessaire pour leur lutte immédiate.

 

La faiblesse du parti bolchevik apparaît en pleine lumière dans cette définition que donne V. Lénine du communisme (t. 31, pp. 305-306) :

 

« Qu’est-ce qu’un communiste ? Communiste est un mot latin qui veut dire : commun. Société communiste veut dire société où tout est en commun : la terre, les fabriques, le travail de tous ; voilà ce qu’est le communisme ».

 

Pour nous, une restauration ne s’impose plus (même si on enlève à ce mot tout ce qu’il a de réactionnaire) parce qu’il s’agit de faire plus, de dépasser l’œuvre de K. Marx et de tous ceux qui opérèrent en vue de la révolution communiste. C’est le mouvement du capital qui nous l’impose. Il est allé, comme K. Marx l’avait entrevu, au-delà de ses limites ; de ce fait, il n’est plus question par exemple de développer une activité en vue de restructurer la classe ouvrière, de l’unifier, mais d’opérer dans le mouvement même de négation des classes ; donc il ne s’agit plus de vouloir à nouveau imposer la dialectique mais penser à son dépassement.

 

Plus importante que l’étude des erreurs, des faiblesses des bolcheviks - bien que ce ne soit pas exempt d’enseignements - est l’analyse de ce qui finalement a été réalisé avec cette révolution russe et sa diffusion dans le monde. Tout d’abord étant donné le poids du phénomène communautaire, il est absolument insuffisant de comparer la révolution russe aux révolutions de 1789-94, de 1848-49 ou même à 1871, comme le fit V. Lénine en s’appuyant sur F. Engels. Il est évident qu’on peut trouver un certain nombre de traits communs, mais il manque toujours la dimension du saut du MPC en tant que perspective et que possible, qui sous-tend tout le procès révolutionnaire russe.

 

La révolution russe a profité au mode de production capitaliste comme elle a profité à l’URSS, ce qui fut déjà le cas pour la Russie au siècle dernier.

 

« Or la diplomatie russe qui avait déjà traversé tant de révolutions occidentales non seulement sans dommage, mais, au contraire, avec profit, pouvait très bien saluer la révolution de 1848 comme un événement extrêmement favorable ». (F.Engels, La politique extérieure du tsarisme, in K. Marx, F. Engels, Ecrits sur le tsarisme et la commune russe, Cahiers de l’ISEA, juillet 1969, p. 1402)

 

Au XVIII° et au XIX° siècle, la Russie avait aidé  l’Angleterre à devenir la première puissance capitaliste et, en maintenant le statu quo européen, surtout après 1848, elle facilita la réalisation de la domination formelle du capital ; au XX° siècle, l’URSS devient partenaire des USA et contribue à assurer la suprématie de celle-ci sur le globe, mais simultanément cela facilite la réalisation de la domination réelle du capital sur la société[18].  Deux grandes révolution tendirent momentanément à remettre en cause ces alliances maléfiques : la révolution française et la révolution chinoise. Chaque fois le choc put être surmonté et, actuellement par exemple, on peut constater que la Chine est intégrée dans la communauté du capital, que la domination réelle de celui-ci tend à être greffée sur la société chinoise.

 

Chaque fois la révolution a été battue. La défaite s’est concrétisée dans la destruction du prolétariat allemand, que K. Marx avait tellement redoutée. Mais au lieu que ce soit le tsarisme qui l’effectue, c’est le jeune capitalisme soviétique,  contribuant par là grandement à la réalisation, à l’échelle mondiale, de la domination réelle du capital sur la société.

 

Le résultat final fut un rajeunissement du capital, car c’est lui finalement qui profita des forces juvéniles de l’humanité, c’est-à-dire de tous les pays non encore bouleversés par le développement de la valeur d’échange. Le capital a résolu à sa façon la question que K. Marx posait dans sa lettre à F. Engels en 1858. Mais l’irruption des masses humaines issues à peine de leur communauté ou s’en séparant, pèse d’un poids énorme sur le devenir de l’humanité, de telle sorte que l’on retrouve à nouveau le débat qui opposa populistes et marxistes sur : comment résoudre les problèmes posés par l’introduction du capital dans ces pays tout en essayant de ne pas emprunter la voie occidentale. Les choses vont vite, il est vrai, et ce qui apparaissait ainsi il y a une vingtaine d’années est déjà en grande partie dépassé parce que le capital lui-même a tiré les leçons du développement de la « voie » occidentale. Déjà les Japonais ne détruisirent pas les antiques relations humaines et purent greffer ainsi le mode de production capitaliste sur une société féodale non totalement dissoute ; la dissolution ne s’accomplit qu’à l’heure actuelle. Il y a donc pu y avoir limitation de la constitution du prolétariat en tant que classe parce que la coupure d’avec les antiques présuppositions sociales n’avait pas été effectuée. En Chine, il n’est pas possible d’avoir une accumulation primitive sur le modèle occidental car, vu l’énormité de la population, une expropriation des paysans provoquerait un chaos absolu. Ailleurs, le capital utilise le phénomène communautaire pour faire obstacle à l’autonomisation de la classe ouvrière, ainsi en Afrique du Sud où le prolétaire noir en retrouvant sa communauté, zone de réserve pour le capital, après quelques années passées dans les villes, est résorbé par elle. Enfin, dans des zones où les conditions climatiques sont difficiles, le capital n’a pu s’y implanter qu’en utilisant le phénomène communautaire : Israël avec les kibboutzim, mais aussi des tentatives similaires en Angola ou dans le Zaïre à l’époque de l’occupation belge. D’une manière générale, le capital parvenu au stade de communauté matérielle n’a plus besoin de dissoudre en totalité les anciens rapports sociaux pour pouvoir dominer ; d’autant plus que les dissoudre détruirait même sa possibilité d’implantation, car ayant besoin des hommes il faut que ceux-ci puissent survivre ; or dans certaines zones du globe, le seul comportement vital, viable, est celui communautaire.

 

Une autre constatation que l’on peut faire à propos du devenir de la Russie et qui est généralisable à presque tous les pays qui ont accompli leur révolution capitaliste après 1917, c’est que le libéralisme et la démocratie ne peuvent pas y fleurir ; il ne peut y avoir que des formes communistes ou le despotisme. C’est ce qu’avaient très bien compris certains populistes. Dans ces pays, on ne peut avoir qu’une inflation de l’État, et cela peut prendre des aspects grotesques et ignobles comme dans certains États d’Afrique.

 

C’est à ce sujet qu’on peut se rendre compte encore de l’errance théorique de Lénine et des bolcheviks : leur défense de la démocratie, leur volonté d’instaurer une démocratie prolétarienne. Tout le débat entre eux et les sociaux-démocrates (Kautsky et Bauer surtout) est un immense quiproquo. Ces derniers reprochaient aux premiers de n’être pas démocrates et les bolcheviks de répliquer : nous réalisons la démocratie, non la démocratie pure mais la vraie, c’est-à-dire celle qui concerne l’immense majorité, etc. Or, en Russie, celle-ci était impossible parce que ce pays, par suite de ses caractéristiques historico-sociales, pouvait aller très au-delà, ou engendrer le despotisme, ce qui rendait facile la position des sociaux-démocrates, étant donné que la dictature du prolétariat se réduisit vite à celle du parti et donc de l’Etat. D’autre part, pour l’Occident, la défense de la démocratie ne pouvait plus qu’être la défense du capital, mais cela les bolcheviks ne purent l’affirmer théoriquement et pratiquement, eux qui étaient enlisés dans la glorification du parlementarisme révolutionnaire. Seul, peut-être, A. Bordiga adopta une position révolutionnaire : rejet total de la démocratie (« Le principe démocratique », 1921), mais étant donné son attitude vis-à-vis de la révolution russe et de l’IC, sa rupture fut vite résorbée. Les révolutionnaires se manifestèrent au-dessous du niveau du potentiel historique. Si en 1848, comme dit K. Marx, « la phrase débordait le contenu », après 1917, surtout en Occident, la phrase masquait l’incapacité à saisir le contenu.

 

De façon condensée, on peut dire que de 1848 à 1917 (et il faut tenir compte des autres révolutions, comme celle chinoise, qui se sont accomplies durant la phase de rajeunissement dont il a été question) la révolution prolétarienne qui s’est produite en phase de domination formelle du capital sur la société, s’est manifestée fondamentalement comme une révolution classiste parce que le prolétariat devait, une fois le pouvoir conquis, l’État bourgeois détruit, se constituer en classe dominante. Il devait le faire non pas uniquement pour pouvoir détruire les résidus de la classe adverse, mais parce qu’il devait généraliser sa propre condition permettant par là un accroissement des forces productives, condition fondamentale pour passer au communisme.  Lié à cette caractéristique, nous avons ce que nous pouvons appeler le réformisme révolutionnaire de K. Marx : une fois le pouvoir conquis, on procède à des réformes de l’appareil économique et on édicte des lois favorisant la classe prolétarienne, par exemple diminution de la journée de travail :

 

« la condition essentielle de cet épanouissement [du socialisme, n.d.r.] est la réduction de la journée de travail ». (Le Capital, L. III, t. 8, p. 199)

 

Cela conditionnait l’existence de phases post-capitalistes précédant le communisme intégral. En outre, étant donné qu’il faut un certain développement des forces productives, donc un prolétariat assez nombreux, il sera nécessaire d’appliquer une tactique indirecte : lutter contre les ennemis du capital, ou bien faire pression sur celui-ci, par l’intermédiaire de l’Etat, afin d’obtenir une amélioration de sa situation, mais aussi afin d’obliger le capital à se développer (cf. Le Capital, L. I, ch. 10 : « La journée de travail »). K. Marx, en écrivant, entre autre, une phénoménologie du capital, a produit à son corps défendant une théorie de la croissance. Il s’agissait évidemment pour lui de comprendre le développement du capital non seulement pour décrire comment se produirait sa destruction (l’étude faite par K. Marx est une nécrologie, disait A. Bordiga), mais aussi afin de pouvoir - surtout dans les pays où le MPC serait peu développé ou non encore parvenu à s’instaurer - procéder de telle façon qu’on ne permette pas à la valeur d’échange de se développer et d’engendrer le capital. Dés lors que la révolution de 1848 n’avait pas mis à bas la vieille société, il fallait expliquer la société capitaliste afin de comprendre comment la révolution pourrait s’élancer à nouveau à l’assaut de cette dernière. Il fallait d’autre part mettre en pièces les différentes utopies escamotrices du devenir réel, comme J.P. Proudhon voulant instaurer le crédit gratuit !

 

Les hommes qui ont la chance d’apparaître au moment où une nouvelle forme sociale surgit au moment où une forme sociale doit laisser la place à une autre (les deux moments ne coïncident pas toujours) peuvent être révolutionnaires tandis que ceux qui doivent vivre durant la période où le nouveau mode de production doit épuiser son contenu sont souvent facilement réabsorbés. K. Marx et F. Engels connurent la grande faille de 1848, mais ils durent aussi, surtout après 1871, subir la phase de développement du capital. Au cours de celle-ci, ils manifestèrent leur réformisme révolutionnaire ; ce n’est pas pour rien que Le Capital décrit le mouvement du MPC et ses crises et montre comment le prolétariat peut lutter contre lui, « le serpent de leurs tourments », et surtout décrit le communisme tel qu’il pouvait s’implanter sur la base de la domination formelle du capital sur la société. Il est évident que leur position était difficile : ne pas se retirer quand le mouvement révolutionnaire n’était plus opérant en évitant de se laisser absorber par l’infâme honnêteté de la société bourgeoise. L’utilisation de la politique, de la démocratie recélaient un grave danger d’intégration d’autant plus pernicieux qu’il s’opérait sous le couvert d’une lutte. En fait, K. Marx mais surtout F. Engels furent récupérés par la démocratie. C’est grâce à cela que pourra se créer le marxisme, pourra fleurir le révisionnisme, etc... De ce fait, pour nous qui avons la chance de vivre dans une période où le contenu est épuisé, qui pouvons donc, sans aucun mérite spécial, avoir réellement une position révolutionnaire, radicale, ce sont les « œuvres de jeunesse » de K. Marx qui sont compatibles avec notre passion révolutionnaire parce qu’elle vont déjà au-delà du capital et ne se compromettent pas avec son devenir intermédiaire que des générations de prolétaires ont subi.

 

Autrement dit, les révolutionnaires du siècle passé devaient s’enfoncer dans leur propre négatif, non seulement par la pensée mais par la vie ; c’est-à-dire qu’il fallait qu’ils oeuvrent au renforcement du capital, tout en étant ne mesure de penser leur issue de ce devenir dans le négatif ; mais, comme le disait G.W.F. Hegel, dans un tel abandon, on risque de se perdre (extranéisation totale). C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à l’ensemble du mouvement ouvrier, ce qui a été fort bien théorisé par Bernstein : le mouvement est tout le but n’est rien. Absorbé par le capital qu’il aurait dû nier, il n’était plus capable de voir le développement de l’humanité qu’au travers du développement infini (le mauvais, c’est-à-dire l’indéfini) des forces productives, un développement du capital, en réalité. La dichotomie programme minimum, programme maximum est une autre expression de ce moment historique et le deuxième devint vite une feuille de vigne révolutionnaire que la moindre bourrasque sociale devait inévitablement emporter.

 

Cependant, pour mieux situer la révolution de 1917, il faut tenir compte qu’en définitive c’est une révolution au sein de la contre-révolution. C’est-à-dire qu’à l’échelle mondiale il n’y eu pas, en dépit des courants de gauche, rupture révolutionnaire : celle-ci postulait le rejet définitif de la démocratie. La révolution russe ne put d’autre part se maintenir au niveau de la transcroissance, c’est-à-dire abréger le stade capitaliste et, dans certains secteurs de la vie sociale le sauter, par là elle devenait compatible avec le règne de la contre-révolution (c’est-à-dire le développement du capital, car nous raisonnons en fonction du communisme). Il en sera de même de la révolution chinoise et des révolutions anti-coloniales. Cependant, si ces révolutions ont renforcé de façon immédiate la contre-révolution, elles l’achèvent aussi, parce que grâce à elles la contre-révolution va jusqu’au bout, épuisant le potentiel révolutionnaire de 1848 Telle est la base de l’escamotage du phénomène révolutionnaire russe opéré par certains.

 

Ceci rend évident le caractère parcellaire de la contribution de A. Bordiga qui théorisa une résistance au capital mais dont la « restauration » du marxisme par l’intermédiaire d’un retour aux positions des bolcheviks (jusqu’au deuxième congrès de l’IC inclus) maintenait le mouvement dans la sphère de la contre-révolution, ne parvenait pas à la briser en dépit d’indications remarquables sur le mouvement futur. On ne peut comprendre cette affirmation d’une résistance possible au capital qu’en tenant compte de deux affirmations de A. Bordiga: 1. le marxisme est une anticipation théorique (cf. L’invariance historique du marxisme) ; 2. le marxisme est aussi une théorie de la contre-révolution (en cela il se distingue nettement de K. Korsch).  Maintenant que la phase de la contre-révolution est terminée du fait de l’émergence de la révolution (1968), le comportement théorique de A. Bordiga est dépassé.

 

La théorie de la dictature du prolétariat, qui a ses racines chez les jacobins de la révolution française et G. Babeuf, fut reprise par F Buonarroti et, sous une forme quelque peu différente, par Flora Tristan, S. Born, certains chartistes, qui s’épanouit chez A. Blanqui et ses disciples (dont Tkatchov), existe chez K. Marx de façon claire et précise, déterminante comme le dira Lénine (Bernstein reprochera à K. Marx, avec virulence, de n’avoir pas été capable de se défaire de son blanquisme), est hégémonique chez Lénine et les bolcheviks et trouve son parachèvement chez A. Bordiga. Elle postulait que l’intervention despotique du prolétariat dans le déroulement du procès économique pourrait accélérer le passage au communisme. C’était l’exaltation de l’action politique qui devait abréger les phases de développement du capital. On ne peut pas escamoter un mode de production une fois qu’il s’est instauré… Donc le cycle commencé en 1848 est maintenant terminé.

 

Le débat qui, dés cette époque s’instaure entre tenants d'une révolution classiste et tenants d’une révolution qu’on pourrait appeler communautaire (le populisme naît en 1848),  s’est terminé par la défaite des deux et le triomphe de la classe capitaliste, du capital qui ne peut assurer sa victoire qu’au travers de la mystification du prolétariat classe dominante.

 

La révolution communiste s’est développée, jusqu’à maintenant, sur la base de la domination formelle du capital sur la société, tout au plus sur la base de la période de passage de cette domination à celle réelle. Il faut donc préciser les caractères de la révolution à venir ne serait-ce qu’en hommage à A. Bordiga qui conclu son étude sur la Russie en précisant le moment de sa venue pour 1975. Tout d’abord, la révolution future, mais non lointaine, est conditionnée par le fait suivant : le capital à l’échelle mondiale tend à nier les classes. Il réalise cela au travers de la généralisation du salariat, avilissant tous les hommes au rang de salariés-fonctionnaires pour lui; ce faisant il produit une classe universelle (par son nombre et, potentiellement, par ses buts). On n’a pas à restructurer de façon nette et précise les anciennes classes mais à pousser à bout le mouvement de négation en détruisant la mystification. C’est ainsi qu’on a pu momentanément se représenter le phénomène qui fut, pour ainsi dire, figé dans une de ses phases, tandis qu’on ne tenait pas compte de la tendance de l’État - dans toutes les sociétés de classe - à devenir la société. Or avec le MPC l’État capitaliste réalise cette tendance, et l’intériorisation de la domination du capital par les hommes fait que chacun devient le flic de l’autre. En outre, plus que jamais, il n’y a pas de coupure absolue entre ce qui est capitaliste et ce qui serait sa négation, d’abord, historiquement, le prolétaire puis ce que l’on pourrait appeler l’Homme. En réalité la dualité - de façon plus ou moins nette, aigue - est en chaque être, même chez ceux qui se révoltent contre la domination du capital ; ce qui a fait dire à certains que la lutte de classe se produisait au niveau même de l’individu. Il ne s’agit plus d’une lutte de classe mais d’une lutte des hommes et des femmes contre le capital dominant l’humanité qu’il a hiérarchisée en fonction de son procès de valorisation total. L’État est comme son incarnation sociale qui maintient l’ensemble des hommes sous son joug, par une pression externe c’est-à-dire par une coercition exercée par un corps séparé (police, armée ; éléments de répression qui se trouvent dans chaque unité productive –et tout est production pour le capital) et par une pression interne : acceptation de plus en plus intime des représentations du capital.

 

Seule l’humanité peut s’élever contre l’oppression du capital (la contradiction est que c’est elle qui a favorisé sa production). Toutefois, il ne peut y avoir heurt avec le capital que si cette humanité est révolutionnée. Ceci ne passe pas par un front unique entre tous les composants de l’humanité actuelle (ce qu’on a appelé le prolétariat plus les classes moyennes, etc.) car ce serait river l’ensemble des révolutionnaires au niveau des luttes de classe du passé. Les hommes actuels doivent dépasser les vieilles représentations et ne plus se percevoir au travers d’un schéma classiste mais se reconnaître dans leur communauté d’état: esclaves du capital et, à partir de là, découvrir le lieu et le moment de leur libération. L’unification de l’humanité ne peut pas non plus s’opérer uniquement au travers d’une lutte entre deux éléments : les hommes d’un côté (avant on disait les prolétaires), l’État capitaliste (la classe dominante disait-on auparavant) de l’autre, mais elle doit aussi se dérouler en chacun de nous ; car, tous, à des degrés divers, nous avons été capitalisés. Si la lutte perd de son manichéisme et de son millénarisme, elle demeure toujours aussi nécessaire et devient plus dure, plus virulente. La révolution n’est possible que s’il y a production de révolutionnaires. Etre révolutionnaire de nos jours, c’est tendre à se poser en tant qu’homme, non celui du passé mais celui qui existe à l’état de possible dans la société elle-même. A l’heure actuelle, celle-ci est soumise au pôle capital ; le pôle communiste est trop faible pour qu’il y ait réellement une opposition qui scinde cette société en deux camps ; mais dés que le mouvement d’autonomisation des hommes vis-à-vis du capital, donc vis-à-vis de l’État (envisagé selon toutes ses déterminations) prendra de l’ampleur, la société tendra à être polarisée aussi selon le communisme, jusqu’au moment où la tension sera trop forte et la révolution –en tant que phase éruptive-- éclatera. Celle-ci n’a plus pour but immédiat l’édification d’un État, même transitoire, il ne peut plus y avoir de dictature du prolétariat, puisque celui-ci est dissout dans l’ensemble social et, dans tous les cas, il ne pouvait triompher qu’en se niant. Le but est la formation d’une nouvelle communauté. En avril 1917, Lénine voulait réaliser un État qui ne soit plus un État, l’État-commune ; la situation est actuellement mure pour ériger d’entrée une communauté qui soit apte à imposer sa dictature pour extirper le capital et ses présuppositions.

 

Ainsi, si le prolétariat avait en Russie, comme le déclarait A. Bordiga en 1953 (Kilbatchitch l’affirmait en 1881), une tâche romantique à réaliser et si en 1968 nous avons précisé : « Le prolétariat n’a plus à accomplir de tâche romantique, mais son œuvre humaine », il faut indiquer comment elle doit se réaliser. Il est évident que ceci sort du cadre de l’investigation de la révolution russe, mais c’est nécessaire pour faire ressortir que dans l’immense Russie, l’URSS actuelle, la seule solution était, est, le communisme, car à l’inverse de l’Occident où, à la suite du féodalisme, la société sinon dans sa totalité du moins pour une partie assez importante a pu jouir d’une situation plus favorable, en Russie on est passé directement d’un despotisme à l’autre (impossibilité du libéralisme et de la démocratie). La lutte des Russes fut une lutte pour retrouver les communautés et, ce qui était vague souvenir en Occident, était encore réalité tangible chez eux. Le projet des populistes, celui de K. Marx a échoué et le MPC a été imposé à ce pays. Cependant, nous sommes fermement convaincus que le projet se manifestera sous une autre forme ; toutes les énergies ne peuvent être dédiées à sauver quelque chose du passé mais à créer l’avenir. Et là, Occident et URSS se retrouveront inévitablement.

 

La grande vague révolutionnaire qui culmina à Paris et à Mexico en 1968 semble avoir épargné l’URSS, seuls les pays tampons ont été sérieusement ébranlés. Cependant la persistance du choc est telle qu’en 1970 il y a l’insurrection en Pologne qui indique que le vieux front de lutte entre révolution communiste et capital est toujours en mouvement. De même, les pays asiatiques, soit en bordure directe soit plus éloignés mais tous situés sur la ligne de faille, n’ont pas encore été domestiqués. Ce qui veut dire qu’à l’échelle mondiale nous devons considérer deux séries de contradictions, celles qui dérivent du MPC à son plus haut niveau de développement, et celles qui découlent de son impossibilité à réaliser sa domination dans les aires où le fait communautaire fut très puissant.

 

Pour caractériser la révolution à venir, il faut encore préciser comment se présente de nos jours la domination du capital, surtout en Occident.

 

Le procès d’anthropomorphose du capital s’est accompli tandis que celui de capitalisation des hommes est en plein épanouissement ; le capital a englobé dans son développement l’utilité (marginalisme et néo-marginalisme), c’est pourquoi il peut prévoir le comportement des hommes puisque ceux-ci sont totalement assujettis aux lois du capital, mieux, en dominant au nom du travailleur productif (Keynes et la théorie du plein emploi), il réalise sous forme mystifiée le prolétariat classe dominante. Ainsi, le programme de 1848 (c’est-à-dire tout, en dehors du communisme) a été réalisé.

 

Le capital a perverti toute la révolution ; toutes les revendications ont été reprises et dénaturées : le mouvement communautaire en URSS, celui utopique des E. U., comme celui d’Israël (on ne doit pas oublier que ce pays n’a pu naître qu’à la suite de la défaite du prolétariat : le juif émancipé en tant que juif et non en tant qu’homme, destruction du projet communautaire du Bund, puis destruction de celui de Borochov, même si ces deux projets étaient moins radicaux que celui de 1848), de même l’abolition du travail est maintenant utopie du capital car ce serait lui ravir son activité ; de même,la volonté de créer de nouvelles relations hommes femmes s’est muée en émancipation sexuelle et, comme toujours en société bourgeoise-capitaliste, on n’a eu non l’émancipation de l’homme (de la femme) en tant qu’homme (en tant que femme), mais de ceux-ci en tant que sexe, ce qui a permis de commercialiser toute la vie affective et sexuelle humaine.

 

Mais le capital ne se contente pas d’avoir recomposé, absorbé tout le passé des hommes, son inconscient devenu pâture mercantile, disputé entre les divers mercantis psychanalytiques, il veut coloniser le futur de l’espèce, lui enlever toute possibilité d’un devenir autre, en l’enfermant d’une manière rigide dans une vie quotidienne totalement programmée, s’acheminant dés lors vers une domination absolue sur les hommes.

 

Les mouvements révolutionnaires restent englués dans le passé (le mot révolutionnaire est donc une concession stylistique ici) et dans le rajeunissement du capital (triomphe du tiers-mondisme), ils ne parviennent pas à faire le saut, à reconnaître, accepter la discontinuité, tant le passé pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants, et l’on peut voir, à l’heure actuelle, en action, l’histoire pendulaire : montée de mouvements révolutionnaires, répression, marasme de ces mouvements ; pendant ce temps essor du capital tout au moins celui étasunien puis, de nouveau, montée, etc. De ces oscillations essayent de profiter - comme on peut le voir en Amérique latin - l’URSS et les USA, mais le mouvement qui tente chaque fois de s’opposer à l’ordre existant butte contre un mur, retourne à son point de départ et repart vers le mur obsessionnel… C’est l’impasse généralisée. Dans certains cas, c’est encore pire, on a le massacre pur et simple : celui des Palestiniens par exemple auquel ont contribué directement ou indirectement les pays arabes, Israël et la « gauche » internationale qui s’illusionna sur ses forces et illusionna les Palestiniens sur la leur, la « gauche » qui était en quête de son événement révolutionnaire, de son nouveau Vietnam !

 

Le mouvement révolutionnaire actuel n’a pas à lutter contre les perversions, ni à chasser les marchands d’un temple à reconquérir. Tout ce qui a été perverti, c’était ce qui pouvait être réalisé sans révolution radicale. Ce qu’il faut, c’est opérer en vue de celle-ci. Parvenu à ce point, on rencontre souvent l’objection suivante : le capital peut tout récupérer. Mais c’est justement le propre de toute formation sociale qui lutte contre son élimination de tenter de survivre en englobant pour ainsi dire la forme sociale antagonique ; mais ce faisant elle devient une forme pleine d’un contenu qui lui est complètement étranger, de telle sorte qu’au premier choc, elle s’écaille, et laisse s’ébranler, en un mouvement impétueux, la nouvelle forme sociale. Le capital est venu sur le terrain de la révolution à tel point que certains - alors que cette dernière ne s’est pas encore effectivement manifesté - parlent déjà d’une nouvelle contre-révolution apte à réaliser dépollution, régulation démographique, etc. Lorsqu’il y a révolution, il n’y a effectivement que des révolutionnaires; il n’y a personne pour défendre l’ancien monde; ce n’est que lorsque le mouvement se ralentit que la contre-révolution s’organise. Mais il ne suffit pas de ne pas avoir peur de la récupération, il faut encore être à même de vivre en fonction de la discontinuité parce que la révolution à venir présente, par rapport à toutes celles qui l’ont précédée, une discontinuité totale.

 

Ce que nous avons exposé précédemment est une explication, non exhaustive, de la discontinuité en tant que coupure avec le passé, mais elle ne l’indique pas en tant que moment actuel et futur. Or celle-ci s’est manifestée clairement au cours d’une brève phase, mai-juin 68, qui fut précédée d’une période où il était déjà possible de l’intuitionner, et suivie de quelques mouvements qui la confirment (Pologne 70, Ceylan 71, par exemple). Cette discontinuité, tout l’appareil idéologique s’efforce évidemment de la voiler (pour ce faire, rien ne vaut la récupération et n’importe quel ministre parlera de changer la vie, d’imagination au pouvoir !) ; tous les rackets politiques la nient car ce serait reconnaître leur mort. Certains, qui se réveillèrent révolutionnaire en mai 68, découvrent maintenant que mai fut un mouvement réformiste. Cette discontinuité est profonde parce qu’elle touche à la racine de l’homme lui-même. Mai a proclamé la libération du geste, de la parole, de l’imagination. Les deux premiers éléments ont déjà été accaparés par la capital au cours de son procès d’anthropomorphose, et maintenant il tente de nous ravir le troisième. Or, c’est par l’imagination, par l’utilisation de la partie frontale de son cerveau (néo-cortex) que les hommes pourront réellement devenir des créateurs et réaliser en quelque sorte le vieux rêve de l’humanité, devenir des dieux. Mai a exigé aussi la libération de l’individu. Là encore, il s’agit d’un procès dont les racines plongent dans toute l’évolution des êtres vivants. C’est seulement avec l’homme que l’individu peut s’émanciper et ne plus être esclave de l’espèce. Dans les deux cas, la révolution biologique, nécessaire, ne peut s’accomplir qu’avec la révolution communiste totale. Par là, le cycle qui commence avec la dissolution du communisme primitif (première forme de réalisation de l’humanité) se terminera: finie la préhistoire humaine. De même que s’achèvera un autre cycle (arc historique) d’une amplitude incroyablement plus grande qui commence avec l’apparition des vertébrés : de la libération du champ antérieur - membres antérieurs et face - libération de celle-ci des actes de préhension et, compensation de cette perte chez les Anthropiens, grâce au surgissement de la parole, etc. jusqu’à l’épanouissement du substrat biologique de l’imagination[19].

 

Nous ne faisons évidemment que signaler l’importance de cette dimension biologique car l’exposer serait trop long, mais il nous faut au moins prévenir une objection. Ce n’est pas parce qu’on parle de révolution biologique que celle-ci doit être conduite par des scientifiques, ni qu’il faille attendre, pour qu’elle se produise, que tout le monde ait acquis les connaissances requises. Nous ferons au contraire remarquer ceci : le fait que des scientifiques et des techniciens de diverses spécialités en arrivent à poser le problème d’un bouleversement social, à le désirer, quitte à donner comme solution une recette échafaudée sur les bases de leur spécialité, montre que la couche sociale la plus proche du procès global de production du capital (le capital ne peut vivre sans la science) est poussé à se séparer de la Gemeinwesen en place (comme dit K. Marx) ; ce qui indique qu’il y a déjà un mouvement révolutionnaire en acte. Ce ne sont pas les savants en tant que savants qui pourront la conduire parce qu’ils raisonnent encore avec les présuppositions de cette Gemeinwesen. Comme toujours, ce sera l’ensemble des hommes, les plus ignares au regard de la science, qui seront capables par leur action de détruire le MPC. Le mouvement de mai l’a d’ailleurs montré : ce ne sont pas les savants qui ont proclamé dans les rues ni écrit sur les murs de celles-ci les mots d’ordre de la libération.

 

Mai 68 et le mouvement qui le précède, surtout aux  E. U., a mis en évidence une autre dimension biologique, la nécessité de réconcilier l’homme avec la nature. D’autre part, en exaltant l’action, en rejetant les diverses idéologies, en refusant même la théorie, le mouvement a, dans don désir d’affirmer la vie, manifesté une autre exigence : la civilisation occidentale depuis son origine a transformé toute vie en connaissance, il faut transformer toute connaissance en vie (comme Nietzsche l’avait intuitionné). La société du capital est le règne de la mort et il serait facile de montrer que le capital en tant que forme autonomisée réifiée (sachliche) n’est que savoir absolu !

 

On doit abolir l’antique procès cognitif qui implique que pour connaître il faille d’abord détruire, tuer. Pour cela, il faut que l’homme individuel se réconcilie avec lui-même par réconciliation du cerveau avec les sens, et se réconcilie en tant qu’espèce. La révolution à venir intégrera les exigences des précédentes ; la théorie communiste née avec le surgissement du prolétariat dans l’histoire n’est donc pas à rejeter ; au contraire, elle trouve à l’heure actuelle ses plus remarquables vérifications, mais elle ne peut s’effectuer qu’au travers d’une révolution radicale - comme K. Marx l’avait affirmé dés 1843 -: transformer la société et les hommes.

 

La révolution ne résoudra pas seulement le problème engendré par le MPC, mais tous ceux qui, au cours du développement des sociétés humaines, avaient été mis entre parenthèses (notons par exemple le retour d’un certain paganisme, une révolte du corps contre l’esprit, cf. N. Brown : « La vie contre la mort »). En URSS, la communauté, recherchée depuis le milieu du siècle dernier a été escamotée lors de la révolution de 1917 ; elle s’imposera à nouveau comme exigence irrépressible et comme solution positive au devenir humain, rejoignant ainsi le mouvement en Occident, et, partant de données historico-sociales différentes, celui du reste du monde. L’immense communauté des hommes et des femmes n’annihilera pas mais intégrera, et ce dans leur devenir propre, toutes les diversités humaines.

 

 

Camatte Jacques


Décembre 1972


  

  

  



 

 

[1].Nous avons abordé ailleurs cette question et nous avons tenté de définir l’importance historique de Bordiga –cf. Invariance série I n°9 « La gauche communiste d’Italie et le parti communiste international », ainsi que l’introduction (en italien) à un recueil de textes de Bordiga sur le communisme : Bordiga et la passion du communisme, Ed. Crimi – Vecchia Talpa c/o FASANO, Casella postale 231 – 80100 Naples, Italie.

Un certain nombre de textes de Bordiga  ont été traduits en français dans « Programme communiste », dans « Le Fil du Temps » et dans « Invariance ». Les traductions publiées dans les deux premières revues sont souvent inexactes, non sur le plan de la traduction pure (ceci est souvent affaire d’appréciation), mais parce que les traducteurs se sont souvent cru obligés de retrancher ce qui ne leur convenait pas ou d’ajouter ce qui leur plaisait aux textes de  Bordiga.

Afin d’éviter de multiples notes, nous avertissons le lecteur que les thèmes abordés dans cette étude, souvent par simples allusions, ont été traités de façon plus ou moins exhaustive dans la revue INVARIANCE.

 

[2] Nous parlons de comportement théorique parce qu’il n’est pas question de séparer la théorie de la pratique. On doit tendre toujours plus à avoir une activité globale où toutes les manifestations humaines soient intégrées.

 

[3] « Plate-forme de la gauche » qui fut adoptée le 02.04.1926 à Berlin lors d’une conférence nationale de l’extrême gauche, publiée dans une brochure « Der Weg der Kominterm » (Le chemin du Kominterm).

 

[4] Vieux membre, encore vivant, de la gauche italienne, fut député communiste avant la II° guerre mondiale, défendit activement durant la guerre la thèse de la transformation de la guerre impérialiste en guerre de classe et fut un des principaux fondateurs du parti communiste internationaliste en 1943 (Bordiga n’y participait pas ; il n’était pas d’accord sur l’opportunité de créer un tel parti). Ses divers désaccords avec Bordiga, en particulier sur la question russe et sur les perspectives de développement du mouvement ouvrier après la guerre furent une des causes de la scission de 1952. Une portion du parti devait devenir le parti communiste international (avec Bordiga), l’autre conserva l’ancienne appellation (avec Damen) et continue à publier le journal « Battaglia comunista » et la revue « Prometeo ». Damen a publié un petit livre « A. Bordiga : validité et limites d’une expérience », Milan 1971.

La même année parut un autre livre consacré au même sujet, mais par une personne en dehors de l’un quelconque de ces mouvements indiqués plus haut : « Amadeo Bordiga » par Andreina de Clementi, Ed Einaudi.

 

[5] Marx emploie souvent le mot Gemeinwesen qu’on rencontre aussi fréquemment chez Hegel pour qui le thème de la Gemeinwesen a une importance considérable. Dans certains cas, il est possible de le traduire par communauté, mais dans d’autres cela réduirait sa charge sémantique. Gemeinwesen veut dire aussi : la communauté subjectivée telle qu’elle s’affirme chez une individualité humaine, l’homme social ; c’est-à-dire comment un homme social la subjective en lui. C’est alors la modalité d’être de la communauté objective, laquelle existe toujours et dans son devenir, en dehors de lui. Marx dit bien dans les Manuscrits de  1844 qu’il ne faut pas opposer l’individu à la communauté ; dans les Notes au livre de James Mill, il affirme que l’homme social reproduit son individualité et sa  Gemeinwesen. Si l’unité élémentaire (appelée atrocement individu) n’est que singulier, on est toujours infesté par l’opposition métaphysique binaire singulier – universel. Le communisme –qui n’est pas une société—se caractérise par la destruction de cette bipolarité. La totalité lukacienne serait insuffisante pour le caractériser. La totalité est souvent totalitaire et n’est parfois qu’une unité gonflée, celle-ci une totalité en réduction, c’est-à-dire qu’on a le triomphe du même, de l’identique, de la mort. Le communisme ne peut être que s’il y a multiplicité–diversité d’effectuations de la Gemeinwesen et multiplicité–diversité des hommes sociaux (des individualités), car le communisme est vie.

 

[6] De même on ne peut pas dire de Bakounine qu’il fut un populiste. Toutefois il accorda une grande importance à l’obchtchina et eut une forte influence sur le mouvement populiste entre 1860 et 1870 (cf. à ce sujet l’ouvrage de Venturi indiqué note 7)

 

[7] Franco Venturi: « Les intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIX° siècle », Ed. Gallimard 1972, ouvrage d’une importance exceptionnelle pour comprendre les caractéristiques profondes de la révolution russe. On savait auparavant, grâce aux lettres de K. Marx et de F.Engels, que le premier, surtout, avait de profondes sympathies pour les populistes. Cependant on ne connaissait pas –sauf peut-être quelques spécialistes—les positions réelles de ces derniers. Avec le livre de Venturi, se déchire une mystification – mythification qui avait été opérée par les marxistes russes au sujet de leurs adversaires. Le populisme se présente bien comme partie intégrante du mouvement communiste, ce qu’en d’autres termes F. Venturi affirme.

 

[8] La révolution de 1905 relança le mouvement populiste. La preuve en est la formation en 1906 d’une « Union des socialistes-révolutionnaires maximalistes » qui repoussaient le programme minimum des partis socialistes, voulait une « république des travailleurs » et organiser, en s’inspirant de l’Obchtchina, la société sur la base de la commune (cf. Anweiler, « Le mouvement des soviets en Russie 1905-1921 », pp. 114-116, Ed. allemande).

Sur la commune de 1871, sur son appréciation de la part des révolutionnaires russes, ainsi que sur l'influence quelle exerça sur eux, cf. A. Lehning Anarchisme et marxisme dans la révolutin russe. Spartacus, n0 41.

 

[9] « Il n’y a plus lieu de discuter avec messieurs les économistes bourgeois : le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non pas dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l’électricité » (10/18, p. 10)

Cela montre à quel point pour L. Trotsky, il n'y a pas de différence entre capitalisme et socialisme.

 

[10] Ceci ne peut être traité ici. Indiquons que F. Engels à la fin du siècle dernier prévoyait qu’une guerre mondiale aboutirait à la ruine de l’Europe et à la domination de l’agriculture étasunienne.

 

[11] Nous avons abordé cette question dans un article intitulé « La crise agricole russe est d’origine sociale », in « Il programma comunista », n° 18, 1965.

 

[12] Lors de ses différents reculs, J. Staline a toujours utilisé les idées de ses adversaires. Ainsi il est certain qu’il a fait appel, pour faire triompher sa théorie du socialisme en un seul pays, au vieux fond panslaviste et populiste des Russes. En effet, faire le socialisme tout seul, sans l’aide de l’Occident, nécessitait l’exaltation de la Russie (comme les panslavistes) et l’affirmation que la Russie pouvait avoir sa voie particulière (populisme).

 

[13] L’historien E.H Carr lui aussi donne des indications qui semblent contradictoires. En effet, il écrit que la redistribution des terres commence avec la révolution d’octobre affectant en 1920 la totalité de la république des soviets. Il fournit une statistique sur la taille des tenures où l’on voit que les tenures ayant jusqu’à 4 déciatines ont progressé de 18% en 1917 à 72,1% en 1919, à 86,0% en 1920. Ce qui indiquerait une parcellisation du type français (cf. « La révolution bolchevique 1917-1923 », Ed. Penguin Books, t. 2, p. 171). Cependant, Carr nous apprend par ailleurs : « Le système de propriété commune avec la redistribution périodique ne fut pas affecté par la réforme » (ibid., p. 53. Il s’agit ici de la socialisation de la terre, loi promulguée sous l’influence des S-R de gauche).

« Le mir avec sa redistribution périodique de la terre entre ses membres continua d’exister à côté de la propriété paysanne industrielle, sans discrimination officielle entre eux. Mais l’attitude des autorités était équivoque » (ibid., p. 287). En note, Carr indique qu’il y avait au sein du mir de grosses oppositions à la sortie de l’un quelconque de ses membres. Il signale en outre que la loi fondamentale sur l’utilisation de la terre, mai 1922, reconnaît aussi bien l’existence de l’artel, de la commune, du mir, que la possession isolée sous la forme de l’otrub ou du khutor (p. 288).

On trouve également beaucoup de données sur cette question dans « Socialism in one country 1924-1926 » du même auteur aux pages 205-352.

Panaït Istrati quant à lui, fait cette remarque qui en dit long sur l’imbroglio agraire : « La campagne russe est un mystère même pour les Russes de la ville ; il s’y élabore des processus insoupçonnés dont les manifestations éclatent soudain et surprennent les observateurs les plus attentifs » (« La Russie nue », Ed. Rieder, 1929).

 

[14] Dans toutes les révolutions qui se produisirent après 1871, la bourgeoisie ne fut pas une classe motrice-mobilisatrice parce qu’elle fut trop faible et parce qu’elle fut détruite par la révolution elle-même (cas de la Russie). Les couches bourgeoises étaient liées généralement à la classe capitaliste mondiale. Or, tout au moins dans un premier temps, les révolutions se firent contre le MPC. En outre, si celui-ci parvient à s’imposer dans de nouvelles zones, cela n’est plus dû à des capitalistes. En conséquence, c’est une erreur de parler de révolution bourgeoise au sujet de la révolution chinoise et de toutes les révolutions anti-coloniales. On doit parler de révolution capitaliste parce que le mode de production qui tend à s’instaurer par la volonté ou non de ceux qui opèrent la révolution, est le MPC. Pour la révolution russe, il vaut mieux de même dire qu’elle fut une double révolution capitaliste et prolétarienne.

 

[15] Les bourgeois crurent pouvoir dominer la technique alors que par son développement elle engendre le capital, despote automatisé dont parle Marx ; ils crurent dominer le mouvement de la valeur d’échange et pourtant ce fut grâce à la révolution bourgeoise que les obstacles s’opposant à son autonomisation furent levés et la vapeur put devenir capital. Les bourgeois ont produit une fausse conscience de leur propre mouvement historique et de celui du capital. Les socialistes se sont la plupart du temps contentés d’exprimer-opposer une vraie conscience, le marxisme.

 

[16] Cette brochure vient d’être publiée en français : « Succession des formes de production et de société dans la théorie marxiste »,  « Le fil du temps » n° 9, juillet 1972. Cette édition contient toutefois quelques ajouts, en particulier « Les deux phases du développement social de la production capitaliste » qui montre que R. Dangeville n’a pas compris, comme nous l’avons montré dans le  « Le VI° chapitre inédit du Capital et l’œuvre économique de Marx » in Invariance n° 2, série I, 1968, la périodisation de K. Marx.

 

[17] Les positions de R. Luxembourg ont été en général déformées. Il est vrai que ceci est facilité par la non parution de ses œuvres complètes. En ce qui concerne le problème de la Pologne, sa contribution est remarquable et ne peut être résumée ici. Une analyse sérieuse de sa position ne peut se faire qu’en partant de sa thèse «Die industrielle Entwicklung Polens »  Gesammelte Werke, Dietz Verlag, t. I (Le développement industriel de la Pologne), où elle montre le rôle fondamental du capital polonais dans l’industrie russe et donc la formation d’une interdépendance entre Pologne et Russie. La révolution de 1917 a évidemment détruit cette dernière. Il serait intéressant d’en étudier les multiples conséquences, tant sur le développement ultérieur de l’URSS que sur celui de la Pologne et la sujétion de cette dernière actuellement au despotisme soviétique.

À propos de la Pologne, se manifeste nettement une certaine inconséquence chez Marx et surtout chez Engels. Celui-ci écrivit à Marx le 23.05.1861 (MEW, t. 27, p. 266) : « Plus je réfléchis à l’histoire, et plus je comprends que la Pologne est une « nation foutue » dont on ne peut se servir que jusqu’au jour où la Russie sera entraînée dans la révolution agraire. A partir de ce moment-là, la Pologne n’aura plus de « raison d’être » ».

Auparavant, il avait fait remarquer : « En dehors de la Hongrie, l’Allemagne n’aurait qu’un allié possible, la Russie, à la condition qu’il y ait dans ce pays une révolution paysanne » (ibid., p. 266).

Or, de 1860 à 1870, se développe un fort mouvement révolutionnaire en Russie et, de plus, la Pologne est écrasée en 1863, dés lors c’était la perspective de R. Luxembourg qui aurait dû se manifester.

 

[18] Plusieurs auteurs, dont K. Marx et A. Tocqueville, ont fait des études comparées de l’évolution de la Russie et des USA. Les populistes avaient perçu certaines similitudes dans le devenir des deux pays, les seuls où l’on pourrait faire quelque chose de nouveau, pensaient-ils. Un des éléments communs parmi les plus remarquables est le phénomène de la frontière.

 

[19] Cf. A. Leroi-Gourhan qui, dans son magnifique livre « Le geste et la parole », expose le phénomène d’extériorisation du geste et de la parole, et comment la technique exsudat de l’homme devient son antagonique ; ce qui s’est extériorisé devient oppresseur. En remplaçant technique par capital et en démontrant à partir de quel moment cette substitution est nécessaire, il est possible de comprendre le heurt actuel entre les exigences biologiques humaines et les contraintes du capital.

Nous reviendrons sur tout cela dans une étude ultérieure. Signalons que, portant sur le même sujet, doit paraître en italien puis en traduction française un pamphlet : « Apocalypse et révolution » de G. Cesarano et G. Collu.