Devenir de l'ontose




Scolies II

 

 

Pour des raisons de volume j’ai réduit le nombre de scolies. L’illustration de certaines thèses sera donc effectué ultérieurement en divers articles, si la nécessité s’en impose. Toutefois les deux articles qui suivent: Rejouement et superstition  et Bouddhisme et virtualité visent également à une telle illustration. Le second article constitue une première approche au sujet de la mise en évidence de la pensée en tant que phénomène qui a traumatisé l’espèce.

En lisant Umberto Galimberti [1] j’ai été amené à revenir sur le concept de refoulement, surtout en ce qui concerne l’apport de S. Freud. En bref, ce que je sens c’est que je lui ai trop accordé. D’une part le concept est préexistant à sa recherche. Il le dit lui-même dans Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique. D’autre part, le contenu que je lui donne est, je dois vérifier, celui réellement apporté par A. Janov et par moi-même: refoulement de la souffrance et du sentiment d’instabilité, d’insécurité, de la vision du numen. Cela m’intéresse bougrement cette mise en évidence d’une imprécision au sujet du rapport de S. Freud au refoulement, parce qu’en définitive je me rends compte que pour que le concept de refoulement s’impose dans son procès réel, il a fallu le second ébranlement de ce siècle, A. Janov opérant dans les années soixante et dix. Enfin si je me positionne dans cette clarification du concept, je puis dire que non seulement j’opère après cet ébranlement, mais au sein du mouvement de maturation allant vers la rupture d’équilibre que je prévois pour autour de 2005.

Comme j’étais intrigué par la définition (sur laquelle je reviendrai) qu’U. Galimberti donne de rimozione (refoulement), je suis allé voir ce qu’il en était dit dans Dictionnaire de la psychanalyse de Élisabeth Roudinesco et Michel Plon. Voici:

«Pour Sigmund Freud, le refoulement désigne le processus visant au maintien dans l’inconscient de toutes les idées et représentations liées à des pulsions et dont la réalisation, productrice de plaisir, affecterait l’équilibre du fonctionnement psychique de l’individu en devenant source de déplaisir. Freud, qui en modifie plusieurs fois la définition et le champ d’action, considère le refoulement comme constitutif du noyau originel de l’inconscient.» [2]

Je constate que ce qu’il y a de commun entre ma conception et celle de S. Freud, c’est la donnée de l’inhibition et celle d’un déséquilibre. En effet le refoulement permet de sauvegarder l’équilibre auquel on était parvenu, plus précisément, il préserve le recouvrement de ce qui nous obsède et nous fait mal. Mais ce qui m’intéresse c’est le rapport à A. Schopenhauer auquel se réfère S. Freud. Dans son ouvrage, il mentionne Le Monde comme volonté et comme représentation et le passage où il traite de la folie. Alors je me suis décidé à aller voir. En premier lieu ce qui me semble important c’est: «La vraie santé de l’esprit consiste dans la perfection de la réminiscence». «Dans le corps du premier volume j’ai représenté la folie comme l’interruption du fil des souvenirs, qui se suivent uniformément, quoique avec une abondance sans cesse décroissantes». [3] Ensuite il note que «la folie est relativement fréquente surtout chez les acteurs...» en faisant remarquer que «l’acteur s’efforce de s’oublier entièrement lui-même, pour devenir un tout autre personnage. N’est-ce pas le chemin vers la folie» [4] . Mais là se pose un problème: la folie découle en fait de la prégnance pour ainsi dire insupprimable de souvenirs donnés. Or, A. Schopenhauer lie la folie à une déficience de la réminiscence: conception gnostique. La perte du souvenir de ce que je suis, de mon rapport à la divinité est mon aliénation profonde et peut être conçue comme folie. Dés lors la damnation serait la sanction de la folie, sa reconnaissance. Cela ressort bien de ce qui se passe pour l’acteur. A force de se nier pour jouer un être, il peut devenir fou, ne plus être lui-même. Il ne peut plus sortir de lui parce qu’il est totalement recouvert par un autre. C’est pourquoi le recouvrement est une dynamique qui recèle en germe la folie. En conséquence, la folie: impossibilité d’avoir accès à soi ou au monde, donc dans les deux cas, l’impossibilité de se dire, peut effectivement être le point final d’une aliénation, d’un devenir autre, ou résulter d’une ipséisation qui demeure, pour moi, le cas le plus fondamental. Il serait important d’étudier quel est l’autre qui nous recouvre et nous rend fou, peut-être y trouverions-nous un autre nous-mêmes.

Je reviens à A. Schopenhauer. Il note: «avec quelle répugnance nous pensons aux choses qui blessent fortement nos intérêts, notre orgueil ou nos désirs…» et fait cette affirmation essentielle: «C’est dans cette répugnance de la volonté à laisser arriver ce qui lui est contraire à la lumière de l’intellect qu’est la brèche par laquelle la folie fait irruption dans l’esprit» [5] . Ici peut se dénoter le refoulement. Mais il y a plus clair. «En conséquence de ce qui précède, on peut regarder comme l’origine de la folie la violente exclusion d’une chose hors de l’esprit, exclusion qui n’est possible que par l’introduction dans l’esprit de quelque chose d’autre» [6] . Oui, le refoulement est indiqué mais il est non signifié et non dégagé du recouvrement. Ce dernier est ce qu’on met non seulement à la place de, mais ce qui est nécessaire pour éviter les remontées. En outre A. Schopenhauer ne précise pas s’il raisonne à propos d’un phénomène conscient ou inconscient. Selon moi le refoulement n’est pas dégagé de l’autorépression. Ce qui suit me confirme dans mon idée qu’on est tout de même assez loin de l’idée de refoulement proprement dit. «Le procédé inverse est plus rare, c’est-à-dire celui où l’on commence par se mettre quelque chose dans la tête avant d’en arracher quelque chose. C’est pourtant le cas lorsque l’individu garde sans cesse présente à l’esprit la circonstance qui a provoqué la folie, par exemple dans certaines folies par amour, dans l’érotomanie, où le malade ne peut se détacher de l’objet de sa passion; de même encore dans la folie due à une frayeur causée par un accident effroyable et soudain». Et ce qui est important c’est ce qu’il ajoute: «Les malades de ce genre s’accrochent pour ainsi dire convulsivement à leur idée, si bien que nulle autre, surtout nulle autre pensée contraire, ne peut naître en eux. Dans les deux phénomènes l’élément essentiel de la folie reste le même: c’est l’impossibilité de cet enchaînement des souvenirs, qui est à la base d’une réflexion saine et raisonnable» [7] .

Le refoulement serait un phénomène d’expulsion qui nécessiterait une compensation. Il ne m’apparaît pas, dans ce que je lis, l’idée d’une inhibition inconsciente de quelque chose qui tend à devenir conscient. Mais cela même S. Freud ne l’a pas perçu clairement, puisqu’il a confondu souvent avec le mécanisme de défense et de résistance, comme les auteurs de l’article sur le refoulement le signalent explicitement.

Encore une fois ce qui est fondamental c’est le rapport à la mémoire et que la folie implique un dysfonctionnement de celle-ci. [à Flaviano 08.12.2000] [8]

 

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On peut définir le mal comme étant ce qui gène notre développement. Dans ce cas cela a à voir avec la douleur et la souffrance. De façon limitée le mal vu sous cet angle est nécessaire en ce sens qu’il est un signal. C’est quand il se pérennise qu’on commence à accéder au mal. Là nous avons le support qui va pouvoir permettre le déploiement du mal en rapport à la morale, au problème de la conduite des hommes et des femme entre eux, jusqu’à la formation de l’hypostase, du mal en tant qu’entité qui nous habite ou qui habite le monde. Il devient une modalité d’être du monde, l’autre étant le bien et l’homme, la femme, doit naviguer entre les deux.

J’aurai tendance à percevoir le bien comme phénomène dérivant: quand je n’éprouve pas de mal, je suis bien. Ou bien on peut essayer de voir les choses ainsi: il y a un état de vie. Certains faits, certaines choses l’inhibent, nuisent à son maintien; ils relèvent de ce qu’on nomme le mal; d’autres le favorisent, ils relèvent du bien. Le procès de vie en lui-même s’affirme et ne peut pas être considéré bon ou mauvais. Ainsi au binôme bien-mal, il faut ajouter celui bon-mauvais. Donc le procès de vie peut être envisagé comme se réalisant en empruntant la voie du milieu: entre le bien et le mal, entre le bon et le mauvais. Il est profondément question du mode de vie, de l’affirmation de la vie.

Même dynamique qu’avec la santé. C’est l’état en lequel se trouve l’homme, la femme en train de vivre, au cours du développement de son procès de vie.

Tout ce que je veux dire c’est qu’il n’y a pas de mal mais une dynamique qui l’engendre, plus exactement: elle engendre des maux particuliers. Leur itération et leur permanence fondent l’hypostase: le mal. Mais qu’est-ce mal sinon ce qui nous tourmente ou ce qui à l’aide duquel nous tourmentons; ce qui nous empêche de nous épanouir etc.? Là nous avons une généralisation du phénomène santé qui devient salut. Le mal est ce qui empêche notre salut. Le mal c’est ce qui s’est produit avant notre naissance, le karma, qui détermine notre mal-être actuel. Le mal c’est l’invisible. Voilà pourquoi il faut le rendre visible. Là je pense à toute la dynamique de la Shoha, de l’holocauste. Il faut que le mal ait été énorme, absolu, rendu enfin pleinement manifeste, perceptible, éternellement présent, afin de le conjurer. Parfaite illusion et mystification! A ce propos je vois la confusion dans l’utilisation de mots comme génocide. Il n’a pas été commis un génocide sur les Juifs. Heureusement, ils forment une population importante. En revanche il y eut un génocide des Tasmaniens, des Fuégiens, des Guanches. Il n’en existe plus un seul. Là quelque chose d’important est à voir.

[…]

La thématique du bien et du mal est celle où s’impose la négation. Le mal me nie, je dois nier le mal. Mon salut est dans la négation. A ce propos il est intéressant de considérer la position augustinienne: le mal est une cessation du bien, ce qu’on pourrait exprimer aussi comme ce qui l’inhibe. Le mal étant alors secondaire et le produit d’une négation. La négation peut-être un refus; le refus d’écouter le commandement de dieu: le péché originel;  ce qui nous lance dans la dynamique du mal. On retrouve ici la dynamique de l’interdit, autre support de la genèse du mal. Je suis mal parce qu’on m’a interdit d’être en continuité. Le bien est une compensation afin que j’endure ce mal.

Au plus profond de moi je sens que pour l’espèce le mal est quelque chose d’invisible qui cause son inaptitude à jouir de la vie, du procès de vie au sein du cosmos. Ce quelque chose d’invisible c’est l’ontose découlant de la répression parentale et de tout ce qui a surgi du fait de la séparation d’avec la nature. Or, c’est à travers un processus insidieux que cette séparation s’est imposée, et c’est par un même processus insidieux que l’ontose s’installe en nous.

Le bien est tout ce qui nous permet d’être nous-mêmes, dans la mesure où nous restons en connexion avec notre être originel. Le démon de Socrate est une expression mystifiée de celui-ci. Mystifiée parce que ce n’est pas l’expression immédiate de l’être originel. Le connais toi toi-même est une tentative d’accéder à lui, mais elle est médiée par la relation sociale. Se connaître c’est connaître sa juste place dans la société et c’est y demeurer (éviter l’hubris) comme l’a bien mis en évidence G. Thompson dans Eschyle et Athènes. La nécessité de se positionner participe d’une naturalité, mais elle est ici détournée, mise au service de la polis, de la domestication. Et, ceci, doit être mis en relation avec le phénomène de l’intériorisation de la technique (thérapie) pour «résoudre» les relations des hommes et des femmes entre eux, qui commence au néolithique et qui atteint une phase explosive dans la réalité et dans la représentation avec le moment de surgissement de la polis.

Précisions: je ne parle pas d’inconscient ni de conscience en ce qui concerne l’individualité-Gemeinwesen. Conscience et inconscient sont les produits de la répression. Je peux être conscient ou inconscient mais je n’ai pas de conscience, ni d’inconscient. Les mystiques hindous l’avaient compris: conscience et inconscient c’est ce qui nous encombre et qui nous attache à la maya. J’ajouterai inconscient et conscience peuvent être considérés comme des produits de l’illusion, du fait que le réel est impossible à atteindre à cause des multiples projections, des déversements, des transferts… En conséquence je ne parle plus, maintenant, de conscience intime. [à Cristina le 07 Janvier 2001]

 

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En fait ce serait bon de trouver comment dans les différentes langues est dénommée ce que nous appelons folie et d’où vient ce mot. Autrement dit, il s’agirait de comprendre comment hommes et femmes perçoivent cet intense dérèglement qui fait que nous ne pouvons plus participer à la Gemeinwesen, à ce qui nous constitue être humain-féminin, comme si d’une façon ou d’une autre nous étions alors exclus de la Gemeinwesen. En attendant, je perçois trois modalités importantes de réalisation de la folie.

1. L’ipséisation dont je t’ai déjà entretenu dans d’autres lettres.

2. L’aliénation avec perte totale de soi et remplissage par un contenu étranger: être absent à soi-même et être habité par un étranger (possession).

3. La dissolution qu’on peut considérer comme une impossibilité de revenir auprès de soi (bei sich). C’est un phénomène redouté par les chamans. Il s’agit d’une sortie de soi, d’un aller dans le monde (par la pensée, par l’esprit) et de retourner en nous-mêmes. Si le procès est enrayé: folie [9] .

En affirmant cela je ne compte pas éliminer la nosologie classique. Je pense l’utiliser en l’intégrant dans ces trois moments. Cependant je sens que parfois les psychiatres ne vont pas assez loin dans le ressenti du contenu de la folie; ils ne perçoivent pas jusqu’où elle va, quelle est l’étendue de son horreur. Ainsi, pour moi qui vais essayer de le vérifier pleinement, la schizophrénie est un moment de la dissolution. En outre ce qui m’interpelle énormément c’est que les trois formes de folie sont en quelque sorte compensatoires. Je veux dire par là que l’une compense l’autre et tend à la limiter, permettant ainsi à l’individu de ne pas sombrer totalement dans la folie. L’aliénation compense l’ipséisation et réciproquement et toutes deux essayent d’enrayer la dissolution, une autre forme de la mort, la mort vécue. En effet la mort peut être considérée comme une dissolution et, par là, elle se présente comme le contraire de la conception (et non de la naissance comme je le disais dans une précédente lettre). Tout ce qui s’est fondé lors de la conception, se dissout. Toutefois, demeure une question: n’y aurait-il pas quelque chose qui aurait été produit, engendré durant le procès de vie qui pourrait échapper au procès de dissolution? Depuis longtemps hommes et femmes ont donné une réponse: l’âme, mais ils l’ont placée à l’origine, antérieure même, souvent, à la conception. Or ce que je vise dans mon interrogation, c’est quelque chose qui aurait été produit, mais qui aurait comme base justement toute la dimension Gemeinwesen. Je m’interroge doublement. D’une part sur la validité du contenu, c’est-à-dire est-ce qu’il y a une possibilité pour un tel phénomène? D’autre part, que signifie cette interrogation en rapport à la possibilité d’une dérive ontosique?

Je reviens à la question de la technique. Selon moi, on ne peut l’aborder en profondeur que si on part de l’immédiateté. J’ai besoin d’une technique lorsque celle-ci est insuffisante. Plus précisément lorsque mon plan de vie, ce que j’ai d’inné ne peut pas être efficient. Il faut donc – et cela ne nie pas l’immédiateté puisqu’en celle-ci réside le possible de l’activité technique – que je trouve un moyen terme, un «outil» pour résoudre. Dit autrement je passe de la dimension naturoévolution à la dimension haptoévolution. Il y a continuité entre les deux. Du moins, il y eut. On passe de l’inné à l’acquis. La coupure d’avec la nature a tendu, au cours d’un long processus, à placer la technique non plus seulement à l’interface homme, femme, monde environnant, mais à l’interface entre mère-enfant, et à partir de là entre homme-femme etc. Donc je ne propose pas de rejeter l’acquis, mais d’être à même de le positionner. Je pense que nous devons retrouver notre naturalité, donc l’immédiateté, et opérer à partir de là en fonction des «problèmes» que nous rencontrons au cours de notre procès de vie. Cela implique de remettre en cause toute l’activité recouvrante, toutes les thérapies etc. Dans une thèse concernant le surgissement de l’ontose j’aborde cela. Il me faudra le développer.

La question de la technique est liée à celle de la thérapie, donc à celle du mal. U. Galimberti dit que la technique est l’essence de l’homme. Je ne suis pas d’accord. L’essence de Homo sapiens c’est l’aptitude à intervenir, c’est l’épanouissement de la préhension. Avec A. Leroi-Gourhan j’envisage cela d’un point de vue paléontologique et j’envisage comment cette aptitude à la préhension s’impose à travers tout le phylum des vertébrés [10] . La façon de procéder de ce philosophe – il n’est pas le seul – revient à placer l’homme dans une situation d’exceptionnalité et par là à l’exclure du règne animal.

[…] J’ai encore intensément réfléchi à la question de la folie, au mal, à la mort. Hommes et femmes luttent contre le mal qui les ronge, l’invisible dont je t’ai parlé. C’est lorsqu’ils sont débordés qu’ils recourent à des thérapeutes. Alors on parle de maladies organiques ou mentales. Dans le concept de maladie mentale il y a l’idée que dans ce cas justement on a affaire à quelque chose d’invisible, relevant de l’esprit. Or même la maladie organique est en rapport avec l’invisible, l’ontose.  A propos des trois formes de folie signalées plus haut, on peut les concevoir comme trois modalités qui opèrent à divers moments d’un cycle historique donné. Toutefois la dissolution tend à l’emporter de nos jours par rapport aux époques antérieures (bien que ce que nous révèlent les incas – révolte des objets – témoigne de phases antérieures où la dissolution fut également puissante) avec la généralisation du phénomène de dépression. Pour conclure momentanément, selon moi, au fondement, à la base du phénomène de la folie, il y a la dissociation individualité-Gemeinwesen. Dans les sociétés où la fonciarisation, le mouvement de la valeur, ne se sont pas imposés, la communauté peut réintégrer l’individualité tendant à devenir folle, grâce à une pratique communautaire où la transe est fondamentale. A mon avis c’est la transe qui a la puissance thérapeutique la plus grande.

[…]

J’ai d’abord lu le mythe de Er le pamphylien que je connaissais sans l’avoir jamais lu. Je me suis rendu compte que Platon utilise le mot mythe de façon autonomisée, c’est-à-dire qu’il escamote tout le temps le rite, la dimension pratique. Il semble cependant que parfois il utilise le mot conte, du moins dans la traduction française. Cela a beaucoup d’importance, mais ce n’est pas de cela que je veux te parler, mais du rejouement. «C’était disait Er, un spectacle curieux de voir de quelle manière les différentes âmes choisissaient leur vie; rien de plus pitoyable, de plus ridicule, de plus étrange; la plupart en effet n’étaient guidées dans leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure» [11] .

Mais j’ai cherché aussi ce qui concerne la technique et le phénomène de son intériorisation dont je t’ai parlé. Or, pour Platon il semble que la technique la plus importante tant pour l’individu que pour l’État, c’est celle de gouverner. Il faut gouverner son âme, comme il faut gouverner l’État. Et c’est en rapport avec l’art, la technique de gouverner, que se posent les concepts de bien et de mal. L’art de gouverner c’est celui de savoir tempérer, c’est limiter les remontées. Tout le problème est de contrôler les émotions, s’auto-réprimer et savoir se positionner en reconnaissant sa juste place (connais-toi, toi-même).

«A première vue, elle ressemble plus à un accord et à une harmonie que les précédentes.

Comment?

La tempérance, dis-je, est une sorte d’ordre et d’empire sur les plaisirs et les passions…» [12] .

Tempérer c’est limiter, c’est empêcher l’hubris, c’est avoir la sensation d’être maître de soi qui est l’expression magnifique de l’auto-répression. C’est comme le signale Platon lui-même se dédoubler en esclave et maître.

Je trouve une grande ressemblance entre C.G. Jung et Platon. Voilà au fond ce qui m’a conduit à reprendre la lecture de ce dernier. [à Flaviano, 10.01.2001]

 

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En ce qui concerne l’étymologie de folie, j’ai trouvé à fou, dans le Dictionnaire historique de la langue française que fou vient de follis «soufflet pour le feu» et «outre gonflée», ballon. Il y a donc un rapport avec l’idée de souffler, de gonfler. Je sens aussi l’idée d’amplifier, puisqu’on souffle sur le feu pour l’attiser, le rendre plus puissant. Dans le même article il est indiqué que fol désigne une personne atteinte de troubles mentaux et que fou peut être synonyme d’extraordinaire, d’énorme. Cela me fait penser que le comportement du fou évoque inconsciemment le numen même si ce n’est que par les côtés d’extraordinarité, d’énorme. Cela suscite la peur. Il manque l’autre aspect: la fascination, au sens où quelque chose nous plaît tellement qu’elle nous ravit. Mais il peut y avoir la fascination au sens où l’on a peur de devenir comme ce qui nous fascine.

Mais en fait le mot folie n’est pas le seul à désigner ce qu’on appelle trouble mental, ce qui sort du comportement ordinaire, habituel, ce à quoi on s’attend en fonction de notre propre mode d’être qui s’enracine dans l’être originel, qui fait que quelque chose est perçu comme dérangeant et dérangé dans le comportement de l’autre. Ce n’est, probablement que vers le XVIIe ou le XVIIIe siècle que le mot folie s’impose pour désigner toutes sortes de troubles mentaux.

Alors je suis allé consulter ce qui est dit pour délire, très important comme dans l’expression délirium tremens: «... du latin delirum, “transport au cerveau”». Dans ce cas le délire m’apparaît comme une forme extrême de remontée. Je continue: «Il vient de delirus “extravagant” dérivé de delirare pris dans le sens figuré de “perdre la raison, extravaguer”. Delirare signifie proprement “sortir du sillon”.» Il y a l’idée de sortir d’une voie donnée, de ce qui a été tracé. Ceci est très important en rapport au concept de voie dans diverses aires géosociales. Ensuite: «Il est composé de de- et de lirare “labourer en billons” également employé au figuré.» Ici l’importance de la métaphore est très prégnante et, en outre, c’est une activité bien déterminée qui sert de référent, de support pour dire. «Ce verbe est dérivé de lira “billon”, terme d’agriculture et en usage dans les campagnes, et d’origine indo-européenne, à rapprocher du vieux prussien lyro, du lituanien lusia “planche du jardin”, de l’ancien haut allemand Wagen-lusia “sillon tracé par une voiture, du gothique laists “trace de pas” auquel correspond le verbe laistjan “suivre la trace”.»

Du fait même que dans l’article du dictionnaire on m’y renvoyait je suis allé voir fureur. «furor “folie, égarement” selon Cicéron, c’est un accès qui peut affecter même le sage alors que l’insania (la démence) ne peut l’atteindre. Furor est le déverbal de furere “être fou”, “être furieux”.» Dans l’article il est dit que c’est à rapprocher du grec thorein s’élancer.

Ici la notion de remontée s’impose encore plus.

Je suis également allé voir à l’article manie où j’ai trouvé: mania «folie, fureur» et «passion, enthousiasme inspiré par la divinité». Ici deux remarques: l’idée de possession s’impose. Pour expliquer la puissance de la remontée, il est fait appel à un être étranger occupant l’individu ayant un comportement étrange. La passion a été perçue et l’est encore parfois comme étant à la limite de la folie. Or une passion est un bon support pour la manifestation d’une remontée. Il y a l’idée de subir, de subir l’action d’un quelque chose qui nous possède, qui nous rend autre.

Ultérieurement en lisant Platon, Le second Alcibiade, que beaucoup considèrent comme apocryphe, je me suis rendu compte que chez lui la folie est en rapport avec la possession et exprime surtout un excès, qu’il désigne souvent par hubris, la démesure. Ce mot nous signale que s’impose une autre métaphore rendue possible par le développement du mouvement de la valeur. Comme je le lisais en même temps le livre d’U. Galimberti [13] , que tu m’as envoyé et dont je suis fort heureux parce qu’il me sert beaucoup, j’ai constaté qu’il cite beaucoup le Phèdre à propos de la conception de la folie chez Platon. Or, ce dialogue je l’ai lu il y a longtemps... donc je relis, et je constate qu’il y a les mêmes thèmes que dans Le second Alcibiade. Ce qui m’interpelle c’est le rapport à la politique, Alcibiade veut légiférer, gouverner. Platon veut donc qu’il évite la folie. Mais cela va plus loin parce que celle-ci est évoquée dans la plupart des dialogues. Et, j’abrège pour aller à ma conclusion, je me suis rendu compte que Platon rejetait les poètes hors de la république parce qu’ils étaient porteurs de folie, ils étaient possédés. Il les rejette parce qu’il a peur de la folie. Mais pour lui elle se manifeste par l’excès. Or, dés Hippocrate et certainement avant, il y a une autre cause de folie: le manque, la dépression. Ceci est surtout vrai dans la mélancolie qui aura tant d’importance au moment de la Renaissance, mais qui, à mon avis, a pour avatar le spleen de l’époque romantique, le vague-à-l’âme et certainement d’autres phénomènes.

Donc en plus des trois modalités de réalisation de la folie dont je te parlais dans ma lettre à laquelle tu m’as d’ailleurs répondu, il faut ajouter les deux points de surgissement: l’excès que je suis amené à mettre en relation avec la manifestation de la remontée et la dépression qui est en fait la réinstauration de l’état hypnoïde. La réinstauration de l’état hystéroïde avec remontées peut expliquer les formes de l’hystérie et même l’épilepsie.

Une approche de la folie grosse de développements importants est celle qui tient compte de la raison. Le fou est l’insensé, celui qui a perdu la raison. Or la raison implique l’idée d’une progression bien définie, cohérente, ayant un sens qui est prévisible ou qui se dévoile en fonction même de la cohérence de la progression. Donc ici le fou est celui dont le comportement est imprévisible.

Je retourne à Platon et à sa conception de la folie comme découlant d’un excès, d’où son intérêt pour la proportion, l’harmonie et l’idée de justice qui a surtout pour contenu une idée d’adéquation, de justesse. Mais la justice pose le problème de la répression des actes «de la folie par excellence  selon la tradition: la fureur  “l’impulsion aveugle à des actes de violence, l’extrême folie en un mot selon une représentaton séculaire”.» J’ai inclus cette portion de phrase d’un article de Gladys Swain D’une rupture dans l’abord de la folie parce qu’elle montre que c’est en vue de pénaliser ou non un coupable qu’il a fallu préciser qu’est-ce que la folie? quand un individu est-il fou? Or, curieusement selon moi, son exposé montre que ce que l’on désigne couramment comme folie pour caractériser l’état où se trouvait le criminel lorsqu’il commit son crime est une énorme remontée. Je précise d’abord mon information sur Gladys Swain, son article parut dans la revue «Libre 77-2», éditée par Payot, en rapportant la note suivante, page 194 de la revue: «Le présent article reprend le texte de deux chapitres d’un ouvrage en préparation dont un extrait a été publié dans “Libre” n°1 (“De Kant à Hegel: deux époques de la folie”)».

Dans l’article en question elle se rapporte à divers procès de criminels dont un (une tentative de régicide) où le coupable n’a pas été condamné du fait qu’on a invoqué le fait qu’il était fou au moment de la tentative d’assassinat. «Voilà ce que l’avocat parvient cette fois à faire accepter comme réalité tangible à la soupçonneuse inspection judiciaire: la compatibilité paradoxale chez le même être d’une déraison et du maintien de la raison» [14] . Auparavant elle a rapporté une phrase significative de l’avocat, Erskine: «“Le vrai caractère de la folie, quand il n’y a ni frénésie, ni fureur, c’est l’idée délirante (délusion)”». Tout ce qu’écrit ensuite Gladys Swain est très important. Je te cite quelques passages pour fonder mon affirmation sur la folie, qui entraîne un acte de violence extrême, comme étant l’expression d’une remontée. «Ce qu’il s’agit de dissiper c’est l’idée que la folie totale est vérité de la folie» (je précise ce qu’elle veut dire par cette autre citation: «absent au monde, exclu du sens, oublieux de soi: tel vit l’authentique aliéné» [15] .), qu’en son essence même l’aliéné est «homme qui juge mal de ses rapports extérieurs de sa position et de son état; qui se livre aux actes les plus désordonnés, les plus bizarres, les plus violents, sans motifs, sans combinaisons, sans prévoyance» [16] . La référence à un sens de justice interne, propre à l’individu est très importante. Le lien avec Platon persiste: juger serait l’aptitude à percevoir les rapports corrects et donc ceux qui sont nuisibles afin de les rejeter. C’est là que réside la possibilité du maintien d’un ordre donné, d’une harmonie du fait d’une compatibilité.

Elle en vient à traiter de la théorisation de la distinction entre l’aliénation totale et l’aliénation partielle, comme la mélancolie peut l’apparaître à certains. Je note que lorsqu’on parle d’aliénation on stipule que celui qui est atteint, malade, n’est plus lui-même, il est devenu autre. Nous sommes dans un avatar de la possession. Plus loin, elle parle  «de cette folie qui serait vacance du sujet» [17] . Où est passé le sujet, et qui parle, effectue à sa place, quand il est affecté de folie?  Je reprends. Elle affirme que la folie totale cela n’existe pas mais que pourtant ce concept, cette représentation est nécessaire. Avant de citer plus avant, je reviens sur ce que je t’ai dit sur les trois types de folie et leurs interrelations. Ce qui me semble important dans l’exposé de ces trois formes c’est de montrer où tend le comportement de l’espèce qui s’est séparée de la nature. Il y a bien une question de sens, une nécessité de prévoir. En outre, l’autisme est bien une forme quasi totale de la folie. Très peu de ceux qui en sont affectés en sortent. Mais si on étend le concept de folie non seulement au domaine du mental (démence) mais aussi au domaine organique, alors on la voit installée sous la forme de l’obésité, du cancer, voire du sida. D’autre part, il y a un état qui a servi de support pour produire le concept limite de folie, c’est l’idiotisme, la débilité mentale, le crétinisme. C’est surtout le premier terme qui est déterminant: l’idiot est celui qui ne peut-être que lui-même; il ne peut rien exprimer; il n’a pas de dimension Gemeinwesen. C’est peut-être à cause de cela que, pour moi, la folie apparaît surtout sous la forme de l’ipséisation. Dans mon village en Corse il y avait quelques idiots. Ils m’impressionnaient beaucoup surtout que, pour l’un d’entre eux, on m’avait dit qu’il pouvait être violent. Je fus aussi très impressionné par ce que nous appelons maintenant la trisomie 21. Le trisomique que je connus alors me préoccupa beaucoup à cause du mélange de raison et de déraison mais surtout à cause de la grande gentillesse, du grand attachement!

Je cite S. Gladys. «Le modèle de la folie complète ne fonctionne pas comme un moule dans lequel il s’agirait de faire entrer l’ensemble des faits, mais comme un repère ultime en fonction duquel sont déchiffrés tous les faits» [18] . Ceci me semble d’ailleurs valable pour divers procès cognitifs. Toutefois reste la question du devenir de la folie au sein de l’espèce, tel que je viens de l’aborder.

Et voici maintenant un exposé qu’en termes anciens on pourrait désigner possession et que je désigne remontée. «Dans le secteur proprement dit de sa folie, il était inconscient selon le mot même qu’Erskine emploie à un autre moment». J’interromps pour signaler qu’il y a à là une donnée essentielle pour déterminer ce qu’est la folie, c’est un procès qui affecte l’individu sans qu’il en ait conscience. S’il n’y a ni de possession, ni d’inconscient – celui-ci étant en fait l’avatar du démon possédant – cela veut dire que c’est un procès inconscient qui affecte l’individu, et ce procès est obligatoirement en relation avec quelque chose qu’il a vécu. Et là on s’approche de la remontée. Mais il faudra d’abord que S. Freud découvre le refoulé, duquel il induira le refoulement. A partir de là la progression sera la mise en évidence de la répression parentale qui provoque des souffrances intenses à l’individu en devenir, depuis sa conception jusqu’à son enfance et son adolescence. A ce propos il y a une logique extrême: la remontée est due en dernière analyse à la répression parentale, et c’est en rapport à la répression judiciaire, sociale que la folie a dû être définie et qu’apparaît alors nettement le phénomène de la remontée. Bon, je continue: «L’acte était en lui-même sans qu’il le sache, sans qu’il puisse le réfléchir pour en rapporter le projet à quelqu’un d’autre  (c’est normal, être fou c’est être séparé de la Gemeinwesen, NdA); et c’est pour cela qu’il s’est échappé ( je ne résiste pas au désir de signaler un rapprochement avec mon concept d’échappement du capital, NdA) de lui irrésistiblement, extériorisation immaîtrisée d’une illusion essentiellement irréfléchie. Ainsi, circonscrite dans un secteur de la vie psychique, la folie n’en est pas moins pensée comme totale folie là où elle se manifeste. La part qu’elle occupe, elle l’occupe totalement, en entraînant une adhésion de l’individu à ses conceptions délirantes telle qu’il ne puisse  prendre la moindre distance à leur égard, telle qu’il ne puisse se rapporter à elles. Elles l’habitent, elles lui sont présentes, à ce point qu’il ne peut retourner vers elles. Lorsqu’il parle, elles se disent sans qu’il les gouverne. Imprimées en lui, elles se dérobent au souvenir comme elles passent en actes aveugles. L’absolu de la folie est conçu, en la circonstance, comme irréflexion réalisée. Non plus comme capture du tout de l’âme, mais comme annulation en un point de l’âme de sa puissance réflexive. Folie: le point de non-rapport de l’homme à lui-même» [19] . Je trouve cela remarquable en ce qui concerne la phénoménologie de la remontée, d’autant plus que quelques lignes plus loin, elle parle d’un phénomène opérant «à l’insu du sujet». Je suis d’accord avec le rapport à la réflexion puisque pour moi la réflexivité caractérise l’espèce, mais je ne suis pas d’accord avec la dernière phrase. Ce qui remonte dans l’acte désigné par folie c’est l’être enfant de l’homme, de la femme, c’est le stade bébé, ou foetus, mais cela dans une discontinuité. Quand j’ai une remontée, je vérifie que je suis «possédé» par moi-même, par l’être qui a été bloqué, réprimé, et qui essaie de sortir de ce blocage, d’exprimer l’immense souffrance induite. Or, pour induire une remontée il faut activer une empreinte, et pour cela il suffit de peu de choses. J’ai provoqué une remontée énorme à une amie du fait que je l’ai appelée par le nom d’une autre amie commune. Elle a été placée dans la confusion. Or celle-ci n’est pas d’ici et maintenant; c’est ce qu’elle a subi toute petite.

Percevoir le contenu d’une remontée, revivre la scène qui est à son origine, implique parfois une heure ou deux, sinon plus. Tant que la personne n’a pas revécu, elle a un discours fou, discontinu où elle affirme des choses justes mais ne se rapportant pas à leur référant correct, ce qui est une autre forme, très importante d’expression de la discontinuité en la personne, de son impossibilité de poser le juste rapport. La plus part du temps elle se pose en victime et ne se rend pas compte que, ici et maintenant, elle ne l’est pas. Donc c’est son passé qui a remonté. De cela j’en déduis que pour analyser, percevoir et amener à revivre la remontée qui a induit un acte de violence répréhensible, il faudrait des années et une communauté.

Ce qu’il y a d’important à signaler c’est que les gens ne se rendent pas compte de leurs remontées parce qu’elles font partie de leur vécu quotidien. En revanche quand celle-ci se manifeste fortement en tant que crise alors la personne peut se rendre compte que pendant un moment elle fut folle. C’est ce qu’Esquirol, cité par Gladys Swain indique fort bien: «un grand nombre de fous conservent (non seulement) la conscience de leur état, celle de leurs rapports avec les objets extérieurs”, mais aussi “celle de leur délire». Elle ajoute: «Pas d’inconscience les coupant irrémédiablement de la part folle d’eux-mêmes, ils restent présents à la folie dans laquelle ils sont pris» [20] .

Pour comprendre le fait que les gens sont inconscients de leur remontées, il est nécessaire de faire intervenir l’être recouvrant, celui qui tend justement à empêcher la manifestation du refoulé. En outre la remontée a une base naturelle. Continuellement en moi, en la totalité de mon individualité-Gemeinwesen se produit un intense métabolisme où sont mêlées les données internes, celles provenant des gens avec qui je vis, des gens que je lis, du milieu où je vis, etc.. C’est un vaste procès inconscient qui a un moment donné produit quelque chose qui devient conscient, parvient à mon encéphale (ultime lieu de traitement?) et je vais pouvoir dire, émettre une idée. Parfois cela est tellement intense et résulte d’une tension longtemps entretenue, que je suis dans l’enthousiasme, je suis transporté de joie: enfin j’ai trouvé l’idée, je suis parvenu à la compréhension. C’est finalement monté de tout mon être. Pourquoi monté, parce que j’ai la sensation que cela pousse en moi. Mais je pourrai dire que cela émane de moi, et cela m’évoque la théorie de l’émanation des gnostiques. En conséquence quand il y a une remontée proprement dite, elle peut être vécue dans la normalité, d’autant plus que le refoulement, inconscient, opère immédiatement, ce qui escamote l’émotion.

Du fait de la répression parentale nous sommes inachevés; l’être originel a été bloqué dans son développement. D’où la tendance que nous avons à vouloir achever, parachever. Cela veut dire qu’irrésistiblement l’être originel réimpose les moments vécus de l’inachèvement afin d’accomplir le procès. C’est l’empreinte fondamentale. Il suffit de peu de choses pour qu’elle soit activée et alors par le même mécanisme que celui indiqué précédemment, cela se réimpose, mais à ce moment-là il y a une sensation étrange: c’est moi et ce n’est pas moi, c’est-à-dire l’être se manifestant actuellement, l’être recouvrant. Mais cela dure peu parce que le refoulement opère automatiquement. Voilà pourquoi, au départ, c’est par l’écoute assurée par quelqu’un au courant du phénomène qu’on peut parvenir à déceler les remontées qui nous affectent. Dés lors on sent bien que la folie est dûe à la présence d’un autre qui est soi-même, mais un soi-même que l’on a voulu abandonner, rejeter, refouler pour pouvoir s’adapter au devenir de ce monde, et être aimé par ses parents, accepté par le corps social; pour pouvoir recouvrir.

Dans cette approche de la folie ce qui me semble important également c’est le concept de crise. La folie existe à l’état latent et, à un moment donné, elle se manifeste en une crise. Or, celle-ci a une dimension de remise en cause, du recouvrement dans notre cas. Là nous avons un mouvement isomorphe avec ce qui s’est passé pour le capital: la crise n’étant que l’expression manifeste de la réalité du capital, particulièrement, selon K. Marx, dans sa dimension irrationnelle. Les diverses politiques économiques qui ont été proposées pour éliminer l’irrationnel, les crises (se manifestant selon l’excès ou selon le manque, la dépression) ont tendu à recouvrir. Toutefois là, il semble que la comparaison s’épuise: le capital s’est échappé, autonomisé. Mais, l’espèce ne fait-elle pas de même? ne s’autonomise-t-elle pas? Le devenir au virtuel implique une séparation réalisée d’avec la nature, une autonomisation. Dés lors les maux qui affectent la société-communauté du capital peuvent être appréhendés en relation isomorphe avec ceux qui affectent l’espèce, l’individu, ainsi que les remèdes employés.

La théorie des systèmes, la cybernétique, sont des théories qui permettent de tendre à amortir les phénomènes pour enrayer les crises, empêcher les remontées. Au niveau de l’espèce, il faut tendre vers l’inexpressivité, l’acceptation de tout (permissivité généralisée) mais avec le maintien de l’interdit fondamental et fondateur: celui de la continuité. Tout ce qui est engendré au sein de cette phase initiée avec l’interdit est permis, l’ethique-droit permettant de gérer la gestion des divers possibles. Dans cette dynamique, apprendre à apprendre recèle une grande importance.

Je reprends mes citations. «La folie, c’est l’irruption d’une discontinuité brutale dans l’histoire individuelle, marquée précisément par le changement profond des affections et le bouleversement du cours des passions» [21] . La remontée se manifeste de la même façon sauf, j’insiste, qu’elle est inconsciente tant qu’on n’a pas eu accès au moins une fois à sa perception. Lorsqu’on parvient à percevoir son contenu, on se rend compte alors du bouleversement qu’elle introduit par l’irruption d’un passé qu’on pensait révolu. Cela montre que le passé n’est jamais achevé, il est imparfait, car rien n’est plus présent que le passé qui englobe la durée allant de la conception à la fin de notre petite enfance. Il est constamment présent et tend à se réinstaurer. Le moment de folie est la crise qui manifeste cet inachèvement et le désir d’enfin parvenir à l’achèvement. Là s’enracine une des raisons de la profonde préoccupation vis-à-vis du temps, du souci, comme aurait dit M. Heidegger, pour le temps. Au sein du temps vécu gît une démesure: celle du passé. L’hubris dont parlèrent tant les grecs est un rejouement. L’évocation des grecs, me fait souvenir d’Homère: l’Iliade  n’est-elle pas un poème sur la folie, celle d’Achille chantée dés le début en parlant de sa colère, mais aussi sa fureur contre les Troyens, contre Hector, la folie d’Ajax? On a l’impression que rien ne se fait sans remontées importantes. Ulysse semble échapper à cela grâce à sa ruse qui lui permet de tout contourner et d’éviter les remontées. mais ce n’est que partie remise car dans l’Odyssée lorsqu’il tue les prétendants, il est submergé par une remontée, une folie. Tout le comportement des personnages de ces deux poèmes devrait être examiné en tenant compte de l’ontose qu’on pourrait assimiler à une folie latente constamment enrayée. Cela me donne envie, si j’en trouve l’opportunité, de voir le rapport entre prudence, tempérance et ruse. Toutes les trois visent à éviter les remontées. J’ai envie de lire un livre que François B. m’a souvent conseillé: La prudence chez Aristote. Je pense que le pendant de cette prudence est la tempérance chez Platon.

La remontée se manifeste de façon insidieuse lorsque quelqu’un te charge par exemple. Ainsi cette personne te fait une remarque fort juste que tu ne peux que prendre en compte, mais dans le discours au sein duquel elle est émise, tu perçois qu’il y a quelque chose, une excès qui te met mal à l’aise et que tu essaies de rejeter. C’est ça la charge. A la faveur de l’énonciation de cette remarque, la personne se sent justifiée pour manifester une émotion refoulée du passé, liée à un vécu qui induisit une souffrance. Là encore c’est quelque chose d’inconscient parce que celui qui subit la charge refoule, opérant comme il le fit avec ses parents qui le chargèrent si souvent.

Enfin il faut voir cela avec le déversement. Tu demandes un éclaircissement sur quelque chose à quelqu’un. Celui-ci te répond par un discours en excès qui, d’une autre façon, te charge. La personne s’est sentie reconnue, cela lui provoque une remontée qui lui permet de se déverser afin de rétablir la continuité jadis brisée.

Il est évident que dans les lapsus, les mots d’esprits, les oublis, l’humour, la plaisanterie, l’ironie (même si c’est dans la distanciation) se logent remontées et déversements, la démesure du passé, et se manifeste l’impossibilité de passer outre. Vouloir transcender c’est espérer traverser le mur invisible du passé (miroir temporel), aller enfin au-delà, et échapper à la malédiction. Or, justement la folie fut pensée en rapport à une malédiction. Là encore on peut se référer à Homère.

Je pourrais donner une autre définition de la folie: l’impossibilité de se positionner en l’éternité. Ce qui se manifeste c’est la perte de la présence, l’évanescence de l’attention (comme l’a noté Esquirol, cité par G. Swain), 0la difficulté de se rapporter vis-à-vis de l’extérieur, comme à l’intérieur de lui-même, difficulté à connecter, à communiquer; s’impose une dissolution à cause des diverses discontinuités en lui qui fondent tous les phénomènes précédents, une dérive incluant le délire qui peut-être aussi bien dans la fureur que dans la difficulté à se manifester (isomorphie avec sadisme et masochisme) hors de l’immédiateté.

Au cours du temps la perte des divers supports, par suite du procès de rationalisation (la passion de la raison pouvant induire une autre forme de folie) a pu enlever la peur immédiate, mais non la peur ancestrale, logée dans un lointain passé. C’est donc au sein de la rationalisation que l’être ontosé doit se loger pour se protéger contre les remontées et devenir un être virtuel à recouvrements multiples et interchangeables.

A nouveau je repense aux grecs pour qui la folie se caractérise par un aveuglement – et l’on continue à la penser ainsi. Or les aèdes, les poètes sont souvent aveugles. Ils sont enfermés dans la folie qu’ils peuvent ainsi mettre en évidence. D’où la peur de Platon. Mais les devins aussi sont aveugles. Pour déceler la folie des autres, il faut être aveugle: affirmation homéopathique.

Je terminerai par une citation double, Gladys Swain citant Esquirol et le commentant. «“Le délire comme les songes, note-t-il dans son article Délire du dictionnaire des sciences médicales, ne roule que sur des objets qui se sont présentés à nos sens dans l’état de santé et pendant la veille. Alors on pourrait [22] s’en éloigner ou s’en approcher; dans le sommeil et le délire nous ne jouissons point de cette faculté, parce que les objets représentés par l’imagination sont indépendants de nos sensations actuelles ou se lient mal à elles”.  L’on ne saurait plus concrètement formuler que le fait central du délire - et du rêve, le rapprochement est digne d’être enregistré – tient à l’impuissance du sujet à modifier sa propre position face aux objets qui occupent la représentation. Dans l’état ordinaire de veille, notre rapport aux objets offerts à la perception est rapport d’accommodation  [...] Alors que s’instaure dans le délire un rapport d’adhésion  aux “objets représentés par l’imagination”» [23] . L’ontose se caractérise par l’adhésion, l’attachement aux supports et à la peur de les perdre. Dans la folie le phénomène qui n’est normalement pas apparent (l’ontose invisible), devient pleinement manifeste. Bouddha a dénoncé l’attachement qu’il a relié à l’illusion de fixer l’impermanence. D’une certaine façon la vie sur terre relèverait selon lui, à ce que je perçois de ses discours, de la folie. (à Flaviano, 19.02.2001)

 

 

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Je n’ai pas trouvé la traduction du mot ricorsività. Je ne l’ai pas trouvé non plus dans un gros dictionnaire italien. Je pense au mot récursivité qui lui aussi ne semble pas être dans le dictionnaire, français dans ce cas; pourtant cela me dit quelque chose. Alors j’ai pensé à E. Morin et à La Méthode  dont la première partie La nature de la nature parut en 1977, chez Seuil. Il parle de récursion. Je te transcris ce qu’il expose. «C’est cela un processus récursif: tout processus dont les états ou effets finaux produisent les états initiaux ou les causes initiales.

Je définis donc ici comme récursif tout processus par lequel une organisation active produit les éléments et effets qui sont nécessaires à sa propre régénération ou existence, processus circuitaire par lequel le produit ou l’effet ultime devient élément premier et cause première. Il apparaît donc que la notion de boucle est beaucoup plus que rétroactive. C’est cela le processus récursif: tout processus dont les états ou effets finaux produisent les états initiaux ou les causes initiales.

L’idée de récursion ne supplante pas l’idée de rétroaction. Elle lui donne plus encore qu’un fondement organisationnel. Elle apporte une dimension logique tout à fait fondamentale à l’organisation active. En effet, l’idée de récursion, en termes de praxis organisationnelle, signifie logiquement production-de-soi et régénération. C’est le fondement logique de la générativité. Autrement dit, récursivité, générativité, production-de-soi, régénération et (par conséquence) réorganisation sont autant d’aspects du même phénomène central» [24] .

Ce que je sens, c’est qu’il veut sortir de la linéarité qui est une réduction, simplification. Il se présente d’ailleurs comme le penseur de la complexité. Mais ce qui manque c’est l’investigation au sujet de savoir pourquoi hommes et femmes ont-ils recouru à la linéarité, pourquoi sont-ils sortis de la participation. A mon avis cela doit être mis en relation d’une part avec la culpabilité, d’autre part avec la volonté de se libérer, de s’extraire de quelque chose, d’un monde oppresseur, asphyxiant. Sortir d’une participation qui inhibe le développement de l’individualité qui, d’ailleurs, au cours de ce processus, devient individu. La pensée circulaire des grecs, ne serait-ce qu’à travers l’idée d’un éternel retour, est un moment pour ainsi dire final de la pensée participative. Personnellement, je préfère envisager une pensée rayonnante, participative, sinon j’ai l’impression que, par la boucle, je me referme sur moi, même si je tiens compte des autres et du monde. Il y a en même temps dans la rayonnance une idée de rythme, de pulsation qui me fait penser à l’acte d’aimer, à la sexualité non ontosée.

Il me vient une autre idée suggérée par l’importance du concept d’organisation qui pointe dans ce texte. Le concept d’organisation fut la pierre d’achoppement au sein du mouvement révolutionnaire. Les révolutionnaires recherchèrent l’organisation idéale afin de rendre la révolution possible, en tenant compte bien entendu des données objectives liées au développement du mode de production capitaliste, à celui de la lutte des classes. Il remplace celui d’État, fondamental pour les révolutionnaires bourgeois et pour les penseurs conservateurs. Or, je me relie à A. Bordiga qui rejeta la thématique de l’organisation. Aussi, cela m’interroge sur la modalité d’aborder la question. S’il n’y a pas à organiser que signifient tous ces efforts théoriques d’E. Morin?

Dans ce que tu m’as dit, il me semble que tu es passée de la récurrence à la ricorsività (récursivité?) et, la première, tu l’as mise en rapport avec le rejouement, à la compulsion de répétition. Une donnée de la réalité actuelle stimule l’empreinte chez un individu ce qui fait réactualiser (en quelque sorte régénérer) la souffrance passée, un événement passé. Dés lors c’est comme s’il était prisonnier de cette récursivité dont parle E. Morin. Telle est la dimension ontosique. Mais la récurrence directe (habituelle) et la récurrence inverse dont je t’ai parlé est peut-être aussi un comportement théorique pour retrouver le tout, pour sortir de la réduction, donc, dans une certaine mesure, se libérer-émerger.

Hier m’est revenue, aussi, ton interrogation sur le mal, dont tu me fis part par téléphone, avant de passer ton concours. Pour moi, le mal est l’invisible et c’est cet invisible que L. Wittgenstein traque dans sa logique. Et là je fus reporté à la dynamique de l’équivalent général. Le mal, comme le bien, le beau, la vérité, l’amour même, est un équivalent général. Or, ce qui est fondamental dans la dynamique de son engendrement s’est le phénomène d’exclusion et de représentation: une marchandise est exclue pour représenter toutes les autres. C’est à partir de cette exclusion qu’il est possible de représenter et de juger (même phénomène en politique: l’élu est exclu). L’équivalent général représente la continuité de toutes les marchandises entre elles et fonde, justifie l’échangéabilité, en même temps il pose leur caractère individuel. Elles n’ont plus à parcourir une série plus ou moins longue de transactions pour être, il suffit qu’individuellement elles se réfèrent à cet équivalent général pour être fondées. De même pour juger il faut que quelque chose, qui fasse partie du domaine de ce qui est justiciable soit exclu, et que tout s’y rapporte. Donc les équivalents généraux de justice, de vérité, de valeur (juger c’est évaluer), permettent la pensée recouvrante, la pensée domestiquée. Dans le dernier cas cité, cela implique la recherche d’une valeur, parmi toutes les valeurs, de telle sorte qu’il y a répétition (rejouement) du phénomène. Cette valeur équivalent général est souvent nommée valeur en soi. Et c’est bien là qu’on retrouve la logique de L. Wittgenstein et son monde des valeurs dont tu me parlas dans ta lettre du 03.12.2000. Or ce qui m’interpelle c’est qu’il s’agit de valeur de vérité: valeur du vrai, valeur du faux. La valeur serait l’équivalent général placé au sommet et déterminant tout, parce que l’exclue intégrale. J’ai noté qu’a bien s’oppose mal, à vrai faux, mais quel est l’antonyme de valeur? la non-valeur. La valeur fonde l’antinomie richesse-pauvreté, comme toutes les antinomies. Elle peut être considérée comme l’exclue par excellence, qui devient comme un immense non dit. Dans ce cas, la valeur, l’esprit seraient comme des épiphanies de l’absolu, et ceci se révèle avec le capital. Le devenir ontosique est d’exclure pour fonder, pour se fonder, parce qu’on a été exclu de notre naturalité. Pour le moment ce que je perçois c’est que L. Wittgenstein a été exclu, et qu’il dit cette exclusion, dont il veut sortir, à travers toute sa logique. [à Cristina, 11 mars 2001]

 

 

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Je reviens sur ce que je t’ai écrit précédemment. Dans l’irrationnel il y a quelque chose d’invisible qui le constitue justement en tant que tel. Grâce à l’analyse logique il est possible de traquer l’invisible, ce qui insidieusement cause la non justesse d’un raisonnement. Elle permet de dévoiler et, ensuite, d’opérer rationnellement, en cohérence, sans contradiction. Aussi je suis amené à penser que l’interrogation majeure est: qu’est-ce que l’irrationnel? Comment surgit-il? Elle est faite par tous les hommes, toutes les femmes. L’inconscient est souvent l’autre nom pour désigner ce que vise le mot irrationnel. En profondeur ce qui se pose c’est le numen et le nomen.

Je sens une dimension supplémentaire: l’invisible, l’irrationnel, l’inconscient, tout cela est en rapport avec la négation. Le surgissement de la négation est ce qui a servi le mieux de support pour signifier le non accueil, la non acceptation de la naturalité. Ceci est constitutif de Homo sapiens. En effet la libération des zones pré-frontales des contraintes mécaniques liées à la mastication (cf. A. Leroi-Gourhan) a permis le déploiement de l’imagination. Or celle-ci est ce qui rend possible la négation. Tous les êtres vivants vivent dans l’affirmation, nous autres nous évoluons de plus en plus dans la négation et dans l’interrogation qui en découle. A mon avis l’intériorisation de la technique est un  puissant moyen pour surmonter la négation et par là donner réponse à l’interrogation. Négation et interrogation ne sont pas constitutifs d’un mal, mais nous devons les utiliser naturellement dans notre cheminement. Voilà pourquoi j’insiste beaucoup sur la nécessité de se positionner, de s’affirmer sans nier les autres. Homo sapiens s’est développé en niant les autres espèces et en s’interrogeant constamment sur sa réalité au monde, sur la réalité, sur ce qu’il est. Expression d’une immense incertitude. C’est seulement si nous retrouvons la certitude que nous pourrons profiter de cet acquis extraordinaire: l’imagination, la négation, l’interrogation. A cela il faut ajouter l’abstraction et se rendre compte que de là sont nés la production du trou à usage technique comme le chas de l’aiguille, le zéro, la notion de vide, celle de néant. Je veux dire que nous pourrons les utiliser sans engendrer des conséquences destructives. [à Cristina, 18 mars 2001]

 

 

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Au départ la cueillette: hommes et femmes participent à la nature. Ce qu’ils peuvent exalter c’est le lieu = topos où ils vivent, le biotope. Ce n’est pas la terre (donc on ne peut pas parler de terre-mère). Le lieu est la totalité: ciel, terre et tout ce qui vit entre, sans oublier les eaux, c’est là où l’on est apparu (né) où l’on a été engendré (l’idée d’engendrement englobe la sexualité) où l’on pousse. C’est là où l’on contemple. Paradoxalement je percevrai la contemplation comme une réflexion mais sans séparation. L’homme, la femme, n’est pas dans son activité immédiate, par exemple se nourrir, mais se remettent en participation totale avec le tout de leur lieu de vie et s’y placent, s’y lisent dans le devenir qu’ils perçoivent. Dans la contemplation on ne se perd pas. C’est ultérieurement, lorsque la dimension profonde de celle-ci a été perdue, qu’elle devient une fusion avec la totalité. Dans la contemplation l’espèce vérifiait sa spécificité au sein de la totalité. Et ceci évidement dans la dimension de la Gemeinwesen. Je veux signifier qu’il n’y a absolument pas d’individu, mais que l’individualité est potentielle, en devenir.

A partir de là nous pouvons voir l’importance des concepts d’autochtonie. Pour me faire comprendre je passerai par une citation assez longue de C. Lévi-Strauss.

«Que signifierait donc le mythe d’Œdipe ainsi interprété “à l’américaine”? Il exprimerait l’impossibilité où se trouve une société qui professe de croire à l’autochtonie de l’homme (ainsi Pausanias, VIII, xxix, 4: le végétal est le modèle de l’homme) de passer de cette théorie, à la reconnaissance du fait que chacun de nous est réellement né de l’union d’un homme et d’une femme. La difficulté est insurmontable. Mais le mythe d’Œdipe offre une sorte d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème initial – naît-on d’un seul ou bien de deux? – et le problème dérivé qu’on peut approximativement formuler: le même naît-il du même, ou de l’autre? Par ce moyen, une corrélation se dégage: la surévaluation de la parenté de sang est, à la sous-évaluation de celle-ci, comme l’effort pour échapper à l’autochtonie est à l’impossibilité d’y réussir» [25] .

Le mythe d’Œdipe, comme d’autres mythes grecs signalent le passage du topos, à l’oikos, à la polis, du naturel à l’artificiel, de la totalité au séparé. Ce qui importe à l’origine c’est la totalité qui est perçue ultérieurement comme Un parce qu’elle est référée à la relation sexuelle, séparée du reste, où il y a deux. Ici la sexualité est le support pour dire la division advenue au sein de la communauté. L’impossibilité d’échapper à l’autochtonie dérive du fait que d’une certaine façon la sédentarité tend à l’exalter, mais elle n’est plus le principe vital, constitutif de la communauté. Ce qui devient essentiel ce sont les relations entre hommes et femmes. C. Lévi-Strauss insiste sur la persistance de l’autochtonie humaine. Je dirai que l’autochtonie se présente comme la mère: on ne peut pas y échapper. Or c’est ce que dit le mythe d’Œdipe et le dit dans l’ambiguïté: il ne peut pas échapper à Jocaste, mais il ne peut pas non plus échapper à Thèbes. Il fait remarquer aussi que Labdacos, le grand-père aurait été boiteux, Laios, le père, gauche et Œdipe, pied-enflé (à ce propos je pense qu’il est peut-être né avec une telle malformation – je ne sais pas à quelle étiologie cela correspondrait – et ne serait pas due au fait qu’il aurait eu les pieds cloués), et il met cela en rapport avec des mythes américains où les héros chthoniens, nés de la terre émergent «comme encore incapables de marcher, ou marchant avec gaucherie» [26] . Mais cela indique non seulement l’autochtonie expliquée comme comportant au départ une défectuosité – justification au passage à la phase suivante – mais est une réflexion sur la station verticale, son importance comme signalisatrice du caractère humain. Il y a plus: le fait que Labdacos, Laïos, Œdipe qui sont rois, aient tous un défaut implique aussi que ce dernier est un signe qui les désigne à quelque chose hors norme: le pouvoir. Souvent les enfants naissant avec une malformation étaient exposés et s’ils en réchappaient ils étaient considérés plus ou moins comme sacrés: ils devenaient, chamans, ultérieurement rois etc. Le mythe a une polysémie parce qu’il parle de divers passages; c’est une «réoraison» un «redire», une «reparole» au sens où l’on dit une «réécriture» (idée de palimpseste). Il y a une surimposition de paroles.

Il y a une dimension politique dans le mythe que Marie Delcourt a fortement souligné (Œdipe ou la légende du conquérant). En effet c’est parce qu’il épouse Jocaste qu’Œdipe devient roi de Thèbes, de telle sorte que le meurtre de Laïos, comme celui de la Sphinx sont des probations à son accession à la royauté qui est encore détenue par les femmes. Ne pas oublier qu’Œdipe est roi conjointement au frère de Jocaste, Créon. Or, justement C. Lévi-Strauss cite cet auteur à propos de la sphinx: «Dans les légendes archaïques, ils (les sphinx je pense) naissaient certainement de la terre elle-même» [27] .

Je te préciserai que c’est en lisant, dernièrement, Psychanalyse païenne de Tobie Nathan, Ed. Odile Jacob, 1995, que je fus reconduit à C. Lévi-Strauss. En effet dans le chapitre consacré à Œdipe  il le cite et renvoie au texte que je t’ai cité. Il en tire d’autres conclusions qui ne me convainquent pas. Lui aussi cite M. Delcourt et l’importance de la dimension politique. En outre dans une note il affirme: «Rappelons pour mémoire que Freud, l’inventeur du complexe d’Œdipe, dans son adolescence, se destinait à une carrière politique et que son environnement intellectuel était surtout préoccupé de problèmes politiques (Schorske, 1977). En revenant à la question sexuelle, Freud aurait donc accompli le glissement à rebours» [28] . p. 35. Mais voici le passage qui m’a interpellé chez Tobie Nathan (et dont j’aurais dû partir si j’avais procédé historiquement): «Le groupe A, que nous retrouvons dans les trois séries classées plus haut, correspond à la solution proposée par Lévi-Strauss d’après laquelle la dynamique du mythe d’Œdipe consisterait à opposer la filiation humaine au rapport d’un grec à sa patrie – étant entendu que, pour les Grecs anciens, les premiers hommes seraient nés de la terre (“à propos de la génération des hommes et des quadrupèdes, si l’on admettait qu’ils sont nés un jour de la terre, comme certains l’affirment”)». En note il indique: «Aristote, Génération des animaux, III, 762b et aussi Platon, Politique, 269». p. 34. Il poursuit à la page suivante: «Dans ce groupe, l’opposition dynamique pourrait être formulée ainsi: un Grec est-il grec en naissant d’un couple grec ou bien [29] en surgissant de la terre grecque? Est-ce le même qui donne le même en ligne directe (le grec produit le grec) ou bien l’association de deux éléments dissemblables (pour fabriquer un homme, il faut l’association d’un homme et d’une femme)?»

En fait ce qui s’impose à moi ce n’est pas la question de l’androgynie par rapport à l’existence de sexes séparés (en biologie la monoécie et la dioécie: une plante est monoïque quand elle est hermaphrodite, et dioïque quand les sexes sont séparés) mais la génération spontanée en rapport à la sexualité. La conception initiale peut se traduire par la locution: génération spontanée, ce qui explique en même temps que engendrer connote plus que la sexualité. Mais le mythe connote plus. Il connote l’opposition homme-femme: à propos de ce qui est déterminant dans la genèse de l’enfant. J’utilise à dessein ce mot parce que lui aussi connote plus que la sexualité; donc La genèse charrie encore une antique conception dont l’homme, la femme, n’est plus conscient(e).

Pour en revenir à l’importance du topos, du territoire, du terroir, du sol, j’évoquerai ce qu’on a appelé la mystique du sol chez les allemands. Était allemand celui qui était né en Allemagne si je me souviens bien, et la définition de la nationalité a été modifiée il y a peu (référence alors à l’homme et à la femme). Je signale aussi le «mythe» de Jérusalem chez les juifs, dans une moindre mesure le fait que ce qui est déterminant pour être déclaré juif c’est d’avoir une mère juive. L’exaltation de la mère provient de la perte du topos. Dans mon étude sur S. Freud que je suis en train de rédiger, et dont je parle dans celle publiée, je cite ceci: «L’essayiste hongrois Emil Reich a raconté comment une mère juive, incapable de s’identifier au pays dans lequel elle vit, câline son enfant, lui prodiguant l’amour qu’elle ne peut donner à la société. Pour cette mère, son enfant tient lieu de pays» [30] . Ce passage m’avait interpellé mais je n’avais pas perçu tout le contenu de l’interpellation (d’ailleurs je pense que c’est la même chose qui est advenu à W.M. Johnston car il tire fort peu de la notation de E. Reich). Maintenant je sens le rapport au topos, à ce qui fonde, donne assise, le lieu total à partir duquel on peut se positionner. Je citais ce passage pour signaler la puissance de la projection chez la mère. Je note ensuite une certaine confusion entre pays et société. L’auteur cite en note «Emil Reich, Plato as an introduction to modern Criticism of Life, London, 1906, pp. 116, 120-121. La fixation des mères juives sur la petite enfance est confirmée par Martha Wolfenstein. Two types of Jewishe Mothers, in Mead et Wolfenstein (Eds), Childhood, pp. 424-440» [31] .

Cela confirme l’énorme projection des mères juives sur leurs jeunes enfants et confirme la peur de la mère chez F. Perls. Et je précise que c’est parce que la mère opère un surcroît de projection sur l’enfant qu’elle devient encore plus essentielle.

Donc essentialité du topos qu’on trouve dans la nation, la patrie. Cela explique le succès qu’a rencontré l’écologie où le concept de biotope est fondamental. Il est généralisé à la terre en son entier avec l’hypothèse Gaïa de J. Lovelock. Tout cela prend une importance considérable au sein de la Deep Ecology. De même qu’il est important que souvent les hommes aient essayé de détruire le milieu, le biotope d’autres hommes, comme déjà nous l’indique Thucydide dans son histoire de la guerre du Péloponnèse, mais comme on peut le voir aussi avec la virulence avec laquelle les mongols, particulièrement avec Gengis Khan, détruisaient les écosystèmes artificiels nés de l’agriculture. Le concept d’écocide né ces dernières années (à la suite de la guerre du Vietnam) prend un relief décisif.

Lié à topos, à autochtonie, il y a l’idée de pousse, de croissance: liber qui donnera liberté. Certes le concept est postérieur au ressenti. Mais les hommes et les femmes n’ont pas oublié, ne serait-ce qu’inconsciemment. De liber on passe à libre. A l’origine est libre celui qui pousse autochtone. C’est ce qui définit l’être de la communauté, de telle sorte que les hommes, les femmes non autochtones ne font pas partie de l’Homme, ce sont des étrangers, des ennemis (Hostis). Derrière tout cela on peut se demander s’il n’y a pas l’idée que à partir du moment où il y a séparation (l’étranger est celui qui est séparé de son topos) on déchoit!

Je n’insiste pas sur l’importance du concept de liberté et sur ces contenus divers.

J’en profite pour signaler l’importance du nomen: les étrangers ce qui ne font pas partie de l’ethnie qui, à la limite, ne sont pas des hommes, sont désignés barbares, chez les grecs. Or barbare indique un être qui ne parvient pas à parler correctement. Il ne peut donc pas dire l’essentialité des choses, leur fondement. Il ne témoigne pas d’un même vécu du traumatisme qui fonde le nomen en même temps que le numen.

Je retourne à la question du topos: importance des lieux sacrés, par exemple les bois. Il est à noter qu’à la fin de sa vie Œdipe enfreint encore une fois sans le savoir un interdit: il pénètre dans un bois sacré (Sophocle, Œdipe à Colonne). En outre il est réabsorbé par la terre, signifiant par là, peut-être, que c’est l’autochtonie qui l’emporte (le topos n’est pas limité à Thèbes, c’est la terre grecque).

[...] En ce qui concerne la différenciation des sexes, et non la sexualité, elle devient ultérieurement importante pour signifier une séparation advenue dans la communauté. Le dimorphisme sexuel est dés lors mis au premier plan comme opérateur de connaissance, opérateur politique même. C’est alors que s’impose le mythe de l’androgyne pour désigner l’état d’où l’on provient (importance de l’essence, comme dans le cas du topos), en même temps que c’est l’exaltation de l’Un qui est la totalité posée dans sa réduction c’est-à-dire sans la multiplicité et l’unicité, ou bien on peut le voir en tant que réabsorbant la multiplicité et l’unicité, ce qui s’impose avec la formation de l’unité supérieure, l’État communauté abstraïsée, représenté par un homme ou plus rarement par une femme.

Je pense que ce qui pose problème lors de l’issue de l’autochtonie c’est la différence des sexes et non la sexualité en tant que telle (de même que ce qui «intrigue» l’enfant au départ, c’est cette différence et non la sexualité comme le pensa S. Freud. A ce sujet je rappelle qu’il a disséqué un grand nombre d’anguilles pour mettre en évidence la présence d’un pénis chez le mâle). La sexualité va faire problème à partir du moment où la question du pouvoir s’impose. Or, le signe du pouvoir, sa représentation essentielle, c’est l’enfant. Qui possède l’enfant possède le pouvoir.

Certains disent que l’homme s’est rendu compte de son rôle dans la conception grâce aux observations liées à l’élevage et qu’auparavant il n’en était rien. Personnellement je ne suis pas d’accord. Je pense qu’avec la pratique de l’élevage l’homme a acquis un pouvoir séparé de celui de la femme liée à l’agriculture. Il a donc utilisé le fait qu’il a une fonction fécondatrice: l’apport du spermatozoïde (du liquide séminal) pour justifier un droit de propriété, et donc son pouvoir. À ce propos deux remarques: 1. l’idée de féconder recèle une dynamique qui ne me convient pas. Cela tend à placer le spermatozoïde comme essentiel, l’agent actif, l’ovule comme agent passif. 2. Les métaphores liées à la pratique agraire: liquide séminal, la semence etc.

Enfin la naissance de ce que nous nommons agriculture, telle qu’elle est pratiquée jusqu’au début du XXe siècle, résulte de l’union de l’agriculture telle qu’elle était conduite par les femmes, et de l’élevage (nécessité de la traction animale). Le bouleversement effectué au XXe siècle correspond à une autre union: celle entre l’agriculture traditionnelle et le machinisme. A noter la similitude dans le premier cas l’union aboutit à la prépondérance des hommes, médiatisée par l’animal, dans le second cas à la prépondérance du capital médiatisée par la machine.

Depuis prés de deux ans je réfléchis au problème de l’importance de l’enfant en tant que significateur de pouvoir. Il me semble, et cela je le trouve déjà dans le mythe d’Œdipe, que pour accéder au pouvoir l’homme doit sacrifier un enfant, un garçon en général. Vois aussi le sacrifice d’Isaac: Abraham ne pourra avoir la puissance du fait de l’alliance avec l’éternel que s’il sacrifie son fils. Les mythes sont difficiles à interpréter parce qu’il y a le thème de l’enfant portant malheur qui se greffe là-dessus. Paris, Œdipe, doivent être abandonnés sinon des catastrophes arriveront.

Je saute à un autre moment historique pour signifier l’importance de l’enfant. C’est celui de l’enfant sauveur avec Jésus. Avec lui l’enfant n’apporte plus la catastrophe, mais il faut redevenir enfant pour avoir le pouvoir réel, celui d’exister, d’être dans le vrai, dans la connaissance etc. On a là une rupture essentielle. Je pense que le thème de l’enfant sauveur, seconde partie de l’affirmation de Jésus, après celle que je viens de signaler, s’est imposé auparavant. Le thème de la mère-déesse avec son petit enfant se trouve dans d’autres représentations. Je pense à Isis et Osiris.

Faisant un autre saut historique, je parviens à nos jours où, de façon profonde s’impose l’essentialité de l’enfant et l’importance de la répression parentale liée à la dynamique de sortie de la nature. (à Cristina 03 mai 2001)

 

 

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Ce qui m’interpelle dans Antigone, c’est tout d’abord l’importance équivalente des deux personnages Antigone et Créon où ni l’un, ni l’autre ne triomphe. L’infernal mécanisme broie l’un et l’autre. Créons rejoue, dans une certaine mesure, Œdipe, tandis qu’Antigone est happé par le procès commencé avec Labdacos (le chœur affirme: «Ce sont les fautes paternelles que paie ici ton épreuve» [32] .) A ce propos, le mythe de l’autochtonie se poursuit (commencé avec ce personnage) avec l’enterrement d’Antigone vivante, enterrement qui happe Hémon.

Je sens comme une tentative de lever une culpabilité vis-à-vis des femmes, en glorifiant Antigone (non seulement de la part de Sophocle, mais de celle de tous ceux qui ont écrit une Antigone ou qui ont fait des commentaires à son sujet), bien qu’elle soit vouée à vivre une impasse. «Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent» [33] , lui fait dire Sophocle (mais aussi: «Va, continue à raisonner, et tu auras ma haine...» [34] ). Mais n’y aurait-il pas l’idée de Je suis de celles qui aiment, non de ceux qui haïssent, en affirmant par là la continuité dont les femmes sont restées plus proches, bien qu’elles aient aussi opéré dans la dynamique de la séparation. Elles ont vainement cherché des «techniques» afin de la maintenir, et ce, à chaque étape où cette dernière s’imposa; comme si elles proposaient constamment la thérapie impossible.

Je ne peux pas aborder Antigone, seule, isolée, mais, comme elle le désire, avec tous les siens, avec son topos. Elle refuse une autonomisation qui s’impose avec la fondation de la polis («Elles ne datent pas celles-là [les lois non écrites, NdA], ni d’hier, ni d’aujourd’hui, et nul ne sait le jour où elles ont paru.» [35] ); elle refuse l’abstraction imposée et qui l’a rend étrangère aux siens, à sa lignée, à son topos. Comment pourrait-elle se positionner en la vie, si elle se coupe d’eux?

En lisant les discours de Créon, j’ai pensé à G. Bush sous l’emprise de la terreur, et faisant appel à tout le système artificiel mis en place durant des millénaires afin de la conjurer. Une fois rassuré par tous ses devins, ses conseillers, il laisse clamer sa haine, sa colère, la démesure de la souffrance subie transmuée en une immense fanfaronnade: on va triompher du mal. Comme Créons, il ne voit pas que le mal est en lui-même. C’est ce que dit Sophocle en faisant remarquer que celui-ci touche sa lignée. Le mal en lui provoque la mort de son fils, de sa femme. «On se bat sans espoir contre le destin» [36] , déclare-t-il. Or le destin c’est l’invisible, le mécanisme infernal.

Le mal révélé par Antigone est enseveli, enterré: recouvrement, et on le laisse de côté. C’est une donnée. Créon est éliminé par la douleur qu’il subit. Que reste-t-il? Le devenir de la polis: les choses suivent leur cours. Il faut bien vivre. La fin d’Antigone nous laisse en suspens; que penser, que faire, les deux voies celle de Créon, comme celle d’Antigone conduisant à une impasse? Alors Sophocle ne se rassure-t-il pas, dés le début, avant d’exposer le tragique: «Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme» [37] . En quoi est-il une merveille? En ce qu’il veut échapper au destin? Merveille, paraît-il, traduit un mot grec signifiant hors norme. Le passage, commençant par cette phrase, dit par le chœur, n’a pas réellement de lien avec ce qui précède. Pour moi elle exprime une immense remontée de Sophocle. L’homme a accompli des merveilles, pourtant il n’échappe pas au destin et le sort d’Antigone, l’acharnement de Créons à vouloir imposer une dynamique artificielle où l’oïkos pourrait remplacer le topos, les normes, se substituer aux relations de parenté, toutes mesures visant à escamoter la coupure de la continuité, acharnement conduisant à un désastre, le montrent à suffisance.

Au fond, la fascination que peut exercer cette tragédie relève surtout de tout le non-dit qui pointe puissamment: les rapports homme-femme, la relation à la mère, au topos.

L’impasse d’Antigone est à mon avis de finalement fonder l’essentialité de la vie à partir de la mort. Les morts décident. La vie n’est pas réellement accomplie si le rite d’inhumation n’est pas effectué (importance de l’autochtonie et du topos). Donc l’essence de l’homme se réaliserait là. D’où une confusion: l’essence, ce d’où l’on vient et qui nous fonde (rapport à la mère, au père secondairement, au topos), est en fait réalisée au niveau du télos naturel. De là un support pour affirmer que la mère donne la vie, donne la mort.

L’essentiel pour moi c’est qu’Antigone exprime vraiment son refus qu’il y ait un irréparable: la coupure de continuité. «Comprends-le bien: un mari mort, je pouvais en trouver un autre et avoir de lui un enfant, si j’avais perdu mon premier époux; mais, mon père et ma mère une fois dans la tombe, nul autre frère ne me fût jamais né (là, selon moi s’exprime l’apex de la souffrance d’Antigone: la mort de Polynice et surtout sa disparition de la lignée du fait de la non inhumation, est support pour revivre inconsciemment la coupure de continuité avec sa mère, avec elle-même, NdA). Le voilà, le principe auquel je t’ai fait passer avant tout autre. Et c’est ce qui me vaut de paraître à Créons coupable, rebelle, frère bien-aimé.» Dans la notice faite par P. Mazon, il est dit à propos de ce passage: «C’est là ce qui explique, et excuse en partie, ce curieux raisonnement, emprunté à Hérodote, qui depuis Goethe, a choqué tant de lecteurs et que nombre de philologues ont condamné à leur tour comme une interpolation» [38] . En revanche à mon avis, c’est le lieu fondamental de la tragédie, tant au niveau d’Antigone, qu’au niveau des hommes et des femmes, au moins en Occident. C’est là le non-dit le plus troublant qui génère l’inquiétude et le suspens, l’attente avant que ne s’implante effectivement la déréliction. Pour moi cela m’explique aussi la phrase déjà citée (elle-même, pas en liaison directe avec ce qui la précède): «Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent». Elle signifie: Je suis du pôle de la continuité. [à Cristina 29.11.2001]

 

 

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Pour Antigone, Polynice est le papa idéal. Comme son père il a été banni, comme son père il doit être sauvé. Or, en ce qui concerne Œdipe, la Gestalt (comme dirait F. Perls) va jusqu’à son accomplissement: Oedipe est récupéré par la terre. Mais il laisse quelque chose d’inachevé (il a achevé par rapport à son ascendance, mais non par rapport à sa descendance) de telle sorte que ses enfants rejouent, particulièrement Antigone. Elle se tue dans sa tombe: l’autochtonie n’est pas réalisée. Le cycle au lieu de se fermer, s’ouvre à nouveau, et le procès non achevé happe l’activité des générations futures. [à Cristina 02.12.2001]

 

 

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Je repense à l’Antigone  de Sophocle et particulièrement à la phrase sur l’homme être hors norme qui fascine et terrifie (j’ai rencontré la traduction suivante: «merveilleux-terrifiant»). Il me semble que R. Otto traite de cela dans Le sacré. Comme je n’ai pas le livre, je ne puis vérifier. Je t’ai dit que tout le passage où cette phrase est incluse est une remontée. Mais est-ce l’homme cet être étrange, l’Homme, l’espèce humaine? En réalité c’est le support de la mère en tant que numen. C’est le chœur qui proclame cette glorification de l’homme, qui est en même temps une proclamation pour se rassurer, après que Créon ait exposé ce qu’on peut dénommer sa doctrine: affirmation et justification de son pouvoir, au sein de laquelle se place cette menace qui est au cœur de cette tragédie: «Et de même, qui s’imagine qu’on peut aimer quelqu’un plus que son pays, à mes yeux, ne compte pas» [39] . p. 83 (Je note qu’il exprime une opposition entre parenté et topos, antérieure à celle entre parenté et oïkos, et donc antérieure à celle entre parenté et polis). Elle précède l’intervention du coryphée qui déclare: «Mais quel prodige effrayant est-ce là?» Or, ce prodige (qui peut terrifier et fasciner) c’est la jeune Antigone à laquelle il s’identifie, et à qui le coryphée pose la question: «ce n’est pas toi qu’on a surprise en pleine crise de folie» [40] ?  C’est la rencontre qui va advenir entre Créon et Antigone qui provoque la remontée qui ramène toujours dans le présent la confusion vécue dans le passé. C’est pourquoi, simultanément, Antigone est un support d’identification et un support de la mère; ce qui, au sein de la confusion, est logique puisque ce qui tend à se réinstaurer c’est le binôme: enfant-mère, créature dépendante-numen. L’action de Créon active l’empreinte qui déclenche la remontée. [à Cristina 06.12.2001]



[1] Il s’agit de la lecture de son livre: Psiche e techne. L’uomo nell’età della tecnica, Feltrinelli, Milano, 1999.

[2] Dictionnaire de la psychanalyse. Article: «Refoulement».

[3] A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Ed. Gallimard, Paris, 1966, p. 1130.

[4] Idem, p. 1131.

[5] Idem, pp. 1131-1132.

[6] Idem, p. 1132.

[7] Idem, pp. 1132-1133.

[8] Dans cet exposé à Flaviano, il manque une précision: certes S. Freud a eu des antécédents. Toutefois, comme le montre le cas de A. Schopenhauer, ceux-ci non pas atteint la perception-comprèhension du phénomène du refoulement auquel il est parvenu, même si c’est insuffisant. [Note de mars 2002]

[9] «Tout phénomène en tant que manifestation se dévoilant et au sujet de la quelle je puis non seulement penser mais parler et transmettre à son sujet le bouleversement qu’elle opère en moi, implique une discontinuisation, abstraïsation, qui pose un quantum, un discrétum, un discernable.

[…] Tout est capital et un élément, à un moment donné, va se présenter en tant que quantum de celui-ci. Il n’est capital que parce qu’il y a communauté capital; il existe comme un dépôt, un précipité, une cristallisation, floculation etc.

Prenons un détour. Une certaine quantité de saccharose est dissoute dans l’eau. En fonction de certaines conditions, il va passer d’une situation où il occupe un volume à une autre où il n’en occupera qu’une partie; il va apparaître discontinu (je pense finalement que toute vie est pulsion du continu au discontinu et retour, le danger avec l’errance de Homo sapiens c’est qu’on était piégé dans le discontinu sans possibilité de retrouver le continu: c’est vraiment la folie, au sens total, de l’espèce).

On a toujours la même substance». [Lettre à François Bochet 18.09.1986] La relation entre l’apparaître et le discontinu est fondamentale et se révèle indubitablement dans le phénomène de la folie. [Note de mars 2002]

[10] Il faudrait également étudier comment, chez les invertébrés particulièrement les arthropodes, cette aptitude se développe. Chez les insectes, par exemple, on constate que l’hexapodie permet une préhension efficace et, ce, même en mouvement. [Note de mars 2002]

[11] Platon, La République, Ed. Gonthier, Paris, 1963, p. 333.

[12] Idem, p. 124.

[13] U. Galimberti, La Terra senza il male. Jung: dall’inconscio al simbolo, Ed. Feltrinelli, Milano, 1997.

[14] Gladys Swain, D’une rupture dans l’abord de la folie, in «Libre 77-2», Payot, Paris, 1977, p. 200.

[15] Idem, p. 197.

[16] Idem, p. 201.

[17] Idem, p. 224.

[18] Idem, p. 202.

[19] Idem, p. 205.

[20] Idem, p. 206.

[21] Idem, p. 212.

[22]   En relisant, je me rends compte que ce pourrait m’a gêné et me gêne. Je percevrais mieux s’il était remplacé par pouvait, l’utilisation de l’imparfait dans la première partie de la phrase et du présent dans la seconde, me confirme dans mon ressenti. Quand j’ai fait le remplacement, j’ai compris ce que voulait dire Esquirol et la pertinence du commentaire de G. Swain. Peut-être qu’il y a eu une erreur de transcription ou, alors, je déraille quelque part et il me faut percevoir où et pourquoi.

[23] G. Swain, o.c., p. 219.

[24] Edgar Morin, La nature de la nature, Ed. Seuil, Paris, 1977, p. 186.

[J'ai trouvé entre temps le sens du mot récursivité dont  il est question plus haut.C'est un mot utilisé en informatique pour désigner l'insertion d'un programme, qui devent sous-programme, à l'intérieur d'un autre. En linguistique il désigne un phénomène similaire: l'insertion d'une proposition à l'intérieur d'une phrase. Ainsi on passe de: Le chat boit à: Le chat qu'on m'a donné boit. Selon Noam Chomski  la récursivité est un phénomène universel se retrouvant dans toutes les langues. Cependant Daniel L. Everett met cela en question parce que  dans la langue des Pirahas la récursivité n'existe pas: Le monde ignoré des indiens Pirahas. Ed. Flammarion 2010.  Je reviendrai sur ce sujet  en étudiant l'influence de la spéciose sur la langue. Note de septembre 2010]

[25] Claude Lévi-Strauss, La structure des mythes, in Anthropologie structurale, Ed. Plon, Paris, 1958, p. 239.

[26] Idem, p. 238.

[27] Idem, p. 238, note 1.

[28] Ed. Odile Jacob, 1995, p. 35.

[29] Idem, p. 34.

[30] W.M. Johnston, L’esprit viennois, Ed. PUF/Quadrige, Paris, 1985, p. 27.

[31] Idem, p. 475.

[32] Sophocle, Tragédies, Ed. Les belles lettres, Paris, 1964, p. 114. Cf. aussi: «Ils remontent loin, les maux que je vois sous le toit des Labdacides, toujours après les morts, s’abattre sur les vivants, sans qu’aucune génération jamais libère la suivante: pour les abattre, un dieu est là qui ne laisse aucun répit», p. 102. On ne peut mieux indiquer l’infernal mécanisme. [Note de mars 2002]

[33] Idem, p. 97.

[34] Idem, p. 79.

[35] Idem, p. 94.

[36] Idem, p. 125.

[37] Idem, p. 89.

[38] Idem, p. 73

[39] Idem, p. 83

[40] Idem, p. 91.