À propos de la Semaine
rouge : l’être humain est la véritable communauté (Gemeinwesen) de
l’homme.
Dix années ont passé depuis nos prévisions pour 1968 : une rupture du
cycle historique de la contre-révolution mondiale.
Nous établissons alors trois phases programmes distinctes et successives. Dans
un premier moment, la seule victoire concevable pour notre camp prolétarien
était, pour le quinquennat 1958-1962 : la victoire doctrinale, le triomphe
de l’économie marxiste sur l’économie mercantile commune aux
américains et aux russes. Le second quinquennat (1963-1967) devait vérifier la
victoire organisative du parti marxiste mondial sur les schémas démopopulaires
et démoclassistes. A partir de 1968, enfin, les éléments complexes permettant
de poser dans les termes de la critique par les armes la question du pouvoir de
classe devaient ressurgir d’une rupture d’équilibre aux
Etats-Unis.
Une étude de la même époque précisait que l’Allemagne serait
l’épicentre de la crise catastrophique du cours capitaliste
international ; crise en l’absence de laquelle la reformation du
parti communiste reste impossible, c’est-à-dire la constitution du
prolétariat en classe et donc en parti politique autonome (Marx). Ce qui nous
occupe ici, c’est le passage pour le prolétariat, du rang d’objet
du capital à celui de sujet historique.
De même que « les virtualités qui annoncent une forme supérieure dans les
espèces animales inférieures, ne peuvent être comprises que lorsque la forme
supérieure elle-même est enfin connue » (Marx), on ne saura tirer les
conclusions valables du mouvement actuel qu’en le reliant à la reprise du
mouvement international de l’émancipation de la classe prolétarienne et
donc de l’humanité ; c’est-à-dire, à la connaissance de
l’aboutissement et du résultat du heurt des forces sociales ennemies, le
communisme.
Ce sont les insurrections du prolétariat noir contre le Talon de Fer (Jack
London) commencées il y a deux ans, ainsi que la lutte tenace des vietnamiens
contre l’impérialisme américain (même si cela doit déboucher uniquement
dans une révolution bourgeoise victorieuse) qui ont rendu possible
aujourd’hui l’ébranlement de l’Europe. Terrain classique des
luttes de classes, la haine contre le capital a pris en France son caractère le
plus achevé et le plus tranché. Le cycle historique du cours prolétarien
s’y est développé plus que partout ailleurs dans toute sa plénitude, avec
toute sa puissance. La ligne est celle de Babeuf 1795 à la Commune de Paris
1871. Après cette date, la conception marxiste du cycle prolétarien n’avait
besoin d’aucun autre champ d’expérimentation pour sa vérification.
L’Allemagne de 1914 ou la Russie de 1917 en sont autant de confirmations.
Il est suggestif de comparer le développement du capital à l’époque de
l’Empire français de 1852-1870 à son « rajeunissement »
postérieur à 1956-58. L’agitation dans le milieu étudiant des années 1865
a préparé un grand nombre de militants de la domination bourgeoise auquel
correspondait un certain renforcement de la puissance du capital, parallèlement
à un cours prolétarien qui devait ne plus connaître d’alliances. Cela
n’était, évidemment, valable que pour l’Europe occidentale.
Si 1958, en fait de fascisme, en fut sa parodie, le mouvement qui se développe
maintenant après la Semaine rouge, n’est que la parodie du front
populaire de 1936. L’histoire des événements importants a tendance à se
répéter deux fois, écrivait Hegel. Il oubliait cependant d’ajouter, comme
Marx le lui reprocha dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte que si la
première fois c’est une tragédie, la seconde c’est une farce. Ce
mouvement n’en reste pas moins pour cela l’achèvement d’une
époque, c’est-à-dire la préparation d’une situation qui rende enfin
impossible tout retour en arrière.
Deux phénomènes apparaissent ainsi, le premier : superficiel (au
sens littéral du terme), immédiat, politique, n’est pas autre chose que
la fin d’une situation intolérable au capital lui-même,
c’est-à-dire aux exigences intimes de ce procès social complexe, de ce
mécanisme mondial qu’il est vain d’abstraire en procédant aux
habituelles dépersonnalisations purement juridiques (nationalisations).
C’est en France que se réunissaient les conditions d’un rapport
explosif entre des structures sociales inadaptées et un développement impétueux
du capital. A partir de 1958, le développement des forces productives
s’est accru dans un rapport non seulement supérieur à ceux des années
antérieures, mais souvent plus important que le développement parallèle de pays
anciens à vieilles structures capitalistes (l’Angleterre). Bien
qu’ayant tendance à diminuer (relativement et seulement à partir de ces
toutes dernières années), le nombre des expropriations dans les campagnes reste
important.
Le pouvoir capitaliste avait réussi à dissocier l’arrivée dans le temps
de différents phénomènes: la décolonisation et ses suites, la formation
du marché commun avec la phase de libre-échange. Mais cela n’avait été possible
qu’à la suite d’un compromis avec toutes les couches sociales du
pays (d’où frein au développement), souvent même avec les couches les
plus inféodées au passé (en particulier dans l’Université). La rénovation
des structures qui avait été reculée n’a pas pu être contenue (ne
serait-ce qu’à cause de l’expansion démographique) dans les normes
voulues par le régime. Avec la Semaine rouge, tout a volé en éclats.
Un contrôle plus rigoureux du capital sur l’Université ainsi qu’une
domination plus pesante de l’Etat sur toutes les formes de diffusion de
l’information, de la culture, de l’instruction et des loisirs,
etc., une planification mieux étudiée des débouchés, un lien plus étroit entre
besoin de l’industrie et formation de nouveaux cadres ou reconversion des
anciens, un caractère toujours plus totalitaire et policier des organes
étatiques, seront, en dernière instance, les résultats immédiats de ces
dernières journées ; de même que l’histoire montre que c’est
le prolétariat qui pousse au développement de la forme capitaliste, cela aura
été les étudiants qui auront contraint l’Etat à détruire les vieilles
structures inadaptées, pour y substituer de nouvelles en adéquation aux
exigences toutes puissantes du capital : former toujours plus rapidement,
au meilleur compte, avec le plus de profit, les cerveaux qui seront absorbés
par le monstrueux mécanisme de machinerie automatisée, dans le but de pomper
davantage de plus-value (question de vie ou de mort pour le capital).
Nous saluons avec enthousiasme la Semaine rouge des étudiants de Paris. Après
les révoltes de Varsovie, Prague, Berlin, Rome, Madrid, leur victoire
insurrectionnelle est celle de la révolte de l’espèce humaine contre le
monstre capital. Les jeunes se sont soulevés contre la société; leur
instinct a réclamé sa destruction.
Les partis et les syndicats « ouvriers » ont, une fois de plus, joué
leur rôle classique et leur fonction toujours plus évidente d’organes
d’autorégulation, politique et économique, de la société capitaliste. Le
leur reprocher serait leur insuffler une nouvelle vie !
Après avoir, dans un premier moment essayé de discréditer le mouvement aux yeux
de la classe ouvrière, ces gardes-chiourmes veulent l’enrayer comme ils
enrayent le profond mécontentement de la classe ouvrière en l’enfermant
derrière les portes de ces galères que sont les usines, les métiers, les
ateliers, les bureaux ; en les confinant (comme en 1936) à des
contestations de structures, à des augmentations de salaires ou à des réductions
d’horaires. La contestation est réformiste et minimaliste : non pas
40 heures d’esclavage avec un salaire augment : mais abolition du
salariat. Ainsi, partout, toujours, l’ennemi, c’est la gauche
et sa contestation démocratique.
Confirmation de nos prévisions, donc ; confirmation du schéma marxiste
fondamental du déroulement de toute révolution :
« Le nom sous lequel une révolution s’introduit n’est jamais
celui qu’elle portera sur ses bannières le jour du triomphe. Pour
s’assurer des chances de succès, les mouvements révolutionnaires sont
forcés, dans la société moderne, d’emprunter leurs couleurs, dès
l’abord, aux éléments du peuple qui, tout en s’opposant au
gouvernement existant, vivent en totale harmonie avec la société existante. En
un mot, les révolutions doivent obtenir leur billet d’entrée pour
la scène officielle des mains des classes dominantes elles-mêmes. » (New
York Tribune, 27.7.1857).
Dans le délai relativement bref de quelques années, après une nouvelle période
de paix sociale, de stagnation et de reculs, nous verrons les classes moyennes
être amenées à lutter contre l’Etat oppresseur et préparer l’entrée
en scène du prolétariat. Celles-ci permettront de bouleverser un rapport de
forces défavorable au prolétariat international depuis plus de quarante années.
Nous arrivons maintenant au second phénomène, celui de fond : c’est
l’inadéquation de la vie humaine à l’aube de son
développement avec la société capitaliste. Il est l’expression de
l’intolérable coupure d’avec l’Etre humain, véritable
Gemeinwesen (communauté) de l’homme, et, en ce sens, il exprime la
nécessité profonde de la société communiste. Marx qui l’a passionnément
décrite, nous explique le phénomène
:
« Mais toutes les émeutes, sans exception aucune, n’éclatent-elles
pas dans l’isolement funeste qui sépare les hommes de la Gemeinwesen
(communauté) ? Toute émeute ne suppose-t-elle pas nécessairement cet
isolement ? La Révolution de 1789 aurait-elle pu avoir lieu sans cet
isolement funeste qui séparait la bourgeoisie française de la
Gemeinwesen ? Elle était précisément destinée à mettre fin à cet isolement.
Cependant la Gemeinwesen dont le travailleur est isolé est une
Gemeinwesen d’une toute autre ampleur que la Gemeinwesen politique. La
Gemeinwesen dont le sépare son propre travail, est la vie même,
la vie physique et intellectuelle, les mœurs humaines, l’activité
humaine, la jouissance humaine, l’être humain. L’être humain est
la véritable Gemeinwesen de l’homme. De même que l’isolement
funeste de cet être est infiniment plus universel, plus insupportable, plus
terrible, plus rempli de contradictions que le fait d’être isolé de la
Gemeinwesen (communauté politique). De la même façon, la suppression de cet
isolement – et même une réaction partielle en ce sens – un
soulèvement contre cet isolement a une ampleur infinie comme l’homme est
lui-même infiniment plus que le citoyen de l’Etat et la vie
humaine que la vie politique. Une émeute industrielle peut
être aussi partielle que l’on voudra, elle ne renferme pas moins en elle
une âme universelle. L’émeute politique peut être aussi
universelle que l’on voudra, elle ne recèle pas moins sous son aspect colossal
un esprit étroit.
… Nous l’avons vu : quand bien même elle ne se produirait que dans un seul district industriel, une révolution sociale se place sur le plan de l’ensemble, parce qu’elle est une protestation de l’homme contre la vie inhumaine, parce qu’elle part du point de vue de chaque individu réel, parce que la Gemeinwesen dont il s’efforce de ne plus être isolé est la véritable Gemeinwesen de l’homme, l’être humain. Au contraire, l’âme politique d’une révolution consiste dans la tendance des classes sans influence politique à mettre fin à leur isolement vis-à-vis de l’Etat et du pouvoir. Son point de vue est celui-là même de l’Etat existant, de l’ensemble abstrait de l’Etat qui n’existe que grâce à sa séparation de la vie réelle, qu’on ne saurait imaginer sans la contradiction organisée entre l’idée générale et l’existence individuelle de l’homme. Conformément à sa nature limitée et double, une révolution à âme politique organise donc une partie dominante dans la société. » (Le roi de Prusse et la réforme sociale, Vorwärts de Paris, 1844).
23 Mai 1968[1]
[1] Ce tract, diffusé à partir de cette date, fut, en réalité rédigé près de dix jours avant et parut dans Invariance, série I, n°3, juillet-septembre 1968.