MAI-JUIN 1968: THEORIE ET ACTION

 

 

 

 

Théorie et action, leur juste rapport est la question essentielle du mouvement prolétarien. Dans les textes qui précédent de même que dans le n°1 d’Invariance et dans le n°3 (Faux recours à l’activisme, p. 7 ; Théorie et action, p. 77)[1], on peut apprécier la façon dont la Gauche communiste a résolu la question. Aucune action ne peut être envisagée, de la part d’une organisation quelconque, sans avoir au préalable défini la phase historique en laquelle on se trouve : révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, de reprise ou de repli. Le marxisme, a-t-on affirmé, est la théorie des contre-révolutions car « tous savent se diriger quand la victoire est imminente, peu savent le faire quand la défaite arrive, se complique et persiste ». Mais apprécier une situation n’est pas facile si on n’a pas une théorie structurée et solide permettant une investigation détaillée. D’autre part, le point difficile est de situer les discontinuités historiques, les moments où la situation change car ce sont ceux où les données révolutionnaires et contre-révolutionnaires se mélangent inextricablement. C’est pourquoi faut-il se défier des apparences et essayer au maximum de saisir le mouvement réel qui sous-tend ces apparences. Les événements de mai en sont un exemple.

Une secousse, quelques barricades et le mot est lâché : Révolution. L’immédiatisme triomphe. Ses adeptes ne sont que pâture du quotidien. Un événement les fait révolutionnaires, un autre les plonge dans le conformisme et l’apologie de l’établi.

Une révolution ne peut pas se démasquer en une seule fois. Elle plonge ses racines dans des phénomènes sociaux, économiques, donc historiques de grande amplitude. Le mouvement de Mai n’avait de la révolution que la foi lyrique, enthousiaste et populiste (alors que demain elle sera classiste). Par là, il signifiait la fin de la phase de contre-révolution.

Cette société hautement structurée, intégrée, fortement repliée sur elle-même ; sa consommation stupide, triviale, abêtissante et sa misère ignoble souvent cachée ou déléguée démocratiquement (en France surtout) à ceux qu’on appelle étrangers ; cette société a-t-elle tremblé à cause de la révolte des étudiants, de la grève générale ? oui, mais surtout à cause de la révolution qui se profilait derrière tout cela, à cause du communisme qui émergerait. Mai 1968, ce n’est pas la révolution, c’est son émergence.

Le cycle des révolutions et des contre-révolutions au XX° siècle se présenta ainsi : de 1914 à 1917, c’est le triomphe de la réaction, le prolétariat est englué dans l’union sacrée. De 1917 à 1928 c’est la  phase révolutionnaire avec triomphe en Russie de la double révolution et les poussées révolutionnaires en Occident et en Orient, étouffées par la réaction capitaliste[2]. 1928, c’est le triomphe de la théorie du socialisme en un seul pays, c’est le repliement de la phase révolutionnaire totale à la tâche d’édification du capitalisme. De 1928 à 1945 il y aura élimination complète du prolétariat en tant que classe autonome de la scène de l’histoire, liquidation des quelques mouvements nationaux-coloniaux subsistant, deux éléments aux moyens desquels le capitalisme put surmonter la crise commencée en 1914. De 1945 à 1968, c’est le boom du capital (qui n’est pas encore terminé) en deux périodes séparées par la date importante de 1956 qui est le moment du triomphe de la coexistence pacifique. Le capital accélère son développement après l’intégration des phénomènes révolutionnaire bourgeois[3] qui se sont développés en Asie (1945 à 1954) et en Afrique (1945 à 1962) avec accélération liée à la guerre d’Algérie en 1954. Depuis 1964 – date de l’intervention claire et nette des USA au Vietnam – le capitalisme accroît encore son développement, et ce, au centre de celui-ci aux E.-U. Cependant, en 1967, les conséquences de la guerre du Vietnam, la crise monétaire internationale, reflet d’une compétition exacerbée entre les différents centres capitalistes, la lutte des guérilléros en Amérique Latine et surtout celle du mouvement ouvrier noir, provoquée par les conséquences de l’automation ont permis le développement d’une vague révolutionnaire dont Mai-Juin en France fut seulement la crête provisoire. Ceci était inévitable parce que la contre-révolution en triomphant totalement du prolétariat d’abord et en intégrant les mouvements révolutionnaires bourgeois d’Asie, d’Afrique et d’Amérique et en inhibant leur transcroissance ensuite, allait jusqu’au point où inévitablement elle faisait ressurgir la révolution.

Ce retour de la révolution, nous le voyons se manifester en France de façon négative étant donné que le mouvement nie seulement l’ordre existant. Et ce, il ne le fait pas au travers d’une analyse théorique parce qu’il n’a pas de théorie, mais par l’action.

    Mai, c’est le délire de l’action, l’action voulue en tant que rejet de toute théorie défendue par les grands partis ou par les groupuscules. Ces derniers n’ont pas produit Mai, c’est lui qui leur a permis de se manifester. Seul le mouvement du 22 mars peut prétendre avoir fait quelque chose (avoir été le détonateur). Or ce mouvement est justement à la recherche d’une théorie qui concilierait marxisme et anarchisme, quitte à ce que l’action conduise à en trouver une autre.

Action, tel fut le maître-mot. Or, celle-ci n’a rien affirmé de nouveau, n’a rien construit, mais a éliminé. Ce fut une affirmation négative. Ainsi du refus de parlementarisme, de la démocratie bourgeoise et du fleurissement du mot d’ordre élections-trahison. Le mouvement repose les données de 1919 : rejet de la démocratie parce que c’est le moyen le plus sûr pour dévoyer la lutte prolétarienne. Cependant Mai 1968 ne va pas jusque là : il refuse la démocratie et l’invoque encore lorsqu’il réclame la démocratie directe. Par là, il est en retrait sur le mouvement prolétarien noir aux USA. Au sein de ce dernier certains éléments ont compris la nécessité de rejeter une fois pour toutes la démocratie.

« Démocratie. Ce fut la démocratie avec ses procédures démocratiques à nous rendre esclave ; voilà la démocratie sous laquelle nous avons vécu durant des années. La seule démocratie authentique c’est celle d’hier et d’aujourd’hui ; et la démocratie authentique a été et est pour nous une société fermée. C’est la démocratie qui a rendu économiquement esclave l’Amérique latine ; c’est la démocratie qui a envahi et usurpé une grande partie de l’Afrique et de l’Asie. C’est toujours la démocratie qui maintenant combat au Vietnam. C’est enfin la démocratie qui fonctionne actuellement le fusil à la main et qui accuse ensuite le chinois de présenter ce genre d’agressivité »

« En conséquence, finissons-en avec le système politique de la démocratie. En réalité la première question qui soit émise spontanément est : pourquoi devrions-nous pratiquer la démocratie ? En fait si les noirs, une fois arrivés au pouvoir, avaient l’intention de pratiquer la démocratie ils seraient conduits à faire aux blancs ce que ceux-ci leur ont fait. »

« Nous devons donc substituer la démocratie par quelque chose d’autre : une nouvelle méthode pour préparer les décisions et transformations sociales. »[4]

Le fonctionnement démocratique sera remplacé (et l’est déjà dans un petit regroupement dont le but est le reformation du parti) par le centralisme organique[5]. Le communisme est l’affirmation positive, corrélative à l’exclusion de toute démocratie. Cela aussi les prolétaires noirs le retrouveront.

Revenons en France pour noter qu’un autre fait important fut que le prolétariat ne consentit en aucune façon à se battre pour Waldeck-Rochet, Mitterand ou Mendes-France ; c’est-à-dire lutter pour défendre un passé révolu. Puisqu’il n’était pas possible d’aller au-delà de ces singes de la contre-révolution (parce qu’il n’y avait aucun programme présentant clairement les objectifs propres de la classe) il était préférable de ne pas porter d’attaque et de réserver ses forces pour l’avenir. C’est un fait aussi positif que lorsqu’en 1958 le prolétariat français ne voulut pas défendre la démocratie et le parlement malmenés par le mouvement gaulliste.

La compréhension est encore négative, oppositionnelle à l’état de choses existant et n’est pas encore apte à poser clairement le fait positif : le communisme. Mais c’est le terme de passage nécessaire. De même aux E.-U. le prolétariat noir a rejeté l’idée de faire un Etat noir séparatiste, de retourner en Afrique ; il pose le problème de la révolution (il manifeste ainsi une maturité plus grande que celui d’Europe) : « La clef du futur réside dans notre capacité à résister à la tentation de réformer le système qui serait ainsi à même de continuer son œuvre » (J. Boggs, o.c., p. 90).

Une autre question abandonnée à l’action, laissée aux bons soins de celle-ci afin qu’elle la résolve, c’est la formation d’une organisation révolutionnaire, le parti. Le mouvement de Mai en a prouvé la nécessité impérieuse. D’où la fièvre d’organisation actuelle. Seulement le mouvement prolétarien ne peut pas se reconnaître dans les groupuscules même s’ils s’unifient parce qu’ils sont le produit de la défaite antérieure, ils sont l’expression de la fragmentation, de la perte de son unité révolutionnaire. Le mouvement d’unification de la classe qui va se produire et commence déjà à se développer devra trouver l’expression théorique réelle du but : la révolution communiste pure, c’est-à-dire non lestée (comme en Russie en 1917) de tâches bourgeoises. Cela, il ne peut le puiser que dans un retour au marxisme original. De même qu’au siècle dernier le prolétariat dut surmonter le stade des sectes (cf. Invariance n°1), il doit surmonter celui, actuel, des groupuscules.

La frénésie d’organisation a fait revivre de vieilles positions rejetées par le mouvement ouvrier telles que l’organisation de conseils d’usines sur le type de ceux de Turin de 1920. Cela est l’expression qu’au cours de la reprise le mouvement se critique lui-même, critique son passé ainsi que Marx l’affirmait à propos de la lutte de classes en France au siècle dernier. Il faut justement que la critique aille jusqu’au bout, que donc les vieilles aberrations qui furent des obstacles au mouvement dans les années 1919 à 1926 en Europe occidentale réapparaissent pour être rejetées. Car il ne suffit pas que cette tâche ait été accomplie par quelques militants qui s’irritent de voir que la « masse » ne les comprend pas ou ne les suit pas, il faut que le corps total de la classe effectue lui aussi cette tâche. Or la compréhension sociale est un produit historique. Elle dépend des phases révolutionnaires. Celles-ci dépendent à leur tour de crises dans le système capitaliste.

Etant donné que la plupart de ceux qui se préoccupent de luttes de classe n’ont pas individualisé les données de la crise qui se manifestent depuis 1967, présentant une certaine accentuation début 1968 (il est vrai que certains, au contraire, ont affirmé stupidement que la crise du dollar était la crise du capital) la liaison, de façon dialectique, du mouvement de Mai-Juin à la rupture d’équilibre au sein des USA n’a pas été opérée. D’où a ressurgi une position plus ou moins blanquiste : une crise n’est plus nécessaire pour avoir un mouvement de masse insurrectionnel. Or, le mouvement de Mai-Juin est la preuve, au contraire, de la fausseté de cette affirmation. Justement parce que la crise ne fut pas assez forte, le mouvement put être confiné socialement et spatialement. En fait, on peut dire que la faille qui s’est opéré dans le système capitaliste a permis le déplacement d’une onde de choc qui a surtout affecté les éléments qui sont le plus en porte à faux dans le système : les étudiants. Cependant leur action a tiré le prolétariat de son  ineptie ; c’est un acquis fondamental. D’autre part, aux E.-U. depuis 1963 se développe un puissant mouvement prolétarien noir qui déclare, actuellement, que le but du mouvement n’est pas l’émancipation du noir, mais celle de l’Homme, que la société qu’il désire se « rapproche » de ce que Marx décrit sous le nom de société sans classes. C’est pourquoi Mai-Juin 1968 est pour nous le débordement international d’un phénomène d’abord limité aux E.-U. où le mouvement a déjà atteint un niveau théorique qui le place à l’avant-scène et qui fait qu’il sera un élément déterminant de la réunification de la classe à l’échelle mondiale.

L’onde de choc dont nous avons parlé s’est propagée en s’amplifiant en Amérique latine où elle rencontre un élément éminemment « éruptif » ; elle aura obligatoirement une répercussion formidable sur le pays d’où elle est partie : les E.-U.. Le mouvement prolétarien y puisera des forces nouvelles.

    L’analyse du mouvement de Mai-Juin en tant que rupture de la phase de contre-révolution et en même temps début de la phase révolutionnaire qui culminera dans les années 1975-80 – à la suite d’une crise que nous escomptons, à cette date, depuis déjà 10 ans – son intégration dans tout le mouvement mondial dont il dépend et qui lui donne précisément ce caractère de discontinuité, tout cela ne peut être situé avec toute l’ampleur désirable qu’en reprenant point par point tout le corps de doctrine et en le situant par rapport à la donnée mouvante de la réalité. Ceci sera fait dans une prochain numéro d’Invariance[6]. Il nous suffit, pour l’heure, d’affirmer que la phase de réunification de la classe est désormais enclenchée. Sur ce mouvement peuvent se plaquer, pendant un certain temps, diverses fausses théories ; le devenir du mouvement les rejettera inévitablement et le prolétariat retrouvera son programme impersonnel défini en 1848. Ce qu’est en train de faire le prolétariat noir des USA.

En conclusion et en réponse aux théorisations superficielles sur la société de consommation, l’homme unidimensionnel, etc., nous reproduirons une page de Marx qui définit de façon rigoureuse l’abjection de la société actuelle et la splendeur lumineuse de la société communiste.

« Mais, au fait, que sera la richesse une fois dépouillée de sa forme bourgeoise encore limitée ? Ce sera l’universalité des besoins, des capacités, des jouissances, des forces productives, etc., des individus, universalité produite dans l’échange universel. Ce sera la domination pleinement développée de l’homme sur les forces naturelles, sur la nature proprement dite aussi bien que sur sa nature à lui. Ce sera l’épanouissement entier de ses capacités créatrices, sans autre présupposition que le cours historique antérieur qui fait de cette totalité du développement un but en soi ; en d’autres termes, développement de toutes les forces humaines en tant que telles, sans qu’elles soient mesurées d’après un étalon préétabli. L’homme ne se reproduira pas comme unilatéralité [l’homme unidimensionnel de Marcuse, n.d.r.], mais comme totalité. Il ne cherchera pas à demeurer quelque chose qui a déjà été, mais s’insérera dans le mouvement absolu du devenir. Dans l’économie bourgeoise et l’époque correspondante, au lieu de l’épanouissement entier de l’intériorité humaine, c’est le dépouillement complet ; cette objectivation universelle apparaît comme totale, et le renversement de toutes les entraves unilatérales comme sacrifice du but en soi à un but tout à fait extérieur. C’est pourquoi le juvénile monde antique apparaît comme un monde supérieur. Et il l’est effectivement, partout où l’on cherche une figure achevée, une forme et des contours bien définis. Il est satisfaction à une échelle limitée, alors que le monde moderne laisse insatisfait, ou bien, s’il est satisfait, il est trivial. » (Fondements de la critique de l’économie politique, éd. Anthropos, t. I, p. 450).  

 

 

 

Jacques CAMATTE

 

1968

 

 

 

 

 

 



 

 

 

[1]           Il s’agit de Origine et fonction de la forme parti qui a été republié en 1974 avec une postface Du parti communauté à la communauté humaine. En ce qui concerne Faux recours à l’activité, et Théorie et action,  ce sont des chapitres de Le programme révolutionnaire immédiat que A. Bordiga écrivit en 1952. [Note de 1977]

 

 

[2]           Cf. Leçons des contre-révolutions – révolutions doubles – Nature capitaliste révolutionnaire de l’économie russe, A. Bordiga, 1951, texte qui fut publié dans Invariance, série I, n°4, 1968. [Note de 1977]

 

 

[3]           Dans ce cas il vaudrait mieux parler – comme ce fut le expliqué ultérieurement – de révolution capitaliste. [Note de 1977]

 

 

[4]           James Boggs, Notes sur le pouvoir politique noir. Passage tiré du recueil en langue italienne, Lotta di classe e razzismo.

 

 

[5]           Le centralisme organique – revendication de Bordiga – fut d’abord exposé dans Le principe démocratique (cf. Invariance, série I, n° 7, 1970) puis dans divers articles surtout après 1945. J’ai également traité cette question dans Origine et fonction de la forme parti, 1961. [Note de 1977]

 

 

[6]           Ce fut en fait abordé dans Invariance, série I, n° 6 : La révolution communiste. Thèses de travail, 1969. [Note de 1977]