Lettre à propos de Greta Thunberg





25 avril 2019





Cher Érik









Je constate que le tapage médiatique au sujet de la "crise" climatique sert à masquer les problèmes essentiels: l'inimitié, dynamique qui implique qu'on ne peut pas vivre si on n'a pas d'ennemi, la répression de la naturalité, particulièrement et en premier lieu chez les enfants, la perte de la sensibilité, la fuite dans l'artificialité et donc la réalisation profonde de l'obsolescence de l'espèce.



L'"affaire" Greta Thundberg en est une illustration profonde. Cette gamine s'est servie de la gravité de la crise climatique pour dire son mal profond: le fait de ne pas être reconnue dans sa naturalité. Elle a tout de suite été récupérée à ce niveau, d'abord par ses parents, puis par  des amis à eux, militants du capitalisme vert. Voici quelques citations qui me semblent importantes.


Elle dit avec beaucoup de conviction l'évidence de l'horreur de la situation et ne prône aucune mesure. «Ce n'est pas mon travail de dire ce qu'il faut faire. Je suis une enfant.1»


«"Elle souffrait d'un immense sentiment de solitude", dit son père. Les médecins ont diagnostiqué le syndrome d'Asperger, un trouble du spectre autistique.» "À mesure  que nous avons commencé à agir, son angoisse s'est atténuée." 2


Or la solitude dérive profondément de ne pas être reconnu. En fait on se sent isolé et inutile. Tout syndrome est l'expression du refus de la répression de la naturalité.


« Quand j’ai parlé de mes projets à mes parents, ils n’ont pas été conquis. Ils n’étaient pas favorables à une grève dans les écoles et ils ont dit que, si je le faisais, je devais le faire toute seule et sans leur soutien. » 


« Mes parents étaient aussi éloignés que possible des militants climatiques avant que je ne leur fasse prendre conscience de la situation. »

« Ma famille a écrit un livre sur la façon dont ma sœur Beata et moi avons influencé la manière dont mes parents pensent et voient le monde, surtout en ce qui concerne le climat. Et à propos de nos diagnostics.» 


"Il y a un autre argument contre lequel je ne peux rien faire. Et c’est le fait que je ne suis «qu’une enfant et que nous ne devrions pas écouter les enfants».3



On peut constater que le fait que ses parents prennent en compte sa prise de position sur la crise climatique est interprétée par elle comme une reconnaissance et c'est là où elle se fait piéger


«La jeune lycéenne suédoise a eu la révélation, un soir, à la maison, en visionnant un discours sur le réchauffement climatique du débonnaire social-démocrate Stefan Löfven, le premier ministre, pourtant allié aux écologistes. "Il ment! Crie-t-elle soudain. Tout le monde n'est pas responsable, seuls quelques uns le sont, et pour sauver la planète nous devons les combattre, ainsi que leurs entreprises et leur argent." 4



Ceci est intéressant pour situer sa rébellion: je ne suis pas responsable de l'horreur, elle existait bien avant moi.



En la citation suivante retentit toute la souffrance qu'elle a endurée, son immense panique devant ce qui peut apparaître son extinction du fait de ne pas être reconnue: «Je ne veux pas que vous soyez désespérés, je veux que vous paniquiez. Je veux que vous ressentiez la peur qui m’habite chaque jour et que vous agissiez, comme s’il y avait le feu, parce que c’est le cas. […] Il y a encore une petite chance de stopper les émissions de gaz à effet de serre afin d’éviter des souffrances pour une grande partie de la population de la planète.»



Après la mise en évidence de la répression de la naturalité de Greta, sa récupération, s'impose la peur des adultes devant une manifestation "autonome" des enfants: parents, psychologues, enseignants, etc, se sont pour ainsi dire jetés sur cette manifestation en disant - récupération oblige - qu'ils reconnaissaient la pertinence de la prise de position des enfants, mais que ceux-ci devaient être encadrés afin qu'ils ne dépassent pas les limites, etc... Les adultes manifestèrent la peur des enfants, voire leur haine. Et ceci est déterminant car il ne peut pas y avoir d'initiation d'inversion si ce phénomène profond n'est pas reconnu. Et nous revenons à la question de l'inimitié. Et le soubassement de cela c'est la peur de la dépendance, le refus de l'état d'enfant.



Ce que je vise c'est le rapport inversion, possible. La manifestation de Greta signale qu'un possible  est "apparu" tout de suite étouffé. Mais il n'est pas dit 1° que Greta se laisse pleinement asphyxier, au cours d'un déchirement profond en elle (rejouement encore de ce qu'elle a vécu) elle peut remettre en cause son parcours car  elle a une grande puissance; 2° que le phénomène ne se reproduise pas et de façon plus ample. Il est curieux  que justement quelque chose de semblable a déjà eu lieu: "L'adolescente Severn Cullis-Suzuki au sommet de la terre de 1992 à Rio: «Vous, les adultes vous dites que vous nous aimez. Je vous mets au défi: faites que vos actions reflètent vos paroles.»   Or Greta a déclaré " Vous n’êtes pas assez Matures"... " Vous dites que vous aimez vos enfants par-dessus tout et pourtant vous leur volez leur futur" 5. Vous leur enlevez leur naturalité: dénonciation de l'ambiguïté.


Pour le proche avenir je tiens compte que le mouvement régressif comportant la remise en cause d'acquits sociaux, que l'impasse de celui de libération initié à partir de la fin du XVIII° siècle (les lumières) et le retour à une phase plus répressive avec l'accession de courants d'extrême-droite aux USA, au Brésil etc...équivalant au passage de l'extrême-gauche à l'extrême-droite sur le plan individuel – de l'émancipation libératrice à la répression salvatrice - auront pour conséquence un renforcement de la répression parentale, couplé avec le continuel procès d'artificialisation et de séparation, et donc un impact énorme sur la situation des enfants et sera cause de l'apparition d'autres syndromes et d'autres Greta. Autrement dit le possible se réactualisera. Ceci n'implique nullement qu'on dépende de ce phénomène car cela réactiverait un messianisme et conduirait à considérer les enfants non dans leur naturalité mais en tant que sauveurs, et donc à réactiver la dynamique de négation de celle-ci.


Je n'oublie pas la dimension historique et que s'amorce un rejouement. Dans les années 60 du siècle dernier on a eu un vaste mouvement de la jeunesse qui remit en cause la dynamique de l'inimitié prônée par les adultes: faites l'amour et pas la guerre. Les dominants s'en sortirent en légalisant la drogue, en conquérant soi-disant la lune, et en récupérant l'affirmation: tout est possible, qui visait à démontrer que le possible que les jeunes affirmaient ne pouvait pas être exclu (donc qu'ils ne pouvaient pas être niés) avec une exaltation de l'innovation et une artificialisation de plus en plus poussée.


Curieusement le mouvement de contestation de la jeunesse commença en Suède avec une grande manifestation des jeunes le 01 janvier 1956 où, en silence, ils cassèrent tout (cf. E. De Martino qui écrivit sur la fureur suédoise dans son livre: Furore, simbolo, valore)). Il y a un certain déterminisme dans les rejouements!


Tout cela peut faire le contenu d'un article: Inversion et possible.




Jacques

Complément





Pour réaliser ce projet il sera nécessaire de prendre en compte le phénomène de dissolution qui se présente comme une réponse au mouvement contestataire des femmes et des jeunes depuis les années soixante du siècle dernier et, maintenant, de celui émergeant des enfants. Dans ce phénomène intervient une reconnaissance formelle et parcellaire qui opère intensément par l'entremise des médias



La révolte des enfants contre les parents s'exprime de façon inconsciente et totalement mystifiée dans la rébellion contre les adultes qui leur imposent tout, et particulièrement, elle se manifeste dans le refus de la sexualité qui s'exprime dans la théorie du genre. Ainsi un homme peut se vivre du genre féminin et s'en revendiquer, de même une femme peut se vivre homme et le revendiquer mais, aussi, un homme ou une femme peut refuser d'être genré, ou genrée, c'est-à-dire d'être "enfermé" ou "enfermée" dans un genre.



La dissolution opère en faisant que tout le monde devienne enfant, et donc dépendant. Ainsi il y a tendance à remplacer les appellations d'homme et de femme par celles de garçon et de fille.



La dissolution a toujours suscité une réaction consistant en un renforcement des structures autoritaires répressives (comme au siècle dernier) devant sauver hommes et femmes, rejouant la dynamique de la répression parentale et celle de se protéger contre la menace d'extinction. Il en est de même de nos jours comme signalé plus haut.



Le mouvement d'émancipation, progressiste, devant sortir l'humanité de la minorité a conduit à la dissolution; celui réactionnaire, autoritaire, maintient hommes et femmes au stade enfant qu'il faut éduquer, réprimer. Progrès et régrès se compensent. Cela nous conduit à envisager dans quelle mesure la théorie du progrès nécessite et suscite l'inimitié.



Il n'en demeure pas moins que la permissivité qui fleurit avec l'autonomisation de la forme capital permet ce qu'on pourrait nommer des révoltes passives mais qui peuvent transcroître en profondes remises en cause lors d'une dynamique non lestée de mystification.





20 mai 2019


1 Le Monde 15 mars 2019, article de Anne-François Hivert


2 Idem


3 Cf. sur le site Reporterre: La jeune militante du climat Greta Thunberg répond à ses détracteurs


4 Article du Canard enchaîné 17 avril 2019: Greta Thunberg Autiste dramatique.



5 La Décroissance avril 2019, n° 158: L'écologie infantilisée.