COEXISTENTIALISME  ET  TRAHISON








    Le coexistentialisme est la théorie de la société bourgeoise reconstruite, celle d'une société qui a retrouvé une certaine réserve, une certaine prospérité et qui ne voudrait point les perdre. C'est, sous sa forme la plus plate, la philosophie de l'opportunisme dans sa nouvelle métamorphose.


    L'existentialisme fut la théorie de l'après-guerre : l'expression théorique du désarroi de la société qui avait vu les prétendus antagonismes se concilier : Staline allant avec Hitler, puis avec les ploutocraties occidentales. Tout était donc possible sur le plan de l'action. Dans cette lutte on trouverait la théorie de la société future, de celle des « lendemains qui chantent ». C'était la théorie de l'angoisse sociale, l'angoisse d'un monde qui sort d'une catastrophe inouïe et où l'homme est un ennemi pour l'homme, où la hantise de la guerre froide pousse inexorablement à se divertir et à s'engourdir.


   La guerre froide semble maintenant un mauvais souvenir. Au lieu de se heurter, les deux blocs n'ont fait, en définitive, que se rapprocher. Même M. Courtade – dans des articles de l'Humanité parus au cours du mois d'octobre – constate les ressemblances entre les U.S.A. et l'U.R.S.S. Notre société a retrouvé son assiette. Elle se démystifie, comme diraient les philosophes. Seulement la réalité de la guerre est une chose manifeste, aussi veut-on chasser l'éventualité d'un conflit mondial par des attitudes magiques. Ainsi le coexistentialisme est-il l'interprétation de cette peu de la guerre et, en même temps, la reconnaissance de son existence latente ; l'expression de la volonté de jouissance d'une société qui a accumulé des richesses pour tous (capitalisme populaire), c'est aussi la tentative d'attacher pour toujours le prolétariat au devenir de la société bourgeoise. Bon gré mal gré, prolétariat et bourgeoisie sont obligés de vivre ensemble. Il faut que les prolétaires comprennent qu'un jour ils vivront mieux (comme l'a rappelé de Gaulle dans un de ces derniers discours en évoquant les délices de l'an 2000) de telle sorte qu'il est inutile de faire quoi que ce soit à l'heure actuelle, cela ne ferait qu'entraver la bonne marche de la société ; c'est la volonté délibérée d'inoculer le virus défaitiste à toute une classe.



    Si l'existentialisme se caractérisait par la recherche effrénée de l'action pour l'action afin de se libérer de l'assujettissement de cette société, la caractéristique du coexistentialisme est le refus de toute action, il faut subir. Vouloir coexister c'est affirmer l'absolue nécessité de l'autre. On ne peut détruire celui-ci, car il est la raison de notre existence. Rien ne le montre mieux que le nouveau slogan du P.C.F. : « la coexistence pacifique, pour les marxistes, n'est rien d'autre qu'une forme supérieure de la lutte des classes » (Waldeck-Rochet, « La lutte pour la coexistence pacifique et le désarmement », Humanité du 21.11.60). En effet, une telle affirmation est la reconnaissance de la force de la classe bourgeoise et cela à un point tel qu'on ne peut exister sans l'existence de celle-ci. Depuis le manifeste des Communistes de 1848 on sait que la bourgeoisie produit son propre fossoyeur, le prolétariat. Ici, l'affirmation est renversée : nous ne pouvons pas détruire la bourgeoisie (étant donné sa puissance), nous devons coexister avec elle. C'est l'aveu total de la victoire du capitalisme. On n'a plus la force, et, qu'on ne veut pas l'avoir, de contrebalancer ce pouvoir. Ce faisant, les Staliniens en arrivent à se mettre totalement sur le terrain idéologique bourgeois. Les idéologues du capitalisme ont toujours rêvé de la disparition des classes. Ils ont toujours considéré les conflits qui se déroulent dans la société capitaliste, depuis son origine, comme des accidents ou des maux nécessaires en attendant la libération apportée à l'humanité par le développement de la technique qui, comme chacun le sait, est faite pour diminuer la fatigue humaine, pour augmenter son temps de loisir et non pour augmenter le profit capitaliste ! Les Staliniens eux aussi entretiennent ce mythe : voir, dans l'Humanité du mois d'octobre la suite d'articles publiés par L. Barnier, à propos de la vie en l'an 2000. Leur idéologie est une pure idéologie bourgeoise.


    Cette nécessité de l'autre pour vivre a des répercussions à tous les niveaux. Sur le plan intellectuel cela revient à penser par personnes interposées : les Staliniens ne pensent plus qu'à travers les philosophes bourgeois et ils revendiquent tous ceux qui ont été sur un terrain humanitaire et progressiste : Jaurès et Cie. Ils n'ont plus de consistance. Sur le plan politique, ils paraphrasent les sermons de de Gaulle sur la grandeur. Sur le plan pratique, c'est la recherche de l'union avec tous les groupements qui veulent (tout au moins en paroles) la paix en Algérie et une vraie France éternelle. La coexistence est donc la trahison totale du programme communiste et du rôle historique du prolétariat.


    Ainsi à quelque niveau que ce soit de la société n'importe quoi est le coexistant de n'importe quoi, n'importe qui le coexistant de n'importe qui. Le lien entre tout cela c'est l'émulation autrement dit la concurrence. En effet, l'U.R.S.S. est le coexistant des U.S.A., Thorez celui de de Gaulle, le prolétaire celui de sa misère et de sa révolte. Mais, étant donné l'abdication de toute lutte, l'acceptation du devenir de notre société, toute révolte est prostituée ou bien est déclarée irrecevable, ainsi il ne reste plus à l'ouvrier qu'à coexister avec sa misère.


   Une ombre à ce tableau coexistenciel, les Staliniens ne veulent pas coexister avec les curés. Pourtant pourquoi n'y aurait-il pas émulation entre une forme rétrograde, le catholicisme, et une forme progressive, le laïcisme et le prétendu communisme ? Pourquoi – puisque la société se caractérise par une division de plus en plus accentuée du travail, par une atomisation de l'homme – ne pas admettre un corpus social qui penserait pour les autres hommes, permettant à ces derniers de jouir tranquillement de toute la stupidité dispensée par le capitalisme ? Pourquoi n'y aurait-il pas un curé pour ne pas penser ?… C'est une contradiction à l'intérieur de la théorie coexistentialiste. En fait, c'est une simple concurrence entre vendeurs d'opium, entre les vendeurs du paradis sur terre et ceux du paradis céleste. Les staliniens et les progressistes ne veulent pas perdre leur clientèle électorale menacée par la propagande cléricale.


     Avec cela les Staliniens se défendent d'être des opportunistes : « Tous ceux qui tentent de rapprocher la thèse marxiste sur la possibilité d'un passage pacifique au socialisme des inventions opportunistes sur une prétendue évolution graduelle du capitalisme au socialisme, dissimulent l'essentiel. Ils cachent que la conception marxiste déclare nécessaire le passage révolutionnaire d'un régime à l'autre, la substitution d'une classe dirigeante à l'autre, et d'un appareil d’État à l'autre, bref l'établissement de la dictature du prolétariat, alors que les théories opportunistes excluent la révolution et cette dictature du prolétariat » (M. Thorez, œuvre citée).


    Ici, la dictature du prolétariat est agitée comme un mannequin idéologique. On ne peut pas rejeter tout le marxisme, rejeter tous les buts finaux du prolétariat. En fait, ce n'est qu'un paravent car du moment que par la coexistence il est possible d'arriver au socialisme – puisque les classes adverses l'admettent – à quoi sert la dictature du prolétariat ? Dans la théorie marxiste cette dictature est nécessaire pour empêcher les tentatives de la classe adverse de prendre le pouvoir, pour détruire le mode de production bourgeois (le mécanisme des échanges, l'accumulation des biens, etc.), pour éduquer la nouvelle société. Or, pour les Staliniens, le socialisme conserve le mercantilisme, conserve la folie super-productiviste, et, de plus, dès maintenant, par l'émulation les gens peuvent devenir socialistes ! Alors… ce sera une dictature par qui, sur qui ?… Ne soyons pas pressé, un jour ou l'autre les Staliniens rejetteront aussi de leur arsenal idéologique la dictature du prolétariat devenue un objet inutile…


    Ainsi l'opportunisme, produit de la défaite du prolétariat, qui se caractérise toujours par la recherche effrénée des succès immédiats aux dépens du but final s'est transformé en une trahison totale : la coexistence remplace la lutte des classes. La bourgeoisie a pillé une partie du programme immédiate du prolétariat et ses formes de luttes (fascisme), les partis soi-disant prolétariens empruntent à la bourgeoisie son arsenal idéologique sur la valeur de l'individu, le progrès indéfini par la technique, etc. C'est pourquoi, dans ce monde d'où toute réflexion a été bannie depuis longtemps, la magie, la crédulité, l'obscurantisme triomphent, la masse ignorante doit écouter tranquillement les paraboles de saint Thorez et de saint Waldeck-Rochet sur la grandeur française et sur le socialisme… à venir. Le parti communiste français est le meilleur instrument pour empêcher le prolétariat d'agir et de penser.


    Tout cela ne va pas sans anicroches, comme nous l'avons vu à propos des curés, mais dans tous les cas le plus important est atteint : le prolétariat ne se meut pas sur ses bases de classe. Il ne pourra les retrouver et retrouver ainsi son programme que lorsqu'il aura chassé tous ces coexistentialistes, lorsqu'il aura purgé ses rangs de tous ces traîtres. Alors il proclamera de nouveau la lutte contre la société capitaliste et déclarera la Révolution en permanence.