VIEUX MARX… JEUNE AMÉRIQUE









      Il y a un siècle paraissait la « Contribution à la critique de l'économie politique » dans la préface de laquelle Marx formulait, pour la première fois, les lois générales du développement de la Société humaine. Il donnait une brillante illustration de ses dires en étudiant cette « vallée de larmes » : le capitalisme, pour en déduire tous les phénomènes de superstructures. Lorsqu'on étudie une chose, on aboutit soit à l'aimer soit à vouloir la détruire. On n'étudie pas, et surtout pas Marx, pour faire pénétrer dans les différentes cellules de notre cerveau les différents éléments d'un argument. Ce n'est pas un processus de digestion, mais un processus de lutte. On connaît trop les fameuses citations, sur la critique des armes et l'arme de la critique, pour qu'il soit nécessaire d'y revenir encore. Marx écrivait donc en lutteur, avec toujours à l'esprit le but grandiose : la révolution communiste internationale.



      Depuis cette époque, le marxisme est un objet de connaissance (quelque chose à connaître, Dame Culture!) pour les uns, une arme pour d'autres. Pour certains c'est un « gros morceau à avaler » (qu'ils arrivent très rarement à digérer), pour les autres c'est l'outil indispensable à la destruction de ce monde. Nous laisserons de côté la dernière catégorie, de ceux, peu nombreux, pour qui le marxisme ne pose aucun problème, pour examiner ceux qui veulent rajeunir, ceux qui veulent corriger, ajouter ou, les derniers et les plus vulgaire, « rafistoler » une théorie qui leur semble un peu vieillie. Dans ce but – qui se veut louable – ils se posent de gravent problèmes sans se rendre compte que, la plupart du temps, ils passent à côté du problème réel. C'est la quadrature sociale : comment remplacer une théorie qui explique l'ensemble de l'évolution de l'humanité par une série de recettes qui expliqueraient la réalité actuelle d'une façon plus vivante. Que l'histoire de la société tende au socialisme, tout le monde le sait. La plupart de ceux qui l'admettent et y aspirent ont pourtant le tort de s'en référer à l'actuelle Russie. Tous les chemins mènent à Moscou et il n'est pas un homme d’État bourgeois qui n'ait fait ou ne s'apprête à faire ce pèlerinage. Mais si c'est simplement la Russie qu'on admire il faut le préciser et ne pas parler, à ce propos, de socialisme. Ce qui est sûr c'est que la Russie imite l’occident, et qu'en occident la révolution prolétarienne n'a pas eu lieu. Il faut donc vérifier si le capitalisme, qui y subsiste, répond toujours à la critique de Marx et si la théorie de ce dernier est donc toujours valable.



      Voici l'appréciation donnée par un professeur d'économie politique américain, dans un article intitulé : « Crise du Marxisme »1.


      « Aucune des conclusions de Marx n'a été controuvée par l'histoire, ni même réfutée par les événements subséquents ; l'histoire ne reste jamais immobile, et le capitalisme a, de toute évidence, subi un certain nombre de changements importants. Mais plus il change, plus il reste semblable (qu'est ce que cela veut dire sinon que nous sommes toujours dans le même mode de production, qu'aucun fait n'est apparu nécessitant une correction de la théorie : invariance du marxisme donc ! N.d.R.), et, alors que la nature fondamentale a changé certaines de ses formes, cette nature irrationnelle est maintenant plus accentuée que jamais (cette nature irrationnelle réside dans l'existence de la classe ouvrière, N.d.R.). Par ailleurs, cette dernière ne s'est pas non plus manifestée comme étant un mal guérissable par l'utilisation d'un assortiment de médications prescrites de temps à autre par des réformistes de toutes sortes2. Il est, aujourd'hui, comme au temps de Marx, une composante inhérente, un trait caractéristique de l'ordre capitaliste lui-même. Et que le socialisme représente la seule issue rationnelle pour sortir de l'impasse dans laquelle le capitalisme a mené l'humanité, a été démontré non seulement par le raisonnement théorique mais par une vaste somme d'expériences historiques.


      « Cependant, comme il a été indiqué plus haute, le prolétariat des pays capitalistes avancés ne s'est pas développé de la façon prévue par Marx. Quelque mauvaise qu'ait été la situation il a été en mesure de s'élever au-dessus de la « misère inéluctable, ineffaçable et impérative » observée par Marx et qu'il pensait devoir s'accentuer avec le temps ».


      Qu'on nous permette une halte. Engels, dès 1891, faisait remarquer qu'il est vrai que le standing de vie des ouvriers s'est amélioré, mais c'est l'incertitude de l'existence qui a augmenté. Que la bourgeoisie ait, ensuite, essayé de faire du prolétaire un bourgeois, en lui donnant une certaine réserve, cela n'infirme en rien la position d'Engels. La bourgeoisie, en effet, ne peut immobiliser le prolétariat qu'en le faisant participer, un tant soit peu, à ses avantages, afin de lui donner l'illusion que cette société est aussi la sienne. Sur le plan politique, on inculquera à l'ouvrier qu'il a une place dans la Nation, qu'il a une Patrie. Staline n'a-t-il pas dit que le prolétariat devait redresser le drapeau de la nation (drapeau que la bourgeoisie a laissé choir) ? N'est-ce pas, actuellement, le but recherché de la propagande en France : isoler les ouvriers dans le cadre de l'entreprise et de la nation, contre les trusts internationaux, mais avec ceux qui exploitent, nationalement, les prolétaires ? Mais, dira-t-on, vous citez côte à côte les nationalistes français et Staline ! Celui-ci n'aurait donc pas été un marxiste ? La route du Kremlin est-elle coupée ?


      Étant donné la situation actuelle, il faudrait poser la question de la façon suivante : est-ce que, historiquement, le capitalisme peut assurer une existence sûre au prolétariat (nous voulons parler ici de la classe et non du prolétaire Jean, Pierre ou Paul) ? Au lieu de cela on dit que :


      « Bien que son existence sociale et culturelle soit en essence aussi inhumaine qu'à l'époque de Marx, il n'a pas, et de loin, « acquis la conscience théorique de sa perte » et a tendu à succomber à l'idéologie bourgeoise et à s'adapter à sa dégradation. Ce que Marx n'a pas apprécié, en d'autres termes, c'est l'intensité et la rapidité avec laquelle le caractère irrationnel du capitalisme donnerait naissance à un mouvement suffisamment puissant pour entraîner une transformation socialiste de la société ».


      Une telle appréciation du développement de la conscience de classe est purement métaphysique et mécaniste, supposant qu'à une exploitation donnée doit correspondre, obligatoirement, une forme de libération consciente.


      Ici encore, pour être rigoureux, il faut répondre aux deux questions suivantes :


        1°) Quel est le but du mouvement politique de la classe ouvrière, et, au travers de quel organe pourra s'effectuer une transformation de l'existence de cette classe ?


             2°) Est-ce qu'une crise ne détruirait pas cette « adaptation à sa dégradation » ?


      La libération de la classe prolétarienne est le but immédiat, c'est-à-dire celui qui, par la révolution, s'actualisera, se matérialisera le plus dans la chair de millions de prolétaires (ne serait-ce qu'au travers de la diminution de la journée de travail) ; mais à travers cette libération c'est celle de l'Humanité toute entière qui sera effectuée. Un tel processus ne peut pas se réduire à une simple émeute, à un simple déchaînement de violence. Pour avoir une quelconque chance de succès, il faut un organisme qui soit capable de diriger toutes les révoltes particulières des prolétaires pour les hausser à une révolte générale contre l'ordre existant. Un organisme dépositaire de toutes les luttes antérieures et de la théorie intégrale. Nous pouvons demander à l'auteur de l'article, si la révolution russe n'a pas été un bel exemple de lutte du prolétariat pour transformer la société. Or, au cours de cette révolution, il y eut un personnage fort important : le Parti Bolchevik. Ce dernier était justement l'organisme dont nous voulions parler, c'est-à-dire un parti de classe intransigeant.


      « Ceci c'est du passé », nous répondra-t-on, « maintenant le prolétariat est amorphe, il s'est adapté ». Mais la crise, la crise est-elle éliminée ? La catastrophe prévue par Marx n'aura-t-elle pas lieu ? Les « dignitaires » de Moscou nous disent qu'il en est ainsi : les guerres sont évitables. Or qu'est-ce que la guerre pour le marxiste ? C'est le moyen bourgeois de résoudre la crise. Et la révolution, alors ? C'est la façon dont le prolétariat mettra fin à ce régime économique qui engendre crise sur crise, guerre sur guerre, violence sur violence (ce n'est pas nous qui répondons, c'est Lénine, voyez « Le socialisme et la guerre »). Y aura-t-il encore des guerres ? Il suffit de lire n'importe quel journal confit en démocratie pour se rendre compte que tout le monde croit en la « future ». Donc il y aura une crise. Ceci est absolument certain, et nous pouvons caractériser tous les pleurnicheurs en marxisme, les vains agitateurs de poussière anti-marxiste, les dénicheurs de vieilles trouvailles, comme étant incapables d'attendre la crise.

      Notre auteur, au lieu de chercher dans cette voie, passe à la découverte : crise du marxisme ? Oui, puisque d'un côté l'incertitude de l'existence du prolétariat a augmenté (un jour il peut perdre toutes ses illusions de réalité bourgeoise : frigidaire, voiture, participation aux actions de l'entreprise)3 et que, de l'autre, il n'existe pas de « mouvement puissant pour entraîner une transformation socialiste de la société ». Et il nous fait un aveu : « c'est à Lénine que fut donné d'assimiler pleinement l'essence de la méthode marxiste. Pour se livrer à l'analyse de l'impérialisme et à l'appréciation entière du rôle crucial joué dans ce système par l'affaiblissement des peuples habitant les pays coloniaux, dépendants et sous-développés, il a brillamment appliqué cette méthode à la réalité du vingtième siècle. La crise du marxisme sera surmontée par une poursuite de la recherche dans cette direction ».


      La crise du marxisme date donc de la disparition de Lénine. Cela veut dire que la ligne marxiste s'arrête avec ce dernier, qu'il n'y pas de continuité de Marx-Engels-Lénine à Staline-Krouchtchev. Il fait une théorie de cette discontinuité, pour dire qu'il y a crise. N'a-t-il pas raison pour la première partie de l'affirmation ? Rappelons brièvement quelques dates. 1917 (octobre) : le prolétariat prend le pouvoir et fait ainsi une double révolution (révolution anti-féodale et anti-bourgeoise), mais, étant donné l'économie arriérée de la Russie, on ne peut pas passer directement au socialisme. Le parti doit garder le pouvoir en attendant la révolution en Occident qui permettra à la Russie d'accéder au socialisme. 1926 : c'est la théorie stalinienne du socialisme en un seul pays (qui était féodal), mère de toutes les déformations, de toutes les falsifications, du triomphe de Krouchtchev au XX° Congrès avec sa théorie des voies nationales au socialisme – et ce, d'une manière pacifique – mère de la stupidité théorique qui veut faire passer comme passage au socialisme, une généralisation du mécanisme mercantile dans l'agriculture (bulle de Krouchtchev).


      Notre auteur n'est pas le seul à poser le problème ainsi (d'autres sont plus lyriques et parlent d'enterrer le socialisme). Mais soyons sérieux, il ne faut pas confondre défaite matérielle du prolétariat avec défaite de la théorie. En définitive, ils sont tous restés prisonniers de la parabole : un homme qui s'était blessé avec un couteau jette ce dernier en l'injuriant comme étant instrument du diable. Si vous jetez le couteau, vous serez encore plus désarmé devant ce dernier.


      S'ils font, consciemment ou inconsciemment une théorie de la discontinuité entre Lénine et Staline-Krouchtchev, il est un autre courant qui affirme la continuité du marxisme de Marx-Engels-Lénine aux quelques éléments qui le composent et ce parce que le marxisme est toujours valable. C'est parce qu'il est invariant qu'il faut, invariablement, rejeter (sans condamnation, il n'est pas besoin du diable !) tous ceux qui veulent en modifier une virgule.


         Nous avons ici un bel exemple de critique, honnête et bourgeoise, d'une situation. Comme toujours, ce genre de critique ne fait qu'envisager l'aspect négatif, sans jamais indiquer la voie vers la solution, sans affirmer jamais la société nouvelle qui détruira l'ancienne. Le marxisme est une critique de la critique4. Il reprend les critiques faite à l'ordre existant et les porte au crible de son analyse. Il montre que la critique, aussi bien que la chose critiquée, sont deux aspects d'une même réalité. La véritable critique est la critique qui fonde. Que voulons-nous fonder, nous prolétaires ? La société communiste. Pour accomplir cette tâche il faut, nous l'avons dit, un parti de classe international.


      De petites crises surviendront avant la catastrophe prévue par Marx. Elles porteront les ouvriers sur un terrain de classe. Elles détruiront leurs illusions pour les ramener dans la vie réelle. Déjà, dans la vieille Europe, les forces démocratico-réformistes s'usent et ne peuvent retenir les élans spontanés du prolétariat. En Amérique, le prolétariat est depuis longtemps imbibé d'opium mercantile, c'est un vieux problème. Là aussi le chemin vers la transformation de la société, vers la destruction du monstre sénescent (non pas parce qu'il n'est plus capable de se développer, mais parce qu'il a accompli tout son cycle social nécessaire, et que les formes superstructurelles qu'il produit sont des formes de société décadentes) est le même. Dans la vieille Amérique, la théorie marxiste garde toute la vigueur de la jeunesse : jeune Marx… vieille Amérique.





Cahiers Internationaux n°101



2  Une condamnation du réformisme, ça se souligne !



3  La bourgeoisie est devenue plus matérialiste. Au lieu de donner seulement l'illusion par la vie future (du

côté de chez Jean) elle fait de cette vie réelle une illusion (du côté de chez Sam).



4  Et non simple critique, comme le dit l'auteur de l'article cité.