Contre toute attente

 

 


 

  D’aucuns attendaient quelque chose de ces dernières élections ; d’autres attendent la vraie crise, la reprise révolutionnaire de la lutte de classe, la réaffirmation du prolétariat, d’autres encore la venue d’un quelconque messie ou l’arrivée d’extra-terrestres. Or, d’attente en attente la vie s’écoule et s’enfle capital ; on n’a plus des êtres, mais des différés.

 

  L’incapacité à être se mesure à la patience à attendre. Attente et espoir, c’est ce qui reste à l’humanité vidée de tout élan profond par le vampire capital. Une variante : il y a ceux qui résistent à l’oppression, tout en n’ayant aucune perspective. Résister est une attente masquée, un espoir inavoué que le cours du monde puisse tout de même changer.

 

  De ce monde gros de catastrophes, il n’y a rien à attendre, pas même l’éclosion d’une de celles-ci. Il faut le quitter et commencer une autre dynamique de vie. Du concret de cette dernière il ne peut être question ici. Je veux simplement signifier que le refus de l’attente implique la compréhension intellectuelle-corporelle de l’impossibilité de réaliser quoi que ce soit dans ce monde. Cela ne veut absolument pas dire que rien ne peut advenir dans ce dernier qui puisse avoir un caractère de rupture dans l’ordre de la communauté-capital, ne serait-ce que parce que ce monde n’est pas homogène et où la réalité du capital n’est pas partout la même. Dans une étude antérieure au sujet de ce dernier, on a fait observer que son devenir était non de résoudre les contradictions mais de les englober, et ce, même lorsqu’il se pose sur le mode de l’échappement. De ce fait il est possible encore de raisonner en termes de plus-value relative car l’exploitation des hommes et des femmes est une réalité concrète et terriblement prégnante au sein de certaines couches de la population de la communauté-capital, de même qu’il est vrai qu’il y a une dynamique du profit et de son taux, que le capital fictif a une réalité, mais que tout cela est subsumé, intégré par le capital en tant que représentation. Ses diverses figures perdurent et coexistent avec la dernière produite qui tend à les intégrer et à les orienter en fonction de son épanouissement. Ceci est un autre mode d’exprimer son inégal développement dans toutes les zones du globe et dans toutes les sphères de l’activité qui fut humaine.

 

  Ce qui est déterminant en fonction d’une prise de position par rapport à la réalité de ce monde, c’est-à-dire en liaison avec ce qu’il faut faire de concret afin de pouvoir continuer à vivre dans un devenir qu’on veut humano-féminin, c’est la figure la plus élaborée du capital car c’est elle qui structure et commande l’ensemble de sa communauté qui intègre son passé. Vouloir raisonner et se déterminer en fonction des figures archaïques du capital c’est être contemporain de ce passé et mis dans la situation d’attendre un présent déjà réalisé, un futur qui se dessine largement. C’est, en outre, opérer totalement sur le terrain de l’être du capital alors qu’il faut agir comme s’il était déjà mort (A. Bordiga).

 

  Il faut quitter ce monde tout en sachant quel est son devenir. Cela ne veut pas dire qu’on puisse faire des prévisions rigoureusement précises à ce sujet, mais on doit être à même d’en comprendre le sens général – ce qui nous évite toute attente fixatrice d’être, inhibitrice de vie.

 

  Concrètement, peut-on avoir un nouveau Mai 1968 ? Evidemment non. Il fut une émergence, et nous sommes dans la maturation de ce qui surgit alors. De plus, avec la crise de 1973 on a le point de départ d’un processus latent depuis 1969 et, par certains aspects, depuis 1959, avec un éclatement-manifestation en 1975, puis un tassement, engourdissement, comme disent certains, une maturation selon moi ; aussi, 1978 pourrait être le moment de manifestation du déséquilibre latent depuis quelques années amenant quelque chose de comparable en discontinuité avec le merveilleux Mai d’il y a dix ans.

 

  Le lieu, cette fois, pourrait être l’URSS. Dans les années 60, le mouvement de rupture au sein de la communauté-capital provoqua un vaste ébranlement dans l’aire occidentale qui affecta d’abord les USA pour atteindre sa culminance généralisatrice en France. Depuis, nous avons maturation d’une phase nouvelle pour le devenir du capital[1] et la perception des diverses impasses de la part de ceux qui veulent sa destruction, les conduisant bon gré mal gré à une vaste remise en cause qui ne se limite pas à l’immédiat mais englobe l’arc historique qui va de la naissance de la cité grecque (moment présupositionnel du capital) à nos jours, et parfois au-delà dans le temps antérieur dans la mesure où l’antique assujettissement de la femme est réellement rejeté, et ce, même si c’est parcellaire et infesté d’incohérence. Mais l’Occident est bloqué, peut-être parce que trop en avance sur le reste du monde, ce qui le met également en porte à faux et risque de faire apparaître les solutions proposées comme encore entachées d’européocentrisme ; aussi doit-il recevoir une impulsion. C’est là que le devenir de l’URSS intervient. Celle-ci, comme la Russie naguère, intègre ce qui se produit en Occident avec un décalage dans le temps et en l’ordonnant en fonction de ses particularités historiques. Comme je l’ai dit dans La révolution russe et la théorie du prolétariat, le phénomène révolutionnaire dont la crête fut 1917 est maintenant définitivement épuisé. Il semblerait que trois générations de vingt ans soient nécessaires pour parvenir à un tel résultat. C’est en 1848, environ 60 ans après 1789, que le monde nouveau explose et expose la dynamique d’une nouvelle révolution. Le phénomène de 1917 se termine également en ce qui concerne sa transcroissance spatiale. Les derniers événements éthiopiens, ceux de la Namibie, du Zimbabwe et quelques autres de part le monde peuvent être considérés comme étant les ultimes conséquences du congrès de Bakou de 1920 qui réclama l’émancipation de tous les peuples colonisés. En conséquence, l’URSS doit se mettre au niveau occidental, ce qui se produira à travers des cassures comme le furent en leur temps, au cours d’une autre phase historique, 1905 et 1917, qui engendreront des mouvements à la fois archaïques et extrêmement en avance du fait qu’en URSS le problème de la communauté prendra une dimension exceptionnelle à cause de la négation nécessaire et simultanée de la communauté-capital et de sa mystification, le communisme russe. Le grave danger qui se présentera alors, en Occident, se sera celui de se mettre à la remorque du dernier événement soviétique, la volonté de copier ou l’attente que quelque chose de similaire se produise. Il en fut ainsi à la suite de la révolution de 1917. Amadeo Bordiga fut un des rares à dire que cette révolution ne rompait en rien avec le marxisme, qu’elle n’imposait pas une russification de la théorie et qu’il fallait opérer en fonction de ce qu’il nommait la théorie intégrale. Il n’attendait pas quelque chose d’une autre aire, comme il n’attendit jamais un signe quelconque indiquant la proximité de la révolution. Certes, on l’a dit, une impulsion sera communiquée à l’Occident, mais il faut qu’elle soit perçue en tant que telle et permette de réaliser ce pour quoi il est mûr. De ce fait, il serait vain d’attendre un tel événement pour faire quelque chose ; au contraire, il faut d’ores et déjà commencer – dans toute la mesure du possible (au moins au niveau de la représentation) – le devenir hors du monde. Ainsi au moment où nous ressentirons l’impact de cette poussée nous n’aurons pas à chercher une solution ; mieux, nous serons signification de celle-ci.

 

  Au cas où cet événement ne pourrait être proche et au cas où cette prévision s’avérerait fausse, l’unique possibilité de vivre et de signifier une issue est de commencer l’abandon de ce monde car, lui aussi, aura un impact sur ce dernier. De toute façon, il n’y a pas à attendre car c’est se figer et perdre toute capacité à reconnaître la réalité d’un mouvement bouleversant lorsqu’il se manifeste enfin.

 

  Il y a donc bien une dynamique de ce monde qu’on peut déceler en fonction de l’histoire des différentes aires le composant. Si on en parle peu c’est que là n’est point l’essentiel. L’essentiel à comprendre c’est ce qui fait discontinuité et qui permet d’échapper à l’engluement de l’immédiat rendant inapte à entreprendre une quelconque dynamique. Pour être réceptif, il faut rompre avec les vieilles représentations et avec le comportement attentiste-espérantiste des morts-vivants de ce monde.

 

 

 

 


       Jacques CAMATTE      

Mars 1978[2]  

 

 

 

 

 

 



 

[1] Cf. Jacques Camatte, C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter, in INVARIANCE Série III, n°2

[2] Dernier texte du n° 5-6 de la Série III d’INVARIANCE