LA RÉVOLUTION RUSSE ET LA THÉORIE DU PROLÉTARIAT

 

 

« La vie de la nouvelle humanité est dans la révolution, la révolution naît du schisme. »

A. BORDIGA

 

 

A. Bordiga écrivit cette phrase en 1965 dans l'article Le Temps des abjurateurs de schisme, cinq ans avant sa mort. Elle caractérise fondamentalement son comportement et son aspiration. Dès le début, lors de son activité au sein, du parti socialiste, révolution et schisme constituent les deux axes de sa réflexion et de son engagement. Car il conçoit la révolution comme une discontinuiréelle, une brèche qui ne doit plus pouvoir être comblée. Mais le schisme qui engendre la révolution ne lui est pas contemporain οu juste anrieur, il existe depuis l'apparition de la classe prolétarienne sur la scène de l'histoire en 1848. Le schisme, c'est la coupure radicale avec la société bourgeoise : démocratie, individualisme, mercantilisme ; et donc avec le capi­tal : exploitation de la force de travail, profit, division de la société en entreprises, etc. Et, simultanément, il affirme que depuis cette date existent les conditions matérielles pour l'instauration du communisme : « Si on voulait limiter tout le « communisme critique », doctrine de l'émancipation du prolétariat que le prolétariat élabore lui-même continuellement et « représente » dans l'histoire, aux résultats auxquels parvenaient K. Marx et F. Engels à l'époque du Manifeste, nous pourrions toujours rappeler qu'ils considéraient comme possible la révolution communiste dans l'Allemagne de 1847, socialement et politiquement presque féodale et encore dans l'attente de la révolution bourgeoise. Les conditions techniques de l'économie socialiste dans la mesure où elle représente un stade de développement des moyens de production, existaient donc, selon le marxisme classique, dans l'Europe de 1848... » (Les enseignements de l'histoire récente » 1918[1])

S'il n'accorde pas une grande importance à la religion et à 1'Eglise, c'est qu'il pense que la question religieuse est dépassée. Toutefois, quelques années plus tard, il se rendit compte qu'elle n'avait pas été surmontée : les Eglises triomphant encore lourdement sur les hommes. Ι1 écrivit: « Quand régnait la propriété privée, il fallait se dire athée pour prouver l'existence de l'homme, chose différente de la matière naturelle. L'homme étant replacé dans la nature comme sa partie intégrante (communisme, n.d.r.), la religion qui affirme Dieu, nous est aussi inutile que l'athéisme qui le nie. » (Tables immuables de la théorie communiste, 1950 [2]). Au début de son activité, le danger venait de la franc­maçonnerie ; c'était surtout vis-à-vis d'elle qu'il fallait réaliser la rupture.

 

Le schisme doit être maintenu vivant et seule la théorie peut le faire, surtout dans les périodes de contre-révolution. Mais cette théorie se réduirait à une vulgaire pétition de principes si, simultanément, on ne mettait pas l'accent sur ce qui quotidienne­ment réactualise le schisme de 1848 : la révolte des masses exploitées. « Les vérités de l'avenir ne sortiront pas des élucubrations d'un surhomme, mais seront libérées des rapports réels de la vie des masses. C'est le prolétariat - exploité et anal­phabète - qui pense et qui fait la nouvelle histoire. » ( La doctrine socialiste et la guerre, 1915.)

 

« ... La critique socialiste... représente la méthode d'emploi. la plus heureuse et la plus sûre de la raison humaine; c'est seulement lorsqu'elle s'iden­tifie à la cause de ceux qui n'ont rien et sont domi­nés, en dehors et contre les règnes du dogme et de l'autorité, quelle est libre de toutes les influences et de tous les préjugés. » ( La Révolution russe, 1917.)

 

C'est pourquoi, tout en accomplissant son œuvre de défense de la théorie, de sa clarté, de son impor­tance, A. Bordiga intervient dans les luttes du prolé­tariat du sud de l'Italie et contribue à la création et à l'organisation de syndicats. Pour lui, toute sa vie durant, il voit dans les masses incultes, qui spontanément se révoltent, le seul agent réel de réalisation de la vraie rupture, de la vraie effectuation du schisme; tandis que les intellectuels trop aliénés à leur propre intelligence composent avec l'ordre établi. L’intelligence, dira-t-il en 1959, est opportuniste. Les masses, ou elles sont soumises et acceptent le despotisme, ou elles se révoltent; les intellectuels justifient leur impossibilité à se révolter. La foi, l'instinct sont plus révolutionnaires que l'intelligence. On est loin du soi-disant intellectualisme de Bordiga qui ne se serait pas préoccupé de la pratique. La plupart du temps celle-ci fut évoquée contre lui uniquement pour pouvoir justifier diverses actions immédiates, déviantes, souvent baptisées de tournants historiques. Pour lui « ... une seule pratique humaine est immédiatement théorie : la révolution. La connaissance humaine avance par révolutions, la connaissance humaine avance par révolutions sociales. Le reste est silence. » ( Tables immuables de la théorie communiste [3]).

 

Ainsi au cours des années 10 de ce siècle, A. Bordiga intervint au sein du P.S.I. (parti socialiste italien) au sujet de la remise en cause du marxisme, contre ceux qui pensaient que 1'œuvre de K. Marx était absolument dépassée et à mettre au grenier, proclamant un réformisme et une conciliation des classes ; contre les partisans de la culture qui vοu­laient imposer une propédeutique à tout prolétaire avant qu'il puisse être accepté au sein de l'organi­sation. Pour A. Bordiga, le prolétaire doit être armé de sa théorie. D'où sa lutte contre tout laxisme théo­rique et pour une intransigeance de pensée.

 

Ι1 perçut la Révolution russe comme une rupture profonde avec la démocratie ; il y vit une convergence entre sa position et celle des bolcheviks et donc une confirmation de son abstentionnisme. Ici se manifeste un invariant de loeuvre de A. Bordiga : son opposition irréductible à la démocratie, depuis ses premières interventions au sein du groupe des jeunes socialistes quand il s'élevait contre le bloccardisme - sorte de front unique avant la lettre - jusqu la fin de sa vie. Cette opposition est liée à son aversion contre les classes moyennes qui justement sont incapables de faire une rupture, vivent dans le compromis permanent ; or, ce qu'il y a de pire pour le prolétariat, c'est l'absence de décision ferme et de perspective rigoureuse.

 

La volution russe lui apparaît comme vérification de la théorie du prolétariat, ce qui le renforça dans sa position intransigeante vis-à-vis de tous les adeptes de la démocratie. Celle-ci avait aboli, au niveau des partis, toute différence entre prolétariat et bourgeoisie et empêchait que puisse se manifester la rupture entre capitalisme et communisme. C'est, pour A. Bordiga, le point fondamentalle schisme doit être réaffirmé. Il reprochera même à K. Marx et à F. Engels d'avoir été trop conciliants sur cette question, de s'être illusionnés. « Il est indé­niable que Marx et Engels, bien qu'ils aient été des démolisseurs de toute l'idéologie démocratique bourgeoise, attribuaient encore une importance excessive à la démocratie et croyaient le suffrage universel fécond d'avantages qui n'avaient pas encore été discrédités. » (Les Enseignements de l'histoire récente.)

 

Sans rupture avec la démocratie, aucune discon­tinuité n'est possible. L'acceptation de la démo­cratie s'accompagne en général de manœuvres tac­tiques qui sont autant de pertes d'énergie pour le prolétariat. Ici encore, il critique K. Marx. « Mais le système du communisme critique doit être natu­rellement compris en liaison avec l'intégration de l'expérience historique postérieure au Manifeste et à Marx, et, s'il le faut, en un sens opposé à cer­tains comportements tactiques de Marx et d'Engels qui se sont avérés erronés. » (Ibid.)

 

Cette distanciation vis-à-vis des maîtres est néces­saire pour effectuer la rupture salutaire avec la société en place. D'ailleurs A. Bordiga avait écrit en 1915 : « Le socialisme est la plus grande des héré­sies modernes. C'est pourquoi il ne doit pas avoir peur de renverser de leurs autels toutes les divinités. » (La Bourgeoisie et le principe des natio­nalités.)

 

Dans les années 1919-1920 se développe au sein du mouvement ouvrier une position antidémocra­tique et surtout antiparlementariste qui n'est pas identique à celle de A. Bordiga, mais celui-ci en reconnaît l'importance. Des articles de A. Pannekoeck, G. Lukács, S. Pankhurst ainsi que les thèses des communistes belges, suisses paraissent dans le journal qu'il dirige : il Soviet.

 

La rupture avec la démocratie implique le refus de la conception social-démocrate du parti : « ...il ne doit pas y avoir dans le mouvement socialiste de chefs ni de domestiques et, dans un certain sens, même pas de maîtres ni de disciples. » (Encore plus avant, 1917.) Ce qui est parfaitement compatible avec son rejet de la culture et sa revendication d'une intransigeance de pensée théorique. Le prolétariat a sa propre doctrine et n'a pas besoin de puiser dans l'arsenal idéologique bourgeois pour être éclairé en ce qui concerne la révolution. « ... le communisme critique [est la] doctrine de l'émanci­pation du prolétariat que le prolétariat élabore lui­même et représente dans l'histoire. » (Les Enseignements de l'histoire récente.)

 

On voit que A. Bordiga n'affirme pas, ici, une invariance. Ι1 pense que le mouvement prolétarien peut enrichir la théorie. La différence avec sa position ultérieure découle de la différence de situation. Au moment qui va de 1912 à 1917, la révolte du prolétariat doit permettre de rompre définitivement avec la bourgeoisie ; la révolution actualise cette cassure; ultérieurement son involution et celle de l'Internationale communiste apportent des modifications très importantes : trop grande élasticité tactique (chose qu'il avait reprochée à K. Marx et à F. Engels), utilisation de soi-disant enrichissements de K. Marx pour justifier les pires tournants, le léninisme présenté comme étant quelque chose de supérieur (et de divers) au marxisme. De ce fait, le mal le plus grand apparaît comme étant l'innovation théo­rique d'où, après la guerre de 39-45, l'affirmation de l'invariance (déjà postulée dans l'appréciation que le léninisme n'apportait rien de nouveau à la théorie). Ιl y a une base commune à ces deux moments théoriques: le communisme est possible depuis 1848, comme on 1'a déjà indiqué ; c'est ce qu'il affirme à nouveau en 1957 dans Les Fondements du communisme révolutionnaire marxiste dans la doctrine et dans l'histoire de la lutte prolétarienne internationale. On peut dire que l'échec de la Révolution russe et la régression de l'IC. ont provoqué un traumatisme chez A. Bordiga, d'où sa recherche passionnée d'un comportement apte à éliminer un nouvel échec. Ιl sera caractérisé par 1'antidémocratisme et le maintien de l'invariance de la théorie, parce que les défaites découlent d'avoir abandonné la ligne classique et d'avoir emprunté des voies dites nouvelles dont le mérite aurait été d'être plus rapides, plus faciles.

 

A. Bordiga rêvait d'une rupture définitive avec la social-démocratie. Sa défense acharnée des 21 condi­tions énoncées au IIè Congrès de 1'IC. en vue de l'admission des partis dans l'Internationale dérive de sa volonté d'éloigner tous les démocrates, tous ceux qui n'acceptent pas la dictature du prolétariat.

 

Devant réaliser une révolution originale sans aucun rapport avec la révolution bourgeoise, le prolétariat doit avoir une organisation séparée, dis­tincte de toutes les autres, armé de sa propre doc­trine. En conséquence, il faut que s'opère la scission au sein du P.S.I. comme A. Bordiga le revendiqua très tôt. La scission une fois faite, il la défendra contre tous en s'opposant notamment à la formation d'un parti communiste unifié sur le modèle du V.K.P.D. (parti communiste unifié d'Allemagne) qui aurait résulté de l'union des communistes avec les terzin­ternasionalisti (les socialistes partisans de la IIIè Internationale). Cette position, il la maintint jusqu'au bout.

 

À l'opposé de presque tous les courants révolu­tionnaires, A. Bordiga n'individualisera pas la dégéné­rescence de l'IC. dans l'absence de démocratie ; pour lui, tout au contraire, elle est due à la revi­talisation de la part de l'Internationale des méthodes démocratiques : front unique, gouvernement ouvrier, etc. (ce qui signifie abandon de la théorie du prolétariat). Le reflet de ce recul révolutionnaire se traduit par une lutte contre les révolutionnaires au sein de l'organisation internationale.

 

De même, en ce qui concerne le fascisme, A. Bor­diga note qu'il ne rompt pas réellement avec la démocratie (il ne peut donc pas être révolution­naire); il est en définitive une mocratie sociale; il n'a pas de théorie, d'idéologie propres ; ce qu'il a de nouveau, c'est l'organisation : « ... Mais il apporte un facteur nouveau dont les vieux partis étaient totalement dépourvus, un puissant appareil de lutte, puissant tant comme organisation poli­tique que comme organisation militaire. Ceci prouve que, dans la crise grave que traverse actuellement le capitalisme, l'appareil d'État ne suffit plus pour défendre la bourgeoisie. » (Discours de A. Bordiga au Vè Congrès de l'IC. 02.07.1924.)

 

Le plus dangereux, ce n'est pas le fascisme mais ce sera l'après-fascisme puisqu'il apparaît clairement qu'il ne sera pas éliminé par un mouvement révolutionnaire du prolétariat, du fait de la faiblesse de ce dernier, immer dans une nouvelle union sacrée - coalition antifasciste - pour la défense οu la restauration de la démocratie. Quelque temps avant sa mort, il rappellera et défendra avec force cette position au cours d'une émission à la télévision italienne consacrée justement au fascisme.

 

La première position de rupture se retrouve en ce qui concerne l'attitude vis-à-vis de la Seconde Guerre mondiale : ni pour les démocraties ni pour le fascisme. Toutefois, d'un point de vue straté­gique, la victoire de l'Allemagne nazie serait plus favorable à un mouvement révolutionnaire que la victoire des alliés démocrates. La première ne pour­rait pas remplacer immédiatement le vaste système oppresseur mondial constitué par les puissances anglaise et étasunienne (de même qu'il aurait mieux valu, en 1918, que vainque l'Allemagne impériale). Le mouvement des peuples de couleur eût pu prendre une force irrésistible et l'écroulement subit des anciens empires coloniaux eût provoqué une faille formidable dans tout l'Occident. L'enraye­ment du mouvement d'émancipation dans les années 45 à 49 (même quand il y eut acquisition de l'indé­pendance comme aux Indes, au Pakistan, en Indo­nésie) fut très grave pour divers pays (Algérie et Madagascar en sont les exemples les plus fameux) et permit de couper à la base une reprise éventuelle de la lutte des prolétaires d'Occident.

 

L'application du plan Marshall ne fit que ren­forcer sa position : les quelques révoltes spontanées du prolétariat furent étouffées non tant à cause des manœuvres staliniennes que du rétablissement d'un niveau de vie supportable consenti par l'aide éta­sunienne.

 

Du fait de l'union sacrée antérieure, la puissance des institutions démocratiques avec leur pouvoir de mystification ne pouvait être ébranlée que par une défaite des pays occidentaux. Aucun mouve­ment révolutionnaire ne pourra surgir après la Seconde Guerre mondiale, parce que, de plus, pour A. Bordiga, il est impossible que le prolétariat puisse entreprendre son mouvement d'émancipation sans s'être préalablement armé théoriquement (formation du parti).

 

C'est donc en fonction de cette nécessité d'une rupture avec la démocratie, donc avec l'individua­lisme[4], avec l'idéologie productiviste, etc., que A. Bor­diga apprécie les divers mouvements d'après-guerre. Il qualifie l'insurrection violente de Hongrie de 1956 de mouvement polyclassiste, une sorte de réédition d'un front unique avec, comme autre fait négatif l'accompagnant, la revendication autoges­tionnaire. Or, il ne s'agit pas de gérer l'entreprise mais de la détruire. On ne peut pas conserver les formes économiques du capital.

 

On a vu qu'il faut qu'il y ait un schisme pour qu'il y ait révolution et celle-ci ne peut être réalisée que par le prolétariat. C'est ici que Russie et révo­lution dans la théorie marxiste se révèle très impor­tant pour comprendre la position de A. Bordiga. En effet, il commence son étude par une réflexion sur la révolution: y a-t-il une série infinie οu finie de révolutions? Notre révolution, la révolution prolé­tarienne, sera la dernière mais, nous marxistes, dit-il, nous prenons en compte toutes les révolu­tions de l'espèce. Là est le point de dilatation essen­tiel qui évite à A. Bordiga de rester dans un domaine étroit. Ιl ne considère pas la révolution dans un espace-temps limité, mais le phénomène révolution dans tout le devenir de l'espèce qui doit se conclure avec la révolution communiste dont le seul exemple nous est, en partie, donné par la Révolution russe. Cette dernière est donc la preuve de l'inéluctabilité et de la réalité de la révolution à venir. Si on peut considérer que l'échec de la Révolution russe est irrémédiable, le cycle des révolutions s'est bien ter­miné avec la révolution bourgeoise et on ne peut plus avoir que réformisme οu pourrissement de la société ; si l'échec a des causes bien déterminées, investïgables par la théorie, alors la série des révo­lutions est encore ouverte : reste la révolution communiste οu prolétarienne.

 

Mais il n'y a pas seulement une série dans le temps; il y en a une, aussi, dans l'espace, avec, évidemment, le même point d'arrivée : le commu­nisme. C'est pourquoi A. Bordiga analyse les révolu­tions anticoloniales par rapport à la révolution communiste. Ιl en souligne les limites dues à l'absence d'un noyau prolétarien qui, tout en sou­tenant la lutte contre les métropoles coloniales, aurait été apte à affirmer les mêmes positions que celles avancées par K. Marx et F. Engels dans l'Adresse de 1851. Cependant en comparant avec la série des révolutions qui se sont succédé en Occident, il constaté le développement d'un phénomène révo­lutionnaire en Asie, en Afrique, vis-à-vis duquel on ne peut pas être indifférent et qu'on ne peut nier. « Vouloir lier la réalisation du programme commu­niste aux vicissitudes du cours historique d'une seule des grandes races de l'espèce humaine, c'est-à­dire des Blancs caucasiens, οu aryens οu indo-euro­péens, en concluant que si ce rameau se trouve désormais au terme du cycle, plus rien de ce qui se passe au sein des autres races n'offre d'intérêt, c'est, comme il est facile de le démontrer, le genre d'erreur grossière qui réunit en elle, bien pire que toutes les dégénérescences révisionnistes, toutes les erreurs anciennes et possibles de tous les anti­marxistes. » (Les Luttes de classes et d'États dans le monde des peuples non blancs, champ historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste,­1958.)

 

La présupposition est : le prolétariat a été battu en Occident; il y a une situation bloquée; ce qui peut la débloquer c'est la crise, mais celle-ci n'est pas pour demain : donc, tout ce qui peut affaiblir la société en place est un élément favorable pour la reprise révolutionnaire. « Peut-être que les 50 ans que nous, Blancs, avons perdus pourront-ils être compensés par le mouvement d'accélération de nos frères jaunes et noirs. » (Le texte de Lénine sur la maladie infantile du communisme (le gauchisme), 1961) ; celle-ci ne peut pas avoir une effectivité s'il n'y a pas une clarté doctrinale, ce qui implique le rejet des théories posant le paysan. comme substitut du prolétaire dans l'immense révo­lution en cours apte à transcroître en révolution communiste.

 

Dans sa vision du devenir des autres pays au communisme, A. Bordiga ne les subordonne pas à celui de l'Occident. Pour lui, le communisme n'est possible qu'à la suite de la révolution dans les pays capitalistes hautement développés, mais il considère que les pays colonisés doivent accomplir leur propre cycle puisque, il faut le répéter, la possibilité de la double révolution a été perdue au début des années 20. C'est pour comprendre le devenir original pos­sible qu'il entreprend l'étude des diverses formes de production qui précèdent le capitalisme et qu'il remet en cause le schéma strictement unilinéariste de l'évolution de l'humanité. En revanche tous ceux qui nièrent l'importance de ces mouvements en arri­vent à l'idée suivante : la bourgeoisie n'est plus progressive, donc il ne faut soutenir aucun mouvment de liration nationale ; il faut attendre que le prolétariat se révolte. Etant donné l'insignifiance numérique de celui-ci dans les pays colonisés, i1 faut donc attendre que le prolétariat d'Occident se réveille ; ce qui aboutit à une nouvelle version de l'européocentrisme.

 

A.Bordiga n'affirma jamais que le centre révo­lutionnaire s'était déplacé dans ce que la littéra­ture officielle appelle les pays du tiers-monde. Ιl maintint le schéma stratégique de K. Marx : l'Alle­magne en tant que centre névralgique de la révo­lution à venir. Sur la base de la théorie du prolé­tariat, à laquelle K. Marx a donné la plus grande contribution, il reprend la position de celui-ci en 1851 et mise sur un développement des forces prductives. Ιl est évident que ceci ne pouvait concer­ner qu'une phase assez brève, comme elle le fut en Occident (puisqu'elle se clôt en 1871). Si on compare les résultats, on verra que, s'il y a des différences, elles ne sont pas essentielles : en Occident le prolétariat a facilité l'émancipation nationale et a permis le triomphe du M.P.C. mais, dans la foulée, il fut incapable de faire sa révolution; οu bien il fut battu. Dans les pays colonisés, l'éman­cipation coloniale a permis une domination formelle du capital chapeautée par la domination réelle de celui-ci, à l'échelle mondiale, réalisée grâce aux grands centres mondiaux du M.P.C. tels les États­Unis.

 

Si on remet en cause la nécessité du soutien de ces luttes, si on leur dénie tout caractère révolu­tionnaire, il faut remettre en cause également la position de K. Marx et de F. Engels qui, au siècle dernier, proclamèrent leur soutien aux mouvements nationaux. Les gens qui refusent de voir dans les révo­lutions anti-coloniales un fait progressif, au sens marxiste du terme, théorisent simultanément la décadence du capitalisme depuis 1914 et l'attente de la révolution prolétarienne. Car, en définitive, tout est prêt : l'acteur principal est seulement man­quant. Seule cette absence est signifiante et histo­rique, tout le reste relève simplement de manoeu­vres louches dues à de sordides concurrences entre pays impérialistes. C'est pourquoi, pour eux, la Révolution russe est essentielle car elle est l'unique révolution prolétarienne, le référentiel absolu (même si certains avouent qu'elle présente de sérieuses limites). L'histoire s'arrête à Petrograd!

 

On comprend que l'ensemble des positions de A. Bordiga résumées dans les pages qui précèdent l'ait conduit à se mettre en marge de tout le mou­vement officiel groupusculaire (grands et petits partis) et qu'il n'ait milité, de façon anonyme, que dans un groupement fort minoritaire. Son retrait est dicté par son anti-individualisme et non par un simple raidissement, οu une intransigeance excessive confinant au sectarisme qui auraient été cause de son isolement de 1928 à sa mort. Pour comprendre son attitude, il faut tenir compte d'un arc historique plus vaste auquel il se référait : le compromis et l'abjuration des schismes ont nui aux révolutionnaires, seuls ceux qui ont refusé compromissions et abjurations peuvent être ensuite, lors de l'ouverture d'un nouveau cycle révolution­naire, des points de repère pour une nouvelle uni­fication des forces, ceci est encore plus détermi­nant dans la période sombre de la réaction. Cela nous amène à son affirmation centrale sur l'anony­mat : le point de ralliement ne peut pas être une personne mais un programme bien déterminé ; l'importance de la seconde dépend directement de l'essentialité du second. Le grand tort du mouve­ment révolutionnaire issu de la Révolution russe est d'avoir personnalisé une théorie, d'avoir repro­duit un culte du messie. Or, « la révolution se relèvera terrible, mais anonyme ». (Fantômes carlyliens, 1953.)

 

L'exaltation des révolutions anticoloniales a encore une autre importance chez A. Bordiga. Cela lui donne occasion de glorifier les antiques formes de vie de l'espèce ayant perduré, de façon plus οu moins pervertie, jusqu'au milieu du XXè siècle, où le but de la production est l'homme lui-même et non, comme dans le M.P.C., la production. C'est donc un autre moment d'approfondissement du schisme. De plus, ce dernier ne peut être effectif que si l'on rompt avec la science et son mythe car celle-ci est le mode de connaître typique de la société bourgeoise d'abord, capitaliste ensuite. Au sein de cette dernière elle s'autonomise et devient despotique. Or, A. Bordiga parviendra, devant les conséquences toujours, plus néfastes du développe­ment scientifique lié à une spécialisation toujours plus intense, à rejeter, en partie, un scientisme très engelsien et à lancer l'anathème contre la science et la technique.  « Lançons donc le cri qui laisse perplexes tous ceux qui sont aveuglés par la force des lieux communs putrides : à bas la science! » (Programme du communisme intégral et théorie marxiste de la connaissance.) L'aspect négatif fut que, simultanémént, se renforça son attachement à la théorie du prolétariat sous sa forme la plus stéréotypée, la forme léniniste.

 

En dépit de cette volonnettement affirmée de rupture, de maintenir le schisme, Bordiga présente une ambigté que nous avons souvent signalée et qui réside dans le fait qu'il ne put jamais rompre complètement avec la IIIè Internationale, qu'il fait une apologie acritique des bolcheviks (comme le lecteur peut s'en rendre compte à la lecture du présent ouvrage et surtout à celle de Structure économique et sociale de la Russie d'aujour­d'hui) qui véhiculaient pourtant les positions qu'il avait le plus combattues : la revendication de la démocratie, l'élasticité tactique, sans compter les insuffisances d'ordre théorique que A. Bordiga soulève par exemple à propos de la théorie de l'impérialisme de Lénine. Ιl y a contradiction entre le fait d'affirmer, d'une part, en 1951 : la Russie n'est pas au centre de notre préoccupation puis, en 1953 : nous avons assez étudié le cas de la révolution impure, la Révolution russe, nous devons nous préoccuper de celui de la révolution pure, la révolution occidentale à venir[5], avec, d'autre part, le travail inlassable sur la Révolution russe, surtout après 1953.

 

Avant de donner raison de cette contradiction, il est important de tenir compte du moment où paraît Russie et révolution dans la théorie mar­xiste. Staline est mort depuis un an. Déjà se pro­duisent les premières manifestations de la déstali­nisation, ce qui accroît pour beaucoup la nécesside comprendre ce qu'est la Russie et le stalinisme et à quoi aboutira une déstalinisation éventuelle. D'autre part, à l'échelle mondiale, des révolutions anticoloniales ont éclaté et ont relayé la Révolu­tion chinoise qui a triomphé en 1949 ; 1954 : la lutte des Vietnamiens se solde par la victoire de Diên Biên Phu, succès lesté de tant dquivoques ; novembre de la même année, la lutte des fellaghas algériens contre la France débute. Elle sera accom­pagnée par celle des Tunisiens, des Marocains ; il y aura ensuite le relais de l'Afrique noire, tandis qu'en Amérique latine il y a la Révolution cubaine. Il semble qu'une des conditions de la compréhesion du devenir de l'époque soit l'explication de la Révolution russe, une explication apte à fournir une perspective, c'est-à-dire apte à répondre à la question : quand la révolution sera-t-elle à nou­veau à l'ordre du jour en Occident? C'est ainsi que, dans le petit parti (parti communiste inter­nationaliste) surtout présent en Italie et que A. Bor­diga considérait alors comme un simple groupe de travail, se faisaient entendre les voix de tous ceux qui voulaient sortir de l'impasse où ils se trouvaient. Le diagnostic : la Russie n'est pas socia­liste, ne leur suffisait pas, il fallait individualiser comment une révolution, prolétarienne au départ, avait pu accoucher d'une telle société totalitaire. Or, à l'époque, leur présupposition (commune à beaucoup de révolutionnaires au sein d'autres orga­nisations) était que la Russie avait été socialiste ; ce qui impliquait la recherche du pourquoi de la régression du socialisme au capitalisme. Affirmer que la Révolution russe n'avait été, en fait, qu'une révolution bourgeoise conduite par le prolétariat[6] leur semblait impliquer une fatalidéfaitiste en ce sens que cette affirmation revenait selon eux à nier toute la pensée socialiste de l'époque révolution­naire ; une telle négation conduisait à une impossbilité d'action puisque la volondes protagonistes était bafouée. Tandis que, s'il y avait eu du socia­lisme en Russie, leur pensée et leui action auraient eu une réelle effectivité. Ceci avait également l'avantage de conserver tel quel le schéma de la Révolution russe. En effet, dans ce cas le prolé­tariat avait été battu, mais la théorie restait valable. Ιl fallait recommencer 1'oeuvre des prolétaires russes et la porter, cette fois, jusqu'à son issue victorieuse.

 

Soutenir que la Révolution russe était une révo­lution double bourgeoise et prolétarienne comme l'avait proclamé A. Bordiga et comme il l'étaya dans Russie et révolution dans da théorie marxiste, éli­mina un certain nombre de réticences de beau­coup de membres du parti communiste interna­tionaliste. Mais alors surgit une autre difficulté : apporter son soutien à une révolution non stricte­ment socialiste n'implique-t-il pas obligatoirement, dès le départ, une défaite du mouvement prolé­tarien, ce qui avait pour corollaire, dans l'immé­diat, faut-il οu non avoir une position favorable aux révolutions anticoloniales οu les considérer purement et simplement comme des révolutions qui ne se haussent même pas à la hauteur des révolutions capitalistes. Les réticences ne dispa­rurent complètement qu'à partir du moment où A. Bordiga prédit de façon plus explicite que la nouvelle phase révolutionnaire devait s'ouvrir à partir de 1975. Car, au fond, ce qu'ils attendaient c'était une justification de leur propre réalité révo­lutionnaire et celle-ci ne pouvait résider que dans l'existence de la révolution. Le passé leur suggérait un doute qu'il leur fallait conjurer.

 

En abordant, en 1954, l'étude de la Russie, A. Bor­diga était amené à clarifier le rôle des bolcheviks dans la Révolution de 1917 et celui de tous les révolutionnaires qui l'avaient, comme lui, soute­nue ; en même temps il s'agissait d'expliquer l'atti­tude des prolétaires d'Occident et la non-généra­lisation de la révolution à l'échelle mondiale. Cette explication est en fait une justification des bolcheviks et de son attachement à l'œuvre dé Lénine. D'ailleurs Bordiga ne le nie pas puisqu'il écrivit en 1956, à la fin du Plaidoyer pour Staline : « Une explication historique est toujours une jus­tification. »

 

Nous trouvons la raison de l'ambiguïté et de la contradiction dans les chapitres 20 : « Plan d'une contre-thèse défaitiste » et 21 : « Les preuves du diable ». L' « avocat du diable » affirme que le prolétariat s'est toujours mis en mouvement pour des buts bourgeois, libéraux ; la soi-disant révlution prolétarienne n'a jamais été qu'un appen­dice de la révolution bourgeoise. Ιl passe en revue tous les cas historiques. Arrivé à la Révolution russe, A. Bordiga, après avoir laissé son adversaire imaginaire terminer son réquisitoire, réfute les conclusions de ce dernier et affirme : 1) qu'en Russie il n'y a ni pouvoir prolétarien ni socilisme, 2) que la mort du capitalisme « sera une mort violente, révolutionnaire, par le fer et le feu ». En Russie c'est le prolétariat qui, directement, sans avoir été mobilipar une autre classe, s'est mis en mouvement et a fait la révolution. En ce qui concerne la Révolution russe, il s'agit donc uniquement d'expliquer son involution. Mais, en définitive, il ne réfute pas réellement le réquistoire de l'avocat du diable qui, s'il était publié isolément pourrait sembler avoir été écrit par un farouche partisan de la droite. Pour ce faire il lui faudra non seulement le livre publié aujour­d'hui mais aussi Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui,  le Dialogue avec les morts, son étude sur l'extrémisme (le texte de Lénine de 1920) et tous les articles qu'il publia sur la question russe jusqu'à sa mort. L'avocat du diable réapparaissait chaque fois qu'il y avait remise en cause du caractère prolétarien d'Octobre, de la dictature du prolétariat, en un mot de la théorie du prolétariat. Voilà pourquoi il maintient son lien avec Lénine et les bolcheviks : ceux-ci ont affirmé la nécessidu parti, celle de l'intervention politique pour la transformation des rap­ports économiques, etc. Autrement dit, A. Bordiga considère Lénine et les bolcheviks en tant que représentants de la théorie du prolétariat ; à cause de cela il les défendra avec acharnement alors qu'il sera injuste vis-à-vis du K.A.P.D. (parti commu­niste ouvrier d'Allemagne) à cause de la position gestionnaire de celui-ci.

 

Le raidissement de A. Bordiga sur la question russe est donc profondément déterminé par le fait que c'est seulement à l'aide de la Révolution russe qu'il est possible de démontrer la véracité de la théorie du prolétariat. Et, il est clair que beaucoup de critiques qui, dans un premier temps remirent en cause 1'oeuvre des bolcheviks, allèrent ensuite jusqu'à douter du rôle du prolétariat, de sa mission historique.

 

Pour mieux comprendre ce maintien du référen­tiel russe il faut tenir compte de ce qu'écrivait A. Bordiga en 1946 au sujet de « l'Assaut du doute révisionniste aux fondements de la théorie révolu­tionnaire ». « Est-elle toujours valable la critique de base formulée par le marxisme selon laquelle le système moderne d'économie et de gouverne­ment de la bourgeoisie capitaliste - décrivant dans l'histoire une grande parabole - naît du ren­versement révolutionnaire des régimes féodaux, réalise la libération d'imposantes forces produc­tives créées par les ressources nouvelles de la technique et mises par elle à la disposition du travail humain, leur assure, au début, un rythme de plus en plus ample, une irrésistible expansion dans le monde connu mais, à un certain stade de leur déve­loppement, ne peut plus contenir ces forces énormes dans les cadres de son organisation sociale, étatique et juridique, et tombe dans une crise finale du fait de l'irruption révolutionnaire de la principale force de production constituée par la classe des travailleurs qui réalisera un ordre social nouveau? ».

 

Or, si A. Bordiga montre que dans la société de son époque l'antagonisme prolétariat / classe capita­liste reste déterminant, que le capitalisme n'a pas changé de nature mais n'a fait que perfectionner ses traits caractéristiques impliquant par là l'inutilité de toute révision de la doctrine οu de son abandon, il n'en reste pas moins que demeure le plus important : la vérification, surtout si on se rappelle que, pour lui :  « C'est une grandiose expé­rience qui se développe en Russie, non certes une expérience comme celles que le physicien οu le chimiste provoquent avec des moyens artificiels pour déduire des résultats la preuve de la validité d'une des théories en présence, mais un développe­ment des phénomènes comme on pourrait l'avoir dans le domaine de la géologie ou de l'astronomie dont l'observation attentive permet de décider quelle est l'hypothèse juste parmi les diverses hypo­thèses scientifiques concernant la constitution du globe οu le mouvement réciproque des astres dans l'espace.» (Les Enseignements de l'histoire récente.)

 

Cette expérience a montré la validité de la théorie du prolétariat ; il n'y a plus à y revenir et surtout il n'y a plus besoin d'expérience, mot qu'il fallait, disait-il, bannir du vocabulaire. C'est ce qu'il affirma. Pourtant, périodiquement, se fit jour la nécessité de refaire la démonstration de la vali­dité de la théorie du prolétariat grâce à la preuve de la Révolution russe.

 

Continuellement il dut lutter contre le doute ; un doute qu'il connaît. Ce n'est pas pour rien qu'il a été à même de produire la critique peut-être la plus acerbe de la théorie du prolétariat, même s'il l'a fait proférer par un personnage imaginaire, et qu'il a individualisé le péril le plus grave dans le doute (auquel justement il ne s'est jamais aban­donné, mais qui fut cause de son raidissement « doctrinal »). En outre; cette critique lui fut sug­gérée par la constatation du caractère non révo­lutionnaire du prolétariat d'après 1945 ; ce qui lui arracha quelques invectives virulentes.

 

A. Bordiga n'est pas le seul dans ce cas. La Révo­lution russe représente pour tous les marxistes le point crucial : si on la remet en cause, tout saute ; d'où la position de L. Trotski qui soutiendra jusqu'au dernier moment que l'État russe est un État prolétarien dégénéré, ce qui ne lui ôte pas totalement le doute quant aux possibilités révolutionnaires du prolétariat. « Si pénible que puisse paraître cette seconde perspective (celle du déclin du prolétariat, n.d.r.), au cas où le prolétariat se révélerait inca­pable de remplir la mission qui est imposée par le procès de développement historique ; il ne resterait rien d'autre à faire que de reconnaître que le pro­gramme socialiste basé sur les contradictions internes de la société capitaliste s'est résolu en utopie. Ιl va de soi qu'un nouveau, programme minimum deviendrait nécessaire pour défendre les inrêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire. » (L'URSS en guerre.)

 

« Si, contrairement à toutes les probabilités, la Révolution d'octobre ne réussit pas à trouver sa continuation au cours de la guerre actuelle οu immédiatement après dans un quelconque des pays avancés, et si, au contraire, le prolétariat est rejeté partout en arrière et sur tous les fronts, alors nous devrons tout bonnement poser la question de la révision de notre conception actuelle des forces motrices de notre époque... » (Ibid.)

 

La Révolution russe joue le rôle de butoir de la pensée. Même chez les éléments les plus radi­caux, qui reprennent au conseillisme la revendi­cation des conseils et de l'autogestion, tels les éléments            qui créèrent οu anirent l'Internatio­nale situationniste, qui firent une critique très petinente des bolcheviks et de Lénine, la Révolution russe joue un rôle de modèle : la formation des soviets. Cette coalescence historique est en liaison directe avec leur théorie du prolétariat à qui ils donnent des contours plus vastes, à leur glorifi­cation du prolétariat, seul sujet historique et négatif à 1'oeuvre. « Ici sont déjà posées les bases socipolitiques du spectacle moderne, qui négativement définit le prolétariat comme seul prétendant à la vie historique. » (G. Debord, la Société du spectacle, éd. Buchet-Chastel, p. 68.)

 

Chez les anarchistes la Révolution espagnole remplace la Révolution russe. Or, étant donné que le problème fondamental de l'Espagne, la forma­tion d'une communau οu de communautés non dominées par. l'État, est en définitive résolu par le développement du capital avec son instauration en communau matérielle (là encore la terreur a joué un rôle horrible mais déterminant pour éli­miner les antiques communautés, comme pour anéantir les tentatives d'en constituer de nouvelles, en 1936, par exemple), on constate que le phénmène révolutionnaire intrinquement espagnol est épui et le mouvement prolétarien qui pouvait intervenir sur la base de la résolution de cette question est désormais fini. Mais la plupart des anarchistes ne peuvent pas et ne veulent pas accepter un tel diagnostic, voilà pourquoi les événements des années 30 demeurent pour eux paradigmatiques; ils servent soit de référence pour une action : faire ce qu'on n'a pas pu réaliser à l'époque, soit d'élément médiateur de compréhen­sion pour interpréter la réalité actuelle. Le carac­tère révolutionnaire du prolétariat d'aujourd'hui n'est peut-être pas prouvé, mais on le trouve dans le passé et on postule qu'inévitablement il devra à nouveau se manifester, ce qui permet de main­tenir le mythe. Toutefois, déjà au cours de la Révo­lution espagnole, un homme comme Camillo Berneri mettait en garde contre l' « operaiolatria ».

 

C'est leur caractère d' « ultima Thulé » qui donne à la Révolution espagnole et à la Révolution russe leurs charges affectives, émotionnelles intenses.

 

Un autre exemple de doute qui ne dit pas son nom nous est donné par H. Gorter qui, en 1920, voyait dans la Révolution russe « la victoire du marxisme » et pensait que le communisme allait être rapidement instauré en Russie. En 1923 ; dans un article consacré à 1'« Internationale commu­niste ouvrière»[7], il constate que tout le proléta­riat international est en définitive contre-révolu­tionnaire. Comment pouvait-il encore penser à une révolution possible si la force qui jusqu'alors était apparue comme susceptible de provoquer , le grand bouleversement était maintenant liée au capitalisme mondial? Pour lui, il y avait un prolétariat bien déterminé, révolutionnaire tel que la théorie et la passion révolutionnaires le postulent et il y avait celui bien concret de son époque soutenant en fait l'ordre établi. Ι1 n'échappait au doute profond que parce qu'il avait une représentation bien ancrée du prolétariat. D'ailleurs, on peut se demander si chez K. Marx lui-même, après 1871, pendant la période la plus pure de ce que nous avons nommé sonformisme révolutionnaire, ne germe pas le doute, d'autant plus que, chez lui, il est bien clair que c'est le M.P.C. qui est révolutionnaire, le pro­létariat l'est dans la mesure où il pousse à la réali­sation de celui-ci, où il accomplit la tâche que la bourgeoisie s'avère incapable d'assumer, mais aussi dans la mesure où il tend à nier le capital, mais ceci est encore dans la perspective d'accroître les forces productives. Ιl n'y a donc pas rupture réelle entre le moment capitaliste et le moment communiste, Dès lors il est possible que, finalement, le capital réalise ce que 1'on pensait devoir être la tâche même du prolétariat. On a souvent souligné l'immense fatigue de K. Marx, sa maladie, ses malheurs comme la perte de certains de ses enfants et celle de sa femme en 1881, pour expliquer le non-achèvement du Capital. Toutefois, il est fort possible aussi que K. Marx ait constaté une impasse : est-ce que le prolétariat tel qu'il se le représentait correspondait vraiment au prolétariat réel? Autrment dit la prochaine révolution (la dernre dirait A. Bordiga) pourra-t-elle être accomplie par cette classe? On n'a pas de matériaux précis pouvant prouver le bien-fondé de ce qui est avancé ici. Ι1 est fort probable cependant que K. Marx ait senti ce contraste entre le rôle du prolétariat qu'il pensait être inscrit inévitablement dans le développement du M.P.C. et l'activité de ce dernier au cours de la seconde moitié du XIXè siècle.

 

E. Bernstein fera éclater le doute et niera le rôle révolutionnaire anticapitaliste du prolétariat reprnant, en un certain sens, la formulation de P-J. Prodhon qui ne pensait pas que la classe laborieuse puisse s'émanciper seule. Quoique ici la probléma­tique change, car il ne s'agissait pas, originellment, pour K. Marx de l'émancipation du prolétariat mais de sa destruction qui, seule, pouvait per­mettre l'accession au communisme avec la dispa­rition des classes et de 1'État. E. Bernstein est un négateur de la théorie du prolétariat tout en opé­rant sur son terrain. Cette classe n'est plus envi­sagée que d'un point de vue réformiste et, en défi­nitive, en tant qu'appendice de la bourgeoisie; elle doit simplement terminer l'œuvre de cette dernière. L'oeuvrε de E. Bernstein est exemplaire en ce sens qu'elle contient tous les points essentiels qui seront débattus les années suivantes et, paradoxalement, les éléments de droite comme ceux de gauche reprendront, peut-être sans le savoir, des critiques du grand révisionniste.

 

La guerre de 1914-18 redonna une importance à la théorie, bien que certains marxistes comme A. Tasca aient pu à nouveau douter. Ce dernier cons­tatait que le prolétariat n'avait pas « la capacité de dominer les événements»[8].

 

La Révolution russe de 1917 renforça et cristal­lisa la théorie mais, dès les années 20, des marxistes en vinrent à la rejeter. D'après Y. Bourdet, Karl Renner  « estimait que le prolétariat des pays industriels veloppés avait cessé d'être révolutionnaire et que bon gré mal gré, il fallait en prendre son parti et mener une politique réaliste ». (Otto Bauer et la Révolution, éd. EDI. p. 51.) Ι1 semble bien que Ο. Bauer lui-même ait eu cette position. C'est le rejet de la théorie du prolétariat dans sa dimension révolutionnaire, mais non le rejet total, global parce que cette classe est tou­jours perçue comme bien délimitée et qu'il s'agit, même si cela n'est pas dit, de concilier les classes.

 

Le rejet sera plus radical et la critique plus caustique chez A. Prudhommeaux et, dans une cer­taine mesure, chez V. Serge, mais, ici encore, tous deux reconnaissent l'existence d'une classe bien définie qu'ils dénomment prolétariat.

 

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n'y a pas eu dans les pays capitalistes occiden­taux de vastes mouvements révolutionnaires de la part du prolétariat. Les insurrections importantes eurent toutes lieu dans les pays de l'Est (le contrdicteur imaginaire de A. Bordiga pourrait dire que c'est justement parce que là-bas la révolution libé­rale bourgeoise n'est pas encore achevée ; en effet les ouvriers se sont insurgés pour revendiquer la démocratie). Ceci n'empêche pas que les révolutionnaires continuent à concevoir une explication du devenir du M.P.C. en fonction de la classe dite révolutionnaire, au moins potentiellement, à tel point que la lecture des événements de Mai 1968 s'est faite à l'aide du paradigme prolétarien. S'il y avait un phénomène révolutionnaire, et de cela personne n'en doutait, c'est que, d'une façon οu d'une autre, le prolétariat se manifestait. Les divegences naquirent uniquement à propos du mode de percevoir ces manifestations. Or, comme aurait dit A. Bordiga, le prolétariat ne fut en rien une classe mobilisatrice, mais il fut mobilisé... pour aller s'en­fermer dans les usines.

 

Ce refus de remettre en cause le rôle révolu­tionnaire du prolétariat conduisit également beau­coup de théoriciens qui se penchèrent sur la ques­tion du fascisme à voir dans celui-ci un mouve­ment de déclassés, car ils ne pouvaient pas accepter que le prolétariat puisse à un moment quelconque soutenir un phénomène qu'ils jugeaient profondé­ment réactionnaire.

 

Ainsi ceux qui furent effleurés par le doute, qui s'y abandonnèrent οu qui allèrent au-delà en affir­mant que le prolétariat n'était plus une classe révolutionnaire ne parvinrent jamais à remettre en cause la théorie classiste. Ils sombrèrent dans la démocratie (toujours la même problématique : la conciliation des classes) et, souvent, dans la phraséologie pédagogique qui fut continuellement utilisée par la bourgeoisie. Puisque le prolétariat n'est pas révolutionnaire, il faut lui inculquer une conscience, lui instiller progressivement l'idée de la nécesside son émancipation. Dans tous les cas, cela revenait à renier totalement le schisme. C'est pourquoi, si A. Bordiga a pu être effleuré par le doute, s'il a pu constater qu'effectivement le prolétariat n'était plus révolutionnaire, il ne put en aucune façon sombrer dans le marais démocra­tique et rejeter le rôle révolutionnaire du prolé­tariat parce qu'il maintenait de façon acharnée le schisme, qui est rupture irrévocable avec la démo­cratie. C'est pour cela, également, qu'il fut conduit à ne pas tenir compte de certains apports de cou­rants opposés au stalinisme à cause de leur reva­lorisation, au bout d'une course théorique plus ou moins longue, de la démocratie et de l'idéologie gestionnaire (socialisme ou barbarie, par exemple).

 

Grâce à ce comportement théorique, A. Bordiga fournit des éléments essentiels pour poser la ques­tion : comment maintenir le schisme, tout en aban­donnant la théorie du prolétariat? Mais, pour mieux la délimiter, il nous faut encore revenir sur les rapports entre cette théorie et la Révolution russe.

 

La grande importance que la plupart des marxistes accordent à la Révolution russe, la mythifiant plus ou moins, est en liaison directe avec le rôle que joue cette révolution dans la théorie du prolétariat : c'est à la faveur de la pre­mière que la seconde s'est cristallisée. Dès les années 60 du siècle dernier, se posèrent, en Russie, les questions cruciales : la révolution qui doit abattre le tsarisme sera-t-elle une révolution pure­ment et simplement classiste ou non? Si oui, quelle est la classe qui doit diriger le procès révolution­naire et comment peut-elle opérer? Questions iné­vitables dans un pays où les vieilles communautés persistaient encore. Les marxistes y répondirent en affirmant, à la fin du siècle, que c'est le proléta­riat qui doit conduire la révolution en cette aire particulière et résoudre, comme disait A. Bordiga, l'énigme de la Russie, pays où se chevauchent un grand nombre de modes de production.

 

Le marxisme est une théorie du développement des forces productives, non pas en tant que telles, c'est certain, mais pour permettre de dépasser un certain seuil à partir duquel elles peuvent créer les bases du communisme (voilà d'ailleurs pourquoi A. Bordiga rappelait toujours que si les Russes affir­maient qu'ils construisaient les bases du socialisme, cela voulait dire qu'ils reconnaissaient qu'ils édi­fiaient le capitalisme). D'où, au XXè siècle, toute révolte contre une forme sociale inhibant un tel développement, même si le prolétariat n'en est pas l'acteur οu le sujet prédominant, emprunte son idéologie au marxisme: la Chine et Cuba en sont les meilleurs exemples. Théorie de la lutte des classes et théorie du développement des forces productives - deux déterminités du marxisme - se soutiennent mutuellement et permettent d'ali­menter la glorification du prolétariat, sa mission.

 

Pourtant, dès le début du siècle, des événements importants auraient dû faire réfléchir les révolu­tionnaires: en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Scandinavie, les socialistes parviennent au pοu­voir; le prolétariat se satisfait d'une telle acces­sion pacifique. Ιl est vrai qu'il était possible, et ce fut fait, de théoriser le réformisme. Ce fut insuf­fisant et Ο. Bauer le comprit amplement : « Le réformisme n'a pas été un simple égarement. Ιl n'a pas été comme le disait Lénine « l'asservisse­ment idéologique de la classe ouvrière à la bour­geoisie ». Ιl était la tactique et l'idéologie de la classe ouvrière elle-même, dans une situation historique où, d'une part, la révolution proléta­rienne n'avait apparemment aucune chance, où, d'autre part, de larges possibilités étaient données au prolétariat de défendre avec succès ses intérêts au sein de la société capitaliste par des moyens légaux. » (Ibid., p. 233.)

 

Au cours des révolutions anticoloniales, le pro­létariat a joué un rôle absolument insignifiant, très souvent il n'est intervenu qu'à la fin du procès révolutionnaire : la Révolution chinoise (si l'on excepte la phase de 1919-1927), la Révolution cubaine, ainsi que les autres mouvements anticoloniaux. De multiples faits pourraient être encore indiqués, mais ce n'est pas le lieu d'un tel débat. Ιl nous suffit de mettre en évidence la contradiction entre la réalité et ce que postule la théorie, et de constater que, du fait de sa position charnière dans la conception de la théorie : du prolétariat, la Révolution russe est un frein dans la compréhension du devenir actuel de l'espèce. Ιl y eut la difficulté de la remise en cause de la nature socialiste de l'URSS. Ensuite, quand enfin elle s'effectue, beaucoup trouvent encore toutes sortes de raisons pour justifier une société abjecte, οu des excuses à ce qu'ils appellent la dégénérescence. Même s'ils vont plus loin, ils pensent encore la révolution en fonction d'un rôle essentiel du prolétariat. Alors qu'avec la Révo­lution russe et la Révolution allemande s'achève définitivement sa mission historique, avec sa reven­dication de l'autogestion ; même si le mot n'est pas clairement exprimé, il indique bien le contenu des revendications les plus avancées de l'époque [9].

 

C'est une théorie qui justifie les révolution­naires issus des couches sociales les plus favo­risées en leur enlevant leur sentiment de culpabi­lité. Tous les avantages relatifs dont jouissent ces éléments sont considérés comme étant dus à l'ex­ploitation d'un certain nombre d'hommes et de femmes. En compensation les premiers se doivent d'aider les seconds à accéder à une vie plus humaine. Dès lors, les éléments privilégiés peuvent supporter leurs faibles privilèges. Enfin, elle apporte l'efficacité, car on a toujours peur que la pensée ne reste que pure pensée. Ιl faut donc trouver le médiateur de réalisation de celui-ci (« la théorie devient force révolutionnaire dès qu'elle saisit les masses », K. Marx) d'où l'importance de la praxis qui est recherche, au sein de l'espèce, du sujet libérateur. Après les peuples, on a eu les classes et, quand le prolétariat apparaît comme étant intégré, de nombreux théoriciens lui chechent un ersatz : les paysans, les étudiants, les marginaux. Cette théorie d'un élément médiateur élu fait chaque fois faillite. On aboutit au même résultat en considérant l'humanité comme une espèce élue ; faillite qui est le martyrologe de la nature, de toutes les espèces vivantes.

 

Or, la prégnance de cette démarche classiste découle de la fixation du schéma de la Révolution russe dans la représentation des révolutionnaires et de sa capacité à fournir une conception du monde ; elle permet de donner un sens à l'histoire : les souffrances ne sont pas inutiles parce qu'il y a un côté révolutionnaire à la mire. Mais l'his­toire en tant que somme dvénements a-t-elle obligatoirement le sens qu'on veut lui donner : l'accession au communisme? Ιl apparaît de façon angoissante que ceci n'est pas du tout escompté. De plus, les mires horribles de nombreuses popu­lations du fait des agissements des nazis οu des colonialistes ne peuvent en aucune façon être justifiées. Des millions d'hommes et de femmes ont été torturés, tués. C'est tout. Il est difficile de trouver, sous-jacent, un fondement pour une perspective révolutionnaire ; d'autant plus que les conditions pour que de tels massacres se répètent, se perpétuent de nos jours.

 

Ι.'étude de toute révolution présuppose une vision du devenir de l'espèce humaine. Quand celui-ci est perçu au travers de la lutte de classes, se pose inévitablement la question de leur rôle surtout en ce qui concerne le prolétariat. Or, nous l'avons dit, avec les Révolutions russe, allemande, espagnole, finit le rôle révolutionnaire de ce der­nier. Dès lors, si nous pensons, comme A. Bordiga, que la série des révolutions est finie (il appelait n la révolution bourgeoise et n + 1 la révolution communiste) et que celle-ci est la dernière, s'impose à nous la question posée plus haut qui, exprimée autrement, devient : quels peuvent être les carac­tères de la révolution communiste à venir? Encore un détour avant d'y répondre : comment se pré­sentait la Révolution russe dans la série des révo­lutions? Et, afin de mieux définir sa place dans la série, quels sont ses résultats?

 

Pour cela il importe d'aborder les thèmes fon­damentaux du débat entre K. Marx et F. Engels et les populistes sur les caractères de 1'Obchtchina et sur la possibilité qu'elle puisse servir de point d'appui pour la régénération de la Russie et donc de porte-greffe des acquis technologiques de l'Occident; les caractères de l'État surgi non en tant qu'État de classe mais en tant qu'unité exté­rieure aux communautés, mais leur étant néces­saire, et qui vient les coiffer, les dominer ; en contrepartie il doit assurer leur défense. K. Marx accepta le point de vue des populistes, comme N-G. Tchernychevski ; il était d'accord avec eux : l'obstacle essentiel au mouvement de régénération est le despotisme tsariste lequel joue, en même temps, insistait K. Marx, le rôle de gendarme de la réaction en Europe. Non seulement la révolution communiste était impossible sans destruction de ce despotisme, mais l'existence de ce dernier était, pour K. Marx et F. Engels, une menace pour le M.P,C., particulièrement en Allemagne. Car la réaction, à cette époque, il ne faut pas l'oublier, est la réac­tion féodale, la société bourgeoise est progressiste par le développement des forces productives qu'elle suscite et par la création de l'acteur, sujet irrem­plaçable de la révolution communiste, le prolétariat [10].

 

 

Au fur et à mesure que les communautés se désagrégeaient en Russie, K. Marx et F. Engels devin­rent plus pessimistes sur la possibilité de greffer les acquis positifs du capitalisme sur l'Obchtehina (donc saut de l'étape M.P.C.), mais ils maintinrent leur position au sujet du tsarisme. Or, en Alle­magne, le M.P.C., de la domination formelle dans le procès de production, était passé, depuis long­temps, à la domination réelle ; il dominait formel­lement à l'échelle sociale et, dès la fin du siècle dernier existaient de nombreux éléments de sa domination réelle. La réaction féodale ne pouvait plus l'abattre. L'ennemi essentiel de la révolution communiste était désormais le M.P.C.

 

Les différents courants marxistes allèrent plus loin que K. Marx et F. Engels ; ils considérèrent que le M.P.C. était en train de s'établir en Russie et que l’Obchtchina devait obligatoirement disparaître ; vis-à-vis du tsarisme, ils maintinrent la position de ces derniers ce qui donna aux sociaux-démo­crates allemands la possibilité de justifier leur union sacrée en 1914.

 

Le courant populiste ayant lui-même abandonné beaucoup de ses positions primitives, tout le monde considérait, au début de ce siècle, la Révolution russe comme une révolution purement classiste, conception qui fut renforcée par les événements de 1905. Ceci devait conduire à des aberrations, lors de la. Révolution de 1917. La majeure partie des difficultés des bolcheviks dans l'agriculture découle du fait qu'ils considéraient comme progressive toute destruction de la vieille Obchtchina permettant une lutte de classe à la campagne, laquelle aurait facilité l'instauration d'un capitalisme contrôlé par Ι'État ouvrier. Dans cette perspective ils favori­sèrent l'implantation de rapports capitalistes à la campagne, mais cela n'a abouti qu'à un « capi­talisme parasitaire » dont F. Engels parlait déjà dans : De la question sociale en Russie. D'autre part, le despotisme tsariste a été détruit mais il a été remplacé par celui plus terrible du capital.

 

Ainsi les conclusions de A. Bordiga à l'étude de la société russe s'avèrent justes. La Russie n'est pas socialiste ; presque plus personne ne met cela en doute. Le pouvoir soviétique n'est pas un pouvoir prolétarien au sens où l'entendait K. Marx. Il y a eu effectivement faillite des prévisions de N. Khroucht­chev selon lesquelles l'URSS rattraperait les E.U. en 1975 et réaliserait le socialisme en 1980. A. Bor­diga eut raison là-dessus comme il eut raison au sujet du rapprochement inévitable URSS-USA, étant donné que les Soviétiques s'étaient déjà ven­dus aux étasuniens au cours de la Seconde Guerre mondiale. Le rapprochement sino-étasunien fut également prévu par lui. Ce qui domine en URSS, ce n'est pas une bureaucratie-classe maïs le capital sous sa forme impersonnelle puisqu'il peut y avoir M.P.C. sans classe capitaliste. Ιl ne s'agit pas d'un capitalisme d'État (un peu selon la concep­tion de F. Engels dans 1'Anti-Dühring) car l'État est totalement soumis au capital. On peut parler de capitalisme d'État lorsque effectivement un État permet par ses interventions le développement du M.P.C., mais, à ce moment-là, cet État n'est pas capitaliste, c'est-à-dire qu'il est encore le produit d'un mode de production antérieur. On doit ajouter toutefois que cette dernière clarification théorique au sujet du capitalisme d’État n'est pas toujours rigoureuse, ce qui fait que A. Bordiga emploie assez souvent cette expression. Enfin, il doute que la Russie puisse être un centre révolutionnaire lors de la prochaine révolution qu'il prévoit pour les années 1975-80 : « ...la Russie sera pour la nouvelle révolution une réserve de forces produc­tives et seulement ensuite une réserve d'armées révolutionnaires. (7 novembre 1917-1957 : Qua­rante ans d'une estimation organique des événe­ments de Russie dans le dramatique développe­ment social et historique international.)

 

Pour A. Bordiga, le M.P.C. se développe en URSS avec des caractéristiques pnespres qui sont déter­minées par la nature de la Révolution d'octobre qui fut une révolution démocratique bourgeoise dirigée, conduite par le prolétariat, révolution au cours de laquelle une transcroissance prolétarienne socialiste fut possible mais enrayée. Les formes sociales qui en résultent découlent d'un comprmis entre les classes. Ceci est évident dans le cas du kolkhoze qui a été fondé pour limiter la lutte des classes en évitant la différenciation de celle-ci dans les campagnes et en diminuant la prolétarisation. La conséquence économique en est la for­mation d'une structure peu productive, principale cause de la crise agraire permanente.

 

En fait, en Russie, comme l'avaient nettement affirmé les populistes et K. Marx, du moins durant un certain temps ; le M.P.C. peut très difficilement s'implanter. De telle sorte que les souffrances subies et à subir pour une telle réalisation sont encore pires que celles supportées par les popula­tions d'Occident lors de l’accumulation primitive et pour un résultat qu'on ne peut même pas légi­timer comme progressiste. L'introduction du M.P.C. dans l'immense Russie n'a pas favorisé la révolution communiste mais, pour le moment, la répression à l'échelle mondiale : la guerre de 1939-45, De ne pas avoir tenu compte de cette préoccupation populiste fit que, si A. Bordiga a insisté sur le fait qu'il y a eu, en URSS, accumulation par sous-consommation du prolétariat, il n'a pas mis en évidence le rôle énorme du travail forcé, des camps de concentration dans l'édification de l'infrastructure industrielle soviétique. Mais ce despotisme implacable ne semble pas avoir encore brisé la résistance des Russes puisqu'il y a toujours une faible productivité du travail dans les entrprises soviétiques ; ce qui cause le désespoir des dirigeants du pays et que maudissaient, déjà, Lénine et L. Trotski.

 

Enfin, s'il est vrai que l'URSS ne peut pas être un centre révolutionnaire immédiat, au cours de la prochaine révolution, ce sera à la destruction de la génération révolutionnaire, mais aussi à la répression ignoble qui s'est abattue pendant des années (et qui continue) sur les différentes couches de la population ainsi qu'à la guerre qui fut peut­être l'instrument le plus puissant de la terreur stalinienne. On peut se demander si elle n'a pas été, sous la forme où elle s'est produite, délibéré­ment voulue par Staline, puisque celui-ci était au courant de l'attaque d'Hitler. Ensuite, la menace d'une éventuelle nouvelle guerre fut toujours sou­levée afin que les gens suivent les directives du régime ; elle fut souvent présentée comme un châ­timent mérité pour ne pas avoir assez construit le socialisme, en fait pour ne pas avoir assez travaillé.

 

Tout cela apparaît nettement dans l'ouvrage de A. Soljenitsyne l'Archipel du Goulag qui confirme d'ailleurs ce que d'autres avaient écrit bien avant lui (Ciliga, Serge, Istrati, par exemple). Ιl ne com­prend pas que ces atrocités sont nécessaires pour plier un peuple entier au despotisme du capital, rationalité supra-humaine qui pourrait même réa­liser le bonheur des hommes, à leur insu, étant donné que, livrés à eux-mêmes, hommes et femmes ne pourraient que se nuire parce qu'incapables de comprendre profondément en quoi consiste le bonheur [11]. S'il décrit parfaitement et de façon lancinante les flots multiples de la répression, la cause qu'il en donne est aberrante : l'idéologie. Ιl montre pourtant bien que la répression suit sou­vent une ligne absurde. Or, l'absurde est néces­saire pour détruire tout repère de défense à ceux qui sont sous la domination d'un despotisme qui est celui du capital. Les incohérences et irratinalités sont directement liées au fait que le M.P.C. est construit en URSS grâce à l'intervention ori­ginelle du prolétariat et justifié à l'aide d'une idéo­logie qui devait en principe le nier.

 

Occultant totalement le grand débat du siècle dernier sur l'avenir de la Russie, il peut réduire la réalité de la répression à une pathologie idéolo­gique. Ce faisant, il escamote aussi la grande angoisse des populistes devant le progrès. P. L. Lavrov intitulait un chapitre de ses Lettres historiques : « Le coût du progrès. » Vorontsov (persuadé de l'impossibilité . du développement de la produc­tion capitaliste en Russie), A. Herzen qui n'est pas à proprement parler un populiste (comme P. L. Lavrov, d'ailleurs) étaient très critiques vis-à-vis de la société occidentale et voulaient éviter à la Russie les calamités du capitalisme. N. Mikhaïlovski, quant à lui, considérait que le  « progrès social » de l'humanité détruisait l'individu. Danielson qui se considérait marxiste et que K. Marx appréciait beau­coup était lui aussi préoccupé par le coût du pro­grès. Réaliser le vrai progrès c'est-à-dire parvenir à l'édification d'une société où les « individus » pourraient librement s'épanouir et pour cela éviter à la Russie le passage par le capitalisme, telle était la préoccupation fondamentale des popu­listes.

 

Ayant mis de côté cette interrogation essentielle des populistes (en grande partie, aussi, celle de K. Marx) et toutes celles qu'elle implique, il ne reste plus à A. Soljenitsyne que la vieille solution slavphile : prôner une originali russe (revendiquée aussi par les populistes) qui ne serait en fait qu'une variante de la société patriarcale avec pour idéo­logie un christianisme particulier, au messianisme plus οu moins agressif, plus οu moins gros d'expan­sionnisme : Moscou, troisième Rome devant assurer la rédemption de l'humanité [12], en un mot une société autoritaire que honnissaient les populistes. A. Soljenitsyne ne remet pas en question le dévelop­pement du M.P.C. mais propose d'un côté une « croissance zéro », et d'un autre une colonisation de la Sibérie, ce qui implique le maintien de cette forme de production.

 

À cette position slavophile s'oppose celle occi­dentaliste de Zakharov, Medvedev, etc. qui reva­lorisent la société occidentale et particulièrement les États-Unis sans se rendre compte qu'une des causes de la situation actuelle de l'URSS est due justement à l'action de ce pays. En effet, c'est le développement de l'agriculture étasunienne depuis le début de ce siècle qui a inhibé la possibilité d'un certain développement plus harmonieux du capital en URSS [13].

 

Ce qu'il y a de plus important dans l'Archipel du Goulag, c'est le procès intenté à la tradition révo­lutionnaire russe (ce que l'on sent nettement percer dans Août 14) depuis la fin du XVIIIè siècle avec Raditchev en passant par les décembristes, les popu­listes et les différents révolutionnaires du début de ce siècle. Il tente d'inventorier une autre voie que la Russie aurait dû emprunter, qui est, au demeu­rant, un capitalisme bien tempéré par une autorité étatique s'inspirant d'une idéologie puisant ses élé­ments essentiels dans la période antérieure à la réforme de Nikhon.

 

Dans la mesure où le capital se constitue en communauté matérielle et l'impose à l'URSS, le fameux débat du siècle dernier ne peut plus se poser dans les mêmes termes, bien qu'il se soit géné­ralisé aux divers pays qui ont accompli leur révo­lution capitaliste après la Seconde Guerre mon­diale. Il y a épuisement d'un phénomène révolu­tionnaire, ce qui crée la possibilité de l'œuvre de A. Soljenitsyne. Car les révolutionnaires actuels n'ont pas encore été à même d'entrevoir une autre pers­pective d'évolution de l'humanité qui ne se fonderait plus sur un développement à tout prix des forces productives.

 

Si l'on peut dire que la société soviétique actuelle représente le moment d'épuisement des idéaux qui agitèrent la vieille Russie du siècle dernier et pré­sidèrent à la formation de l'URSS sans qu'il y ait communisme ni un M.P.C. réellement développé, cela renforce le doute qu'on pouvait émettre et qu'on peut toujours émettre sur la possibilité de l'instauration de ce dernier dans certaines régions. Cela met en cause aussi la validité de l'affirmation de K. Marx tant de fois utilisée par les représentants des divers courants du mouvement révolutionnaire russe : « Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement (...), elle ne peut dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases de son déve­loppement naturel ; mais elle peut abréger la période de gestation, et adoucir les maux de leur enfante­ment. » (Préface de la première édition allemande du Capital, 1867.) Si dans une certaine mesure la période de gestation a été abrégée en URSS, elle n'a, tout au contraire, adouci en rien les maux de l'enfantement. Comment donc justifier ce qui s'est passé? C'est un peu ce que pose A. Soljenitsyne.

 

Ceci nous conduit à placer la Révolution russe dans la série des révolutions. Elle fut capitaliste mais connut un moment de transcroissance prolé­tarienne vers le socialisme. Elle fait donc partie du groupe des nièmes révolutions dont parla A. Bordiga. Toutefois étant donné la vision même des bolcheviks, inhérente à la théorie marxiste (Lénine et sur­tout L. Trotski sont les adeptes les plus fervents de la rationalité économique, du développement des forces productives, d'où, en particulier, la position de ce dernier sur la militarisation du travail qui n'est pas sans analogie avec le point 8 du programme immé­diat indiqué dans le Manifeste : « Travail obliga­toire ; organisation d'armées industrielles, particu­lièrement dans l'agriculture »), il apparaît nettement à l'heure actuelle que la transcroissance socialiste n'aurait produit, en définitive, qu'un M.P.C. plus évolué, plus pur.

 

Dans l'histoire mondiale on peut dire qu'elle a facilité le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital sur la société, d'une part en étendant la domination de celui-ci à une zone plus vaste du globe, en jouant le rôle de modèle pour d'autres révolutions opérant dans les régions où les communautés furent très vivaces ; d'autre part en introduisant des mesures plus compatibles avec la domination du capital ; mesures de rationa­lisation (programmation par exemple) qui tendent à freiner l'antique libéralisme lié à une phase du développement du capital où l'homme était sup­port déterminant ; la phase bourgeoise si l'on veut.

 

A l'heure actuelle l'URSS a un rôle de premier ordre dans le maintien de la domination du M.P.C. à l'échelle mondiale : en Europe orientale, sur la majeure partie de l'Asie, soit au travers d'une aide comme pour l'Afghanistan, l'Irak, l'Iran dans une certaine mesure, le Viêt-nam mes surtout l'Inde, soit en jouant le rôle de gendarme contrôlant un secteur donné : la Chine; en ce qui concerne l'Afri­que, elle opère en Egypte et en Algérie ; très peu en Amérique latine, en dehors de Cuba. Ceci, sans parler de son rôle de soutien (réciproque d'ailleurs) à la politique étasunienne de gérant capitaliste de l'univers.

 

Ainsi ne se pose plus le problème de savoir quel serait le cas le plus favorable, lors d'un conflit entre E.U. et URSS : victoire de la première οu de la seconde des puissances dominatrices du monde. Toutefois un ébranlement venant de l'extérieur semble nécessaire pour desserrer l'étreinte du despo­tisme sur la population soviétique.

 

Cet ébranlement pourra être causé dans un proche avenir par la crise en cours, actuellement, en Occi­dent et prévue par A. Bordiga depuis 1953. Alors se vérifiera pleinement la précaride l'implantation du M.P.C. en URSS qui tient fondamentalement grâce au despotisme régnant sur le pays et grâce à la communauté-capital à l'échelle mondiale. Celle-­ci subit depuis quelques années une mutation accompagnée de divers déséquilibres. Le plus évi­dent est celui qui se manifeste dans ce qui est défini comme la crise monétaire internationale, liée à la dynamique du quantum de capital le plus puissant au monde, celui des E.U. qui, en simplifiant, pâtit de la contradiction entre capital lié à la vieille repré­sentation étatique et capital lié à la firme multina­tionale, organisation plus adéquate au mode d'être de celui-ci. La rupture dquilibre qu'ont connue les E.U. a pu être momentanément surmontée par ces derniers, avec l'aide des firmes multinationales soldaires, dans ce cas, des E.U. contre les autres États, lors de la crise pétrolière fomentée de toutes pièces. Mais s'ils purent la produire, ils n'en maîtrisent pas les conquences, de telle sorte que le déséquilibre qui s'est manifesté l'an dernier dans ce pays, se propage de proche en proche et fait resurgir toutes les contradictions que, dans son développement antérieur, le capital avait englobées. Les caractères arriérés de l'économie russe lui sont, pour le moment, une protection contre cette onde pertur­batrice. Ceci est l'aspect le plus apparent. Ι1 y en a un autre plus « profond » : la propagation de la crise (en dehors du moment où elle fut nécessaire pour les E.U. afin de vaincre la résistance des États du Marché commun et du Japon) est très proba­blement due à l'impossibilité où se trouve le capital mondial, au travers de ses quanta les plus évolués, d'intégrer les pays de l'Est, particulrement l'URSS. Dans ce cas, la crise doit obligatoirement revenir à son lieu de genèse et mettre en cause le développement économique en acte depuis 1917 et l'ensemble des institutions politiques de ce pays.

 

Cette crise n'implique pas inévitablement la révolution parce que le M.P.C. n'aurait plus d'issue et parce que mécaniquement οu dialectiquement elle engendrerait un mécontentement des hommes et des femmes apte à se transformer en soulèvement révo­lutionnaire. Elle en est une condition, car il est évi­dent que si la communauté matérielle du capital est toujours puissante, sans faille, aucun soulèvement humain n'a de chance de succès. Une autre condi­tion importante est la compréhension que le M.P.C. a encore des possibilités, par exemple, il peut réa­liser la gratuité et un dépassement des nations et des États, ce qui ne peut se faire sans un renfor­cement du despotisme. Là encore il pourra y avoir une osmose entre l'Est et l'Ouest.

 

Il nous est possible maintenant de situer la révlution à venir. C'est une banalique de dire que nous sommes ramenés au point de départ puisque le développement de l'humanité fondé sur celui des forces productives est arrivé au point où il nie cette dernière et peut la détruire de diverses façons. C'est avec le surgissement du capitalisme que le mouvment s'est accéléré et que se manifeste la confrotation à tous les niveaux entre la société occiden­tale vouée, dédiée au progrès et les formes commu­nautaires assez proches, au XVè siècle, de leur confi­guration originelle [14]. Ι1 y a toujours eu affronte­ment-dialogue générateur des interrogations sur le progrès, sur la validides autres modes de vie, mais il n'a jamais atteint une aussi vaste ampleur qu'au­jourd'hui, moment où le nombre de ces commu­nautés a horriblement diminué et où celles qui demeurent sont sur le point de disparaître.

 

La malédiction du mode d'être que nous subis­sons depuis des milliers d'années veut que toute vie se transforme en connaissance et disparaisse, ne reste qu'un souvenir, souvent très évanescent. Depuis les années 20 (et ici encore ce n'est pas un hasard), l'ethnologie devient envahissante. Depuis quelques années, elle se fait militante et le nombre des ethno­logues dénonçant divers ethnocides va s'accrois­sant [15].

 

Cette confrontation prend un autre aspect du fait de la « renaissance » des Indiens réaffirmant leurs antiques traditions et du fait que de nombreux groupes de jeunes cherchent, comme les hippies des années 60, une solution dans la voie communautaire. A l'heure actuelle, c'est comme si l'ensemble du devenir intermédiaire entre formes communautaires anciennes et formes communistes à venir était com­primé dans le présent par suite de la réalisation de la domination réelle du capital, structure achevée dont beaucoup d'éléments datent d'un lointain passé.

 

Le mouvement révolutionnaire ne peut opérer à l'intérieur de cette structure, c'est-à-dire la commu­nauté matérielle du capital lequel, devenu repré­sentation, s'implante dans tous les moments et toutes les modalités de la vie des hommes et des femmes. Le mouvement révolutionnaire doit aban­donner ce monde structuré par le capital. Qu'est-ce alors que la révolution dans le devenir total de l'espèce?

 

Jusqu'à maintenant, elle a été surtout envisagée en tant que cassure, rupture, bouleversement. Pour A. Bordiga, par exemple, elle signifie anéantissement des antiques rapports sociaux empêchant l'épanouis­sement du communisme. Ceci était encore plus important selon lui à l'époque actuelle étant donné que les forces productives étaient trop développées, qu'il fallait éliminer leur excroissance. « La posi­tion classique de la gauche marxiste radicale n'a plus - pratiquement - de représentation orga­nisée. Nous, nous n'avons pas pour tâche de cons­truire, mais de détruire, d'abattre des obstacles précis! Non seulement le capitalisme a depuis long­temps construit ce qui nous suffit amplement en tant que base « technique », c'est-à-dire la dotation en forces productives, si bien que le grand problème historique n'est pas - dans l'aire blanche - d'accroître le potentiel de travail, mais de briser les formes sociales qui entravent la bonne distribution et l'organisation des forces et des énergies utiles, en interdisant leur exploitation et leur gaspillage, mais ce même capitalisme a trop construit et vit au sein de l'antithèse historique : détruire ou tré­passer. » (Politique et construction , 1952.)

 

Très rarement l'autre aspect de la révolution qui correspond le plus à son sens originel : retour à un moment désormais passé, a été souligné. On ne le rappelait en général que pour être en règle avec les tables du parti. Dans tous les cas, on doit repenser les deux déterminations.

 

La révolution-rupture repose à nouveau le schisme non plus uniquement par rapport à la société bour­geoise et capitaliste, mais par rapport à une dyna­mique qui est bien plus ancienne, à des éléments qui sont présuppositions du capital. S'il est vrai que celles-ci deviennent, à un moment donné, des condi­tions de son développement (K. Marx) il n'en reste pas moins vrai aussi qu'elles ont une existence historique, qu'elles impliquent un procès de produc­tion historique et que, de ce moment jusqu'à nos jours, des millions d'hommes et de femmes ont été assujettis à la même pensée, méthode de se repré­senter le monde, etc. On peut en particulier parler du mode de pensée binaire, réductionnel parce qu'il élimine la série des termes intermédiaires entre les deux pôles-éléments opposés ainsi que ceux qui sont, pour ainsi dire, parallèles, chargés de nuances non opérationnelles. La métaphysique et la dialec­tique ne sortent aucunement du domaine de ce mode de penser.

 

Ιl faut rompre avec la théorie du développement des forces productives comme moyen pour l'homme de sortir de l'animalité et de se poser en tant qu'espèce particulière, hominisation réelle, etc. pos­tulant un progrès indéfini, sanctifiant une coupure « originelle » avec la nature, avec la communauté. Cette rupture exige, simultanément, celle avec toute théorie plaçant, au départ, un stade de pénurie dont l'homme se libérerait progressivement en se créant, dans le même temps, de nouveaux besoins. Car là encore, il n'y a pas meilleure justification du capital, puisqu'il est la production pour la production. Le tort de cette théorie n'est pas d'être fausse mais d'être réductionnelle. Ce qui fait sa force, c'est qu'elle peut indiquer la cause d'un mouvement, celui des forces productives qui, à son tour, explique la totalidu devenir historique. Elle suppose obli­gatoirement que l'homme sache quels sont ses besoins. C'est ce qui transparaît nettement dans une note des Grundrisses (p. 427) où K. Marx dit : « On suppose naturellement, ici, qu'elle (la société, n.d.r.) suive un juste instinct » (Richtigen traduit par juste, implique l'idée d'adéquation; dans chaque cas se manifesterait l'instinct adéquat pour que la société accomplisse ce qui est nécessaire). L'accroissement démentiel de la pollution montre qu'il n'en est rien.

 

Ιl doit y avoir coupure avec le devenir du capital, devenir externe à l'homme où il est chaque fois recomposé par une force extra-humaine, extérieure à lui. Le capital peut parvenir à poser l'homme en tant qu'espèce, il peut même se substituer à elle : l'anthropomorphose.

 

Par-là même se produit la rupture avec la dicho­tomie extériorité-intériorité qui est née au moment de la séparation avec la nature, donc avec la communauté. C'est là que se manifeste l'autre détermi­nation de la révolution, le retour à une forme com­munautaire de vie. L'espèce doit retrouver la perception de sa présence dans la nature, dans tout le cycle cosmique. Il faut une révolution pour permettre un épanouissement que le mouvement d'extériorisation des forces productives inhibe, pour affirmer la dimension cosmique de l'être humain, pour enrayer la folie de l'espèce. En effet, l'huma­nité tend à détruire les espèces animales et végé­tales; malgré cela, il arrivera un moment où il n'y aura pas assez d'espace (nous laissons de côté les divers cas possibles de catastrophes qui peuvent se produire avant qu'on en arrive là) sur cette terre. La solution a déjà été envisagée : la migration sur d'autres planètes. Mais ceci repousserait dans un indéfini l’échéance (prolongeant par-là, la vieille dynamique des forces productives) jusqu'à ce que l'espèce démente ait peuplé les galaxies en chaque lieu où c'est possible, en tenant chaque fois compte d'un développement technologique toujours plus poussé qui pourrait concéder l'occupation de zones normalement difficiles, réfractaires à la présence humaine. Ceci relève de la science-fiction, mais celle-ci n'est souvent que la fantaisie d'un présent ou d'un avenir proche. En outre, ce qui importe, c'est la démarche futurologique qui débouche sur un triomphe intégral du même : un narcissisme absolu. Or, c'est dans le même que l'être se perd et le narcissisme est suicide. Ce n'est que dans la diffé­rence que l'être peut se retrouver et c'est dans l'acceptation profonde de celle-ci sans aucune hié­rarchisation, qu'il peut y avoir plénitude de vie. C'est l'existence de l'infinité des êtres vivants qui nous signale notre vie; sans l'extraordinaire variété des animaux et des végétaux, l'homme ne pourrait pas se retrouver au sein de la vie en tant que moment de celle-ci, et avoir désir de vivre. Si l'on peut parler d'un instinct de mort, on doit en situer la naissance et le soubassement dans le déve­loppement démentiel de l'espèce humaine. Elle ne peut plus savoir qui elle est ni où elle est, car elle ne perçoit plus sa situation dans la nature et dans le cosmos. La diversité au sein d'une espèce est absolument nécessaire, sinon c'est la folie par empri­sonnement dans une modalité d'être [16]. Cette folie se redouble quand se manifeste. l'incapacité de l'espèce à considérer les autres comme des possi­bilités nécessaires de la vie, comme autant de voies vers ce qu'elle-même a réalisé et vers des réalisa­tions auxquelles elle n'a peut-être pas songé. Ainsi se dévoile également un autre aspect de la dimen­sion biologique de la révolution [17].

 

Cette révolution sera-t-elle la dernière? Dans la mesure où elle aura permis un retour à une forme communautaire et une réinsertion dans la nature et aura donc détruit les obstacles à la réalisation de cet antique « projet », on peut dire qu'il ne peut plus y avoir de révolution. Cette réinsertion n'est pas celle d'une humanité-espèce les êtres indi­viduels, femmes et hommes, seront asservis à elle, mais où les individualités seront à la fois autonomes et dépendants, affirmant leur Gemeinwesen. La série des révolutions est finie dans le temps, finie aussi la misère humaine.

 

 


Jacques Camatte

novembre 1974

 



[1] Russie et révolution dans la théorie marxiste parut, sans signature, dans le journal du parti communiste inter­nationaliste : il Programma comunista, nos 21 à 24, de 1954, et nos 1 à 8, de 1955.

Il n'existe pas de biographie détaillée sur A. Bordiga. Le lecteur intéressé peut trouver des indications dans les livres, en italien: Bordiga, de A. De Clementi, éd. Einaudi ; Histoire du parti communiste italien, de P. Spriano, éd. Einaudi. En français, on pourra consulter la préface (ainsi que les notes biographiques)  Bordiga et la passion du communisme  au livre portant le même titre et contenant des textes de Bordiga sur le communisme, publié aux édi­tions Spartacus, n° 58, et la préface à Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui, éd. de l'Oubli, ainsi que les études publiées dans Invariance. Outre celles parues dans la première série dont les numéros sont épuisés, nous citerons le n° 4 de la série II : « Bordiga et la Révolution russe : Russie et nécessité du communisme » qui avait été écrite pour un livre devant contenir « Russie et révolution dans la théorie marxiste » et de larges extraits de la deuxième partie de « Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui ». Ιl aurait dû paraître en septembre 1973. (Ce texte de la série II parut ultérieurement sous le titre ce Communauté et communisme en Russie – note de 2009)

 

[2] Cf. in Bordiga et la passion du communisme, ο.c. pp. 173-193.

 

 

[3] Ibid. p. 192.

 

[4] 4. Cf. «Le contenu original du programme communiste est l'abolition de l'individu comme sujet économique, déten­teur de droits et acteur de l'histoire humaine » in Bordiga et la passion du communisme, pp. 73-114,. 

 

 

[5] Réunion de Gênes, 1953, dont le thème fut: « Débou­ché historique du capitalisme occidental. »

 

[6] Ce que A. Bordiga avait écrit dans un certain nombre d'articles comme : « Couveuse russe et coucou capitaliste », 1951 ; «Capitalisme classique et socialisme romantique», 1953; « Printemps fleuris du capital », 1953.

 

[7]  Cf. Invariance, n° 5, série Il, 1974.

 

 

              [8] Cité par R. Paris dans son livre Antonio Gramsci. Ecrits politiques. 1914-Ι920. Dans l'introduction il fournit un grand nombre de renseignements sur A. Bordiga

 

 

[9] Cf.   « La gauche allemande: textes du KAPD, de l'AAUD, de l’AAUE et de la ΚAΙ (1920-1922). » Supplé­ment au n° 2 d'Invariance, série II.

 

 

[10] Dans le n° 4, série ΙΙ, 1974, d'Invariance, j'ai déjà abordé les deux questions de la communauté et de la pério­disation du M.P.C. Je ne fais donc que les signaler ici. J'ajouterai toutefois ceci. En 1883, F. Engels pense encore à la possibilité d'une revitalisation de communautés anciennes. En effet, dans son texte la Marche, écrit en 1881, après avoir indiqué les dangers que court l'agriculture euro­péenne : « Le mode européen d'exploitation agricole, sous tous ses aspects, succombe devant la concurrence améri­caine. L'agriculture en Europe ne reste possible que si elle est pratiquée collectivement et pour le compte de la société », il pose la question: comment « le paysan peut-il se tirer d'affaire avec l'appui de son allié naturel : l'ouvrier... », et il répond dans une note ajoutée en 1883 : « Grâce à une renaissance de la Marche, non pas sous son aspect ancien, qui a fait son temps, mais sous une forme rajeunie ; grâce à un renouvellement de la communau du sol compris de telle façon que celle-ci, non seulement pro­cure au petit paysan membre de cette communau tous les avantages de la grande exploitation et de l'utilisation des machines agricoles, mais encore lui offre les moyens de pratiquer, en dehors de l'agriculture, la grande industrie, avec l'apport de l'énergie à vapeur οu de l'énergie hydrau­lique, et cela non pour le compte des capitalistes, mais pour le compte de la communauté. »

En ce qui concerne les populistes, voir Venturi : les Intellectuels, le peuple et la révolution, éd. Gallimard, Walicki : Marxisti e populisti il dibattito sul capitalismo, éd. Jaca Book, la préface de V. Strada à Che fare?, éd. Einaudi.

 

 

       [11] Ceci constitue un thème qu'on trouve dans la littéra­ture russe, chez Dostoïevski dans les Frères Karamazov et surtout chez Zamiatine dans Nous autres.

 

 

[12] Cf. à ce sujet: Berdiaev, l'Idée russe, éd. Mame ; Soloviev, la Grande controverse et la politique chrétienne, éd. Aubier; Pascal, !a Religion du peuple russe, éd. 1'Age d'homme.

 

 

[13] Cf. Engels, « Les denrées américaines et la question agraire », in Werke, t. ΧΙΧ, pp. 270-272, ainsi que de nombreuses lettres dont celle à Sorge du 07.01.1888.

Vorontsov était conscient de ce problème et pensait que la Russie ne pourrait réussir son industrialisation (nécessaire mais sans passer par le capitalisme) que si elle supplantait l'Angleterre sur les marchés asiatiques et battait les E.U. dans le commerce des céréales. Ce point de vue était par­tagé par un certain nombre de populistes (cf. Walicki, o.c. p. 107).

 

 

[14] . Voir à ce sujet Maravall, Estado moderno γ menta­lidad social, éd. de la Revista de Occidente. Les Espagnols, après leurs rencontres avec les habitants des deux Amériques, abordèrent les premiers de façon ample cette ques­tion des rapports avec des communautés primitives.

 

[15] Ι1 n'est pas possible dans cette préface d'aborder une confrontation entre l'œuvre  ethnologique de K. Marx (d'autres contributions de ce dernier sont maintenant connues grâce à The Ethnological Notebooks of Karl Marx, édité par l'Institut international pour l'histoire sociale, Amsterdam) et les résultats de l'ethnologie contemporaine et ceux de la préhistoire. Ce serait fort intéressant pour étudier à nouveau la succession des formes sociales et préciser le statut des communautés slaves.

 

 

[16] Il est évident que ceci est étroitement lié à la question de l'aliénation telle que nous l'avons abordée dans une note de 1972 : « A propos de l'aliénation » ajoutée au texte « Le VIè chapitre inédit du Capital et 1'œuvre économique de Marx » qui constituait le n° 2, série Ι, d'Ιnvariaιτιe, réédité fin 1974. (cf .Capital et Gemeinwesen – note de 2009)

 

 

[17] . Je me limite, ici, à souligner quelques caractères importants de la révolution à venir : communautaire, biologique, cosmique, pour mieux la situer par rapport à la Révolution russe et même à toute la série des révolutions. Je ne prétends aucunement traiter de façon exhaustive la révolution communiste