LA
RÉVOLUTION
RUSSE
ET
LA THÉORIE DU PROLÉTARIAT
«
La
vie de la nouvelle
humanité est dans la révolution, la révolution naît du
schisme. »
A.
BORDIGA
A.
Bordiga écrivit
cette phrase
en
1965 dans l'article Le Temps des abjurateurs de
schisme, cinq ans avant sa mort. Elle caractérise
fondamentalement son comportement et son aspiration. Dès le début, lors de son activité au sein, du parti socialiste, révolution et schisme constituent les deux axes de sa réflexion et de son engagement. Car il conçoit la révolution comme une discontinuité réelle, une brèche qui ne doit plus pouvoir être comblée. Mais le schisme qui engendre la révolution ne lui est pas contemporain οu juste antérieur, il existe depuis l'apparition de la classe prolétarienne sur la scène de l'histoire
en 1848. Le schisme, c'est la coupure radicale avec la
société bourgeoise :
démocratie, individualisme, mercantilisme ; et donc avec le capital :
exploitation de la force de travail, profit, division de la société en entreprises, etc.
Et,
simultanément, il affirme que depuis cette date
existent les conditions
matérielles pour l'instauration
du communisme : « Si on
voulait
limiter tout le « communisme
critique », doctrine de l'émancipation du prolétariat que le
prolétariat élabore lui-même continuellement et «
représente
» dans l'histoire, aux résultats auxquels parvenaient K. Marx et F. Engels
à l'époque du Manifeste, nous pourrions
toujours
rappeler
qu'ils considéraient comme possible la révolution communiste dans
l'Allemagne de
1847, socialement et
politiquement presque féodale et
encore dans
l'attente de
la révolution
bourgeoise. Les
conditions techniques de l'économie socialiste dans la mesure
où elle représente
un stade de développement
des moyens de production, existaient donc, selon le marxisme classique, dans
l'Europe de
1848... » (Les
enseignements de
l'histoire récente » 1918[1])
S'il
n'accorde pas une grande
importance à la religion et à 1'Eglise, c'est
qu'il pense que la question religieuse est dépassée. Toutefois, quelques
années plus tard, il
se rendit
compte qu'elle n'avait pas été
surmontée : les Eglises
triomphant encore lourdement
sur les hommes.
Ι1
écrivit: « Quand régnait la propriété privée,
il fallait se dire athée pour prouver l'existence de l'homme, chose différente de la matière naturelle. L'homme étant replacé dans la nature comme sa partie intégrante (communisme,
n.d.r.), la religion qui affirme Dieu, nous est aussi inutile que
l'athéisme qui le
nie. » (Tables immuables de la théorie communiste, 1950 [2]).
Au début de
son activité, le
danger venait de
la francmaçonnerie
; c'était surtout vis-à-vis d'elle
qu'il fallait réaliser
la rupture.
Le schisme doit être maintenu
vivant et seule la théorie peut le faire,
surtout dans les
périodes
de
contre-révolution. Mais cette théorie
se réduirait
à une vulgaire pétition
de
principes si, simultanément, on ne
mettait pas l'accent sur ce qui quotidiennement réactualise le schisme de 1848 : la révolte des
masses exploitées. « Les
vérités de l'avenir ne sortiront pas
des élucubrations d'un surhomme, mais seront libérées des rapports
réels de la
vie des masses. C'est le prolétariat -
exploité et analphabète -
qui pense et
qui fait la nouvelle histoire. » ( La doctrine socialiste et la guerre, 1915.)
«
... La critique socialiste...
représente la méthode d'emploi. la plus heureuse et la plus sûre de la
raison
humaine; c'est seulement lorsqu'elle s'identifie à la cause de ceux
qui n'ont
rien et sont dominés, en dehors et contre les règnes du dogme et de
l'autorité, quelle est libre de toutes les influences et de tous les
préjugés. » ( La
Révolution russe, 1917.)
C'est
pourquoi, tout en
accomplissant son œuvre de défense de la théorie, de sa clarté, de son
importance,
A. Bordiga intervient dans les luttes du prolétariat du sud de
l'Italie et
contribue à la création et à l'organisation de syndicats. Pour lui,
toute sa
vie durant, il voit dans les masses incultes, qui spontanément se
révoltent, le
seul agent réel de réalisation de la vraie rupture, de la vraie
effectuation du
schisme; tandis que les intellectuels trop aliénés à leur propre
intelligence composent
avec l'ordre établi. L’intelligence, dira-t-il en 1959, est
opportuniste. Les
masses, ou elles sont soumises et acceptent le despotisme, ou elles se
révoltent; les intellectuels justifient leur impossibilité à se
révolter. La
foi, l'instinct sont plus révolutionnaires que l'intelligence. On est
loin du soi-disant
intellectualisme de Bordiga qui ne se serait pas préoccupé de la
pratique. La
plupart du temps celle-ci fut évoquée contre lui uniquement pour
pouvoir
justifier diverses actions immédiates, déviantes, souvent baptisées de
tournants historiques. Pour lui « ... une
seule pratique humaine est immédiatement théorie :
la révolution. La connaissance humaine avance par révolutions, la connaissance humaine avance par révolutions sociales. Le
reste est silence. »
( Tables immuables de la théorie communiste [3]).
Ainsi
au
cours
des années
10 de ce siècle, A. Bordiga intervint au sein du P.S.I.
(parti socialiste italien) au sujet de la remise en cause du marxisme, contre ceux qui pensaient que 1'œuvre de K. Marx était absolument dépassée et à mettre au grenier, proclamant un réformisme et une conciliation des classes ; contre les partisans de la culture qui vοulaient imposer une propédeutique à tout
prolétaire avant qu'il
puisse être accepté au sein de l'organisation.
Pour A. Bordiga, le prolétaire doit être armé de sa
théorie. D'où sa lutte contre tout laxisme théorique et pour une intransigeance de pensée.
Ι1
perçut
la Révolution russe comme une rupture profonde avec la démocratie ; il y vit une convergence entre sa position et celle des bolcheviks et donc une confirmation de son abstentionnisme. Ici se manifeste un
invariant de l’oeuvre
de A. Bordiga : son opposition irréductible à la démocratie, depuis ses premières interventions au sein du groupe des jeunes socialistes quand il s'élevait contre le bloccardisme - sorte de front unique avant la lettre - jusqu'à la fin de sa vie. Cette opposition est liée à
son aversion contre les classes moyennes qui justement sont incapables de faire une rupture, vivent dans le compromis permanent ; or, ce qu'il y a de pire pour le prolétariat, c'est l'absence de
décision ferme et de perspective rigoureuse.
La Révolution russe lui apparaît comme vérification de la théorie du prolétariat, ce qui le renforça dans sa position intransigeante
vis-à-vis de tous
les adeptes de la démocratie. Celle-ci avait aboli, au niveau des partis, toute différence entre prolétariat et bourgeoisie et empêchait que puisse se manifester la rupture entre capitalisme et communisme. C'est,
pour A. Bordiga, le point fondamental où le schisme doit
être réaffirmé. Il reprochera
même à K. Marx et à F. Engels d'avoir été trop conciliants sur cette
question,
de s'être illusionnés. « Il
est indéniable
que Marx et Engels, bien qu'ils aient été des démolisseurs de toute
l'idéologie
démocratique bourgeoise, attribuaient encore une importance excessive à
la démocratie
et croyaient le suffrage universel fécond
d'avantages qui n'avaient
pas encore été discrédités. » (Les Enseignements de l'histoire récente.)
Sans
rupture avec la démocratie,
aucune discontinuité n'est possible. L'acceptation de la démocratie
s'accompagne en général de manœuvres tactiques qui sont autant de
pertes
d'énergie pour le prolétariat. Ici encore, il critique K. Marx. « Mais le système du communisme
critique doit
être naturellement compris en liaison avec l'intégration de
l'expérience
historique postérieure au Manifeste et
à Marx, et, s'il le faut,
en un sens opposé à certains comportements tactiques de Marx et
d'Engels qui
se sont avérés erronés. » (Ibid.)
Cette
distanciation vis-à-vis des
maîtres est nécessaire pour effectuer la rupture salutaire avec la
société en
place. D'ailleurs A. Bordiga avait écrit en 1915 :
« Le socialisme est la plus
grande des hérésies modernes. C'est pourquoi il ne doit pas avoir peur
de
renverser de leurs autels toutes les divinités. »
(La Bourgeoisie et le principe
des
nationalités.)
Dans
les années 1919-1920 se
développe au sein du mouvement ouvrier une position antidémocratique
et
surtout antiparlementariste qui n'est pas identique à celle de A.
Bordiga, mais
celui-ci en reconnaît l'importance. Des articles de A. Pannekoeck, G.
Lukács, S.
Pankhurst ainsi que les thèses des communistes belges, suisses
paraissent dans
le journal qu'il dirige : il
Soviet.
La
rupture avec la démocratie
implique le refus de
la conception
social-démocrate du parti : « ...il
ne doit pas y avoir
dans le
mouvement
socialiste de
chefs ni de domestiques
et, dans
un certain sens, même
pas de maîtres
ni de disciples. »
(Encore plus avant, 1917.) Ce qui est parfaitement compatible
avec son rejet
de la culture
et sa revendication
d'une
intransigeance de
pensée
théorique. Le
prolétariat a sa propre doctrine
et n'a pas
besoin de puiser dans
l'arsenal idéologique bourgeois pour
être éclairé en ce qui concerne la révolution.
« ... le communisme critique [est
la] doctrine
de
l'émancipation du prolétariat que le prolétariat élabore luimême et représente dans l'histoire. » (Les Enseignements de l'histoire récente.)
On
voit que A. Bordiga
n'affirme
pas,
ici, une
invariance. Ι1
pense que le mouvement prolétarien peut enrichir la théorie. La différence avec sa position ultérieure découle de la différence de
situation. Au moment
qui va de
1912 à 1917, la révolte
du prolétariat doit
permettre
de
rompre définitivement
avec la bourgeoisie
; la révolution
actualise cette
cassure; ultérieurement son involution et celle de l'Internationale
communiste
apportent des
modifications
très importantes
: trop grande
élasticité tactique (chose qu'il avait
reprochée
à K. Marx et à F. Engels),
utilisation
de soi-disant enrichissements de K. Marx
pour
justifier
les pires
tournants, le
léninisme
présenté comme étant quelque chose de
supérieur (et de divers) au marxisme. De
ce fait,
le mal le
plus grand apparaît comme étant l'innovation théorique d'où, après la
guerre
de
39-45, l'affirmation de l'invariance
(déjà postulée dans l'appréciation que le léninisme n'apportait rien de
nouveau à la théorie).
Ιl
y a une base commune à ces
deux moments théoriques: le communisme est possible depuis
1848, comme on 1'a déjà indiqué ; c'est ce qu'il
affirme à nouveau
en
1957 dans Les Fondements du communisme révolutionnaire marxiste dans la doctrine et dans l'histoire de la lutte prolétarienne
internationale. On peut
dire que l'échec de
la Révolution
russe et la régression
de l'IC. ont
provoqué un traumatisme chez A. Bordiga, d'où
sa recherche
passionnée
d'un comportement apte à éliminer un nouvel échec. Ιl
sera caractérisé par 1'antidémocratisme
et le maintien de l'invariance de la théorie, parce que les défaites
découlent
d'avoir
abandonné la ligne
classique et d'avoir
emprunté des
voies
dites nouvelles
dont le mérite aurait été d'être plus rapides, plus faciles.
A.
Bordiga rêvait d'une
rupture définitive avec la social-démocratie. Sa défense acharnée des 21 conditions énoncées au
IIè Congrès de 1'IC.
en
vue de l'admission des partis dans l'Internationale dérive de
sa volonté
d'éloigner
tous les
démocrates,
tous ceux qui
n'acceptent pas
la dictature du
prolétariat.
Devant réaliser une révolution originale sans aucun rapport
avec la révolution
bourgeoise, le prolétariat doit avoir une
organisation séparée, distincte de
toutes les
autres, armé de
sa propre doctrine.
En conséquence, il
faut que
s'opère la scission au sein du P.S.I. comme A. Bordiga
le
revendiqua très
tôt. La
scission une fois
faite,
il la défendra contre tous en
s'opposant notamment
à la formation
d'un parti
communiste unifié sur le modèle du V.K.P.D.
(parti communiste unifié d'Allemagne)
qui aurait
résulté de l'union des communistes avec les terzinternasionalisti (les
socialistes partisans
de
la IIIè Internationale).
Cette position,
il la maintint
jusqu'au bout.
À
l'opposé de
presque tous les
courants révolutionnaires,
A. Bordiga n'individualisera
pas la dégénérescence
de l'IC.
dans
l'absence de
démocratie ; pour
lui, tout au contraire, elle est due à la revitalisation de la part de
l'Internationale des
méthodes
démocratiques : front unique, gouvernement ouvrier, etc. (ce qui signifie
abandon de la théorie
du prolétariat).
Le reflet de ce recul révolutionnaire se traduit par une lutte contre les révolutionnaires au
sein de
l'organisation internationale.
De même, en ce qui concerne le fascisme,
A. Bordiga note qu'il
ne rompt pas réellement avec la démocratie (il ne peut donc pas être révolutionnaire); il est en définitive une démocratie sociale; il n'a pas de théorie, d'idéologie propres ; ce qu'il a de nouveau, c'est
l'organisation : « ... Mais il apporte un facteur nouveau dont les vieux partis étaient totalement dépourvus, un puissant appareil de lutte,
puissant tant comme organisation politique que comme
organisation militaire. Ceci prouve que, dans la
crise grave que traverse actuellement le capitalisme, l'appareil d'État ne suffit plus pour défendre la bourgeoisie. »
(Discours de A. Bordiga au Vè
Congrès de l'IC.
02.07.1924.)
Le plus dangereux, ce n'est pas le fascisme mais ce sera l'après-fascisme puisqu'il apparaît clairement qu'il ne sera pas éliminé par un mouvement révolutionnaire du prolétariat, du fait de la faiblesse de ce dernier, immergé dans une nouvelle union sacrée -
coalition antifasciste -
pour la défense οu
la restauration de la démocratie. Quelque temps avant sa mort, il rappellera et défendra avec force cette position au cours d'une émission à la télévision italienne consacrée justement au fascisme.
La première position de rupture se retrouve en ce qui concerne l'attitude vis-à-vis de la Seconde Guerre mondiale :
ni pour les démocraties ni pour le
fascisme. Toutefois, d'un
point de vue stratégique, la victoire de l'Allemagne nazie serait plus favorable à un mouvement révolutionnaire que la victoire des alliés démocrates. La première ne pourrait pas remplacer immédiatement le
vaste système oppresseur mondial constitué par les puissances
anglaise et étasunienne (de même qu'il aurait mieux valu, en 1918, que vainque
l'Allemagne impériale). Le mouvement des
peuples de couleur eût pu
prendre une force irrésistible et l'écroulement subit des anciens
empires
coloniaux eût provoqué une faille formidable dans tout l'Occident.
L'enrayement
du mouvement d'émancipation dans les années 45 à 49 (même quand il y
eut acquisition
de l'indépendance comme aux Indes, au Pakistan, en Indonésie) fut
très grave
pour divers pays (Algérie et Madagascar en sont les exemples les plus
fameux)
et permit de couper à la base une reprise éventuelle de la lutte des
prolétaires d'Occident.
L'application
du plan Marshall ne fit que renforcer sa position :
les quelques révoltes spontanées du prolétariat furent étouffées
non tant à cause des manœuvres staliniennes que du rétablissement d'un
niveau
de vie supportable consenti par l'aide étasunienne.
Du
fait de
l'union sacrée antérieure, la puissance des institutions démocratiques
avec
leur pouvoir de mystification ne pouvait être ébranlée que par une
défaite des
pays occidentaux. Aucun mouvement révolutionnaire ne pourra surgir
après la
Seconde Guerre mondiale, parce que, de plus, pour A. Bordiga, il est
impossible
que le prolétariat puisse entreprendre son mouvement d'émancipation
sans s'être
préalablement armé théoriquement (formation du parti).
C'est
donc en fonction de cette
nécessité d'une rupture avec la démocratie, donc avec l'individualisme[4],
avec l'idéologie productiviste, etc., que A. Bordiga
apprécie les divers mouvements d'après-guerre. Il qualifie
l'insurrection
violente de Hongrie de 1956 de mouvement polyclassiste, une sorte de
réédition
d'un front unique avec, comme autre fait négatif l'accompagnant, la
revendication autogestionnaire. Or, il ne s'agit pas de gérer
l'entreprise
mais de la détruire. On ne peut pas conserver les formes économiques du
capital.
On
a vu qu'il
faut qu'il y ait un schisme pour qu'il y ait révolution et celle-ci ne peut être réalisée
que par
le prolétariat. C'est ici que Russie
et révolution dans la théorie marxiste se révèle
très important pour
comprendre la position
de A. Bordiga. En effet, il commence son
étude par
une réflexion
sur la
révolution: y a-t-il une série
infinie οu finie de révolutions? Notre révolution,
la révolution
prolétarienne, sera la dernière mais,
nous marxistes, dit-il, nous prenons
en compte toutes les
révolutions
de
l'espèce. Là
est le point
de
dilatation essentiel qui évite à A. Bordiga de rester dans un domaine
étroit. Ιl
ne considère pas la révolution
dans un espace-temps limité, mais le phénomène révolution dans tout le devenir de l'espèce qui doit
se conclure avec la révolution communiste dont le seul exemple
nous
est, en partie, donné
par
la Révolution
russe. Cette dernière
est donc
la preuve de l'inéluctabilité et de la réalité de la révolution à venir. Si on peut considérer que l'échec de la Révolution russe est
irrémédiable, le
cycle des
révolutions
s'est bien terminé avec la révolution
bourgeoise et on ne
peut
plus avoir que réformisme
οu pourrissement de la société ; si l'échec a des causes bien déterminées, investïgables
par
la théorie, alors la série des révolutions
est encore ouverte : reste la révolution
communiste οu
prolétarienne.
Mais il n'y a pas seulement une
série dans
le
temps; il y en a une, aussi, dans l'espace, avec,
évidemment, le
même point d'arrivée : le
communisme. C'est pourquoi A. Bordiga
analyse
les révolutions anticoloniales
par
rapport à la révolution
communiste. Ιl
en souligne les limites dues à
l'absence d'un noyau
prolétarien qui,
tout en soutenant la lutte contre les
métropoles
coloniales, aurait été apte
à affirmer les mêmes
positions que
celles avancées par
K. Marx et F. Engels
dans
l'Adresse de
1851. Cependant en comparant avec la série des révolutions qui se sont
succédé en Occident, il
constaté le développement
d'un
phénomène révolutionnaire
en Asie, en
Afrique, vis-à-vis duquel on ne peut pas
être indifférent et qu'on ne peut nier. «
Vouloir
lier la réalisation
du
programme communiste
aux vicissitudes du cours historique d'une
seule des grandes races
de
l'espèce humaine, c'est-àdire
des
Blancs caucasiens, οu aryens οu
indo-européens,
en concluant que si ce rameau se trouve désormais au
terme du
cycle, plus rien de ce qui se
passe au
sein des autres races
n'offre d'intérêt,
c'est, comme il est facile
de le démontrer, le genre d'erreur grossière qui réunit en elle,
bien pire que
toutes les dégénérescences
révisionnistes,
toutes les erreurs anciennes et possibles
de tous
les antimarxistes. » (Les
Luttes
de
classes et d'États dans le monde
des peuples non blancs, champ
historique vital pour la critique révolutionnaire marxiste,1958.)
La présupposition est : le
prolétariat a été battu en Occident;
il y a une situation bloquée; ce qui peut la débloquer c'est la crise, mais
celle-ci n'est pas
pour
demain : donc,
tout ce qui peut
affaiblir la
société en place est un élément favorable
pour la reprise révolutionnaire. « Peut-être que les 50 ans
que nous,
Blancs, avons perdus
pourront-ils
être compensés par
le mouvement
d'accélération de
nos
frères jaunes
et noirs. » (Le
texte de
Lénine sur la maladie
infantile du communisme (le gauchisme), 1961) ;
celle-ci ne peut
pas
avoir une effectivité s'il n'y a pas une clarté doctrinale, ce
qui implique le rejet des théories posant le paysan. comme substitut
du prolétaire dans
l'immense révolution
en cours
apte à transcroître en
révolution
communiste.
Dans sa vision
du
devenir des autres pays au
communisme, A. Bordiga ne les subordonne pas à celui de l'Occident.
Pour lui, le communisme
n'est possible qu'à la suite de la révolution dans les pays capitalistes
hautement développés, mais il
considère que les pays
colonisés doivent accomplir leur propre cycle puisque, il faut le répéter, la possibilité de la double révolution a été perdue au début des années 20.
C'est pour comprendre le devenir original possible qu'il entreprend l'étude des
diverses formes de production qui précèdent le capitalisme et qu'il remet en cause le schéma strictement unilinéariste de l'évolution de l'humanité. En revanche tous ceux qui nièrent l'importance de ces mouvements en arrivent à
l'idée suivante : la bourgeoisie n'est plus progressive, donc il ne faut soutenir aucun mouvement de libération nationale ; il faut attendre que le prolétariat se révolte. Etant donné l'insignifiance numérique de celui-ci dans les pays colonisés, i1
faut donc attendre que le prolétariat d'Occident se réveille ; ce
qui aboutit à une nouvelle version de l'européocentrisme.
A.Bordiga
n'affirma
jamais que le centre révolutionnaire s'était déplacé dans
ce que la littérature officielle appelle les pays du tiers-monde. Ιl
maintint le schéma stratégique de K. Marx : l'Allemagne
en tant que centre névralgique de la
révolution à venir. Sur la base
de la théorie du prolétariat, à laquelle K. Marx a
donné la plus grande
contribution, il
reprend la position de celui-ci en 1851
et mise sur un développement des forces productives. Ιl
est évident
que
ceci
ne
pouvait
concerner qu'une phase
assez
brève, comme elle le fut en Occident (puisqu'elle se clôt en 1871). Si on compare les résultats, on
verra que, s'il y a des différences, elles ne sont pas essentielles :
en Occident le prolétariat a facilité l'émancipation nationale et a permis le triomphe du M.P.C.
mais, dans la foulée, il fut incapable de faire sa révolution; οu
bien il
fut
battu.
Dans les pays colonisés, l'émancipation
coloniale a permis une domination formelle du
capital chapeautée par la domination réelle de celui-ci, à l'échelle mondiale,
réalisée
grâce aux grands centres mondiaux du M.P.C.
tels
les ÉtatsUnis.
Si
on remet en cause la nécessité du soutien de ces luttes, si on leur dénie tout caractère révolutionnaire,
il faut remettre
en cause également la
position
de K. Marx et de
F. Engels qui, au siècle dernier,
proclamèrent leur soutien aux mouvements
nationaux. Les
gens qui
refusent de
voir
dans les
révolutions
anti-coloniales un fait progressif, au sens marxiste du terme, théorisent
simultanément la décadence
du capitalisme depuis
1914 et l'attente de la révolution prolétarienne. Car,
en définitive, tout
est prêt : l'acteur principal
est
seulement manquant. Seule cette absence est signifiante et historique, tout le reste relève simplement de manoeuvres louches dues à de sordides concurrences entre pays
impérialistes. C'est pourquoi, pour eux, la
Révolution russe est essentielle car elle
est l'unique révolution
prolétarienne,
le référentiel absolu (même si
certains avouent qu'elle présente de sérieuses limites). L'histoire s'arrête à Petrograd!
On
comprend
que l'ensemble des positions de A. Bordiga
résumées
dans
les pages qui précèdent l'ait conduit
à se mettre
en marge de
tout le
mouvement
officiel groupusculaire (grands et petits partis) et qu'il n'ait
milité, de
façon
anonyme, que dans
un groupement fort
minoritaire. Son retrait est dicté par
son anti-individualisme et
non par
un simple raidissement,
οu
une intransigeance excessive
confinant au sectarisme qui auraient été cause de son
isolement de 1928 à sa mort. Pour
comprendre son attitude, il faut tenir compte d'un arc historique plus vaste auquel il se référait :
le
compromis et l'abjuration des schismes ont nui
aux révolutionnaires, seuls ceux qui ont
refusé
compromissions et abjurations peuvent être ensuite, lors de
l'ouverture d'un nouveau
cycle
révolutionnaire, des
points de repère pour
une nouvelle
unification des forces,
ceci est encore plus déterminant dans la période sombre de la réaction.
Cela nous
amène à son affirmation
centrale sur l'anonymat : le point de ralliement
ne peut pas être une personne mais
un programme bien déterminé ; l'importance de la seconde dépend
directement de
l'essentialité du second. Le grand tort du mouvement
révolutionnaire issu
de la Révolution
russe est d'avoir
personnalisé une
théorie, d'avoir
reproduit un culte
du messie. Or, « la révolution se relèvera terrible, mais anonyme ».
(Fantômes carlyliens, 1953.)
L'exaltation des révolutions anticoloniales
a
encore
une autre importance
chez A. Bordiga. Cela lui donne
occasion de glorifier les antiques formes
de vie
de l'espèce ayant perduré,
de
façon
plus οu moins pervertie, jusqu'au milieu
du XXè siècle, où le but de la
production est l'homme lui-même et
non, comme dans
le M.P.C.,
la
production. C'est donc
un
autre moment
d'approfondissement
du schisme. De
plus, ce dernier
ne peut
être effectif que
si l'on rompt
avec la science et son
mythe car celle-ci est le mode de connaître
typique
de la
société bourgeoise
d'abord, capitaliste ensuite. Au sein de cette dernière elle s'autonomise et devient despotique. Or, A. Bordiga
parviendra,
devant
les conséquences toujours,
plus néfastes
du développement
scientifique lié à une spécialisation toujours plus intense, à rejeter, en
partie, un scientisme très engelsien et à lancer l'anathème contre la
science et la technique. « Lançons donc le cri qui laisse perplexes tous ceux qui sont aveuglés par la force des
lieux communs putrides : à
bas la
science! » (Programme
du communisme intégral et théorie marxiste
de la connaissance.) L'aspect négatif
fut que, simultanémént, se renforça son attachement à la théorie du prolétariat sous
sa forme la plus stéréotypée, la
forme léniniste.
En
dépit de cette volonté nettement affirmée de rupture, de maintenir le schisme, Bordiga
présente une ambiguïté que nous avons souvent signalée et qui
réside dans le fait qu'il ne put jamais rompre complètement avec la IIIè Internationale, qu'il fait une apologie acritique des bolcheviks (comme le lecteur peut s'en rendre compte à la lecture du présent ouvrage et
surtout à celle de Structure économique et sociale de la Russie
d'aujourd'hui) qui véhiculaient pourtant les positions qu'il avait le plus combattues :
la revendication de la démocratie, l'élasticité tactique, sans compter les insuffisances d'ordre théorique que A. Bordiga soulève par exemple à propos de la théorie de
l'impérialisme de
Lénine. Ιl
y
a
contradiction
entre le fait d'affirmer, d'une part, en 1951 :
la
Russie n'est pas
au centre de notre préoccupation puis, en 1953 :
nous avons assez étudié le cas de la
révolution impure, la Révolution russe, nous devons nous préoccuper de celui de
la révolution pure, la révolution occidentale à venir[5],
avec,
d'autre part, le travail inlassable sur
la
Révolution russe, surtout après 1953.
Avant
de donner raison de cette
contradiction, il est important de tenir compte du moment où paraît Russie
et
révolution dans la théorie marxiste. Staline est mort depuis un an. Déjà se produisent les premières manifestations de la déstalinisation, ce qui accroît pour beaucoup la nécessité de comprendre ce qu'est la Russie et le
stalinisme et à quoi aboutira une déstalinisation éventuelle. D'autre part, à l'échelle mondiale, des révolutions anticoloniales ont éclaté et
ont relayé la Révolution chinoise qui a triomphé en 1949 ; 1954 : la lutte des Vietnamiens se solde par la victoire de Diên Biên Phu, succès lesté de tant d'équivoques ; novembre de la même année, la lutte des fellaghas algériens contre la France débute. Elle sera accompagnée par celle des Tunisiens, des Marocains ; il y aura ensuite le relais de l'Afrique noire, tandis qu'en Amérique latine il y a la
Révolution cubaine. Il
semble qu'une des conditions de la compréhension du devenir de l'époque soit
l'explication de la Révolution russe, une explication apte à fournir une perspective,
c'est-à-dire apte à répondre à
la question :
quand la révolution sera-t-elle à nouveau à l'ordre du jour en Occident? C'est
ainsi que, dans le petit parti (parti communiste internationaliste)
surtout présent en Italie et que A. Bordiga considérait alors comme un simple groupe de travail, se faisaient entendre les voix de tous ceux qui
voulaient sortir de
l'impasse où ils se trouvaient. Le diagnostic :
la Russie n'est pas
socialiste, ne
leur suffisait pas,
il fallait individualiser comment une révolution, prolétarienne au départ, avait pu accoucher d'une telle société
totalitaire. Or, à l'époque, leur présupposition (commune à beaucoup de révolutionnaires au sein d'autres organisations) était que la Russie avait été
socialiste ; ce qui
impliquait
la recherche du pourquoi de la régression du socialisme au capitalisme.
Affirmer que la Révolution russe
n'avait été, en fait, qu'une révolution bourgeoise conduite par le
prolétariat[6]
leur
semblait
impliquer
une
fatalité défaitiste en ce sens que cette affirmation revenait selon eux à nier toute la pensée socialiste de l'époque révolutionnaire
; une telle négation conduisait à une impossibilité d'action puisque la volonté des protagonistes
était bafouée. Tandis que, s'il y avait eu du socialisme en Russie, leur pensée et leui action auraient eu une réelle effectivité.
Ceci avait également l'avantage de conserver tel quel le schéma de la Révolution russe. En effet, dans ce cas le prolétariat
avait été battu, mais la théorie restait valable. Ιl
fallait recommencer 1'oeuvre
des
prolétaires russes
et la porter,
cette fois,
jusqu'à son
issue victorieuse.
Soutenir
que
la Révolution russe
était une révolution
double bourgeoise
et prolétarienne comme l'avait proclamé A.
Bordiga
et
comme il
l'étaya dans Russie et révolution dans da théorie marxiste, élimina
un certain nombre de réticences de beaucoup de membres du parti
communiste internationaliste. Mais alors
surgit une autre difficulté :
apporter
son soutien à une révolution non strictement
socialiste
n'implique-t-il pas
obligatoirement, dès
le départ, une défaite du mouvement
prolétarien, ce qui avait pour corollaire, dans
l'immédiat, faut-il
οu
non avoir une position favorable aux révolutions anticoloniales
οu
les considérer purement et simplement comme des révolutions qui ne se haussent même pas
à la hauteur
des révolutions
capitalistes. Les
réticences
ne disparurent complètement qu'à partir
du moment où A. Bordiga prédit de façon
plus explicite que la nouvelle phase révolutionnaire devait s'ouvrir à partir de
1975. Car, au fond,
ce qu'ils
attendaient c'était une justification
de leur
propre réalité
révolutionnaire et celle-ci ne pouvait résider que dans l'existence de la révolution.
Le passé leur suggérait un doute
qu'il leur
fallait conjurer.
En
abordant, en 1954, l'étude de la Russie, A. Bordiga
était
amené à clarifier le rôle
des
bolcheviks dans
la Révolution
de 1917 et celui de tous les révolutionnaires
qui l'avaient, comme lui, soutenue ; en même temps il s'agissait d'expliquer l'attitude des
prolétaires d'Occident
et la non-généralisation de
la
révolution à l'échelle mondiale.
Cette explication est en fait une justification
des bolcheviks
et de
son
attachement à l'œuvre dé Lénine.
D'ailleurs
Bordiga ne le nie pas puisqu'il écrivit
en 1956, à la fin du Plaidoyer pour Staline : « Une explication historique est toujours une justification. »
Nous trouvons la raison de
l'ambiguïté et de la contradiction dans les chapitres 20 : « Plan d'une contre-thèse défaitiste »
et 21 :
« Les preuves du diable ». L'
« avocat du
diable » affirme que le prolétariat
s'est toujours mis en mouvement pour des buts bourgeois, libéraux ; la
soi-disant révolution prolétarienne n'a jamais été qu'un appendice de la révolution bourgeoise. Ιl
passe en revue tous les cas historiques. Arrivé à la Révolution russe, A. Bordiga, après avoir laissé son adversaire
imaginaire terminer son réquisitoire, réfute les conclusions de ce dernier et affirme :
1) qu'en Russie il n'y a ni
pouvoir prolétarien ni socialisme, 2) que la mort du capitalisme « sera une mort
violente, révolutionnaire, par le fer et le feu ».
En Russie c'est le prolétariat qui, directement, sans avoir été mobilisé par une autre classe,
s'est mis en mouvement et a fait la révolution. En ce qui
concerne la Révolution russe, il
s'agit donc uniquement d'expliquer son involution. Mais, en définitive, il ne réfute pas réellement le réquisitoire de l'avocat du diable qui,
s'il était publié isolément pourrait sembler avoir été écrit par un farouche partisan de la droite. Pour ce faire il lui faudra non
seulement le livre publié aujourd'hui mais aussi
Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui,
le
Dialogue avec les morts, son étude sur l'extrémisme (le texte de Lénine de 1920) et tous les articles qu'il publia sur la question russe jusqu'à sa mort. L'avocat du diable réapparaissait chaque fois qu'il y avait remise en cause du caractère prolétarien d'Octobre, de
la dictature du prolétariat, en un mot de la
théorie du prolétariat. Voilà pourquoi il maintient son lien avec Lénine et les bolcheviks
: ceux-ci ont affirmé la nécessité du parti, celle de l'intervention
politique
pour la transformation des rapports
économiques, etc. Autrement
dit, A. Bordiga considère Lénine
et
les
bolcheviks en tant que représentants de la théorie du prolétariat ; à cause de
cela il les défendra avec acharnement
alors qu'il sera injuste vis-à-vis du K.A.P.D. (parti communiste ouvrier
d'Allemagne) à cause de la
position gestionnaire de celui-ci.
Le raidissement de A. Bordiga
sur
la question russe est donc profondément déterminé par le fait que c'est
seulement à l'aide de la Révolution
russe
qu'il est possible
de
démontrer
la véracité
de
la théorie
du prolétariat. Et,
il
est
clair que beaucoup
de critiques qui, dans
un premier temps remirent
en cause 1'oeuvre
des bolcheviks, allèrent ensuite jusqu'à douter du rôle du
prolétariat, de
sa mission historique.
Pour mieux comprendre ce
maintien du référentiel russe il faut tenir compte de ce qu'écrivait A. Bordiga en 1946 au sujet de «
l'Assaut
du doute révisionniste aux fondements
de la théorie révolutionnaire
». « Est-elle
toujours
valable
la critique de
base formulée par
le marxisme
selon laquelle le
système moderne
d'économie
et de
gouvernement
de
la bourgeoisie
capitaliste - décrivant dans
l'histoire une grande parabole -
naît
du renversement révolutionnaire
des régimes
féodaux,
réalise la libération
d'imposantes forces
productives créées par les ressources nouvelles de la technique et mises par elle à la disposition du travail humain, leur assure, au début, un
rythme de
plus en plus ample,
une irrésistible
expansion dans le
monde
connu mais, à un certain stade de leur
développement, ne
peut plus contenir
ces forces
énormes dans les
cadres de son organisation sociale, étatique et juridique, et tombe dans une crise finale du fait de
l'irruption révolutionnaire de la principale
force de production constituée par la classe des travailleurs qui réalisera
un ordre social nouveau? ».
Or, si A. Bordiga
montre
que dans
la société de
son époque
l'antagonisme
prolétariat / classe capitaliste reste déterminant, que le capitalisme n'a pas changé de nature mais
n'a fait
que perfectionner
ses traits caractéristiques impliquant
par là
l'inutilité de
toute révision de la doctrine οu
de son abandon, il n'en reste pas moins que demeure le plus important :
la vérification,
surtout si on se rappelle
que, pour
lui : « C'est
une grandiose expérience qui se développe en Russie, non
certes une expérience comme
celles que le
physicien οu
le chimiste provoquent avec des moyens artificiels pour déduire des résultats
la preuve de
la validité
d'une des théories en présence, mais un développement
des
phénomènes comme on pourrait l'avoir dans le domaine de
la géologie ou de l'astronomie dont l'observation
attentive permet
de décider
quelle est l'hypothèse juste parmi
les diverses hypothèses scientifiques concernant la constitution du
globe οu
le mouvement réciproque des
astres dans
l'espace.» (Les
Enseignements de
l'histoire récente.)
Cette
expérience a montré la validité de la théorie du prolétariat ; il
n'y a plus à y revenir et surtout il n'y a
plus besoin d'expérience, mot qu'il
fallait, disait-il, bannir du vocabulaire. C'est ce qu'il affirma. Pourtant, périodiquement, se
fit jour
la nécessité
de refaire la démonstration de la validité de
la théorie du prolétariat grâce à la preuve de la Révolution russe.
Continuellement
il dut lutter contre le doute ; un doute qu'il connaît.
Ce n'est pas
pour
rien qu'il a été à même de
produire la critique peut-être la plus
acerbe de
la théorie du prolétariat, même s'il l'a fait proférer par un personnage
imaginaire, et qu'il a individualisé le
péril le plus grave dans le doute (auquel justement il ne s'est jamais abandonné, mais qui fut cause de son raidissement «
doctrinal »).
En outre; cette
critique lui fut suggérée par la
constatation du
caractère non révolutionnaire du prolétariat d'après 1945 ; ce qui lui arracha quelques invectives virulentes.
A.
Bordiga n'est
pas le seul dans ce cas.
La Révolution russe représente pour tous les marxistes le
point crucial : si on la
remet en cause, tout saute ; d'où
la position de L. Trotski qui soutiendra jusqu'au dernier moment que l'État russe est un État
prolétarien dégénéré, ce qui
ne lui ôte pas totalement le doute quant aux possibilités
révolutionnaires du prolétariat. « Si pénible que puisse paraître cette
seconde perspective (celle du déclin du prolétariat, n.d.r.),
au
cas où le prolétariat se révélerait incapable
de remplir la mission qui est imposée par le procès de développement historique ; il ne resterait rien d'autre à faire que de reconnaître que le programme
socialiste basé sur
les contradictions internes de la
société capitaliste s'est résolu en utopie. Ιl
va
de soi
qu'un nouveau, programme minimum deviendrait nécessaire
pour défendre les
intérêts des esclaves de la
société bureaucratique totalitaire. »
(L'URSS
en guerre.)
«
Si,
contrairement à toutes
les probabilités,
la Révolution d'octobre ne réussit pas à trouver sa continuation au cours de la guerre actuelle οu
immédiatement après dans un quelconque des pays avancés, et si, au contraire, le prolétariat est
rejeté partout en arrière
et sur tous les fronts, alors
nous devrons tout bonnement poser la question de la
révision de
notre conception actuelle des forces motrices de notre époque... » (Ibid.)
La
Révolution russe joue le rôle de butoir de la pensée. Même chez les éléments les plus radicaux, qui reprennent au conseillisme la revendication des conseils et de
l'autogestion, tels les
éléments
qui
créèrent οu animèrent
l'Internationale
situationniste,
qui firent
une
critique
très
pertinente des bolcheviks et de Lénine, la
Révolution russe joue un rôle de modèle : la formation des soviets. Cette coalescence historique est en liaison directe
avec leur théorie du prolétariat à qui
ils donnent des contours plus vastes, à
leur glorification du prolétariat, seul sujet historique et négatif à 1'oeuvre. « Ici sont déjà posées les
bases sociopolitiques du spectacle moderne, qui
négativement définit le prolétariat comme seul prétendant à la
vie historique. » (G. Debord, la Société du spectacle, éd.
Buchet-Chastel, p. 68.)
Chez
les
anarchistes
la Révolution espagnole remplace la Révolution russe. Or, étant donné que le problème fondamental de l'Espagne, la formation d'une communauté οu de communautés non dominées par. l'État, est en définitive résolu par le développement du capital avec son instauration en communauté matérielle (là encore la terreur a joué un rôle horrible mais déterminant pour éliminer les antiques communautés, comme pour anéantir les tentatives d'en constituer de nouvelles, en 1936, par exemple), on constate que le phénomène révolutionnaire intrinsèquement espagnol est épuisé et le mouvement prolétarien qui pouvait intervenir sur la base
de la résolution de cette question est désormais fini. Mais la
plupart des anarchistes ne peuvent pas et ne veulent pas
accepter un tel diagnostic, voilà pourquoi les événements des années 30 demeurent pour eux paradigmatiques; ils servent soit de référence pour une action : faire ce qu'on n'a pas pu réaliser à
l'époque, soit d'élément médiateur de compréhension pour interpréter la réalité actuelle. Le caractère révolutionnaire du prolétariat d'aujourd'hui n'est peut-être pas prouvé, mais on le trouve dans le passé et on postule qu'inévitablement il devra à nouveau se manifester, ce qui permet de maintenir le mythe. Toutefois, déjà au cours de la Révolution
espagnole, un homme comme Camillo
Berneri mettait en garde contre l' « operaiolatria ».
C'est
leur
caractère
d'
« ultima Thulé » qui donne à la Révolution espagnole et à la Révolution russe leurs charges affectives, émotionnelles intenses.
Un
autre exemple de doute qui ne dit pas son nom nous est donné par H. Gorter qui, en 1920, voyait dans la Révolution russe «
la victoire du marxisme
» et pensait que le communisme allait être rapidement instauré en Russie. En
1923 ; dans un article consacré à 1'« Internationale communiste
ouvrière»[7],
il
constate
que
tout
le prolétariat international est en définitive contre-révolutionnaire. Comment pouvait-il encore penser à une révolution possible
si la force qui jusqu'alors était apparue comme susceptible de provoquer ,
le grand bouleversement était maintenant liée au
capitalisme mondial? Pour lui, il y avait un prolétariat bien déterminé, révolutionnaire tel que la théorie et la passion révolutionnaires le postulent et il y avait celui bien concret de son époque soutenant en fait l'ordre établi. Ι1
n'échappait au doute profond que parce qu'il avait une représentation bien ancrée du prolétariat. D'ailleurs, on peut se demander si chez K. Marx lui-même, après 1871, pendant la période la plus pure de ce que nous avons nommé son réformisme révolutionnaire, ne germe pas le doute, d'autant plus que, chez lui, il est bien clair que c'est le M.P.C.
qui
est révolutionnaire, le prolétariat l'est dans la mesure où il pousse à la réalisation de
celui-ci, où il
accomplit la tâche que la bourgeoisie s'avère incapable d'assumer, mais aussi dans la mesure où il tend à nier le capital, mais ceci est encore dans la perspective d'accroître les forces
productives. Ιl
n'y a donc pas rupture réelle entre le moment capitaliste et le moment communiste, Dès lors il
est possible que, finalement, le capital réalise ce que 1'on pensait devoir être la tâche même du prolétariat. On a souvent souligné l'immense fatigue de K. Marx,
sa maladie, ses malheurs comme la perte de certains de ses enfants et celle de sa femme en 1881, pour expliquer le non-achèvement du
Capital.
Toutefois,
il est fort possible aussi que K. Marx ait constaté une impasse : est-ce que le prolétariat tel qu'il se le
représentait correspondait vraiment au prolétariat réel? Autrement dit la prochaine révolution (la dernière dirait A. Bordiga) pourra-t-elle être accomplie par cette classe? On
n'a pas
de matériaux précis pouvant prouver le bien-fondé de ce qui est
avancé ici. Ι1
est fort probable cependant que K. Marx ait senti ce contraste entre le rôle du prolétariat qu'il pensait être inscrit inévitablement dans le développement du M.P.C.
et
l'activité de
ce dernier au cours de la
seconde moitié du XIXè siècle.
E.
Bernstein fera éclater le doute et
niera le rôle révolutionnaire anticapitaliste du prolétariat reprenant, en un certain sens, la formulation de P-J. Proudhon qui ne pensait pas que la classe laborieuse puisse s'émanciper seule. Quoique ici la problématique change, car il ne s'agissait pas, originellement, pour K. Marx de l'émancipation du prolétariat mais de sa destruction qui, seule, pouvait permettre
l'accession au communisme avec la disparition des
classes et de 1'État. E. Bernstein est un négateur de la théorie du prolétariat tout en opérant sur son terrain. Cette
classe n'est plus envisagée que d'un point de vue réformiste et,
en définitive, en tant
qu'appendice de la bourgeoisie; elle doit simplement terminer l'œuvre de cette
dernière. L'oeuvrε de
E. Bernstein est exemplaire en ce sens qu'elle contient tous les points essentiels qui seront débattus les années suivantes et,
paradoxalement, les éléments de
droite comme ceux de gauche reprendront, peut-être sans le savoir, des critiques du grand révisionniste.
La guerre de
1914-18 redonna une importance à la théorie, bien que certains marxistes comme A. Tasca
aient pu à nouveau douter. Ce dernier constatait
que le prolétariat
n'avait pas
« la capacité de
dominer les événements»[8].
La Révolution russe de
1917 renforça et cristallisa la théorie mais, dès les
années 20, des marxistes en vinrent à la rejeter. D'après Y. Bourdet, Karl Renner « estimait que le prolétariat des pays industriels développés avait cessé d'être révolutionnaire et que bon gré mal gré, il fallait en prendre son parti et mener une politique réaliste ».
(Otto Bauer et la Révolution, éd.
EDI. p.
51.) Ι1
semble
bien que
Ο. Bauer lui-même ait eu cette position. C'est le rejet de la théorie du prolétariat dans sa dimension révolutionnaire, mais non le rejet total, global parce que cette classe est toujours perçue comme bien délimitée et qu'il s'agit, même si cela n'est
pas dit, de concilier les classes.
Le rejet sera plus radical et la
critique plus caustique chez A. Prudhommeaux et, dans une certaine mesure, chez V.
Serge, mais, ici encore, tous deux reconnaissent l'existence d'une classe bien définie qu'ils dénomment prolétariat.
Depuis
la fin
de
la
Seconde
Guerre mondiale, il n'y a pas
eu dans les pays capitalistes occidentaux de vastes
mouvements révolutionnaires de la part du prolétariat. Les insurrections importantes eurent toutes lieu dans les pays de
l'Est (le contradicteur imaginaire de
A. Bordiga pourrait dire que c'est justement parce que là-bas la
révolution libérale bourgeoise n'est pas encore achevée ; en effet les ouvriers se sont insurgés pour revendiquer la démocratie). Ceci n'empêche pas que les révolutionnaires continuent à concevoir une explication du
devenir du M.P.C. en fonction de la
classe dite révolutionnaire, au moins potentiellement, à tel point que la lecture des événements de Mai 1968
s'est faite à
l'aide du
paradigme prolétarien. S'il y avait un phénomène révolutionnaire, et de cela personne n'en doutait, c'est que, d'une façon οu d'une autre, le prolétariat se manifestait. Les
divergences naquirent uniquement à propos du mode de percevoir ces manifestations. Or, comme aurait dit A. Bordiga, le prolétariat ne fut en rien une classe mobilisatrice, mais il fut mobilisé... pour aller s'enfermer dans les usines.
Ce
refus de remettre en cause le rôle révolutionnaire du prolétariat conduisit
également beaucoup de théoriciens qui se
penchèrent sur la question du fascisme à voir dans celui-ci un mouvement de déclassés, car ils ne pouvaient pas accepter que le prolétariat puisse à un moment quelconque soutenir un phénomène qu'ils jugeaient profondément réactionnaire.
Ainsi
ceux
qui
furent
effleurés
par
le
doute, qui
s'y
abandonnèrent
οu
qui
allèrent au-delà en affirmant que le prolétariat
n'était plus une classe révolutionnaire ne parvinrent jamais à remettre en cause la théorie classiste. Ils sombrèrent dans la démocratie (toujours la même problématique :
la conciliation des classes) et, souvent, dans la phraséologie pédagogique qui fut continuellement utilisée par la bourgeoisie. Puisque le prolétariat
n'est pas
révolutionnaire, il faut lui inculquer une conscience, lui instiller progressivement l'idée
de la nécessité de son émancipation. Dans tous les
cas, cela revenait à renier totalement le schisme. C'est
pourquoi, si A. Bordiga a
pu être effleuré par le doute, s'il a pu constater qu'effectivement le prolétariat
n'était plus révolutionnaire, il ne put en aucune façon sombrer dans le marais démocratique et rejeter le rôle révolutionnaire du prolétariat parce qu'il maintenait de façon acharnée le schisme,
qui est rupture irrévocable
avec la démocratie. C'est pour cela, également, qu'il fut conduit à ne
pas
tenir compte de certains apports de courants opposés au stalinisme à
cause de
leur revalorisation, au bout d'une course théorique plus ou moins
longue, de
la démocratie et de l'idéologie gestionnaire (socialisme ou barbarie,
par
exemple).
Grâce
à ce comportement
théorique, A. Bordiga fournit des éléments essentiels pour poser la
question : comment maintenir
le schisme, tout en abandonnant
la théorie du prolétariat? Mais, pour mieux la délimiter, il nous faut
encore
revenir sur les rapports entre cette théorie et la Révolution russe.
La
grande importance que la
plupart des marxistes accordent à la Révolution russe, la mythifiant
plus ou
moins, est en liaison directe avec le rôle que joue cette révolution
dans la
théorie du prolétariat :
c'est à la
faveur de la première que la seconde s'est cristallisée. Dès les
années 60 du
siècle dernier, se posèrent, en Russie, les questions cruciales : la révolution qui doit abattre le
tsarisme
sera-t-elle une révolution purement et simplement classiste ou non? Si
oui,
quelle est la classe qui doit diriger le procès révolutionnaire et
comment
peut-elle opérer? Questions inévitables dans un pays où les vieilles
communautés persistaient encore. Les marxistes y répondirent en
affirmant, à la
fin du siècle, que c'est le prolétariat qui doit conduire la
révolution en
cette aire particulière et résoudre, comme disait A. Bordiga, l'énigme
de la
Russie, pays où se chevauchent un grand nombre de modes de production.
Le
marxisme est une théorie du développement des
forces productives, non pas en tant que telles, c'est certain, mais
pour
permettre de dépasser un certain seuil à partir duquel elles peuvent
créer les
bases du communisme (voilà d'ailleurs pourquoi
A. Bordiga rappelait toujours que si les Russes affirmaient qu'ils construisaient les bases du
socialisme, cela voulait dire qu'ils reconnaissaient qu'ils édifiaient le capitalisme).
D'où, au XXè siècle, toute révolte contre une forme sociale inhibant un tel développement, même si le prolétariat n'en est pas l'acteur οu
le sujet prédominant, emprunte son idéologie au marxisme:
la Chine
et Cuba en sont les meilleurs exemples. Théorie
de la lutte des classes et théorie du développement des forces productives -
deux déterminités du marxisme
- se soutiennent mutuellement et permettent
d'alimenter la glorification du prolétariat, sa mission.
Pourtant, dès le début du
siècle, des
événements importants auraient dû
faire
réfléchir les révolutionnaires: en Australie, en Nouvelle-Zélande et
en
Scandinavie, les socialistes parviennent au pοuvoir;
le prolétariat se
satisfait d'une telle accession pacifique. Ιl
est vrai qu'il était possible,
et ce fut
fait, de théoriser le réformisme. Ce fut insuffisant et Ο.
Bauer
le
comprit amplement : « Le réformisme n'a pas été un simple égarement. Ιl
n'a pas été comme le disait Lénine « l'asservissement idéologique
de la classe ouvrière à la bourgeoisie ». Ιl
était la tactique et l'idéologie de
la classe
ouvrière
elle-même, dans une situation historique où, d'une part, la révolution prolétarienne
n'avait apparemment aucune chance, où, d'autre part, de larges possibilités étaient
données
au prolétariat de
défendre avec succès ses intérêts
au sein de la société
capitaliste par des moyens légaux. » (Ibid.,
p.
233.)
Au
cours des révolutions anticoloniales, le prolétariat a joué un rôle absolument insignifiant, très
souvent il n'est intervenu qu'à la
fin du
procès révolutionnaire : la Révolution chinoise (si l'on excepte la phase
de 1919-1927), la Révolution cubaine, ainsi
que les autres mouvements anticoloniaux.
De multiples faits
pourraient
être encore indiqués,
mais ce n'est pas le lieu d'un tel débat.
Ιl
nous suffit de mettre en évidence la
contradiction entre la réalité et ce que
postule la théorie,
et de constater
que, du fait de sa position charnière
dans la conception de la théorie :
du
prolétariat, la Révolution russe est un frein dans la compréhension du
devenir actuel de l'espèce. Ιl
y eut la difficulté de la remise en cause de la nature socialiste de l'URSS. Ensuite,
quand enfin
elle s'effectue, beaucoup
trouvent encore toutes sortes de raisons pour
justifier
une
société abjecte,
οu des excuses à ce
qu'ils appellent la dégénérescence. Même
s'ils vont
plus loin, ils pensent
encore la révolution en fonction d'un rôle
essentiel du prolétariat. Alors qu'avec la Révolution russe et la Révolution
allemande s'achève
définitivement sa mission historique, avec sa revendication de
l'autogestion ;
même si le mot n'est pas clairement exprimé, il indique bien le contenu
des revendications
les
plus avancées de
l'époque [9].
C'est
une
théorie qui justifie les révolutionnaires issus des
couches sociales les
plus favorisées
en leur enlevant leur
sentiment de
culpabilité. Tous
les avantages relatifs dont
jouissent
ces éléments sont
considérés comme étant dus à l'exploitation
d'un certain nombre
d'hommes
et de femmes.
En compensation les premiers se doivent d'aider les seconds à
accéder à une vie
plus humaine. Dès lors, les éléments privilégiés peuvent supporter leurs
faibles privilèges. Enfin,
elle apporte l'efficacité, car on a toujours peur que la pensée ne reste
que pure pensée. Ιl
faut donc trouver le
médiateur de réalisation
de celui-ci (« la théorie devient force
révolutionnaire dès
qu'elle saisit les
masses », K. Marx)
d'où
l'importance de la praxis qui est recherche,
au sein de l'espèce, du sujet
libérateur. Après les peuples, on a eu les classes et, quand le prolétariat
apparaît comme étant intégré, de nombreux théoriciens lui cherchent un ersatz :
les paysans, les
étudiants, les marginaux. Cette
théorie d'un élément médiateur élu fait chaque fois faillite. On aboutit au même
résultat en
considérant l'humanité comme une espèce élue ; faillite qui est le martyrologe de la nature, de toutes les
espèces vivantes.
Or,
la
prégnance
de cette démarche classiste découle de la fixation du schéma de la Révolution russe dans la représentation des révolutionnaires et de
sa capacité à fournir une conception du monde ; elle permet de donner un sens à l'histoire : les
souffrances ne sont pas inutiles parce qu'il y a un
côté révolutionnaire à la misère. Mais l'histoire en tant que somme d'événements a-t-elle obligatoirement le sens qu'on veut lui donner : l'accession au
communisme? Ιl
apparaît de façon angoissante que ceci n'est pas du tout escompté. De plus, les misères horribles de nombreuses populations
du fait des agissements des nazis οu
des colonialistes
ne peuvent en aucune façon être justifiées. Des
millions d'hommes et de femmes ont été torturés, tués. C'est
tout. Il est difficile de
trouver, sous-jacent, un fondement pour une perspective révolutionnaire ; d'autant plus que les conditions pour que de tels massacres se répètent, se perpétuent de nos jours.
Ι.'étude
de toute révolution présuppose une vision du devenir de l'espèce humaine. Quand celui-ci est perçu au travers de la lutte de
classes, se pose
inévitablement la question de leur rôle surtout en ce qui concerne le prolétariat. Or, nous l'avons
dit, avec les Révolutions russe, allemande, espagnole, finit le rôle révolutionnaire de ce dernier. Dès lors, si nous pensons, comme A. Bordiga, que la série des révolutions est finie (il appelait n
la
révolution bourgeoise et n
+ 1 la révolution communiste)
et que
celle-ci est la dernière,
s'impose à nous la question posée plus haut qui, exprimée autrement,
devient : quels
peuvent
être les caractères de la révolution communiste à venir? Encore un détour avant d'y répondre :
comment se présentait la Révolution russe dans la série des révolutions? Et, afin de mieux définir sa place dans la série,
quels sont ses résultats?
Pour
cela il
importe d'aborder les
thèmes fondamentaux
du débat entre K.
Marx et F. Engels
et
les populistes
sur les
caractères de
1'Obchtchina et sur la possibilité
qu'elle puisse servir de point d'appui
pour la régénération
de la Russie et donc
de porte-greffe des acquis technologiques de
l'Occident; les
caractères de
l'État surgi non en tant qu'État
de
classe mais
en tant qu'unité
extérieure aux communautés, mais leur
étant nécessaire, et qui vient les
coiffer, les dominer
; en contrepartie
il doit assurer leur défense. K. Marx
accepta
le point
de vue des
populistes,
comme N-G. Tchernychevski ; il était d'accord avec
eux : l'obstacle essentiel au
mouvement de régénération
est le despotisme tsariste lequel joue, en même
temps, insistait K. Marx, le rôle de gendarme de la réaction en Europe. Non
seulement la révolution
communiste était impossible sans destruction de ce despotisme,
mais l'existence de
ce dernier était, pour
K. Marx et
F. Engels, une menace pour
le M.P,C.,
particulièrement
en Allemagne. Car la réaction, à cette époque, il
ne faut
pas
l'oublier, est la réaction
féodale,
la société bourgeoise est progressiste par le développement
des forces
productives qu'elle suscite
et par
la création de l'acteur, sujet irremplaçable de la révolution communiste, le prolétariat [10].
Au
fur et à mesure que les
communautés se désagrégeaient
en
Russie, K. Marx
et
F. Engels devinrent plus pessimistes
sur la possibilité
de greffer les acquis positifs du capitalisme sur l'Obchtehina (donc
saut de
l'étape M.P.C.), mais ils maintinrent
leur position au sujet du tsarisme. Or, en Allemagne, le M.P.C.,
de
la domination formelle dans le procès de production, était passé, depuis
longtemps, à la domination
réelle ;
il dominait formellement à l'échelle sociale et, dès la fin du siècle dernier
existaient
de nombreux
éléments
de sa
domination réelle. La réaction
féodale ne
pouvait
plus l'abattre. L'ennemi
essentiel de
la révolution
communiste était
désormais
le M.P.C.
Les différents courants marxistes
allèrent plus
loin que K. Marx et F. Engels
; ils
considérèrent que le
M.P.C. était en train de s'établir en Russie
et que l’Obchtchina
devait
obligatoirement
disparaître ; vis-à-vis du tsarisme, ils maintinrent la position de ces derniers ce qui donna aux
sociaux-démocrates
allemands la possibilité
de justifier
leur union sacrée en 1914.
Le courant populiste ayant lui-même
abandonné beaucoup de ses positions primitives, tout le monde
considérait, au début
de ce siècle, la
Révolution
russe comme une révolution
purement classiste, conception qui fut renforcée par les événements de 1905.
Ceci
devait conduire à des
aberrations, lors
de la.
Révolution
de 1917. La
majeure partie des difficultés des bolcheviks dans
l'agriculture découle
du
fait qu'ils considéraient comme progressive toute destruction de la vieille Obchtchina
permettant
une lutte de
classe à la campagne, laquelle
aurait facilité
l'instauration d'un
capitalisme contrôlé par Ι'État
ouvrier.
Dans
cette perspective
ils favorisèrent
l'implantation de
rapports
capitalistes à la campagne, mais cela n'a abouti qu'à un « capitalisme parasitaire » dont F. Engels
parlait
déjà dans :
De la
question sociale
en
Russie. D'autre
part, le despotisme
tsariste a été détruit
mais il
a été remplacé par
celui plus terrible du capital.
Ainsi
les conclusions de A. Bordiga
à
l'étude de
la société russe s'avèrent justes. La Russie n'est pas socialiste
; presque plus personne
ne met cela en doute. Le pouvoir soviétique n'est pas un pouvoir prolétarien au
sens où l'entendait K.
Marx. Il y
a
eu effectivement faillite
des
prévisions de
N. Khrouchtchev selon
lesquelles
l'URSS rattraperait les E.U.
en
1975 et réaliserait le socialisme en 1980. A. Bordiga
eut
raison
là-dessus comme il eut raison au sujet du rapprochement
inévitable URSS-USA, étant
donné
que les
Soviétiques s'étaient déjà vendus aux étasuniens au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Le rapprochement sino-étasunien
fut
également prévu par lui. Ce
qui domine en URSS, ce n'est pas une bureaucratie-classe
maïs
le
capital sous sa forme
impersonnelle
puisqu'il peut y avoir M.P.C. sans classe capitaliste. Ιl
ne s'agit pas d'un capitalisme d'État
(un
peu
selon la conception de F. Engels dans 1'Anti-Dühring) car l'État
est
totalement soumis au capital. On peut parler de capitalisme d'État
lorsque
effectivement un État permet par
ses interventions le
développement
du M.P.C.,
mais,
à ce moment-là,
cet État n'est pas capitaliste,
c'est-à-dire qu'il est
encore le
produit d'un mode
de
production antérieur.
On doit
ajouter toutefois que
cette dernière
clarification théorique
au sujet du
capitalisme d’État n'est pas toujours
rigoureuse, ce qui fait que A. Bordiga
emploie
assez souvent cette expression. Enfin, il
doute que la Russie puisse être un centre révolutionnaire lors de la
prochaine révolution
qu'il prévoit
pour les
années 1975-80 : « ...la Russie
sera pour
la nouvelle
révolution
une réserve
de forces productives et
seulement ensuite une réserve d'armées
révolutionnaires.
(7 novembre
1917-1957 : Quarante ans d'une estimation organique des événements de Russie dans le dramatique développement social et historique international.)
Pour
A. Bordiga, le
M.P.C.
se
développe
en
URSS
avec des caractéristiques pnespres qui
sont
déterminées par la nature de
la
Révolution d'octobre qui fut
une révolution démocratique bourgeoise dirigée, conduite par le prolétariat, révolution au cours de laquelle une transcroissance prolétarienne socialiste fut possible mais enrayée. Les formes sociales qui
en résultent
découlent d'un compromis entre les classes. Ceci est évident dans le cas
du kolkhoze qui a été fondé
pour limiter la lutte des classes en évitant la
différenciation de
celle-ci dans les campagnes et en diminuant la prolétarisation. La conséquence économique en est la formation d'une structure peu productive, principale cause de
la crise agraire permanente.
En
fait, en
Russie,
comme
l'avaient nettement affirmé les populistes et K.
Marx, du moins durant un certain temps ; le M.P.C.
peut très difficilement s'implanter. De telle sorte que les souffrances subies et à
subir pour une telle réalisation sont encore pires que celles
supportées par les populations
d'Occident lors de l’accumulation primitive et
pour un résultat
qu'on ne
peut même pas légitimer comme progressiste. L'introduction du M.P.C.
dans l'immense Russie n'a pas favorisé la révolution communiste mais, pour le moment, la répression à l'échelle mondiale : la guerre de 1939-45, De ne pas avoir tenu compte de cette préoccupation populiste fit que, si A. Bordiga a insisté sur le fait qu'il y a eu, en URSS, accumulation par sous-consommation du prolétariat, il n'a pas mis en évidence le rôle énorme du travail forcé, des
camps de concentration dans l'édification de
l'infrastructure industrielle soviétique. Mais
ce despotisme implacable ne semble pas avoir encore brisé la résistance des Russes puisqu'il y a toujours une faible productivité du travail dans les entreprises soviétiques ; ce
qui cause le désespoir des dirigeants du pays et que maudissaient,
déjà, Lénine et L. Trotski.
Enfin,
s'il
est vrai
que
l'URSS
ne peut pas être un centre révolutionnaire immédiat, au cours de la prochaine révolution, ce sera dû à la destruction de la génération révolutionnaire, mais aussi à la répression ignoble qui s'est abattue pendant des années (et qui
continue) sur les différentes couches de la population ainsi qu'à la guerre qui fut peutêtre l'instrument
le plus puissant de
la terreur stalinienne. On peut se demander si elle n'a pas
été, sous la forme où elle s'est produite, délibérément voulue par Staline, puisque celui-ci était au courant de l'attaque d'Hitler. Ensuite, la menace d'une éventuelle nouvelle guerre fut toujours soulevée afin que les gens suivent les directives du régime ;
elle fut souvent présentée comme un châtiment mérité pour ne pas avoir assez construit le socialisme, en fait pour ne pas avoir assez travaillé.
Tout cela apparaît nettement dans l'ouvrage de A. Soljenitsyne l'Archipel
du Goulag qui confirme d'ailleurs ce que d'autres avaient écrit bien avant lui (Ciliga, Serge, Istrati, par exemple). Ιl
ne comprend pas que ces atrocités sont nécessaires pour plier un peuple entier au despotisme du capital, rationalité supra-humaine qui pourrait même réaliser le bonheur des hommes, à leur insu, étant donné que, livrés à eux-mêmes, hommes et femmes ne pourraient que se nuire parce qu'incapables de comprendre profondément en quoi consiste le bonheur [11].
S'il
décrit parfaitement et de façon lancinante les
flots multiples de la répression, la cause qu'il en
donne est aberrante :
l'idéologie.
Ιl
montre pourtant bien que la répression suit souvent une ligne absurde. Or, l'absurde est nécessaire pour détruire tout repère de défense à ceux qui sont sous la domination d'un despotisme qui est celui du capital. Les incohérences et irrationalités sont
directement liées au fait
que le M.P.C.
est
construit en URSS grâce à
l'intervention originelle du prolétariat et justifié à l'aide d'une idéologie qui devait en principe le nier.
Occultant
totalement
le grand
débat
du
siècle dernier sur l'avenir
de la Russie, il peut réduire la
réalité de la répression à une pathologie idéologique. Ce faisant, il escamote aussi la grande angoisse des populistes devant le progrès. P. L. Lavrov intitulait un chapitre de ses Lettres historiques :
«
Le coût du progrès. »
Vorontsov (persuadé de l'impossibilité .
du développement de la production capitaliste en Russie), A. Herzen qui n'est pas à proprement parler un populiste (comme P. L. Lavrov, d'ailleurs) étaient très critiques vis-à-vis de la société occidentale et voulaient éviter à la Russie les calamités du capitalisme.
N. Mikhaïlovski, quant à lui, considérait que le « progrès social » de l'humanité détruisait l'individu. Danielson qui
se considérait marxiste et que K. Marx appréciait beaucoup était lui aussi préoccupé par le coût du progrès. Réaliser le vrai progrès c'est-à-dire parvenir à l'édification d'une société où
les « individus » pourraient librement s'épanouir et pour cela éviter à la Russie le passage
par le capitalisme, telle était la préoccupation fondamentale des
populistes.
Ayant
mis
de côté cette interrogation essentielle des
populistes (en grande partie, aussi, celle de K. Marx) et toutes celles qu'elle implique, il ne reste plus à A. Soljenitsyne que la vieille solution slavophile :
prôner une originalité russe (revendiquée aussi par les populistes) qui
ne serait en fait qu'une variante de la société patriarcale avec pour idéologie
un christianisme particulier, au messianisme plus οu
moins agressif, plus οu
moins
gros
d'expansionnisme :
Moscou,
troisième Rome devant assurer la
rédemption de
l'humanité [12],
en un mot une société autoritaire que honnissaient les populistes. A.
Soljenitsyne
ne remet pas en question le développement du M.P.C. mais propose d'un
côté une
« croissance zéro », et d'un autre une colonisation de
la Sibérie, ce qui implique le
maintien de cette forme de production.
À
cette position slavophile
s'oppose celle occidentaliste de Zakharov, Medvedev, etc. qui
revalorisent la
société occidentale et particulièrement les États-Unis sans se rendre
compte
qu'une des causes de la situation actuelle de l'URSS est due justement
à
l'action de ce pays. En effet, c'est le développement de l'agriculture
étasunienne depuis le début de ce siècle qui a inhibé la possibilité
d'un
certain développement plus harmonieux du capital en URSS [13].
Ce
qu'il y a de plus important
dans l'Archipel
du Goulag, c'est le procès intenté à la
tradition révolutionnaire
russe (ce que l'on sent nettement percer dans Août
14) depuis la fin du XVIIIè siècle
avec Raditchev
en passant par les décembristes, les populistes et les différents
révolutionnaires du début de ce siècle. Il tente d'inventorier une
autre voie
que la Russie aurait dû emprunter, qui est, au demeurant, un
capitalisme bien
tempéré par une autorité étatique s'inspirant d'une idéologie puisant
ses éléments
essentiels dans la période antérieure à la réforme de Nikhon.
Dans
la mesure où le capital se
constitue en communauté matérielle et l'impose à l'URSS, le fameux
débat du
siècle dernier ne peut plus se poser dans les mêmes termes, bien qu'il
se soit
généralisé aux divers pays qui ont accompli leur révolution
capitaliste après
la Seconde Guerre mondiale. Il y a épuisement d'un phénomène
révolutionnaire,
ce qui crée la possibilité de l'œuvre de A. Soljenitsyne. Car les
révolutionnaires actuels n'ont pas
encore été
à même d'entrevoir
une autre perspective
d'évolution
de l'humanité qui
ne se fonderait plus sur un développement à tout prix des forces productives.
Si
l'on peut dire que la société
soviétique
actuelle représente
le
moment d'épuisement des idéaux qui agitèrent la vieille
Russie du siècle
dernier
et présidèrent
à la formation de
l'URSS sans qu'il y ait communisme ni un M.P.C.
réellement
développé, cela renforce
le doute qu'on pouvait émettre et qu'on peut toujours émettre sur la possibilité de l'instauration de ce dernier dans certaines régions. Cela met en cause aussi la validité de l'affirmation
de
K. Marx
tant
de
fois utilisée par les représentants des divers courants du
mouvement révolutionnaire
russe : «
Lors
même
qu'une société est arrivée à découvrir
la piste de
la loi naturelle qui
préside à son mouvement (...), elle ne peut dépasser
d'un saut ni abolir par des décrets les phases de son
développement naturel
; mais
elle peut
abréger la période
de gestation, et adoucir les maux de
leur
enfantement. » (Préface de la première
édition allemande
du Capital, 1867.) Si dans une certaine mesure la période
de
gestation a été
abrégée en URSS, elle n'a, tout au contraire, adouci en
rien les
maux de
l'enfantement. Comment donc justifier
ce qui s'est passé?
C'est un peu
ce que pose
A. Soljenitsyne.
Ceci
nous
conduit à placer la Révolution russe dans la série
des révolutions.
Elle fut capitaliste mais connut un moment de transcroissance
prolétarienne
vers le socialisme. Elle fait donc partie du groupe
des nièmes révolutions dont parla A. Bordiga.
Toutefois
étant donné
la vision même des
bolcheviks,
inhérente à la théorie
marxiste (Lénine et surtout L. Trotski
sont les adeptes les plus fervents de la rationalité
économique, du développement des forces productives, d'où, en
particulier, la
position de ce dernier
sur la
militarisation du travail
qui n'est pas
sans analogie avec le point 8 du programme
immédiat indiqué dans
le Manifeste : « Travail obligatoire ;
organisation d'armées
industrielles, particulièrement dans l'agriculture »), il apparaît
nettement à l'heure actuelle que la transcroissance socialiste n'aurait produit,
en définitive,
qu'un M.P.C. plus évolué, plus pur.
Dans l'histoire mondiale on peut dire
qu'elle a facilité
le
passage de
la domination formelle à la domination
réelle du capital sur la société, d'une
part en
étendant la domination
de celui-ci à une zone
plus vaste
du globe,
en jouant
le rôle de modèle
pour
d'autres révolutions
opérant dans
les régions
où les
communautés furent très vivaces ; d'autre
part en
introduisant des
mesures
plus compatibles avec la domination du capital ; mesures de rationalisation
(programmation par exemple) qui
tendent à freiner l'antique libéralisme lié à une phase du
développement du
capital où l'homme était support déterminant ; la phase
bourgeoise si l'on veut.
A
l'heure
actuelle l'URSS a un rôle de premier ordre dans le maintien de la domination du M.P.C.
à
l'échelle mondiale
: en Europe orientale, sur la
majeure partie
de
l'Asie, soit au travers d'une aide comme pour l'Afghanistan, l'Irak,
l'Iran dans
une certaine mesure,
le
Viêt-nam mes surtout l'Inde, soit en jouant le rôle de
gendarme contrôlant un secteur donné :
la Chine; en ce qui concerne l'Afrique, elle
opère en Egypte et en Algérie ;
très peu
en Amérique
latine,
en dehors de Cuba. Ceci, sans
parler de son rôle de soutien
(réciproque d'ailleurs) à la politique
étasunienne de
gérant capitaliste de l'univers.
Ainsi
ne se pose plus le problème
de
savoir quel serait le cas le plus favorable, lors d'un conflit
entre E.U.
et
URSS : victoire de la première οu de la seconde des puissances dominatrices du monde. Toutefois un ébranlement venant de
l'extérieur semble nécessaire pour desserrer
l'étreinte du despotisme sur la population soviétique.
Cet
ébranlement
pourra être causé dans un
proche avenir par la crise en cours, actuellement, en Occident et prévue par A. Bordiga depuis 1953. Alors se vérifiera pleinement la précarité de l'implantation du M.P.C.
en URSS qui tient fondamentalement grâce au
despotisme régnant sur le pays et grâce à la communauté-capital à
l'échelle mondiale. Celle-ci subit depuis quelques années une mutation accompagnée de divers déséquilibres. Le plus évident est celui qui se manifeste dans ce qui
est défini comme la crise monétaire internationale, liée à la dynamique du quantum de capital le plus puissant au monde, celui des E.U.
qui,
en simplifiant, pâtit de la contradiction entre capital lié à la vieille représentation étatique et capital lié à la firme multinationale, organisation plus adéquate au mode d'être de
celui-ci. La
rupture d'équilibre qu'ont connue les E.U.
a
pu être momentanément
surmontée par ces derniers, avec l'aide des
firmes multinationales solidaires, dans ce cas,
des E.U. contre les autres États,
lors de la crise pétrolière fomentée de toutes pièces. Mais s'ils purent la produire, ils n'en maîtrisent pas les
conséquences, de telle sorte que le déséquilibre qui s'est manifesté l'an dernier dans ce pays, se propage
de proche en proche et fait resurgir toutes les
contradictions que, dans son développement antérieur, le capital avait englobées.
Les caractères arriérés de
l'économie russe lui sont, pour le moment,
une protection contre cette onde perturbatrice. Ceci est
l'aspect le plus apparent. Ι1
y
en a un autre plus « profond » : la propagation de la crise (en dehors du moment
où elle fut nécessaire pour les E.U.
afin
de vaincre la résistance des États
du
Marché commun
et du Japon) est très probablement due à
l'impossibilité où se trouve le capital mondial, au travers de ses quanta les
plus évolués, d'intégrer les pays de
l'Est, particulièrement
l'URSS. Dans ce cas, la crise doit obligatoirement revenir à son lieu de genèse et mettre en cause le développement économique en acte depuis 1917 et l'ensemble des institutions politiques de ce pays.
Cette
crise
n'implique pas inévitablement la révolution parce que le M.P.C.
n'aurait
plus d'issue
et parce que mécaniquement οu
dialectiquement
elle
engendrerait
un mécontentement
des hommes et des femmes apte à se transformer en soulèvement révolutionnaire. Elle en est une condition, car il est évident que si la communauté matérielle du capital est toujours puissante, sans faille, aucun soulèvement humain n'a de chance de
succès. Une autre condition importante est la compréhension que le M.P.C. a encore des possibilités, par exemple, il peut réaliser la gratuité et un dépassement des nations et des États,
ce
qui ne peut se faire sans un renforcement du despotisme. Là encore il pourra y avoir une osmose entre l'Est et l'Ouest.
Il nous est possible maintenant de situer la révolution à venir. C'est une banalité que de dire que nous sommes ramenés au point de départ puisque le développement de
l'humanité fondé sur
celui des forces productives est arrivé au point où il
nie cette dernière et peut la détruire de diverses façons.
C'est avec le surgissement du capitalisme que le mouvement s'est
accéléré et que se manifeste la confrontation à tous les niveaux entre la société occidentale vouée, dédiée au progrès et les formes communautaires assez proches, au XVè siècle, de leur configuration
originelle [14].
Ι1
y
a
toujours
eu
affrontement-dialogue générateur
des interrogations sur le progrès, sur la validité des autres modes de vie, mais il n'a jamais atteint une aussi vaste ampleur
qu'aujourd'hui, moment où le nombre de ces
communautés a horriblement diminué et où celles qui demeurent sont sur le point
de disparaître.
La
malédiction du mode d'être
que nous subissons depuis des
milliers d'années veut
que toute vie
se transforme en connaissance et disparaisse, ne reste qu'un souvenir, souvent
très évanescent. Depuis
les années 20
(et ici
encore
ce n'est pas
un hasard),
l'ethnologie devient
envahissante. Depuis quelques années, elle
se fait
militante et le
nombre des ethnologues dénonçant divers ethnocides va
s'accroissant [15].
Cette
confrontation prend un autre aspect du fait de la «
renaissance »
des Indiens réaffirmant leurs
antiques traditions et du fait que de nombreux groupes
de
jeunes cherchent, comme les hippies
des
années 60, une solution dans la voie communautaire. A l'heure
actuelle, c'est comme
si l'ensemble du devenir intermédiaire
entre formes
communautaires anciennes
et formes
communistes à venir
était comprimé dans
le présent par
suite de
la réalisation de la
domination
réelle du capital,
structure achevée dont
beaucoup
d'éléments datent d'un lointain passé.
Le
mouvement
révolutionnaire ne peut opérer à l'intérieur de cette structure,
c'est-à-dire la communauté matérielle du capital lequel, devenu représentation,
s'implante dans
tous les
moments
et toutes les modalités
de
la vie des
hommes
et des
femmes. Le
mouvement révolutionnaire
doit
abandonner ce monde
structuré par
le capital. Qu'est-ce
alors que
la révolution
dans le devenir
total de
l'espèce?
Jusqu'à maintenant,
elle a été surtout envisagée en tant que
cassure, rupture, bouleversement. Pour
A. Bordiga,
par
exemple,
elle signifie anéantissement des antiques rapports sociaux empêchant
l'épanouissement du communisme. Ceci était
encore plus important selon lui à l'époque actuelle étant donné que les
forces
productives étaient trop développées, qu'il fallait
éliminer leur excroissance. « La position
classique de la gauche marxiste
radicale n'a plus -
pratiquement - de
représentation organisée. Nous, nous
n'avons pas pour tâche de construire, mais de détruire, d'abattre des
obstacles précis! Non seulement le capitalisme a depuis longtemps
construit ce
qui nous suffit amplement en tant que base «
technique
», c'est-à-dire la dotation
en forces
productives, si bien que le grand problème historique n'est pas - dans l'aire blanche
- d'accroître le
potentiel de travail, mais de briser les formes sociales
qui entravent la bonne
distribution et l'organisation des forces et des énergies utiles, en
interdisant leur exploitation et leur gaspillage, mais ce même
capitalisme a trop construit et
vit au sein de
l'antithèse historique :
détruire ou trépasser.
» (Politique
et construction , 1952.)
Très
rarement l'autre aspect de
la révolution qui correspond le plus à son sens originel : retour à un moment désormais passé,
a été
souligné. On ne le rappelait en général que pour être en règle avec les
tables
du parti. Dans tous les cas, on doit repenser les deux déterminations.
La
révolution-rupture repose à
nouveau le schisme non plus uniquement par rapport à la société
bourgeoise et
capitaliste, mais par rapport à une dynamique qui est bien plus
ancienne, à
des éléments qui sont présuppositions du capital. S'il est vrai que
celles-ci
deviennent, à un moment donné, des conditions de son développement (K.
Marx)
il n'en reste pas moins vrai aussi qu'elles ont une existence
historique,
qu'elles impliquent un procès de production historique et que, de ce
moment
jusqu'à nos jours, des millions d'hommes et de femmes ont été
assujettis à la
même pensée, méthode de se représenter le monde, etc. On peut en
particulier
parler du mode de pensée binaire, réductionnel parce qu'il élimine la
série des
termes intermédiaires entre les deux pôles-éléments opposés ainsi que
ceux qui
sont, pour ainsi dire, parallèles, chargés de nuances non opérationnelles. La métaphysique et la dialectique ne sortent aucunement du domaine de ce mode de penser.
Ιl
faut rompre avec la théorie du développement des forces productives comme moyen pour
l'homme de
sortir de
l'animalité et de se poser en tant qu'espèce particulière, hominisation réelle, etc.
postulant un progrès
indéfini, sanctifiant une coupure «
originelle » avec la nature, avec la
communauté. Cette rupture exige, simultanément, celle avec toute théorie plaçant, au départ, un
stade de pénurie dont l'homme se
libérerait progressivement en se créant, dans le même temps, de nouveaux besoins. Car là encore, il n'y a pas
meilleure justification du capital, puisqu'il est la production pour la production. Le tort de
cette théorie n'est pas
d'être fausse mais d'être réductionnelle. Ce
qui fait sa force,
c'est qu'elle
peut indiquer la cause d'un mouvement, celui des forces productives qui, à
son tour, explique la totalité du devenir historique. Elle suppose obligatoirement que l'homme
sache quels sont ses besoins. C'est ce qui transparaît nettement dans une note des Grundrisses (p. 427)
où K. Marx dit
: « On
suppose
naturellement, ici, qu'elle (la société, n.d.r.)
suive un juste instinct »
(Richtigen traduit par juste, implique l'idée
d'adéquation; dans chaque cas
se manifesterait
l'instinct adéquat pour que la société
accomplisse ce qui
est nécessaire). L'accroissement démentiel de la pollution montre qu'il n'en
est rien.
Ιl
doit y avoir coupure avec le devenir du capital, devenir externe à l'homme où il est chaque fois
recomposé par une force extra-humaine, extérieure à lui. Le
capital peut parvenir à poser l'homme en tant qu'espèce, il peut même se substituer à elle :
l'anthropomorphose.
Par-là même se produit la rupture avec la dichotomie
extériorité-intériorité qui est née
au moment de la séparation avec la nature, donc avec la communauté. C'est
là que se manifeste
l'autre détermination de la révolution, le retour à une forme
communautaire
de vie. L'espèce doit retrouver la perception de sa présence dans la
nature,
dans tout le cycle cosmique. Il faut une révolution pour permettre un
épanouissement que le mouvement d'extériorisation des forces
productives
inhibe, pour affirmer la dimension cosmique de l'être humain, pour
enrayer la
folie de l'espèce. En effet, l'humanité tend à détruire les espèces
animales
et végétales; malgré cela, il arrivera un moment où il n'y aura pas
assez
d'espace (nous laissons de côté les divers cas possibles de
catastrophes qui
peuvent se produire avant qu'on en arrive là) sur cette terre. La
solution a
déjà été envisagée : la
migration sur
d'autres planètes. Mais ceci repousserait dans un indéfini l’échéance
(prolongeant par-là, la vieille dynamique des forces productives)
jusqu'à ce
que l'espèce démente ait peuplé les galaxies en chaque lieu où c'est
possible,
en tenant chaque fois compte d'un développement technologique toujours
plus
poussé qui pourrait concéder l'occupation de zones normalement
difficiles,
réfractaires à la présence humaine. Ceci relève de la science-fiction,
mais
celle-ci n'est souvent que la fantaisie d'un présent ou d'un avenir
proche. En
outre, ce qui importe, c'est la démarche futurologique qui débouche sur
un
triomphe intégral du même :
un
narcissisme absolu. Or, c'est dans le même que l'être se perd et le
narcissisme
est suicide. Ce n'est que dans la différence que l'être peut se
retrouver et
c'est dans l'acceptation profonde de celle-ci sans aucune
hiérarchisation,
qu'il peut y avoir plénitude de vie. C'est l'existence de l'infinité
des êtres
vivants qui nous signale notre vie; sans l'extraordinaire variété des
animaux
et des végétaux, l'homme ne pourrait pas se retrouver au sein de la vie
en tant
que moment de celle-ci, et avoir désir de vivre.
Si l'on
peut parler d'un instinct de mort, on
doit en situer la naissance
et le
soubassement dans le
développement démentiel
de l'espèce humaine.
Elle ne
peut plus savoir qui elle est ni où
elle est, car elle
ne perçoit
plus sa situation dans la nature et dans le cosmos. La diversité au sein d'une
espèce est absolument
nécessaire,
sinon c'est la folie
par
emprisonnement dans
une modalité
d'être
[16].
Cette
folie se redouble
quand se manifeste.
l'incapacité de l'espèce à considérer les autres comme des possibilités
nécessaires
de la
vie, comme autant de
voies vers ce qu'elle-même a réalisé et vers des réalisations auxquelles elle
n'a peut-être
pas
songé. Ainsi se dévoile
également un autre aspect de la dimension biologique de la révolution
[17].
Cette
révolution sera-t-elle la dernière? Dans
la mesure
où elle aura permis
un retour
à une forme communautaire et une réinsertion
dans la nature
et aura donc détruit les
obstacles à la réalisation
de cet
antique « projet »,
on peut
dire qu'il
ne peut
plus y avoir de révolution.
Cette réinsertion
n'est pas
celle d'une
humanité-espèce
où les
êtres individuels, femmes et hommes,
seront asservis à elle, mais où les individualités seront à la
fois
autonomes et dépendants,
affirmant leur
Gemeinwesen. La série des révolutions est finie dans le temps, finie aussi la
misère humaine.
Jacques Camatte
novembre
1974
[1] Russie et révolution dans la théorie marxiste parut, sans signature, dans le journal du parti communiste internationaliste : il Programma comunista, nos 21 à 24, de 1954, et nos 1 à 8, de 1955.
Il
n'existe pas de biographie détaillée
sur A. Bordiga. Le lecteur intéressé peut
trouver des
indications dans
les livres, en
italien: Bordiga, de A. De Clementi,
éd. Einaudi ; Histoire du
parti communiste italien, de P. Spriano, éd. Einaudi.
En français, on pourra consulter la préface (ainsi que les notes
biographiques) Bordiga
et
la passion du communisme au
livre portant le
même
titre et contenant des textes de Bordiga sur le communisme, publié aux éditions
Spartacus,
n°
58, et la préface
à
Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui,
éd. de
l'Oubli, ainsi que les études publiées dans Invariance. Outre celles parues dans la première série dont les numéros sont épuisés, nous citerons le n° 4 de la série II : « Bordiga et la Révolution
russe : Russie et nécessité
du
communisme » qui avait été
écrite pour
un livre devant
contenir « Russie et
révolution dans la théorie marxiste »
et de
larges
extraits de la deuxième partie de «
Structure économique et sociale de la Russie
d'aujourd'hui
». Ιl
aurait dû paraître en
septembre 1973.
(Ce texte de la série II parut ultérieurement sous le titre ce Communauté
et
communisme en Russie – note de 2009)
[3]
Ibid.
p.
192.
[4]
4.
Cf. «Le
contenu original du programme communiste
est l'abolition de l'individu comme sujet
économique, détenteur de droits et acteur de l'histoire humaine » in Bordiga et
la passion du
communisme,
pp.
73-114,.
[5]
Réunion de Gênes, 1953, dont le thème fut: « Débouché
historique du capitalisme occidental. »
[6]
Ce
que A. Bordiga avait
écrit dans un certain nombre d'articles comme :
« Couveuse
russe et coucou capitaliste », 1951
;
«Capitalisme classique et socialisme romantique», 1953; « Printemps fleuris du capital », 1953.
[8]
Cité
par R. Paris dans son livre Antonio
Gramsci. Ecrits
politiques.
1914-Ι920.
Dans l'introduction il fournit
un
grand nombre
de
renseignements sur A. Bordiga
[9]
Cf.
« La gauche allemande: textes du
KAPD, de l'AAUD,
de
l’AAUE et de la ΚAΙ
(1920-1922).
» Supplément au n°
2 d'Invariance, série
II.
[10]
Dans le n° 4, série ΙΙ, 1974, d'Invariance, j'ai
déjà abordé les deux questions de
la communauté et de la périodisation du M.P.C.
Je
ne fais donc que les signaler ici. J'ajouterai toutefois ceci. En
1883, F. Engels pense encore
à la possibilité
d'une revitalisation de communautés
anciennes. En effet, dans son texte la
Marche, écrit en 1881, après avoir
indiqué les
dangers que court l'agriculture européenne :
« Le mode
européen d'exploitation agricole, sous tous ses aspects, succombe devant la concurrence
américaine. L'agriculture
en Europe ne
reste possible
que si elle est pratiquée
collectivement et pour
le compte de la société
», il
pose la question: comment « le
paysan peut-il se tirer d'affaire avec
l'appui de son allié naturel :
l'ouvrier... », et il répond dans une note ajoutée
en 1883 : « Grâce
à une
renaissance de la Marche, non pas
sous son aspect ancien, qui a fait son temps, mais sous une forme rajeunie ; grâce à
un renouvellement
de la communauté du sol compris
de telle façon
que celle-ci, non seulement procure au
petit paysan
membre de cette communauté tous
les avantages de la grande exploitation et de
l'utilisation des machines
agricoles,
mais encore
lui offre les moyens de pratiquer, en
dehors
de l'agriculture, la grande industrie, avec l'apport
de l'énergie à vapeur οu
de l'énergie hydraulique,
et cela non pour
le compte
des capitalistes, mais
pour le
compte
de la communauté.
»
En
ce qui concerne les populistes,
voir Venturi
: les Intellectuels, le peuple et
la révolution, éd. Gallimard, Walicki : Marxisti e
populisti il dibattito sul capitalismo, éd.
Jaca Book,
la préface de V. Strada à
Che fare?, éd. Einaudi.
[11]
Ceci constitue un thème
qu'on trouve
dans la
littérature
russe, chez Dostoïevski
dans les Frères Karamazov et
surtout
chez
Zamiatine dans Nous
autres.
[12]
Cf. à
ce sujet: Berdiaev, l'Idée
russe,
éd.
Mame
; Soloviev, la Grande controverse et
la politique chrétienne, éd.
Aubier;
Pascal, !a
Religion du peuple
russe, éd.
1'Age
d'homme.
[13] Cf. Engels, « Les denrées américaines et la question agraire », in Werke, t. ΧΙΧ, pp. 270-272, ainsi que de nombreuses lettres dont celle à Sorge du 07.01.1888.
Vorontsov
était
conscient de ce problème et pensait
que la Russie ne pourrait
réussir
son industrialisation (nécessaire mais sans
passer par
le capitalisme) que si elle supplantait l'Angleterre sur les marchés asiatiques
et battait les E.U. dans le commerce des
céréales. Ce point
de vue était partagé
par un certain
nombre de populistes
(cf.
Walicki,
o.c. p. 107).
[14]
.
Voir à ce sujet
Maravall, Estado moderno γ mentalidad social,
éd.
de
la Revista de Occidente. Les
Espagnols,
après leurs
rencontres
avec les habitants
des deux
Amériques, abordèrent
les premiers de façon ample
cette question
des rapports
avec des communautés primitives.
[15]
Ι1
n'est pas possible dans
cette préface d'aborder
une confrontation entre
l'œuvre
ethnologique
de K. Marx (d'autres
contributions de
ce dernier sont maintenant connues
grâce à
The Ethnological Notebooks of
Karl Marx, édité par
l'Institut international
pour
l'histoire sociale, Amsterdam)
et les résultats de l'ethnologie contemporaine
et ceux de la préhistoire. Ce serait fort intéressant pour étudier à nouveau la succession des
formes sociales et préciser le statut des communautés slaves.
[16]
Il
est évident
que
ceci
est
étroitement lié à la question
de l'aliénation telle
que
nous l'avons abordée dans une note de
1972 : «
A
propos de l'aliénation » ajoutée au texte « Le VIè
chapitre inédit du Capital et
1'œuvre économique de Marx » qui constituait le n°
2, série Ι, d'Ιnvariaιτιe, réédité fin 1974. (cf .Capital
et Gemeinwesen – note de
2009)
[17] . Je me limite, ici, à souligner quelques caractères importants de la révolution à venir : communautaire, biologique, cosmique, pour mieux la situer par rapport à la Révolution russe et même à toute la série des révolutions. Je ne prétends aucunement traiter de façon exhaustive la révolution communiste