INTRODUCTION

 

 

Ιl est encore difficile de rédiger une véritable biographie de Bordiga (1889-1970) parce que certaines périodes de sa vie demeurent obscures (particulièrement celle qui νa de 1928 à 1944, qui se caractérise par un retrait de l'activité politique), comme le demeurent nombre de rapports qu'il entretint avec divers révolutionnaires comme A. Gramsci, les « gauches » allemands (avec lesquels il prit contact en 1920 avant d'aller assister au ΙΙe Congrès de l'Internationale Communiste à Moscou), les opposants russes, etc... Faire une telle biographie réclamerait une étude approfondie des divers courants de gauche et des mouvements révolutionnaires du début du siècle. Tous les éléments ne sont pas encore réunis pour entreprendre une telle tâche, dans 1a mesure où elle serait vraiment nécessaire. J'ai, à la fin de la pface à un recueil de Bordiga intitulé Bordiga et la passion du communisme (Cahiers Spartacus), indiqué quelques repères biographiques indispensables. On peut trouver d'autre part, mais en italien, des renseignements importants sur son activi jusqu'en 1928 dans Storia del partito comunista itaüano de Ρ. Spriano (Ed. Einaudi), ainsi que dans le livre de A. De Cleménti, Bordiga (ibid.).

 

On pourra, en outre, trouver quelques remarques sur la gauche italienne dont il fut un des fondateurs, ainsi que sur ses rapports avec ce courant et avec le Parti Communiste Internationaliste, devenu Parti Communiste International (P.C.I), dans les numéros 6, 8 et 9 de la revue Invariance (Série Ι).

 

Un autre élément rend encore plus difficile 1a tâche d'effectuer une étude sur A. Bordiga: c'est la dispersion de son œuvre. De plus, le fait que toute celle d'après 1945 soit parue sous forme anonyme a facilité la conspiration du silence, car il était difficile, pour la plupart de ceux qui voulaient étudier sa pensée, de repérer ce qu'il a effectivement écrit. Or, c'est ce qu'il a publié après la deuxième guerre mondiale qui est le plus inressant et le plus original. C'est une œuvre vaste, maïs qui comporte beaucoup de répétitions, car c'était une oeuvre d'explication et de formation de militants, dans la perspective de la restauration du marxisme. Elle est constituée par les comptes-rendus des diverses réunions du P.C.I, qui avaient lieu approximativement tous les trois mois. A. Bordiga les rédigeait au fur et à mesure afin d'assurer la parution du journal tous les quinze jours. Or, d'un numéro à l'autre, il arrivait que des camarades demandent des explications sur des points précis ou manifestent purement et simplement leur incompréhension. A. Bordiga était alors amené à revenir sur ce qu'il avait précédemment rédigé.

 

En ce qui concerne ce qu'il appelait la « question russe », il a beaucoup écrit, dès 1915, comme cela a été indiqué dans Bordiga et la révolution russe: Russie et nécessidu communisme (Invariance, n° 4, Série ΙΙ). Toutefois c'est dans 1a période 1954-1957 qu'il s'en est le plus occupé. Plus que toutes ses autres œuvres  celle-ci est liée à une activide parti; en effet c'est sous 1a pression des militants qui lui réclamaient une clarification de l'énigme russe, ainsi que pour répondre aux diverses théories interprétant 1a révolution de 1917, et qui tendaient selon A. Bordiga à remettre en cause le marxisme, qu'il fut contraint d'aborder l'étude de cette révolution et de ses prolongements dans le monde contemporain. Ainsi, après avoir écrit Dialogue avec Staline (1952) - réponse au ΧΙΧ` Congrès du P.C.R. - il pensait avoir clarifié 1a «question russe», il dut revenir sur ce thème tout au long des années 1953 à 1957 (Capitalisme classique - socialisme romantique; L'ours et son grand roman ; Printemps fleuris du capital; MalenkoStaline, rapiéçage et non étape). Entre 1954 et 1955 il écrivit : Russie et révolution dans la théorie marxiste, compte rendu de 1a réunion de Bologne (paru dans les numéros 21 à 23 de 1954 et 1 à 8 de 1955 de Ι1 Programma Comunista), qui paraîtra prochainement aux Éditions UGE - 10/18, avec une préface: La révolution russe et 1a théorie du prolétariat ». Entre 1955 et 1957 parut, toujours dans le même journal, Structure économique et sociale de la Russie d'aujourd'hui (Prémisse dans le n° 10 de 1955, première partie : La lutte pour 1e pouvoir dans les deux révolutions dans les nos 11 à 23 de 1955 ainsi que 2 et 3 de 1956, deuxième partie : Développement des rapports de production après la révolution bolchevique dans les numéros 4, 15 à 18, puis 20 à 26 de 1956 et 1 à 12 de 1957): Seule cette dernière partie est publiée ici, c'est 1a plus importante et celle qui correspond le mieux au titre général. La traduction n'est pas absolument complète. Nous avons laissé de côté certains passages qui sont manifestement des répétitions, soit par rapport au texte luimême, soit par rapport à 1a première partie que nous publierons très prochainement. Toutefois, afin que le lecteur puisse se faire une idée 1a plus exacte possible des positions de A. Bordiga, nous avons résumé tous les passages non traduits.

 

La rédaction de Développement des rapports de production après la révolution bolchevique fut interrompue par le XXe Congrès du P.C.R., à l'occasion duquel A. Bordiga écrivit Dialogue avec les Morts, qui modifia quelque peu 1a démonstration bordiguienne. Dès lors, il insista plus sur 1a venue de l'aveu de 1a part des Russes de 1a nature capitaliste de l'U.R.S.S. Ce Congrès levait tous les doutes que divers camarades pouvaient avoir à ce sujet. Une autre question se posait alors : cet aveu se fera-t-il réellement, et quel sera son impact sur le prolétariat ?

 

La « question russe » fut donc abordée au moment où l'U.R.S.S. traversait une phase critique, 1a fin de l'ère stalinienne, sur laquelle beaucoup fondèrent de fabuleux espoirs, pensant qu'un nouveau cours était en acte: une démocratisation qui permettrait l'apparition de forces nouvelles. A.Bordiga n'a pas glorifié 1a liration khrouchtchévienne, 1a remise en cause de 1a dictature du prolétariat, et celle du rôle prépondérant du parti, comme un retour à un moment révolutionnaire, mais comme un abandon révélateur des vieux liens avec 1a tradition révolutionnaire.

 

Toutes les réformes qui eurent lieu à partir de 1958 et surtout au cours des années 60, ne firent que renforcer cette position; tout signifiait que l'aveu de 1a nature capitaliste de l'U.R.S.S. dans sa totalité et dans son explicitation inéquivoque était imminent. Il répondait également à 1a question rapportée plus haut: cet aveu est nécessaire pour une reprise révolutionnaire car il dévoilera une mystification qui inhibe le prolétariat. Dans certains cas, le moment de l'aveu était conçu comme équivalent au moment d'éclatement de 1a crise qui devait inévitablement toucher 1a Russie.

 

Pour apprécier ce que A.Bordiga a écrit sur l'économie soviétique, il faut tenir compte de ceci : pour lui ce qui était déterminant (dans ce cas précis) c'était le facteur politique. Á partir du moment où l'U.R.S.S. eut lié son sort tout d'abord à celui de l'Allemagne nazie, puis de ce qu'on appelait alors les ploutocraties occidentales, il ne pouvait plus y avoir de doute sur sa nature capitaliste. Pour lui le problème de la nature économico-sociale de ce pays était déterminé par 1a tâche que devait réaliser le prolétariat: trouver le moyen le plus rapide pour développer le capitalisme afin de pouvoir plus rapidement l'abattre (avec l'aide du prolétariat international) ; le moyen de l'escamoter en quelque sorte. Voilà pourquoi il caractérisait ainsi, en 1960, les mesures khrouchtcheviennes: « Démanlement des dernières apparences de contrôle centralide l'État, suprême tranchée à l'aide de laquelle 1a révolution prolétarienne aurait pu se défendre contre l'assaut du mode de production capitaliste» (Il Programma Comunίsta, n°3, 1960). Au fond, pour A. Bordiga, le moment le plus important n'était pas celui-ci mais celui de 1926, année où eut lieu le débat au sein du P.C.R. sur le devenir de 1a Russie, et qui vit le triomphe de 1a théorie stalinienne de 1a construction du socialisme en un seul pays, marquant ainsi 1a rupture avec 1a vision internationaliste fondamentale de K. Marx et F. Engels. Mais, à cette date, l'édification du capitalisme pouvait ne pas obligatoirement aboutir à l'instauration complète de celui-ci, des événements, soit en Occident, soit au sein même de l'U.R.S.S, pouvant encore modifier le sens du développement global (Cf. Lettre de A.Bordiga à K Korsch, 1926). L'alliance avec Hitler, puis avec les démocraties occidentales, comme nous l'avons indiqué, signifiait qu'il n'y avait qu'une issue possible à ce développement du mode de production capitaliste voulu par le prolétariat russe. A. Bordiga affirmait dans les années 50 que l'État russe avait été acheté par les dollars américains : phase finale de 1a réabsorption de 1a révolution russe.

 

En abordant l'étude de l'U.R.S.S., en 1954, il ne s'agissait donc nullement pour Bordiga de faire 1a démonstration que ce pays n'était pas socialiste, mais d'essayer d'expliquer l'involution de 1a révolution, sa réabsorption, et le mode de développement du capital dans cette aire aux caractères originaux (Cf. Russie et révolution dans la théorie marxiste). Mais ce n'était pas si clair pour les membres du P.C.I, qui se refusaient à accepter le « diagnostic » : 1a révolution de 1917 a engendré le capitalisme. En effet, un tel diagnostic pouvait faire naître un «doute révisionniste sur 1a doctrine», d'où 1a démonstration de A. Bordiga fondée sur les affirmations théoriques suivantes, sur lesquelles il reviendra sans cesse et qui sont plus importantes que le résultat de 1a démonstration :

 

1. En dépit de 1a défaite finale, 1a révolution russe constitue une vérification indiscutable du marxisme, théorie du prolétariat.

 

2. Importance, comme nous l'avons déjà signalé, du facteur politique, nécessaire pour transformer certains rapports économiques et sociaux; pour détruire les obstacles au développement des forces productives. La révolution russe est paradigmatique, non dans toutes ses composantes, mais en ceci : elle a montré le rôle déterminant de l'intervention politique du prolétariat (organisé en parti), dans 1a transformation économico-sociale après 1917. Ce qui constitue 1a confirmation 1a plus complète de 1a théorie de K. Marx sur 1a praxis (lle thèse sur L. Feuerbach), que A. Bordiga a représenté à l'aide de son schéma du renversement de 1a praxis (Réunion de Rome, 1950).

 

3. Ι1 y a continuidans le développement économico­social durant toute 1a période où V.Lénine fut vivant. A. Bordiga nie que ce que l'on a appelé le communisme de guerre ait été du communisme; les mesures prises par les boichéviks sont celles qui furent appliquées par des villes assiégiées. Ι1 ne nie pas toutefois qu'il y ait eu un mouvement de rejet fondamental des formes mercanle et classiste. D'autre part, et en conquence, 1a Ν.Ε.Ρ. ne peut pas être définie comme une retraite; en fait les mesures de 1a Ν.Ε.Ρ. sont anticipées par celles recommandées par nine dans La catastrophe imminente et les moyens de 1a conjurer.

 

4. Réaffirmation parde 1a continuide 1'œuvre de Lénine depuis Deux tactiques jusqu'aux Thèses d'Avril. Car ce qui est essentiellement affirmé dans ces deux ouvrages, c'est qu'en Russie il s'agit de savoir comment le prolétariat doit conduire 1a révolution démocratique bourgeoise, comment il peut intervenir dans un procès de transformation qui ne peut pas être immédiatement communiste. Voipourquoi il considère que les caractères socialistes de 1a révolution d'Octobre proviennent du fait d'avoir arrêté 1a guerre impérialiste et surtout d'avoir créé l'Internationale Communiste.

 

Ces affirmations elles-mêmes ne sont compréhensibles qupartir des présuppositions suivantes qui sont des critères fondamentaux et constituent l'ossature de toute 1'oeuvre de A. Bordiga :

 

1. On ne construit pas le socialisme; on détruit seulment les entraves à son développement.

 

2. Le socialisme n'est possible qu'à l'échelle internationale.

 

3. On ne peut dire qu'il y a disparition du mode de production capitaliste que lorsqu'il n'y a plus salariat, mercantilisme (dont le salariat est une expression), anarchie de 1a production, entreprises ; toutes choses jamais éliminées en Russie.

 

C'est sur ces bases 1à que A. Bordiga rejeta de façon catégorique les théories sur le capitalisme d'État et le capitalisme bureaucratique, en particulier celle de Chaulieu, aujourd'hui Castoriadis, qui expliquait tout par l'existence d'une nouvelle classe : 1a bureaucratie.

 

Tout en indiquant que le capitalisme, en 1956, se développe pleinement en U.R.S.S., Bordiga ne nie pas les particularités, les caractères originaux, du développement économique mais il les explique sur la base même de la théorie marxiste, sans recourir à de nouvelles théories ni à ce que d'aucuns appelèrent enrichissement du marxisme, qu'il considéra - et critiqua - comme autant de résurrections de théories pré-marxistes. Un élément fondamental que nous avons déjà indiqué et qui, pour A. Bordiga, explique en grande partie les particularités de 1a société russe moderne, c'est le fait que le mode de production capitaliste ait pu s'instaurer grâce à une intervention du prolétariat; ceci en parfaite cohérence avec 1a perspective de Marx de 1848-51.

 

C'est pour réellement cueillir ce qu'il peut y avoir d'aρparemment contradictoire avec ce qui s'est produit en Occident que A. Bordiga en arrive à reprendre l'analyse du mode de production capitaliste. D'où son étude sur l'entreprise sans capital, et surtout son affirmation sur 1a possibiliddification du mode de production capitaliste sans classe capitaliste. L'intervention du prolétariat aurait permis, au début, de sauter, en quelque sorte, des moments du devenir du capital, de telle sorte que l’U.R.S.S aurait été, par certains aspects, en avance sur l'Occident, tandis que 1a peur du mouvement prolétarien aurait conduit à l'instauration de formes hybrides, qui, tel le kolkhoze, sont aptes à enchaîner 1a lutte des classes. Cette étude, il l'avait d'ailleurs entreprise dès la fin de 1a guerre, dans 1a revue Prometeo. Ce fut Propriété et Capital qui ne fut malheureusement jamais terminée. A. Bordiga publia seulement le plan des derniers chapitres (1952). Elle constitue l'un des aspects les plus inressants de son analyse de 1a situation économique de l’U.R.S.S. C'est d'ailleurs de 1à que nous sommes partis pour comprendre ce qu'était le capital fictif, et arriver finalement à l'affirmation que le capital n'est qu'une représentation. C'est également, au départ, une des composantes essentielles de notre critique de l'organisation et de notre affirmation qu'à l'heure actuelle toute organisation politique, religieuse (l'église catholique par exemple), est ou se transforme en racket (Cf. Invriance, n° 2, Série II).

 

Ι1 faut d'autre part ajouter que, malheureusement, chez A. Bordiga ces explications sur le devenir du mode de production capitaliste n'avaient qu'une valeur polémique, et non une valeur positive. En effet, 1a démonstration que le mode de production capitaliste peut se développer sans classe capitaliste lui permettait de répondre aux partisans du capitalisme bureaucratique en leur montrant 1a vanid'exhiber un nouveau protagoniste: 1a bureaucratie-classe. Mais de 1à il n'en a pas déduit que s'il en était ainsi le mode de production capitaliste pouvait lui-même dépasser les classes, les absorber, en mettant tous les hommes en esclavage. A Bordiga est donc un point de départ, mais non un point d’arrivée,  parce que par ses, investigations il tend à remettre en cause le schéma marxiste simpliste qui n'a rien à voir avec 1'œuvre de Marx. Ceci explique également pourquoi il ne put individualiser aucune perspective du mode de production capitaliste en dehors de 1a crise. Toutes les formes nouvelles surgissant en Occident ne sont pour lui que des palliatifs (comme par exemple ce qu'il appelle le kolkhozianisme industriel, forme de mίcro-production, qui permet de sauvegarder 1a famille et d'assurer une soi-disant émancipation de 1a femme; cf. dernier chapitre de Structure économique et sociale...) à une crise qui se manifeste dé façon latente, et qui devrait éclater dans les années 1975­80. Elle ne pourra plus épargner 1a Russie, comme ce fut le cas en 1929. Ce n'est pas , pourtant, que la révolution pourra surgir, mais en Allemagne et dans toutes les zones ou pays industriels qui la circonscrivent; 1a Russie n'interviendra que dans un second temps, comme réserve de forces productives : c'est ce qu'il affirma dans un article au sujet du quarantième anniversaire de 1a révolution russe.

 

Au cours de son analyse critique de 1a société soviétique, il indiqua les caractères du communisme; à cette fin, il reprit ce qu'il avait déjà exposé dans le Dialogue avec Staline et dans le Dialogue avec les Morts, au sujet de 1a destruction de 1a valeur, du mercantilisme, etc... Mais il ajoute quelques données plus immédiatement concrètes comme 1a réduction immédiate du temps de travail, 1a réglementation draconienne de 1a construction en vue de la destruction des villes et l'interdiction de toute circulation d'automobiles privées (ce qu'il avait affirmé dès 1953, bien avant 1a mode de 1a croissance zéro et l'apologie de 1a bicyclette).

*    *    *

Depuis 1957, une foule de réformes ont été mises en place en U.R.S.S., dont 1a structure économique et sociale a évolué dans le sens prévu par Bordiga. De plus, comme il l'avait affirmé dès le début, elle n'a pas été en mesure de rattraper les U.S.A., comme le voulait N. Khrauchtchev. À partir de 1965 l'entreprise tend à être reconnue comme une uni commerciale et pas seulement de production; le crédit pénêtre de façon multiple dans tout le réseau économique; l'urbanisation, nécessaire à 1a domestication des hommes, à pris une grande extension; 1a pollution et 1a dégradation de 1a nature, niées par 1a propagande officielle, acquièrent une gravité toujours plus préoccupante (cf. le cas du lac Baïkal, 1a raréfaction des oeufs d'esturgeon dans le cour inférieur de 1a Volga, 1a fréquence plus grande des incendies de forêts, etc.) ; un appel de plus en plus fréquent aux mécanismes économiques pour contraindre les individus à produire ου à consommer (rôle accι du rouble) a fait dire à certains économistes ainsi qu'à A. Bordiga que cela impliquait un affaiblissement de l'État, etc...

 

La confirmation 1a plus éclatante c'est celle de 1a prévision de l'incapacité de l'agriculture russe à nourrir 1a population. La bonne récolte de 1973 ne constitue en aucun cas un début d'infirmation parce qu'une caractéristique essentielle de l'agriculture russe est justement de présenter des périodes cycliques de bonnes récoltes séparées par plusieurs années de mauvaises.

 

En revanche il ne semble pas, contrairement à ce qu'il a affirmé, que 1a forme kolkhoze soit indéracinable, sinon par 1a révolution. En effet, le nombre de kolkhozes diminue au profit des sovkhozes et par suite d'une perte d'hommes et de femmes jeunes attirés par 1a ville (urbanisation). Le phénomène de 1a micro-production demeure très puissant. Les ouvriers et les employés des sovkhozes ont eu aussi droit à un petit lopin de terre et 1a production privée n'a pas encore perdu de son importance. Mais nous n'avons pas 1à un phénomène original, puisqu'au siècle dernier les ouvriers allemands avaient encore eux aussi une petite parcelle de terrain qui leur permettait de compléter leur salaire. Tant que le capital ne domine pas réellement dans l'agriculture et n'a pas transformé les habitudes alimentaires de l'homme, il ne parvient pas à éliminer cet élément d'autonomie des êtres humains; au fond il y a 1à une production à meilleur marché pour lui. Lorsqu'au contraire le capital fixe s'est assez développé à l'échelle sociale, il peut aussi s'emparer de cette zone de production et parrendre les hommes totalement dépendants.

 

A. Bordiga sous-estime l'oppression que subirent les paysans kolkhoziens. Ι1 ne voit que le caractère d'exploiteur qu'ils peuvent avoir vis-à-vis des prolétaires des villes, en démontrant qu'une classe de producteurs peut en exploiter une autre. De plus, dans 1a nèse de cette forme, il ne tient pas compte d'un phénomène important : l'envahissement des produits agricoles américains à 1a suite de 1a guerre de 1914, phénomène clairement prévu par F. Engels en tant que conquence d'une guerre entre pays européens. Le phénomène perdure et se renforce à l'heure actuelle, après 1a soi-disant crise liée à 1a guerre du Kippour.

 

La guerre de 1914-18 et 1a révolution russe provoquèrent un bouleversement complet du marché mondial - expression 1a plus achevée de 1a crise, selon Marx. Ι1 fallait donc que s'effectue une autre organisation de celui-ci. Pour cela il fallait que soit liquidée 1a vieille domination de l'Angleterre et que s'ordonne celle des État-Unis. De nouvelles polarités apparurent qui se mirent difficilement en place, d'où le recul important du commerce mondial entre les deux guerres. Ceci eut une influence considérable sur l'économie russe. L'agriculture ne pouvait plus produire pour l'exportation et dut être réorganisée pour le marché intérieur. Toutefois les paysans, même les plus aisés, ne purent plus récupérer ce qu'ils obtenaient auparavant du fait même de 1a ruine de l'économie et, en particulier, ils ne purent pas obtenir les machines agricoles nécessaires. Cela veut dire que dans tous les cas un autre type d'agriculture pouvait difficilement s'épanouir (en tenant compte des particularités historico-sociales de 1a Russie) ; une voie était bouchée. Sinon les bolcheviks, acharnés à développer des formes capitalistes plus progressistes (V.Lénine rêvait dès 1907 d'une agriculture à l'américaine), auraient tenté cette voie qui leur aurait permis d'obtenir des capitaux nécessaires au développement de l'industrie.

Cette théorisation sur le kolkhoze dérive d'une présupposition essentielle : 1a théorie du prolétariat. A. Bordiga explique le surgissement de cette forme hybride par 1a peur inspirée par ce dernier. En effet, cette forme, en limitant 1a production de prolétaires, ferait obstacle au renforcement du prolétariat et lui créerait simultanément un ennemi, un antagoniste, ce qui accroîtrait le pouvoir de l'autonomie de l'État. Cela le conduisit également à affirmer que les kolkhoziens profitent directement de ce dernier, alors qu'ils durent subir eux aussi son oppression; il néglige ennéral les répressions que subirent les paysans et les autres couches de 1a population pour n'exalter que les luttes prolétariennes. Cette attitude a un autre fondement théorique : A. Bordiga accepte 1a thèse des bolcheviks sur l'impossibili de sauter 1a phase de développement capitaliste et sur la disparition irrémédiable de 1a commune (Obchtchina). Or, 1a force d'inertie opposée au surgissement du mode de production capitaliste résiderait selon lui - comme d'après V. Lénine - dans l'existence d'une masse de paysans vivant dans une économie souvent définie comme petite-bourgeoise. Donc tout ce qui renforce les paysans inhibe non seulement le mode de production capitaliste mais aussi 1a venue du socialisme.

 

On peut concevoir une autre explication, complémentaire en grande partie : 1a naissance du kolkhoze est liée à l'incapacité du mode de production capitaliste à s'installer dans les campagnes russes. En effet toute l'histoire non seulement de 1a révolution russe de 1917 et de ses prolongements, mais aussi celle des années anrieures, montre l'énorme difficuld'implantation du mode de production capitaliste dans l'aire géasociale russe, ce qui confirme la position de populistes comme Danielson. Pour pouvoir s'implanter, le mode de production capitaliste dut recourir au despotisme. A cette fin, il n'eut quperfectionner celui de l'époque des tsars. La révolution - comme ce fut le cas pour 1a France - eut pour résultat de renforcer considérablement l'État. Toutefois ceci n'explique pas encore, à 1a fois les difficultés de l'implantation du capital et son développement relatif. Dans les pays comme 1a Russie où 1a communauté a été puissante, le capital ne peut pénétrer qu'à partir du moment où il peut se substituer à cette dernière; c'est-à-dire quand il a été à même d'instaurer sa propre communauté matérielle; 1a substitution ne peut pas être immédiate, d'où l'intervention coercitive effrayante de l'État. Cette intervention externe ne peut disparaître qu'à partir du moment où les mécanismes économiques ont été intériorisés et font exécuter aux individus ce qui est nécessaire au procès de vie du capital. Ceci s'est également produit dans les pays occidentaux comme l'Angleterre οu 1a France, au cours de ce que K. Marx dénomme expropriation primitive. Mais dans le cas de 1a Russie cela atteint des proportions démesurées, par suite des obstacles plus grands à l'implantation du capital; ces obstacles étant de nature géographique, climatique, aussi bien que spirituelle (1'absence de toute représentation compatible avec celle du capital). Ainsi ce que décrit Soljénitsyne dans L'archipel du Goulag vient confirmer cette thèse (après bien d'autres témoignages plus anciens comme celui de A. Ciliga). Ι1 faut non seulement un despotisme, une terreur, mais un élément absurde dans 1a manifestation de celle-ci pour qu'aucune fraction de 1a société soviétique ne puisse se sentir à l'abri et ne puisse, pour ainsi dire, vivre en marge. C'est 1à que l'explication strictement classiste s'avérait insuffisante : 1a dictature ne doit pas s'effectuer sur une seule classe mais sur l'ensemble de 1a population, et c'est ici que le rôle de l'État dans l'aire russe se révèle avoir une importance plus considérable qu'en Occident; ce qui est une particularité distinctive. Mais cet aspect externe de 1a dictature s'atténuera là-bas, tandis qu'il s'accentuera en Occident par suite du renforcement toujours plus grand du despotisme du capital.

 

Nous pouvons maintenant situer 1a théorie de 1a convergence. Elle est fausse dans 1a mesure où elle postule qu'elle s'effectue à partir de deux modes de production différents, le capitalisme et le communisme qui, chacun dans son devenir, engendrerait des formes allant au-delà d'eux, mais convergerait tout d'abord dans ce qui a été défini comme société industrielle, puis société post-industrielle. Mais elle est vraie en ce sens qu'il y a effectivement tendance à réaliser un même type de domination. La convergence se fait au sein du mode de production capitaliste. D'un côté on part de l'individu (capitalisme libéral) qui perd de plus en plus de substance pour n'être qu'un quantum indifférencié de capital, au fur et à mesure que celui-ci se constitue en communauté matérielle; de l'autre côté on part de 1a communauplus οu moins autonomisée et plus ου moins despotique (cf. le cas de 1a Chine) et, grâce à 1a médiation de l'État, il y a greffe de 1a communaumatérielle du capital dans ces aires. L'individu n'a pas su s'autonomiser dans les périodes anrieures et, sous 1a domination du capital, il subira 1a même réduction à particule indifférenciée soumise au champ du capital. Ι1 est évident que ces vastes transformations ne s'effectuent pas de façon indolore; le nazisme comme le stalinisme converrent dans 1a réalisation de 1a domination réelle du capital. Ι1 y a, depuis 1917, comme une osmose despotique entre les deux aires historiquement différentes. L'assistance qu'elles se prêtent à l'heure actuelle se perçoit très bien dans 1a crise du système monétaire mondial. L’U.R.S.S et 1a Chine ne font rien qui puissent l'aggraver. Au contraire, elles jouent un rôle stabilisateur.

 

Ce faisant on νa vers une intégration plus poussée des pays de l'Est. C'est ce que prévoyait A. Bordiga et, pour lui, ; le moment de 1a réalisation d'un marché mondial homogène - ne pouvait être que celui de 1a crise qui n'épargnerait pas l’U.R.S.S, au cours des années 1975-80. Là encore on peut constater qu'il a dit juste, bien que nous n'envisagions plus 1a crise selon ses crires. Toutefois cette crise, à notre avis, ne voudra pas dire obligatoirement ouverture d'un cycle révolutionnaire actif, car au cours des luttes provoquées par les divers déséquilibres économiques on peut avoir une réalisation plus puissante du despotisme du capital, avec élimination d'anciennes représentations comme les États nationaux et l'or. La crise existe depuis longtemps si l'on s'en réfère aux données marxistes, pourtant il n'y a pas eu de boulversement social. Même une période plus catastrophique pour le cycle de vie du capital peut être surmontée si les hommes et les femmes ne remettent pas en cause leur domestication et les vieilles représentations qui les emprisonnent.

 

L'étude de A Bordiga sur 1a Russie a un grand inrêt historique et contient de nombreux éléments de compréhension de 1a société russe, mais ce qui est peut-être le plus important c'est encore l'affirmation selon laquelle 1a question de savoir si l’U.R.S.S est économiquement parlant capitaliste οu socialiste est secondaire. La contre-révolution russe, ajoutait-il, n'est pas 1a première contre-révolution qu'ait connu le marxisme; ce qu'il faut, c'est restaurer celui-ci pour pouvoir aborder un autre cycle révolutionnaire.

De nos jours il est clair que le débat sur 1a nature éconmico-sociale de l’U.R.S.S a peu d'importance; il en est de même de 1a question de l'aveu, du fait du phénomène de convergence. Ce qui s'impose à nous n'est plus 1a restauration du marxisme. Elle a été pleinement réalisée. La domination réelle du capital nous impose d'envisager une autre voie d'issue que celle qui a été jusquprésent recherchée au sein d'un développement des forces productives.

 

Dans 1a période de confusion totale des années d'après­guerre, au moment où les crires déterminant le mode de production capitaliste et le communisme étaient totalement pervertis, le mérite de A. Bordiga fut d'être à même de maintenir le pôle du futur, le communisme, même si, à l'heure actuelle, nous le concevons différemment.

 

 

Jacques CAMATTE.

 

Fertilia, Août 1974