MARX ET LA GEMEINWESEN

 

 

 


                   C’est dans le Fragment et la Version Primitive, l’Urtext (1858) et dans les Grundrisse, œuvres inachevées ou brouillons de Marx, qu’on trouve le plus de possibles, que le système est ouvert[1]. C’est un moment de liaison essentiel avec les œuvres dites philosophiques, de jeunesse. Non pas que Marx ait ultérieurement abandonné tout contact avec la philosophie, au contraire. Le premier livre du Capital n’est pleinement compréhensible que si on connaît, au moins, ce que dans sa Métaphysique Aristote a écrit au sujet de la forme et de la matière et la logique de Hegel. Il y a en outre une résonance spinozienne indéniable dans beaucoup de pages du Capital. Dans l’Urtext c’est à un Hegel jeune que Marx se rattache, un Hegel qui lui était inconnu; celui qui s’interrogea profondément sur la Gemeinwesen en particulier celle grecque, et par delà Hegel, il se relie souterrainement à une foule d’hommes comme Joachim da Fiore, N. de Cues, etc[2].

                   Autonomisation de la valeur d’échange, communauté, rapport Etat-équivalent général, définition du capital comme valeur en procès, tels sont les points essentiels affrontés dans l’Urtext. Ils ne lui sont pas particuliers car on les retrouve dans les Grundrisse et dans le Capital. Cependant dans ce texte l’étude est plus synthétique et les divers éléments sont abordés simultanément ; ils sont saillants, surtout en ce qui concerne l’autonomisation et la communauté. Dans le Livre Premier l’exposé est plus analytique.

                   Globalement au sujet de la communauté, Marx fait, dans les œuvres publiées de son vivant, le raisonnement suivant: la destruction de la vieille communauté à cause de l’autonomisation de la valeur d’échange, destruction qui permet également l’autonomisation des divers éléments constitutifs: individu, politique, religion, Ètat, constitue le point de départ d’un vaste mouvement dont la bourgeoisie profite pour se développer; mais il ne semble pas que, pour Marx, elle puisse vraiment fonder une autre communauté. La question est encore moins abordée en ce qui concerne le capital. Seul le prolétariat peut, en détruisant ce dernier – ultime moment du mouvement-devenir de la valeur, de la société de classe – fonder une nouvelle communauté, la communauté humaine.


                   Dans les œuvres posthumes telles que l’Urtext, les Grundrisse (et en tenant compte que toutes ne sont pas encore publiées), en revanche, on constate que Marx pose la possibilité de formation d’une communauté soit grâce à l’or, soit grâce au capital. Tel est l’intérêt fondamental de ces textes. A partir d’eux, on peut mettre en évidence l’impossibilité où fut l’or d’être le fondement d’une communauté et l’accession, au contraire, du capital à la communauté matérielle.


                   Dans l’œuvre totale de Marx, il y a donc juxtaposition entre l’individualisation d’un mouvement du capital se constituant en communauté matérielle et l’affirmation de son impossibilité liée au fol espoir que le prolétariat se rebellera à temps et détruira le mode de production capitaliste (MPC). Or la communauté capital existe; cela implique un abandon de toute théorie classiste et la compréhension qu’une immense phase historique est terminée.


                   Les travaux de Marx sur la communauté ont été laissés de côté[3]. En Allemagne es théoriciens comme Weber, Tönnies ne se réfèrent pas du tout aux divers ouvrages que nous venons de citer. En constatant cela nous ne nous proposons pas de recomposer un Marx nouveau, mais de faire simplement noter à quel point la réflexion marxienne sur la communauté est un axe fondamental de toute son œuvre.


                   Pour comprendre l’importance, la signification de cette approche marxienne du devenir social, il faut relier l’Urtext au chapitre des Grundrisse « Die Formen, die der kapitalistischen Produktion vorgehen» (Les formes qui précèdent la production capitaliste). Marx y étudie les différentes périodes historiques précédant le développement du capital, à partir des formes de communauté; travail immense comme l’attestent les diverses études qu’il fit sur l’ethnologie et la période préhistorique. Il ne s’agit pas, là encore, de vouloir organiser autrement ce qui nous est donné: essayer de placer un chapitre par rapport à un autre. On doit simplement aborder les différentes approches de l’étude et saisir, en dépit des manques, vers où tendait l’effort réflexif de Marx. C’est alors qu’on se rend compte que l’Urtext est un point d’articulation privilégié pour cette compréhension.


                   Se pose alors la question de savoir comment aurait pu se présenter le chapitre sur l’État, un des six que devait contenir la Critique de l’économie politique. Il semble que, comme pour le capital, Marx se soit rendu compte de la difficulté de le traiter de façon isolée puisque l’État ne peut se concevoir qu’à partir de la communauté et, en outre, le devenir de l’État se mêle intimement à celui de la valeur puisqu’à deux moments historiques celle-ci tend à se constituer en tant que communauté: avec l’or où elle n’y parvient pas, avec le capital où elle réussit.


                   La question de l’État ne se pose pas dans les mêmes termes que dans les œuvres politiques. On a en conséquence coexistence de deux discours : 1° la valeur d’échange parvient à l’autonomie et dans son mouvement crée la communauté, pour ce faire elle s’assujettit l’État ; 2° l’État produit de la lutte des classes ; la classe dominante s’érigeant en État pour dominer la classe adverse de la société.


                   Dans l’Urtext, il y a tendance à une synthèse des deux discours. Toutefois Marx n’affronte pas réellement le moment et le lieu de la naissance des classes. Cela l’aurait conduit à relativiser encore plus son schéma de l’évolution sociale qu’il ne le fit lors de sa discussion avec les populistes russes. Les classes ne se manifestent effectivement qu’en Occident car il n’y a que là que se produit l’autonomisation de l’individu. Mais le phénomène État ne lui est pas particulier. C’est là que l’analyse marxienne est insuffisante. Dans «Die Formen… » Marx a intuitionné certaines réalités quand il a abordé la société inca au sujet de laquelle il parle d’un État au sein d’une société communiste, mais il ne met pas assez en évidence que l’État est une abstraïsation de la Communauté, qu’il est plus ou moins autonomisé, séparé de l’antique corps social lié à la nature.


                   Les recherches postérieures à Marx ont parfois révélé et surtout précisé l’existence d’États non encore séparés de la communauté et de la nature. Ainsi chez les Sumériens, on a, comme le dit Thorkild Jacobsen, «le cosmos en tant qu’État »[4]. L’organisation du cosmos dicte celle de la communauté, définit la hiérarchie et donc l’État. C’est un moment où la séparation entre intériorité et extériorité ne s’est pas encore accomplie, n’est pas encore révolue. À postériori, nous pouvons dire que c’est un type donné de communauté qui impliquait un tel rapport au cosmos attribuant à celui-ci une fonction déterminante, mais il est clair qu’un semblable raisonnement, juste, ne vaut absolument pas pour le moment où hommes et femmes de cette communauté vivaient. Pour eux, il y avait un tout communautaire.


                   Les hommes et les femmes n’avaient pas encore abandonné la vieille représentation-conception du monde des peuples qui ne sont pas sédentarisés. L’éclatement du tout qu’ils forment avec le morceau de terre où ils vivent ne s’est pas avéré. On ne peut donc pas parler d’Ètat, de classes, de religion, d’art, etc. C’est nous qui, en fonction de ce qui est advenu au cours des derniers siècles, abstrayons ces éléments en ces communautés.


                   Avec des déterminations différentes, on constate une semblable absence de séparation dans l’antique Ègypte. Cependant, l’Ètat y présente une certaine autonomisation.


                   Dans le cas de la Chine la séparation tout en étant ébauchée ne s’est pas effectuée. Ce que les européens ont appelés Empereur était en fait le «fils du ciel» qui recevait son mandat de ce dernier. Certaines manifestations naturelles peuvent parfois signifier que son mandat doit lui être retiré; ce qui indique bien le rapport de l’«empereur» au cosmos et sa fonction en son sein. En particulier, en garantissant un ordre social, il garantit simultanément un acquis fondamental: la séparation de l’homme de l’animalité. Lorsque le désordre règne il y a retour à cette dernière. Ainsi il régit le rapport entre le cosmos et le milieu social.


                   Divers autres exemples pourraient être cités apparaissant comme des cas particuliers qu’on ne peut pas disposer de façon unilinéaire car le procès d’autonomisation n’a pas opéré de façon identique dans les diverses communautés. L’étude des sociétés africaines et amérindiennes révélerait tous les possibles. Dans La société contre l’État Clastres a mis en évidence les mécanismes qui empêchaient l’autonomisation du pouvoir, de la hiérarchie, de l’État[5].


                   C’est en Grèce que nous avons la séparation, l’autonomisation et qu’on a un Ètat, des individus, des classes en même temps que la séparation vis-à-vis de la pensée «mythique», naissance de la science, de la logique et, nous y reviendrons plus amplement en d’autres travaux, de la thérapeutique. L’État y est encore expression sensible de la Gemeinwesen antique ; le mouvement de la valeur n’a pas encore atteint un trop grand développement. Avec l’empire romain se fait jour la nécessité d’un État qui doit dominer, se trouver au-dessus, contrôler une foule de communautés, d’où la tentative de résolution par dissolution de toutes les communautés en la romanité, avec perte de la diversité (phénomène déjà tenté avec les grecs, l’hellénisation des barbares). Ici, le christianisme joua un grand rôle. C’est lui qui parviendra à réaliser l’homogénéisation ou destruction, domestication de groupes humains, après que la force aura été mise en échec; c’est ce qui advint aux sardes par exemple.


                   À la Renaissance se fait jour, de façon plus nette, l’Ètat équivalent général (cf. Marx dans l’Urtext); accentuation du phénomène de passage de la verticalité du mouvement de la valeur à son horizontalité. Le point d’aboutissement n’est plus un dieu et donc un temple mais, par suite de la disparition de la thésaurisation sacrée, les mouvements se font dans tous les sens horizontaux; il y a dès lors nécessité d’un élément de régulation et de contrôle.


                   Avec le développement de la société bourgeoise la lutte des classes va devenir déterminante, ne serait-ce que parce que les protagonistes du drame ne raisonnent plus en fonction d’une communauté ou, si l’on veut, celle-ci va se réduire aux limites d’une classe. C’est à ce moment-là qu’elles seront réellement déterminantes, opérationnelles. On aura les diverses révolutions qui, du XVI° siècle à nos jours, marquent les étapes de l’instauration du MPC et, maintenant, de la communauté-capital.


                   L’État est considéré comme un «artifice», une institution nécessaire pour unir les divers éléments sociaux ; d’où son importance, son autonomisation possible et le fait qu’il puisse devenir plus fort que la société (Marx). Maintenant son importance reste toujours considérable mais il tend à être absorbé dans la communauté-capital.


                   J’ai indiqué ailleurs[6] le mouvement de formation de la communauté matérielle et ses caractères fondamentaux; communauté matérielle parce que c’est un élément mort, cristallisé, l’œuvre de millions d’êtres humains extériorisée sous forme de capital fixe qui fonde la communauté. C’est le moment essentiel où le capital remplace ses présuppositions par ses conditions de développement, celui de l’accession à la communauté; mais cela n’indique pas tout ce qu’est la communauté capital. J’ai montré l’importance qu’avait également le capital circulant dans la réalisation de celle-ci. Toutefois elle n’aurait pas pu s’instaurer, à plus forte raison se reproduire, si la mentalité des hommes et des femmes n’avait pas été modifiée afin qu’elle corresponde aux nouvelles exigences du mode de vie déterminé par le capital. Dans un premier temps ce sont les idéologies de classe qui permettent aux différents acteurs de se représenter avec plus ou moins d’adéquation leur rôle dans le procès de vie du capital, même lorsqu’ils s’opposent à lui (cas de la limitation de la journée de travail), puis c’est le mouvement du capital lui-même – le capital se posant en tant que représentation – qui fonde les représentations des êtres humains et les guide dans leur praxis. À ce niveau, vouloir définir ce qui est premier ou second revient à discuter du fameux problème de la poule et de l’œuf. Ce qui est indéniable c’est la force apparemment indestructible de la représentation. Le devenir de ce qui est en place apparaît éternel.


                   L’ironie veut que ce soit justement à ce moment-ci que le matérialisme historique triomphe, se posant comme représentation adéquate du monde capitaliste qui en est à un stade très éloigné de celui qui l’a engendré !


                   La réalisation de la communauté capital et la fin de la phase historique commençant avec le surgissement de la valeur d’échange se traduit dans l’apparition de nouvelles disciplines: théorie des systèmes (Bertalanffy), sémantique générale (Korzybski), une «théorie d’une très haute complexit » (Morin) et dans l’importance de certains termes: structure, totalité, organisation, système, code, etc. D’où la prépondérance de la sémiotique : il faut connaître la signification d’un système, celle de ses différentes parties ; il faut percevoir ses signifiants où l’homme n’a plus aucune signification.


                   Dans un monde perdant de plus en plus ses référentiels, ses contraintes (tout est possible ; il faut noter à ce propos qu’on a une certaine contradiction entre une évanescence de l’État central comme point de référence, siège de l’équivalent général et la nécessité d’un organisme de répression plus ou moins centralisé) s’impose l’exigence d’une science de la signification de l’information. Tout a été extériorisé, autonomisé. hommes et femmes ont devant eux la communauté de leur dépouillement. Il faut bien un code pour comprendre ce qui se passe et le code est la réduction de la communication. Il n’est plus possible de parler en termes d’antipathie ou de sympathie; les êtres sont des particules neutres d’enregistrement d’information et de renvoi de cette information. L’antique foi qui était si importante aux époques antérieures a été remplacée par le crédit qui est la foi en un système où l’homme est encore un référentiel, puis par l’inflation qui est la foi du capital en lui-même[7]. Son acceptation achemine l’humanité vers une vie de plus en plus absurde. Tout être humain ne sera plus qu’un existant «jeté» dans la communauté capital et mis en mouvement par le devenir de celui-ci.


                   Il n’est plus question de raisonner en terme de mode de production pour affronter la réalité actuelle. Il n’y a plus de mode de production capitaliste, mais la communauté capital en laquelle l’Ètat est toujours plus immergé.


                   Plus généralement on peut affirmer qu’il y a un mode de production défini lorsque la production fait réellement problème tant à cause de difficultés matérielles, techniques que sociales. Le capital produit tout, même ce qui semblait être en dehors de la sphère de la production industrielle, en série, et réduit les êtres humains à la même situation de dépendance vis-à-vis de lui-même. C’est l’aliénation accomplie. Les être humains sont totalement devenus autres ou, ce qui revient au même, les esclaves ont tellement accepté le pouvoir du maître qu’ils sont devenus ses simulacres. Ce faisant toute dialectique des concepts de forces productives et des rapports de production dont parlait Marx dans l’Introduction de 1857 est terminée; d’autre part, la production n’est plus simplement production pour la production, elle est production pour la reproduction du capital. Elle retrouve un sujet et, par là, perd son caractère d’objet.


                   Tous les concepts de la dialectique des forces productives deviennent évanescents et opèrent tout au plus comme moments de saisissement  du mouvement du capital. Marx écrivait déjà:


                       " Le résultat auquel nous parvenons n’est pas que production, distribution, échange, consommation sont identiques mais qu’ils constituent des membres d’une totalité, des différences au sein d'une unité.» (Introduction, 1857)


                   Tout particulièrement ceux qui étaient centrés, articulés autour de l’activité humaine : travail-loisir, temps de travail-temps libre, valeur-plus-value et même ceux qui se sont affranchis d’elle : profit-perte, etc., perdent toute opérationnalité. Et c’est évidemment le couple pénurie-richesse sous-tendu par le concept de besoin qui s’évanouit le plus nettement. Quand les êtres humains sont arrachés à leur communauté, surgissent les réalités fondant les concepts de besoin, de pénurie, de temps de travail, etc., mais dans la mesure où une communauté est reconstituée de tous les éléments qui s’étaient individualisés, autonomisés, sont résorbés et l’on constate qu’ils ne sont plus que les moments d’articulation d’un devenir à la communauté capital. Ce sont les déterminations du comportement humain une fois qu’hommes et femmes sont détachés de leur communauté.


                   Plus généralement c’est la fin de l’économie politique surtout si l’on se réfère à cette affirmation de Marx :

                   « La véritable économie – épargne – consiste en épargne de temps de travail… » (Grundrisse, p. 599)

                   Or le capital a accaparé durée et temps humains[8].


                L’économie au sens d’épargne n’est possible que lorsque le temps est autonomisé, qu’il est compté; d’ailleurs Marx insiste bien, dans le Capital, sur le rapport entre la mesure du temps et le développement de l’économie, développement du capital fixe; économiser, épargner peut conduire à une situation telle que l’individu fera même l’économie de sa vie dès lors qu’il aura contracté une assurance sur la vie et se sera acheté un tombeau. Ceci est un mode grotesque pour indiquer une réalité: l’économie est l’escamotage de notre vie.


                   Pour Marx l’économie de temps de travail est en définitive le point essentiel et il en fait presque la déterminante de l’évolution humaine. Or, comme il le montre lui-même c’est avec le développement du capital au XV° siècle que va vraiment apparaître cet impératif engendrant une lutte séculaire entre capitalistes et ouvriers qui atteindra un paroxysme en Angleterre au XIX° siècle lors de la lutte pour la réglementation de la journée de travail qui fut une véritable guerre civile qui dura 50 ans (Marx). Dans d’autres pays, elle se produisit plus tard, pourtant elle se poursuit encore mais sous d’autres formes. Le résultat en est la structuration de la communauté capital, l’assujettissement des êtres humains au temps quantifié, l’acceptation d’accomplir sa vie dans un cadre rigide. On a abouti à l’organisation du temps pour le capital et c’est à partir de là que ce dernier peut mettre au point la programmation de tous les moments de la vie humaine. Elle est débitée en tranches de temps au cours desquelles nous devons accomplir certaines fonctions, effectuer certains procès vitaux. Mieux, maintenant en vertu de ce découpage il y a, pour hommes et femmes crucifiés sur ces quanta de temps, une production qui leur est appropriée, pour la jeunesse avec ses nombreuses subdivisions, pour les adultes, les gens du troisième âge (le quart-âge est envisagé), pour les morts (la thanatologie; pour le capital la mort est la capitalisation absolue du temps, c’est le temps homogène n’incluant aucune opposition).


                  Le capital est accumulation de temps; il le résorbe, l’absorbe (on peut avoir les deux modalités) et, de ce fait, il se pose en éternité. Marx aborde cette question de l’éternité du côté formel. Il parle d’Unvergänglichkeit qui exprime l’idée de quelque chose d’impérissable, ainsi que l’idée qu’on ne peut pas passer à autre chose.


                   « L’éternité – durée de la valeur sous sa forme capital – est seulement posée par la production qui elle-même est double: reproduction en tant que marchandise, reproduction en tant qu’argent et unité de ces deux procès de reproduction » (Grundrisse, p. 539)


                   Développé du point de vue de la substance, l’éternité du capital implique aussi l’évanescence des hommes, c’est-à-dire aussi bien leur faible durabilité que leur insignifiance. Le capital enlève le temps à l’homme – l’élément de son développement selon Marx. Il crée un vide où le temps s’abolit; l’homme perd une référence importante; il ne peut plus se reconnaître, se percevoir. Et le temps congelé lui fait face.


                   Fin de l’économie en tant que science de la richesse qui est soit accumulation de valeurs d’usage, soit accumulation thésaurisation de valeurs d’échange (argent, capital). Or on a montré qu’avec le capital ce ne sont plus les valeurs d’usage pour l’homme qui sont essentielles, mais le mouvement de valorisation-capitalisation au sein duquel toute différence entre valeur d’usage et valeur d’échange s’abolit. La recherche de la richesse est devenue recherche d’une position privilégiée au sein du procès de vie du capital afin de pouvoir profiter de sa communauté matérielle.


                   Cette recherche de richesse était couplée avec la lutte contre la pénurie[9]. Or celle-ci ne commence réellement qu’avec l’autonomisation de la valeur d’échange. Les «communauté primitives» ne la connaissaient pas de même qu’elles ne connaissaient pas la hantise du temps libre. En outre la pénurie actuelle porterait sur la vie elle-même, les être humains en étant de plus en plus privés… lorsqu’ils s’en rendent compte c’est-à-dire lorsqu’ils mettent en question le diktat du capital, sinon ce dernier semble les combler immédiatement ou tout au moins dans un avenir non lointain.


                   L’économie en tant que science des échanges s’évanouit elle aussi. J’ai montré ailleurs comment le capital tendait à dépasser l’échange et y parvenait (cf. Marx, Grundrisse, pp. 456 et 491). Il n’y a plus d’échange mais attribution. Fait significatif : les économistes modernes parlent de flux économiques.


                   Il est un fondement de l’économie qui perd également de son opérationnalité : la division du travail. Celle-ci a été souvent mise en parallèle avec les différents modes de production. Or avec le capital elle devient une simple différentiation entre moments du capital, un rapport entre moyens de production et moyens de consommation. Enfin l’économie dans le sens de gestion (comme déjà l’employait Xénophon) tant privée que publique, disparaît également; car la gestion implique un sujet gérant et un objet à gérer. Cela est valable tant que les hommes ont encore une force d’intervention, or c’est la rationalité du capital qui s’impose. Les hommes qui veulent gérer doivent simplement reconnaître le mouvement du capital. Dans la mesure où ils veulent intervenir ils peuvent seulement contrarier transitoirement le mouvement. Ils ne gèrent plus, ils enregistrent.


                   Certains ont voulu étendre les catégories de l’économie politique à des domaines qui lui étaient auparavant étrangers, d’où les théories sur l’économie libidinale (Lyotard), sur les machines désirantes où le désir remplace le besoin (Deleuze-Guattari). Or comment, à partir du moment où se vérifie l’incapacité de la théorie marxiste (son aporie ! selon les  nouveaux théoriciens) à saisir les phénomènes sociaux, peut-on la transposer dans la psychologie par exemple et, à partir de là, bâtir une théorie globale? On peut faire un reproche similaire aux auteurs d’Apocalypse et révolution lorsqu’ils parlent de «l’économie de l’intériorité»[10].


                   Dans la mesure où un concept tend à envahir des domaines qui, à l’origine, lui sont étrangers cela signifie l’extension du phénomène qu’il représente et la perte de limites strictes, de déterminations rigides qui permettaient de le caractériser, de le définir. Economie en vient à signifier organisation de quelque chose, d’un tout, un processus fonctionnel; le mode selon lequel sont organisées des propositions, des affirmations pour parvenir à établir un certain sens. Ainsi dans cette phrase de Fresquet : «Telle est l’économie de l’Évangile : Jésus a libéré l’homme de son péché. L’humanité a été rachetée par son amour » («Sens et défense du péché», in Le Monde du 6.3.1976).


                   L’économie comme science d’organisation d’un certain domaine géographique tend à être supplantée par l’écologie étant donnés les problèmes de la pollution et la raréfaction des matières premières (mais ce n’est pas une pénurie pour les êtres humains et puis se profile toujours la possibilité d’ersatz !). Le domaine de l’économie se dilate jusqu’à ne plus avoir de consistance réelle, le concept se dilue de plus en plus. La terre est envisagée comme un écosystème total que le capital doit exploiter dans une mesure toujours moindre par l’intermédiaire des hommes.


                   On en trouve une très bonne expression dans la définition que certains économistes donnent de la science économique (on ne parle plus d’économie politique): une science de l’adaptation. Cette conception intègre les vieilles catégories: richesse, échange, prix, utilité, etc. Ce qui lui permet également de tenir compte de ce qu’est la «nature humaine». L’être humain a un «besoin d’infini» qui bute sur le «fini de la création» (H. Guitton in article Science économique de l’Encyclopedia Universalis), d’où les besoins sont innombrables et les moyens pour les satisfaire sont limités ; d’autre part ceux-ci peuvent ne pas se trouver au bon moment et au bon endroit. Cependant le développement économique a accru les disponibilités, d’où se pose à tous les niveaux le problème de savoir choisir des produits, des moyens de production, etc. L’acte économique serait l’acte de choisir. De là l’importance du calcul qui remplace le simple jugement qui était lié au concept de valeur; et cet acte de choisir implique évidemment l’adaptation des êtres humains au système économique. Savoir choisir, c’est savoir s’adapter. N’est-ce pas simultanément le crédo de tous les futurologues: il faut s’adapter au choc du futur qui est celui du capital s’échappant de toute contrainte, de toute référence, se déployant pour son propre compte et heurtant de plein fouet le mode de vie plus lent de l’espèce qui l’a engendré[11].


                   Nous retrouvons la convergence avec l’écologie qu’on peut définir simplement comme la science des conditions d’existence et des interactions entre les êtres vivants et les conditions ambientales qui est fondamentalement une science de l’adaptation de l’individu et de l’espèce à son milieu. La science économique est la science de l’adaptation à un milieu précis, celui du capital[12].


                   L’économie politique fut la science du devenir du capital à sa totalité; pour ce faire elle a non seulement inventorié les phénomènes purement économiques concernant la valeur d’échange, l’utilité, le capital, etc., mais elle a décrit de façon plus ou moins explicite comment les hommes intériorisaient les phénomènes, leur devenant toujours plus compatibles… à la suite de heurts, de luttes qui leur faisaient abandonner leurs antiques conceptions. Avec la réalisation de la communauté matérielle le capital existe en tant que monde. Il ne reste plus qu’à étudier comment les êtres humains qui ont intériorisé le capital s’adaptent à son procès de vie: c’est la tâche de la science économique.


                   Le capital s’empare de la dimension du cosmos et redécouvre l’espace qu’il avait tendance à détruire (« la destruction de l’espace grâce au temps», Marx, Grundrisse, p. 423) mais cela toujours selon son mode d’être: après que par extériorisation ils aient été ravis aux êtres humains.


                   L’économie fut réflexion sur les phénomènes qui se déroulèrent à partir de l’autonomisation de la valeur d’échange et une tentative d’intervenir au sein de ceux-ci afin de les concilier avec les rapports sociaux en place; elle a toujours plus ou moins été imprégnée d’idéaux humanitaires.


                   Avec l’instauration du mode de production capitaliste le mouvement social et le mouvement économique confluent. La lutte du prolétariat au sein de ce mode de production a permis de structurer cette unité-unification. Dès lors l’économie ne peut plus être qu’un discours du capital lequel, en accédant à la communauté matérielle, rend caduc tout le contenu de l’économie politique.


                   L’économie traduit un certain comportement d’une partie de l’espèce sur la terre. Au moment où elle perd de sa réalité, cela signifie que ce comportement tend à s’abolir : se multiplier indéfiniment (on constate une baisse de la natalité dans tous les pays les plus capitalisés), se poser toujours plus différent du reste du monde vivant, considérer la terre comme objet d’exploitation, s’abandonner à la technique et à l’exaltation des forces productives, au progrès.


                   Une voie de l’évolution de l’espèce a été totalement parcourue. Il en découle que doit finir l’auto-perception du comportement adopté ainsi que la réflexion sur celui-ci ; donc fin de la philosophie puisque celle-ci est, entre autre, réflexion sur les valeurs, sur la valeur. Comportement théorique qui hiérarchise le monde des êtres et des choses dans la dichotomie extériorité-intériorité. 


                   Pour Marx l’économie était la science qui permettait de décrire comment les «communautés primitives» avaient été détruites, de révéler le déterminisme de l’évolution des différentes sociétés humaines, d’en expliquer les révolutions et, dans la mesure où il faisait une critique de l’économie politique, il pouvait individualiser les contradictions du MPC qui devaient conduire à la révolution prolétarienne permettant l’émancipation-libération de toute une classe d’hommes et celle de l’humanité. Or, nous l’avons vu, la dynamique de l’émancipation-libération est celle du capital. C’est lui le grand révolutionnaire et toutes les révolutions lui ont profité. La série des révolutions est donc finie et se conclut avec la réalisation de la communauté capital. Le devenir humain ne peut pas être lié à la révolution.


                       Ainsi se termine le mouvement d’extériorisation-autonomisation et de libération-émancipation que nous avons analysé à partir de la dissolution des «communautés primitives» dans l’aire occidentale et s’abolit la dialectique, représentation de ce mouvement, celle du maître et de l’esclave par disparition des classes et, de ce fait, c’est la disparition du mouvement de l’aliénation car, dans la communauté capital, on a souvent juxtaposition de l’être qui a été dépouillé avec ce dont il a été dépouillé, ils peuvent être réunis mais en tant que deux réalités séparées; la communauté thérapeutique vient cicatriser au mieux. La religion elle-même perd de sa fonctionnalité car ce n’est plus elle qui relie les êtres (son caractère communautaire s’estompe de plus en plus) mais le capital-représentation. Celui-ci en détruisant de plus en plus les racines humaines détruit le souvenir de quelque chose que la religion conservait et qui la conservait. Toutes les religions du salut sont fondées sur le souvenir. Et comment, encore une fois, peut-il y avoir aliénation quand il n’y a plus souvenir d’un état autre? La limite absurde du mouvement du capital c’est une communauté humaine sans homme réalisant ainsi, de façon exacerbée le sujet automate dont parlait Marx, après Ure et Owen, dans le Capital.


                   En conséquence l’étude historique du développement de l’espèce au cours du temps depuis son surgissement permet de conserver ou de retrouver un souvenir d’un état autre, non pour restaurer cet état, mais pour signifier que l’éternisation du capital se réalise seulement dans la mesure où notre mémoire est abolie. Sans mémoire pas de communauté humaine. 


                   On pourrait croire que le passage d’une communauté à une autre, s’il pose des problèmes pratiques et cause de multiples déchirements, puisse être au moins saisi, compris par les hommes et les femmes. Or, et c’est un apport essentiel de l’Urtext, Marx montre à quel point le mouvement de la valeur d’échange qui dissout les vieilles communautés et tend à se poser elle-même en tant que communauté fausse toute compréhension aux êtres humains. Ce qu’ils croient déterminant ce sont leurs rapports entre eux, ou les institutions qu’ils se sont données sur la base de rapports économiques qu’ils n’ont pas compris. Marx dévoile la fausse conscience historique. Ainsi les bourgeois français pensaient limiter, égaliser la richesse et ne se rendaient pas compte que par leur intervention ils enlevaient tous les obstacles à son libre développement sous forme de capital.


                   Dans La Sainte Famille, Marx avait déjà abordé cette «illusion» sans lui donner son réel fondement économique :


                   «Cette illusion se manifeste tragiquement quand Saint-Just le jour de son exécution montrant le grand tableau des droits de l’homme accroché dans la salle de la Conciergerie déclara: «C’est pourtant moi qui ait fait cela». Ce tableau proclamait justement le droit d’un homme qui ne peut pas être l’homme de la Gemeinwesen (communauté) antique, pas plus que les rapports industriels, économiques actuels ne peuvent être ceux de la société antique.»


                   Ils n’avaient pas perçu que l’activité extériorisée des hommes parvenait à une autonomie propre sur laquelle ils n’avaient pas de prise. Cette fausse conscience bourgeoise fonde la démocratie représentative, parlementaire, la croyance qu’avec des institutions on va constituer la nation (nouvelle communauté qui va enserrer tous les procès économiques et sociaux) ; elle fonde également le fascisme (les nazis voulaient la Volksgemeinschaft, la communauté du peuple !) qui est pourtant un mouvement qui par son action permit à la communauté capital de s’implanter.


                   En ce qui concerne la démocratie politique, il est vrai qu’elle a eu le mérite de limiter les débordements de la violence. En effet – et c’est l’argument important auquel se raccrochent tous les démocrates actuels et tous ceux qui, horrifiés par le nazisme et le stalinisme, la considèrent comme un moindre mal – on doit noter que dans les pays où les vieilles communautés se sont effondrées et où la démocratie n’a pas pu s’implanter, il n’y eut aucune règle, aucune institution pour endiguer le phénomène social, il n’y eut aucun frein à la violence. Ce qui était humain, défini par la communauté venait de s’effondrer, dès lors où trouver un point de référence? Ainsi une foule d’atrocités ont été commises en URSS par suite de l’impossibilité de l’instauration d’une démocratie parlementaire, et par suite de l’échec de la révolution prolétarienne mondiale. C’est de ce déchaînement qu’avaient peur divers révolutionnaires russe, Dostoïevsksy – ce qui lui faisait haïr la révolution comme Berdiaev le rappelle à plusieurs reprises, surtout dans son livre consacré à cet auteur – Lénine lui-même puisque, selon Victor Serge, il craignait l’éclatement généralisé de la lutte des classes ce qui devait se produire à la suite de la mutinerie des tchécoslovaques (cf. L’an I de la révolution).


                   Les mêmes horreurs se répètent avec des variantes folkloriques en Asie, en Amérique latine, en Afrique. Dans les pays africains le traumatisme de la destruction des communautés est encore plus profond; le heurt avec le monde du capital est à lui seul générateur de folie, au sens de perte absolue de référence et d’impossibilité aiguë de se retrouver dans une communauté.


                   Ceci ne signifie aucunement que les démocrates occidentaux n’ont commis aucune violence, aucune torture, aucun crime… Certes non. Mais ils ont opéré d’abord hors d’Europe, dans les pays où ils n’étaient pas «entravés» par les lois démocratiques. C’est pourquoi la guerre de 1914-1918 et surtout le fascisme en apportant à l’Europe les méthodes qui avaient été réservées aux autres pays signent l’arrêt de mort de la démocratie politique.


                   La disparition toujours plus accentuée de tous les idéaux et de toutes les règles démocratiques fait que, dans un monde en décomposition, surtout quand la communauté capital vient à être refusée, la violence n’a plus aucune entrave. D’où l’invocation répétée et vaine d’un retour à la démocratie politique et les diverses propositions de rafistolage, revigoration. Comme si, après l’immense faillite de 1914 et de 1933, elle pouvait être un rempart quelconque contre la marée de violence qui s’enfle et commence à déferler sur le monde… d’autant plus que déjà, lors de son origine, elle ne fut qu’une accommodation[13].


                   Nous retrouvons la même fausse conscience chez les socialistes français[14].


                   « De là découle l’erreur de ces socialistes, notamment des socialistes français, qui voulaient prouver que le socialisme était la réalisation des idées bourgeoises […] et qui s’efforçaient de démontrer que la valeur d’échange […] était un système de liberté et d’égalité pour tous; mais qui aurait été faussé par l’argent, le capital, etc. » (Urtext)


                   Le mouvement socialiste mondial a connu la même fin que la démocratie politique. Ceci était d’autant plus inévitable qu’il s’est posé souvent comme étant la véritable réalisation de celle-ci.


                   Mais Marx lui-même ne considère-t-il pas en définitive que le développement des forces productives (données neutres) est faussé par le mouvement du capital ? N’y a-t-il pas une fausse conscience historique à vouloir fonder le communisme sur la base d’un développement des forces productives qui a permis l’instauration du capital? D’où évidemment pour aller à l’encontre de ce dévoiement des forces productives la nécessité d’une intervention qui permettra de régénérer un cours, d’assainir, de guérir ! Simultanément le communisme serait la vraie conscience du mouvement de la production en acte depuis des millénaires et attendrait un moment favorable pour se manifester.


                   La même erreur se retrouve dans le fait d’avoir pensé que le communisme pouvait se développer sur la base de la réduction de la journée de travail. Ce faisant on conservait encore une présupposition du capital: la quantification du temps, et on voulait utiliser ce que le capital avait apporté ; ce qui veut dire qu’avec le développement des forces productives un phénomène était en cours mais  le capital en  empêchait le plein épanouissement et même le faussait. De là la nécessité d’une intervention dont j’ai déjà parlé. La fausse conscience est prise au piège du phénomène immédiat liée à la volonté d’intervenir pour faire agir ce phénomène dans le sens des intérêts humains. La communauté humaine ne peut pas s’édifier uniquement sur le temps, elle n’est possible qu’avec l’union retrouvée humanité-nature englobant espace et temps.


                   Enfin lorsque Marx écrit: toute forme sociale ne disparaît pas  tant qu’elle n’a pas épuisé les possibilités qu’elle renferme (cf. préface à la Contribution de l’économie politique,1859), il a créé un terrain fertile pour l’engendrement des illusions dont celle qui consiste à croire qu’il y a décadence du capital à partir du moment où un certain nombre de possibles, qui lui ont été reconnus au départ, ont été effectués et qu’ainsi une intervention – celle du prolétariat – est toujours prévisible dans un avenir jamais éloigné. En réalité s’il y a décadence c’est celle de l’humanité !


                   Fausse conscience et récupération sont en étroite liaison. La seconde étant comme la réduction de la première. Si on est récupéré c’est qu’on a produit une conscience erronée. On a envisagé un phénomène comme pouvant être effectivement antagonique au capital. Or il s’avère par la suite que celui-ci réalise ce qui devait en fait le détruire. Et là nous rencontrons d’une autre façon son anthropomorphose. C’est à partir de représentations inadéquates du mouvement réel, à partir de fausses consciences que le capital parvient à parachever chaque fois sa domination. On peut penser que ce mouvement puisse arriver jusqu’au moment où le capital se gonflera d’une substance qui lui est étrangère et qu’ainsi il éclate, ou s’épuise. Si cela est vrai pour diverses institutions ce qui les rend ensuite inadéquates et inopérationnelles de telle sorte qu’au moindre choc elles s’effondrent (et la révolution fut réellement ce moment-là où tout s’écroule et ou tout le monde s’échappe des diverses institutions, rôles, etc.), mais le capital, lui, s’empare de tout et, en s’anthropomorphosant, s’accroît toujours plus en puissance parce qu’à  la limite elle peut apparaître humaine. Aussi ce mouvement de récupération peut être seulement la cause d’un déséquilibre qui pourrait introduire une faille dans la communauté capital. Cependant un grave danger accompagne cette possibilité, c’est la perte totale, l’extériorisation complète et donc la vacuité réalisée des êtres humains aboutissant à une communauté sans hommes. À plus forte raison on ne peut pas venir sur le terrain du capital, en forçant son devenir, comme le pense Baudrillard :


                   « Le défi que nous lance le capital dans son délire, liquidant sans vergogne la loi du profit, la plus-value, les finalités productives, les structures de pouvoir, et retrouvant au terme de son processus l’immoralité profonde (mais aussi la séduction) des rituels primitifs de destruction, ce défi-là, il faut le relever dans une surenchère insensée ».


                   Relever le défi serait s’abandonner à l’échappement intégral du capital, pour ne plus nous retrouver: réalisation de la folie. Baudrillard indique là de façon percutante le mouvement de l’inflation[15].


                   C’est au moment de la destruction de la communauté en place que la fausse conscience affleure le plus nettement ; c’est alors que se font les recherches effrénées pour sa reconstitution sous une forme plus ou moins fantastique. Certains essaient de le faire en collectionnant du même, en se lançant dans une sexualité effrénée, d’autres en s’adonnant au mysticisme, à la drogue, ou à la musique (phénomène de la musique pop).


                   Au II° et au III° siècle de notre ère un immense désarroi s’empara de beaucoup d’hommes et de femmes, à la suite de l’effondrement des anciennes cités (polis) où ils avaient un rôle reconnu et concret, puis à la suite de la faillite d’un cosmopolitisme que l’empire romain avait engendré mais qu’il ne pouvait pas  effectuer, par suite même des extraordinaires tensions qui le traversaient et des rapports ignobles qui régnaient alors. D’où pour les gnostiques et les manichéens la problématique de la sortie non seulement du monde constitué par l’empire romain, mais du cosmos. Chez les grecs, société humaine et cosmos étaient encore en continuité[16], chez les romains ceci se survivait de façon schématique, d’où la thématique gnostique sur le cosmos pervers.


                   La voie «gnostique» fut, en particulier, empruntée – comme l’affirme R. M. Grant dans Gnosticisme et christianisme primitif – à la suite de l’échec des tentatives de libération du peuple juif (Jésus-Christ ayant été lui-même un émancipateur qui aurait échoué) donc celui des prophéties ayant annoncé le moment de cette libération. Elle surgit à la suite de la faillite des espérances apocalyptiques.


                   Beaucoup plus près de nous la guerre de 1914-1918 fut vécue comme une apocalypse qui n’avait pas été prophétisée. D’où la fascination qu’elle exerça, du moins à ses débuts, sur un grand nombre d’esprits, surtout en Allemagne où, dans ce cas, elle tendit à persister jusqu’à l’avènement du nazisme (qui eut un caractère profondément religieux), et on ne peut pas dire exactement dans quelle mesure elle n’imprègne pas toute l’époque de la domination de celui-ci. Elle fut vécue comme la manifestation d’un moindre mal, comme la résolution enfin de certaines tensions qui ne pouvaient plus être supportées et comme une déchirure à partir de laquelle pourrait s’entrevoir une autre voie[17].


                   De nos jours, de façon palpable, fascinante et tragique s’impose à tous la faillite de la prophétie apocalyptique de Marx: l’émancipation de l’humanité grâce à l’assaut des prolétaires aux citadelles du capital qui, soit à fait faillite, soit ne s’est pas présenté au rendez-vous de l’histoire. Il en est de même de celle de Bordiga qui, réordonnant l’ensemble de la prévision de Marx en y intégrant le devenir de tous les peuples de couleur, mis en mouvement par les secousses des deux guerres mondiales, prévoyait l’apocalypse-révolution pour nos années actuelles.


                   La faillite de la révolution communiste, c’est la fin de la communauté-parti et du parti-communauté.


                   À partir de là on comprend mieux le vaste désarroi de notre époque lié à la perte de référentiel, à la permissivité totale et à la fin des communautés nées avec la révolution bourgeoise; les nations et leurs Ètats. Il y a certes une unité supérieure: l’ONU, mais tout comme sous l’empire romain tout cosmopolitisme est irréalisable, d’autant plus que l’idée de cosmos a été perdue. L’internationalisme a, au XIX° siècle et surtout durant la moitié du XX°, joué le rôle du cosmopolitisme antique et de celui du XVIII° siècle. Dans les trois cas on a effectivement des moments de désagrégation de communautés. Si l’internationalisme prolétarien a failli cela est dû en grande partie aussi au fait qu’il fut incapable d’englober la diversité, infesté qu’il fut très rapidement d’européocentrisme et miné par un nationalisme chauvin mal déguisé. Aussi est-ce logique si, de nouveau en Occident, prévaut la mode de l’orientalisme et que les thèmes et les pratiques mis en honneur par les gnostiques et les divers courants religieux du début de notre ère retrouvent un écho[18].


                   Ce moment que nous vivons est la fin-épuisement de toute une évolution des êtres humains. La période pré-gnostique connait un mouvement où sacré et profane sont en connexion et c’est en vertu de ces deux éléments que les hommes et les femmes se soulèvent. Avec le triomphe du christianisme il y a sécularisation et séparation de l’élément sacré de celui profane: rends à César ce qui est à César et à dieu ce qui est à dieu. Cette sécularisation-profanation s’accuse avec le mouvement révolutionnaire bourgeois, tout d’abord avec la Réforme, puis avec les diverses révolutions jusqu’à 1789 où l’on a la profanation réalisée. Sur ce plan le mouvement prolétarien ne fait aucune discontinuité; l’élément «sacré» est définitivement mis de côté; il est seulement postulé que les êtres humains doivent se créer une autre communauté. L’impossibilité d’un mouvement profane à assurer la libération des êtres humains a renforcé l’idée que le «salut» de l’humanité ne pouvait être assuré que par des mouvements religieux, sacré. Mais tous les courants réactionnaires qui ont tenté de conserver l’élément sacré, qu’ont-ils fait sinon participer à la tragédie de ce qui s’est déroulé en pactisant le plus souvent avec le pouvoir en place. La solution n’est donc ni du côté du sacré, ni du côté du profane. La communauté humaine est en dehors de ce monde.


                   On peut relier à la thématique communautaire le problème de savoir qu’est-ce qui est déterminant dans l’évolution des hommes. En effet à l’heure actuelle tend à prévaloir une théorie marginaliste. Ce seraient les marginaux qui inventeraient les conduites nouvelles et les imposeraient progressivement au reste de la communauté. Comme la théorie économique du même nom elle privilégie certains éléments: ici, l’élite ! Elle effectue de façon plus nette encore la coupure qu’interprétait la théorie du rapport parti-masse. Dans les deux cas il y a non-contemporanéité des hommes vivant à un moment donné. Les bouleversements qui affectent la communauté ne seraient perçus que par certains éléments. Ces privilégiés feraient part de leurs afférences aux autres. Une telle théorisation est la reconnaissance de la destruction de toute Gemeinwesen car on n’a plus que des êtres particularisés les uns par rapport aux autres et disposés côte à côte. Or, dans la mesure où la dimension Gemeinwesen persiste un tant soit peu chez les êtres humains, ils peuvent très réellement coexister même si leur seuil de perception des phénomènes est différent.


                   Enfin pour conclure sur cet aspect de la communauté en tant que groupement humain signalons qu’il y a dans le monde deux modalités déterminantes du rapport être individuel-communauté: celle de l’Occident où l’individu s’est autonomisé, l’État de même ; celle de l’Orient où la communauté est despotique et l’individu ne parvient pas à l’autonomie. On a des variantes en Afrique et dans les deux Amériques. Cependant, maintenant, avec l’accession du capital à la communauté matérielle nous avons convergence entre Occident et Orient. Le premier a en définitive présenté un mouvement intermédiaire pour arriver à un résultat identique mais beaucoup plus puissant. Ainsi il relaie, en le remplaçant, l’antique communauté despotique asiatique.


                   On ne peut pas se contenter d’opposer la communauté à l’individu et à l’État comme solution aux maux actuels. Le communisme n’est pas une simple affirmation communautaire; il ne peut plus être caractérisé par la propriété commune ou collective car se serait garder les présuppositions du capital lui-même: la propriété et la séparation (dans la mesure où divers théoriciens socialistes ricardiens réclamèrent une répartition égalitaire). En un mot il ne doit pas être envisagé en opposition à quelque chose, car il s’agit de sortir de toute dialectique qui ramènerait tôt ou tard l’antagonisme un instant refoulé. Ce dont il est question c’est de l’être des hommes et des femmes et de leur rapport à la totalité du monde vivant  implanté sur notre planète qu’on ne peut pas concevoir comme appropriation, comme le pensait Marx, mais comme jouissance. Aussi mieux vaut-il remplacer communisme par communauté humaine.


                   De même que l’ensemble humain ne doit plus être divisé pour devenir communauté, de même l’individu ne doit plus être divisé pour devenir individualité, donc fin de la coupure Ètat-individus, parti-masse, esprit (cerveau)-corps. Pour sortir de ce monde il faut acquérir un corps en tendant à une communauté, donc en ne s’enfermant pas dans un phénomène individuel, mais en retrouvant la dimension de la Gemeinwesen.


                   C’est ici que nous retrouvons le thème fondamental des œuvres philosophiques de Marx : expliciter le rapport individu-société et comment abolir leur antagonisme. Plus qu’un être social l’homme est un être qui a la dimension de la Gemeinwesen, c’est-à-dire que tout être humain porte en lui, subjectivée, la Gemeinwesen. Ce qui est exprimé de façon très réductrice quand on affirme le caractère universel de la pensée de tout être humain.


                   Le capital a réalisé la communauté non seulement en tant qu’ensemble social mais aussi dans la dimension de la Gemeinwesen car ce qui fait le fondement de la pensée et la conduite (éthique), etc., c’est le capital, grâce à son devenir à représentation exclusive de toutes autres.


                   Dans la communauté capital les hommes sont unis par l’entremise de techniques, les fameuses mass-media qui sont d’autant plus nécessaires que les êtres humains sont plus nombreux. Elles ne parviennent pas à les rendre coexistants, contemporains car elles les enferment dans leurs limites sociales, nationales, etc.


                   Tous les éléments signifiant la détermination fondamentale de la Gemeinwesen ont été détruits: les potentialités dites parapsychologiques comme la télépathie, divers types de langages comme celui du corps, tandis que celui verbal est de plus en plus appauvri, perdant la dimension universelle ; il est réduit à un code qui traduit la communauté capital.


                   Pour qu’il y ait communauté humaine, il faut une réduction de la population. Le trop grand nombre dilue la  dimension Gemeinwesen; elle ne peut plus s’effectuer en l’être individuel. En outre la communauté sera l’intégrale d’une foule de petites communautés vivant uniquement dans les zones aptes à un épanouissement humain. Notre espèce abandonnera de ce fait toute une série de régions qui ont été conquises, mais où les êtres humains se sont perdus parce qu’ils ont dû dépenser trop d’énergie pour pouvoir subsister, ou parce qu’ils sont devenus trop dépendants de la technique.


                   Communautés unitaires comme communauté intégrale ne peuvent pas vivre simplement en tant que collection d’êtres humains. Il faut qu’entre toutes il y ait trame commune, substance commune, du fait qu’elles réalisent l’être humain et ceci n’est accessible que si chaque être réalise en lui la Gemeinwesen en étant un élément irréductible et simultanément le mode qu’à la communauté de se réaliser en lui, le mode qu’il a, lui, de la percevoir dans toute sa durée. C’est là que surgit la difficulté qui s’est imposée durant des millénaires: les hommes et les femmes ne sachant pas qui ils sont, ne connaissant pas leurs possibles, se sont enfermés dans des ghettos qu’ils disaient être des groupements humains, des humanités, définis par des distinguos qui permettaient d’exclure les autres. Ainsi, pour les anciens égyptiens les étrangers n’étaient pas des hommes. On pouvait les sacrifier aux dieux. Ils étaient étrangers parce qu’ils ne vivaient pas comme eux, déterminés qu’ils étaient par une autre géographie, une autre histoire, parce qu’ils avaient développé d’autres possibles. L’accession à la communauté implique donc une connaissance-reconnaissance de tous les autres, leur acceptation dans leur diversité. Non pas une gnose intellectuelle ou spirituelle mais une gnose totale; la connaissance doit se faire par tout l’.être grâce à la réunification de chaque être.


                   Il ne s’agit pas d’escamoter le mal ! L’espèce humaine a également développé les possibles du mal, souvent le plus affreux le plus ignoble justifiable par aucune eschatologie historique. Concrètement cela signifie qu’on ne peut pas accepter ceux qui tuent, torturent, veulent dominer les autres, etc. Ce refus de la «voie du mal» ne peut s’atteindre qu’à partir du moment où, comme le disait Marx dans sa terminologie encore imprégnée d’économie: la plus grande richesse pour l’homme est l’autre homme.


                   La dimension Gemeinwesen se perçoit également dans ce que ce dernier a appelé le travail universel, le cerveau social (expression reprise par Bordiga), cerveau social qu’on trouve théorisé sous une autre forme par Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole. Nous pensons avec notre propre cerveau mais aussi avec celui de l’espèce en tant que sommation de tous les êtres qui nous entourent et nous précèdent. C’est pourquoi le sentiment de l’espèce que dévoile Bordiga est une autre affirmation de la Gemeinwesen.


                   Enfin l’être présent au monde de chacun d’entre nous s’affirme dans une espèce de conscience d’être individualité de l’espèce et dans l’espèce. Avec l’accession à la communauté les êtres humains auront enfin trouvé leur monde. En effet à l’encontre des autres espèces qui ont une relation immédiate être-monde parce qu’ils ont une portion du globe qui leur est impartie (la fameuse niche écologique), l’homme n’en a pas. Depuis que s’est effectuée la mutation qui a «jeté» l’être bipède devenant homme hors de la forêt, cet être cherche de façon angoissée un monde où il puisse être sûr de son existence, de sa réalité. Au bout de millénaires cette quête doit finir en réalisant enfin ce qu’il est dans sa diversité intraspécifique et dans sa liaison au monde vivant; ainsi il trouvera sa place dans le continuum de la vie. Son monde c’est l’être humain défini dans la continuité avec elle.


                   Je dis que la quête doit finir et non pas qu’elle va finir parce qu’il n’y a pas un déterminisme rigoureux qui présiderait à sa fin ce qui amènerait à justifier le mouvement intermédiaire entre communauté immédiate et communauté humaine à venir. Non, l’histoire en tant qu’ensemble d’expériences vécues par les hommes et les femmes ne peut être qu’une donnée de fait; on peut expliquer divers devenirs, par exemple celui du capital et ce de façon déterministe, mais on ne peut pas de là en inférer un déterminisme plus global qui nous concernerait tous, celui de notre réalisation, enfin, en tant qu’être humain. À posteriori, à phénomène humain advenu, il sera possible de trouver dans les événements antérieurs un déterminisme qui y menait implacablement. Mais cela niera les divers possibles qui se sont manifestés et le fait que l’espèce, actuellement démente, n’aura fait le saut que contrainte et forcée. Il n’est pas dit que ceci se vérifie; la disparition sous diverses formes la guette dans un avenir non lointain. Voilà pourquoi il y a un devoir-être.


                   On a reproché à divers philosophes de l’histoire, et à Marx en particulier, d’avoir une conception eschatologique et sotériologique de l’histoire (le prolétariat étant le sauveur qui se sauve non en tant que prolétariat mais en devenant humanité); corrélativement on peut ajouter que pour ce dernier le « cosmos social» avait un sens (Engels y adjoignit sa «philosophie de la nature» qui était une tentative de donner un sens au cosmos dans sa totalité). En revanche de nos jours le «cosmos social» est envisagé comme neutre, il n’a en lui-même aucune signification, aucun sens, par exemple celui d’un devenir au communisme. D’où la perte de perspective et de toute certitude. La peur de l’histoire dont parle Mircea Eliade ne peut être compensée par la perception d’une donnée sotériologique enfouie dans le cosmos social. En réalité on peut individualiser un sens à la communauté despotique du capital: un devenir à l’absurde, à la destruction des hommes. Ceci ne peut en rien conforter les êtres humains et leur donner énergie pour supporter leur situation, si ce n’est une énergie suicidaire. De là l’injonction: il faut abandonner cette communauté et tout ce qui la présuppose. C’est le refus d’une errance millénaire…


                   Depuis les années 60 la communauté capital est devenue de plus en plus intolérable à un grand nombre d’hommes et de femmes, les jeunes essentiellement. On a eu un vaste soulèvement de la jeunesse qui est recherche de la communauté humaine. Il s’est accompagné d’une foule de phénomènes qu’on ne peut envisager ici, mais qui témoignent de ruptures souvent parcellaires, de ruptures tout de même avec la communauté capital. Ainsi il a manifesté une nouvelle sensibilité en étant apte à percevoir différentes aliénations, injustices qui avaient été soigneusement camouflées par les divers rackets politiques. Ce mouvement est maintenant masqué par une certaine revitalisation de la politique, mais il mûrit en profondeur. Les hommes et les femmes doivent réaliser à quel point ils ne peuvent tendre à fonder la communauté humaine qu’en rompant totalement avec la dynamique de ce monde et avec la dialectique révolution/contre-révolution; dès lors sautera le verrou qui empêche toute créativité et qui inhibe la création d’un nouveau mode de vie. La peur qui nous tenaille sera abolie et nous entrerons dans notre devenir.

 

 

 

Jacques CAMATTE 

Octobre 1976

 

 





[1]           J’ai étudié la question de la Gemeinwesen dans Origine et fonction de la forme parti, Les caractères du mouvement ouvrier français; Le VI° Chapitre inédit du capital et l’œuvre économique de Marx qui doit reparaître sous le titre Capital et Gemeinwesen (augmenté de notes); Prolétariat et Gemeinwesen ; ainsi que dans divers articles d’Invariance de la série II, tout particulièrement le n° 4.


 

[2]           Il est certain qu’une étude serait à faire pour montrer tous ces liens. On se rendrait déjà compte alors que le fameux schéma dialectique qui se déroule en trois temps fut déjà exposé par les gnostiques et les manichéens. 1° temps: séparation des deux «royaumes» de la lumières et des ténèbres ; 2° temps: à la suite d’une catastrophe cosmique il y a mélange de la lumière et des ténèbres; 3° temps: c’est celui de la rédemption où il y a une séparation définitive de la lumière et des ténèbres ; les hommes sont sauvés, mais le dieu caché l’est aussi par l’intermédiaire des hommes puisque ceux-ci sont des particules divines de lumière. Pour les manichéens seuls ceux qui auront perdu tout souvenir du fait qu’ils sont lumière et dontpersonne ne pourra se souvenir, seront irrémédiablement perdus.


 

[3]           En France, à ma connaissance, une seule approche intéressante de la question de la communauté a été faite par Raoul Brémond qui fit partie du «groupe de Marseille» de la Gauche Communiste internationale formée des fractions belge, italienne, française provenant toutes en fait de la Gauche italienne qui s’était délimitée dès l’opposition à l’orientation léniniste au sein de l’Internationale communiste, et qui publia sous forme ronéotypée en 1938 : La communauté. Ce texte a été imprimé en 1975 aux éditions de l’Oubli (2, rue Wurtz, 75013 Paris).

Son mérite fut d’affirmer la «communauté marxiste» au moment même où les nazis faisaient triompher leur idéologie de la Volksgemeinschaft (communauté du peuple). Il se fonde sur les textes de jeunesse de Marx; il tend à une vision aclassiste tout en conservant le schéma classiste. Ceci découle des difficultés qu’il rencontre lorsqu’il essaie de cerner ce qu’est exactement le prolétariat de son époque. Il semble bien que c’est justement parce qu’il ne peut plus proposer une théorie purement classiste qu’il en arrive à affirmer la communauté. D’ailleurs, il s’adresse non pas aux ouvriers ou aux prolétaires, mais aux producteurs.


 

[4]           Cf. La filosofia prima dei greci. Concezione del monde in Mesopotamia, nelle’antico Egotti, presso gli ebrei, H. et H. A. Frankfort, John A. Wilson, Thorkild Jacobsen, William A. Irwin, ed. Piccola biblioteca Einaudi, 1963, traduction de The intellectual Adventure of ancient Man. An Essay on speculative Thought in the Ancient Near East, Chicago, 1946.


 

[5]           Je reviendrai ultérieurement sur l’importance de cet ouvrage qui, négativement, met en saillie le problème de la Gemeinwesen et  aborde celui de l’ «individuation», ainsi que sur la validité de l’axiome de Lévi-Strauss: la société se fonde sur un triple échange de biens, de femmes, de mots, avec toutes les conséquences que cela implique.

 

[6]           Cf. note 1.

 

[7]           Cf. «C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter !», Invariance, série II, n° 6, 1975


  

[8]      Tout le développement qui suit constitue en grande partie la réponse à une lettre de Bernard Tournoud du 24.2.1976 ; dont voici  un  passage essentiel:

            « Toute économie porte sur le temps. Marx je crois l’a dit, qui n’était pas stupide, et ne savait pas toujours la profondeur de ses formulations. On doit aujourd’hui ajouter ceci: le capital est le dernier stade de l’économie, qui recueille et condense en lui toutes ses formes passées. Il n’y a aucun avenir pour une économie autre, parce que le capital est, radicalement, une économie de l’avenir (cf. crédit et inflation).

            Si l’économie dans sa première forme, est constitution de réserves pour lutter contre le temps de la destruction et de la perte (les catastrophes naturelles, l’hostilité du milieu, etc.), elle est (l’économie) dans sa dernière forme (le capital), une tendance à la destruction et à la perte du temps.

            L’économie commence lorsque l’humain prend le temps d’économiser. L’économie est à son terme quand la forme crédit s’empare du temps global de l’humain.

            Si les humains organisèrent d’abord leur monde en prévision du temps de la disette et de la famine, le monde du capital est l’organisation – qu’aucune conscience ne dirige – de la disette et de la famine du temps.

            La tendance à l’abolition de la temporalité et la tendance à l’abolition de l’humain sont une seule et même chose.

            Le temps, c’est l’humain même.

            Dans la dernière forme de l’économie, il ne s’agit plus comme dans les époques antérieures, d’économiser du temps, mais d’économiser le temps même.

            Le capital est une tendance à la fixité et à la constance absolues, une tendance à la permanence, une tendance à l’immobile qui vise à faire l’économie globale du devenir, du passager. Une tendance à l’éternité.

            Dans le monde du capital, le seul devenir est le Retour éternel du Même, le retour du quantitatif qui, s’il est transformé dans sa quantité, demeure identique à lui-même pour ce qui concerne sa qualité: la qualité du non-humain.

            La doctrine nietzschéenne de l’éternel retour du Même est cette parole délirante qui raconte – sans le savoir, et dans les masques – la vérité du capital.

            De là vient l’actualité de Nietzsche. »

Je suis loin d’être d’accord avec l’ensemble de ce qui précède, en particulier en ce qui concerne l’approche unilatérale du temps séparé de l’espace. Je pense toutefois qu’il est bon de faire connaître la provenance de certaines de nos impulsions. En outre, à leur tour, les lecteurs pourront en recevoir d’autres, et ainsi de suite…

 

 

[9]           Celle-ci joue un rôle-clé dans la justification de l’existence du capital. En définitive, ce serait seulement avec son développement que l’humanité serait sortie de la pénurie. Maintenant, le capital n’est plus justifié par ce moment originel devenu trop lointain, mais par quelque chose de plus proche; la catastrophe. Selon divers théoriciens, ce serait grâce à lui que l’humanité pourrait éviter cette dernière. Il est essentiel de noter que c’est le  capital qui engendre pénurie et catastrophe en tant que réalités et qu’éléments mythiques. À  tour de rôle chacun est nécessaire pour maintenir une certaine tension de vie chez les êtres humains. Il ne peut pas y avoir de repos. À peine la «vraie vie» est-elle apparue qu’elle est menacée par le gouffre qui se profile à notre proche horizon.  C’est seulement en éliminant ce dernier qu’on pourra alors… trouver un autre obstacle à la vie que le devenir du capital parviendra à lever… D’élément mythico-réel en élément mythico-réel le capital assure sa pérennité. Notre vie nous échappe toujours plus. Ne reste que l’angoisse qu’il a engendrée en nous et qu’il doit toujours conjurer. En cela il est profondément religieux.


 

[10]         On doit ajouter que dans un premier temps, il s’est agi de compléter Marx grâce à l’apport de la psychologie et de la sociologie (Cf. O. Rühle, par exemple Zur Psychologie der proletarischen Kinder; Karl Marx; Perspektiven einer Revolution in hoch industrialisierten Ländern), puis on s’est préoccupé d’extraire une méthode de son œuvre et de la transposer dans d’autres domaines. Il peut y avoir un mélange des deux comme avec le mouvement de la Kapitallogik né en Allemagne et se développant surtout au Danemark.


 

[11]         La lecture de Le choc du futur d’Alvin Toffler ou celle de Der Jahrtausend Mensch (L’homme du millénaire) de Robert Jungk permet de se rendre compte de la fin de l’utopie.


 

[12]         Envisager une autre dynamique du devenir humain implique une évaluation approfondie de ce que représente la science durant la période qui va de son surgissement en Ionie jusqu’à nos jours. C’est à ce moment-là qu’on pourra expliciter jusqu’à quel point le concept d’adaptation est tautologique et justificatif. Il sera possible de mettre en évidence que le développement scientifique a surtout pour objectif de transformer les rapports entres hommes eux-mêmes, ce qui facilite leur intégration dans la communauté capital. L’influence sur l' «intérieur» des êtres humains consiste essentiellement à vider celui-ci de tout contenu. De là effectivement le scandale pour tous les scientistes qui pensent que la science doit donner une solution aux problèmes actuels et qui constatent que les nouvelles conceptions du monde en physique, en chimie, en biologie, etc., effleurent à peine la vie sociale et politique.


 

[13]         J’ai déjà abordé en différents endroits une étude de la démocratie, particulièrement dans La révolution communiste: thèses de travail  dans la série I,  n°6 d’Invariance: «La mystification démocratique». J’ajouterai ceci: la démocratie est la réalisation de la séparation totale et de la non-communication. Le droit qui la fonde résulte de la destruction des données immédiates de la vie. Ainsi de nos jours on parle d’un droit à la procréation, d’un droit à l’air pur, quand la procréation devient impossible (voir les Indes, la Chine, cas exacerbés), quand l’air est devenu méphitique par suite de l’envahissement de la planète par le capital. Tout droit est une mutilation; la sanction de cette dernière. Et, ce qu’il y a de plus ignoble, c’est qu’on impose le devoir de reconnaître cette mutilation, de la sanctionner et de la recréer indéfiniment.

Ultérieurement j’étudierai comment cela fonde les idéaux de tolérance et de relativisme !

 


[14]         J’ai examiné cela dans «Les caractères du mouvement ouvrier français»,  Invariance, série I, n°10


 

[15]         Dès 1957, G. Debord rêvait d’un semblable défi :

            «Le défi situationniste au passage des émotions et du temps serait le parti de gagner toujours sur le changement, en allant toujours plus loin dans le jeu de la multiplication des périodes émouvantes» (Rapport sur la constitution des situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste internationale)

Mais le défi n’est-il pas, déjà, le projet du doux marquis de Sade qui explose au moment où disparaît la vieille communauté ?


 

[16]          À propos de cette question voir H. Jonas, Gnosis und spätantiker Geist ; traduction italienne : Il gnosticismo.


 

[17]         On doit absolument tenir compte de cet état d’âme (Gesinnung) pour comprendre l’histoire de l’Allemagne de 1913 à 1945. Il n’est pas difficile de la comprendre dans la mesure où il  n’est pas totalement étranger aux préoccupations actuelles. Il se manifeste, par exemple, dans l’aphorisme situationniste : «Mieux vaut une fin épouvantable qu’une épouvante sans fin». A quoi cela peut aboutir sinon à une justification d’une quelconque apocalypse ?


 

[18]         Les livres de Jacques Lacarrière en témoignent amplement : Les gnostiques, éd. Gallimard, 1973; Les hommes ivres de Dieu, éd. Fayard, 1975. Ainsi que le livre de deux ex-maoïstes : L’Ange de Guy Lardreau et Christian Jambet, Grasset, Paris, 1976.