GLOSES EN MARGE D' UNE RÉALITÉ

V

Notre investigation de ce monde dominé par le capital - même s'il devient évanescent en tant que principe fondateur - vise essentiellement à percevoir le (ou les) possibles d'une vaste discontinuité. Elle n'est pas nouvelle. Auparavant elle opérait dans une optique révolutionnaire c'est-à-dire qu'on pensait que cette discontinuité devait permettre l'initiation d'un procès de bouleversement et de transformation, conduit par une classe bien déterminée, mais tendant à regrouper la plus grande partie de l'espèce. En ce cas, on cherchait dans la réalité en place tous les éléments qui montreraient que, comme K. Marx l'avait exposé, la contre-révolution était allée jusqu'au bout et que la révolution était désormais possible, c'est-à-dire effectuable dans un avenir non lointain. La prévision était une arme stratégique qui devait conquérir des positions avant même que l'engagement entre les forces de la révolution et celles de la réaction se soit opéré. Il fallait déterminer, à l'avance, le contenu. La lutte effective, elle, apporterait la forme [1].

 

Le procès révolution est fini. Il ne s'agit plus d'envisager un heurt avec les forces du capital et donc la perspective stratégique s'estompe. Alors pourquoi essayer de comprendre l'advenir de la communauté capital? D'autant plus qu"il est souhaitable et dans une certaine mesure réalisable d'effectuer, dés maintenant, une autre dynamique de vie. On n'a pas à attendre, de ce point de vue, une discontinuité quelconque.

 

Il y a d'abord la nécessité de maintenir une cohérence avec ce que nous nommons notre phylum et que, naguère, nous aurions nommé parti historique; ensuite il est important de savoir comment évolue le monde vis-à-vis duquel nous cherchons une distanciation la plus ample, ainsi que de connaître où il en est de ses possibles. Enfin ceci est nécessaire pour pouvoir dialoguer avec ceux qui n'ont pas encore fait le saut, mais cherchent une autre voie.

 

Ceci dit cette fin de siècle s'annonce particulière. Sans fétichiser ni cultiver la charogne, nous pouvons faire remarquer qu' il y a un certain nombre d'anniversaires de grande importance. Nous voulons les analyser pour déterminer dans quelle mesure certains phénomènes sont effectivement révolus.

 

En remontant dans le temps nous constatons que nous sommes à vingt ans de la grande secousse qui culmina en Mai-juin 1968 [2], à quarante ans de la création de l'État d'Israël et du lancement du plan Marshall. L'an prochain ce sera le quarantième anniversaire de la prise du pouvoir des communistes en Chine qui est à peu prés contemporaine de l'émergence du vaste mouvement anti-colonialiste et le cinquantième anniversaire du déclenchement de la seconde guerre mondiale. On sera à soixante ans de la crise de 1929 et à un siècle de la fondation de la seconde internationale. A noter que 1889 est l'année de naissance d'un certain nombre d'hommes déterminants comme A. Bordiga, Nehru, A.Hitler, L. Wittgenstein, etc. Nous serons également à la distance de deux siècles de la révolution française tandis que le bicentenaire de la fondation des USA vient d'être fêté. Nous nous trouvons à trois siècles de la fin (1688  du cycle révolutionnaire de l'aire anglaise et, à quatre ans prés, à cinq siècles du voyage de Christophe Colomb en Amérique [3], enfin mille ans nous séparent de la conversion de la Russie au christianisme.

 

En dehors de ce dernier évènement sur lequel nous reviendrons tous les autres font partie de l'arc historique du capital.

 

Ces intervalles de temps sont valables pour tous les peuples de la terre même si les évènements ne les concernent pas. En revanche parler du prochain troisième millénaire ne l'est que pour ceux d'Occident. En outre se préoccuper d'une peur de l'an deux mille, comme si elle concernait l'ensemble de l'espèce est un occidentalocentrisme typique. Car qu'est-ce que cela veut dire l'an 2.000 pour les juifs et les arabes, par exemple? A son sujet - et c'est par là qu'il faut commencer pour analyser la signification des anniversaires sus indiqués - il convient de noter qu'il y a une espèce de magie quantitative à parler de troisième millénaire. En effet beaucoup de ceux qui en parlent semblent concevoir que l'accès à ce dernier doit ou devrait résoudre divers problèmes; que l'espèce doit inévitablement parvenir alors à une nouvelle situation. L'invocation nous semble conjuratrice et escamoteuse des difficultés où nous sommes actuellement.

 

Il convient en outre, à ce propos, de noter qu'en Occident, les hommes actuels coexistent difficilement avec leur moment de vie. C'est un indice de leur insatisfaction et de leur incapacité à développer un procès de vie dans une plénitude sereine. C'est également - surtout au niveau des théoriciens et des politiques – l'expression de leur volonté d'être en avance sur leur temps afin d'être remarqués, publicités. Ȇtre dans cette dynamique c'est se poser avant les autres. Curieusement ces démocrates invétérés introduisent un principe différenciateur qui fonde une élite, afin d'être reconnus: il y a eux et le troupeau aveugle qui suit loin derrière. En conséquence, se déchaîne une concurrence pour se placer le plus en avant, être le plus à la page, être celui qui détient le secret de l'avenir ou qui vivrait ce dernier, placé d'ailleurs en totale continuité avec le présent dans lequel se vautre le troupeau.

 

Ce rapport à l'avenir n'a rien à voir avec celui prôné par A. Bordiga disant que l'activité du parti se fondait sur une action de l'avenir, et que l'on devait se comporter comme si la révolution était un fait accompli; car dans ce cas une discontinuité essentielle était posée et il ne s'agissait pas d'être reconnu de façon immédiate par le troupeau. Cette prise de position permettait de s'extraire de la société démocratique       (une espèce de sortie du monde), ce qui rendait le parti apte à percevoir les transformations sociales et par là les éléments déterminants la révolution communiste, afin de ne pas être surpris et d'être apte à lutter contre les forces tendant à faire dévier le cours révolutionnaire.

 

Pour en revenir à la peur de l'an deux mille, notons que de divers côtés on l'a comparée à la terreur de l'an mille, en escamotant l'élément essentiel, c'est que dans le second cas cette terreur était en relation avec une prévision-prophètie et en omettant de souligner à quel point Homo sapiens peut être piégé par la représentation [4]

 

Cela ne nie nullement le fait qu'à cette époque se produisit en Occident une cassure importante dans la société féodale. Nous n insistons pas à son sujet puisque ce sera abordé dans le chapitre 9.2: L'Etat et le mouvement de la valeur de Émergence de Homo Gemeinwesen ", de même en ce qui concerne les différents événements historiques que nous signalerons pour situer l'importance des anniversaires indiqués ci-dessus.

 

La réponse à la crise de l'an mille fut une autre organisation de la société, sur laquelle nous reviendrons; mais au milieu du XIV- siècle se produisirent une nouvelle cassure et le déploiement d'un vaste mouvement à travers toute l'Europe. Plus tard la Réforme fut le résultat d'un compromis entre ce dernier et les pouvoirs en place, après élimination de ses composantes les plus révolutionnaires. On peut considérer que ce mouvement s'achève avec la révolution anglaise du milieu du XVII- siècle.

 

La période qui commence au milieu du XIV. siècle est celle des révolutions bourgeoises, sans qu'on puisse réduire ce vaste soulèvement dans les limites du cycle de ces dernières. La cassure dans le féodalisme permit à divers courants de se manifester; la plupart refusaient le devenir en place et étaient mus par un principe transcendant, en même temps qu'ils cherchaient à recomposer la communauté immédiate. Cependant les échecs multiples conduisirent beaucoup d'hommes et de femmes à se replier sur une base plus immanente, immédiate, qui n'était pas encore pleinement absorbée par la société : le faire autonomisé tout particulièrement dans l'artisanat, mais aussi dans le commerce et l'agriculture. On pourrait presque dire qu'alors se manifesta une marginalisation qui ne pouvait persister que parce que les hommes et les femmes sortant de la société en place, assuraient leur procès de vie à travers un procès de travail particulier leur permettant à la fois d'être hors d'elle tout en lui étant en partie liés. Nous verrons dans les chapitres 9.2 et 9.3. de Émergence de Homo Gemeinwesen à quel point le faire eut une importance considérable au XVI°siècle. Ajoutons seulement que ce repli sur le faire indiquait un refus de la transcendance, un échec d'un devenir fondé sur celle-ci. L'affirmation existentielle - et non celle essentielle - devint prééminente.

 

Cette autonomisation du faire était en même temps une présupposition importante pour l'implantation du capital, mais il n'y a pas une continuité absolue entre les deux. Quoi qu'il en soit, cela facilita le développement de la révolution bourgeoise dans les Pays-Bas et en Angleterre.

 

La révolution anglaise du milieu de XVII° siècle fut la plus radicale des révolutions bourgeoises. Elle posa tous les problèmes essentiels et c'est seulement le chauvinisme français qui imposa l'idée de la supériorité de celle de 1789 qui ne fit, pourtant, comme le montra K. Marx, que généraliser des principes inventés ailleurs [5].

 

Cependant cette révolution anglaise résolut les problèmes de l'aire anglaise, mais non ceux de l'ensemble de celle occidentale. En outre, le triomphe du capital en Angleterre était peu assuré, en ce sens que trop d'hommes et de femmes se trouvaient dans une situation de non dépendance, dans la mesure où ils pouvaient vivre grâce à ce procès immédiat dont nous avons parlé. En conséquence à la fin du XVIII° siècle nous avons deux phénomènes qui, tout en devant se sommer à travers leurs conséquences, n'opérèrent pas en continuité l'un avec l'autre: la révolution industrielle en Angleterre et la révolution bourgeoise en France.

 

On peut considérer la première comme le triomphe de la contre-révolution par rapport au vaste mouvement insurrectionnel qui commença au milieu du XIV°siècle. C'est la réalisation de la domination réelle du capital dans le procès de production immédiat qui est la subordination réelle du travail au capital [6]. Elle est également en rapport au développement du procès de connaissance qui tend toujours plus à s'autonomiser à partir du XV°siècle, avec un moment charnière au XVII°, sur lequel nous reviendrons, au cours duquel toutes les questions essentielles furent posées. Les réponses à ces dernières ne peuvent parfois s'effectuer qu'au cours de notre siècle; ce qui fonde un autre moment particulier. Ce n'est pas pour rien que c'est à cette époque que les deux infinis envahissent la représentation, et que la question des limites et celle de leur dépassement est affrontée.

 

Nous reviendrons sur tout cela ainsi que sur la révolution de 1789 dont une des conséquences essentielles fut la fin de la domination de la France sur l'aire allemande, qui bloquait son développement depuis le traité de Westphalie en 1648, il y a 340 ans: un autre anniversaire !

 

Le XIX° siècle et la moitié du XX° sont dominés par la montée en puissance de l'Allemagne qui est accompagnée et relayée par la  Russie à partir de 1905; en même temps la révolution communiste s'impose. Il n'y a pas une simple coïncidence entre les deux phénomènes.

 

La série des révolutions en France et en Allemagne ainsi qu'en Russie aboutit à une situation extrêmement périlleuse pour le mode de production capitaliste. C'est l'intervention des USA (l'agression à l'Europe, cf. Dialogue avec A. Bordiga, dans Invariance, série IV octobre 1988), qui élimina le phénomène communiste et permit la réalisation de la domination réelle du capital sur la société, terminant ainsi le procès initié en Angleterre à la fin du XVIII° siècle avec la révolution industrielle où il y avait eu intégration forcée des hommes et des femmes dans le procès de production immédiat, réalisant ainsi la domination réelle au sein de ce dernier.

 

La longue lutte entre le capital et les hommes se terminait avec la défaite totale de ceux-ci. Mais il est évident,que le capital ne peut exister que s'il est incarné soit de façon immédiate, soit à travers des représentations, dans des hommes. Et ceux-ci étaient mus par la soif de richesse et de pouvoir. D'où, à cause de cela, on peut poser une continuité entre les différents moments. De même qu'on peut trouver - en prenant un exemple plus réduit - que la révolution française n'apporta aucune discontinuité puisqu'elle opéra, comme le montra K. Marx une concentration encore plus importante du pouvoir et qu'elle tendit à édifier la grande nation, buts également poursuivis par l'ancien régime (en remplaçant nation par royaume ). Or elle fut également une immense discontinuité sans laquelle le mode de production capitaliste n'aurait pas pu se généraliser en France, mais surtout le phénomène capitaliste en sa globalité n'aurait pas pu se développer non seulement en extension, mais en intension au sein de son procès.

 

C'est là où l'ensemble des hommes et des femmes furent piégés parce que le triomphe du capital ne pouvait être que leur élimination qui opéra d'abord dans le procès de production immédiat (la fameuse automation) puis se généralisa à tous les moments du procès global[7].

 

C'est contre la domination réelle du capital que la jeunesse étasunienne se souleva au cours des années soixante. Il en fut de même en Europe, spécialement en France. Pour s'opposer à ce soulevèrent il n'y eut pas, comme dans les cas précédents, d'intervention d'un pays quelconque. C'est le phénomène du capital dans sa plénitude qui effectua l'intégration de tout ce qui s'était manifesté en tant que rejet, ou posé en tant qu'alternative. Ainsi, la résurgence du mouvement révolutionnaire du début de ce siècle, détruit au travers de l'agression des USA et grâce à la seconde guerre mondiale, fut absorbé par l'intermédiaire du phénomène publicitaire (la publicité colonise les cerveaux et les parasite) et du développement des sciences et des techniques (informatique, télématique, physique, biologie, etc.) qui piège ceux qui se rebellent contre la société parce qu'il parachève la sortie de l'espèce de la nature et fonde irrévocablement sa "supériorité ".

 

Dans ce contexte, la défaite des USA en 1975 se révèle d'une importance capitale. Outre les raisons que nous avons indiquées dans les Gloses précédentes, on peut ajouter que c'est la fin du rôle de gendarme de ce pays, et aucun autre ne peut le remplacer Ce n'est pas pour rien qu'on assiste une revalorisation de l'ONU à depuis ces dernières années. Dés lors, du fait de la fin du procès révolution, de la faiblesse du mouvement d'opposition à l'ordre établi et de la disparition d'un centre de répression (bien qu'il soit remplacé, avons-nous dit, par l'ONU qui ne peut pas encore opérer très efficacement ), on ne peut avoir qu'une décomposition.

 

D'où le possible d'une vaste combinatoire à l'aide des divers éléments engendrés par cette dernière, et celui d'une grande variété de propositions de modes de vie. En outre, étant donnée la faillite des projets antérieurs, on a la recherche de solutions à partir de replis sur des positions antérieures; ce qui entraîne la floraison d'un transcendantalisme, de l'ésotérisme, du mysticisme, de la religion. Toutefois dans tous les cas, il n'y a aucunement une remise en question de la séparation d'avec la nature et de 1'anthropocentrisme. On assiste à une vaste phase de repli culturel où ne s'effectue aucune tentative de saisir l'espèce à sa racine ce qui conduirait à poser la question de la validité de la sortie de la nature. C'est l'expression également de l'autonomisation presque parfaite, puisque l'espèce ne perçoit ses racines que dans la culture.

 

Le phénomène du capital s'est autonomisé et la vieille dynamique du pouvoir s'est greffée dessus. Or il s'agit maintenant, non plus d'intégrer les hommes et les femmes dans le procès de production global, mais de les organiser en tant qu'exclus de celui-ci. Ce procès devient un opérateur d'existence. Si on y accède, on participe à une réalité, sinon on est exclu et l'on n'est pas réel. C'est là que se manifeste toute l'ampleur de l'absurdité du monde actuel: il faut créer des activités - du travail forcé - pour faire vivre hommes et femmes. Ainsi le vieux mirage d'une diminution de l'effort à fournir pour entretenir sa vie, pour la gagner, comme il se dit encore, s'évanouit et se dévoile l'aberration de vouloir résoudre les problèmes en restant dans le cadre de la société-communauté actuelle, en demeurant dans la problématique de la production, dans celle du développement des forces productives. Il en est de même en ce qui concerne la liberté et l'égalité. La réalisation de la première conduit à l'état de privation : hommes et femmes n'ont plus rien; tandis que celle de la seconde a abouti à une ample homogénéisation.

 

Autrement dit la dynamique du capital et du pouvoir a abouti à créer une masse énorme d'asservis et de dépendants ce qui constitue une ressemblance importante avec l'empire romain qui connut un premier cycle de la valeur et les formes antédiluviennes du capital (K. Marx).

 

Nous avons plusieurs fois affirmé que la mort potentielle du capital s'était effectuée. Or c'est lorsque le principe fondateur d'une société n'est plus réellement fonctionnel que les hommes et les femmes les plus proches de ce que Marx appelait la Gemeinwesen en place l'énorme réseau directionnel représentant le capital autonomisé se détachent de celle-ci et remettent en cause la dynamique sociale. On a connu quelque chose de similaire au début des années soixante et dix avec les diverses publications du club de Rome.

 

Etant donnée la fin du procès révolution, ceci ne peut pas précéder ce qu'on appelait la révolution communiste. Cela a tout de même une signification considérable non seulement en ce qui concerne le capital, mais aussi en tant qu'indication que s'ouvre inéluctablement une vaste phase de dissolution au sein de laquelle diverses tentatives vont s'opérer afin de fonder une autre dynamique de vie; tandis que le roman de la mort de Homo sapiens ayant déjà été écrit, on assistera à sa réalisation effective.

 

Pour en revenir aux anniversaires et à la situation phénoménologique actuelle, il convient de noter qu'on assiste à une phase de repli de chaque nation sur ses propres bases. Ceci est net pour les USA et l'URSS après celui des puissances colonialistes: France, Angleterre, Hollande, Belgique, Espagne, Portugal. En ce qui concerne les USA le retrait de l'Asie a marqué le début de cette phase de repli qui pourra se poursuivre par le départ des forces armées étasuniennes de l"Europe qui marquera alors la fin de l'agression à cette dernière et celle d'une domination sous une forme encore foncière (une armée occupant un territoire). Ce sera également la manifestation d'une affirmation plus cohérente avec le phénomène capital. Dés maintenant on peut dire que se clôt le vaste phénomène commencé en 1492 avec la découverte de l'Amérique. C'est la fin de l'excroissance occidentale. Nous désignons par là le phénomène qui, surgit en Europe occidentale, s'est développé de façon exubérante sur un autre continent, sans rien apporter de fondamentalement nouveau. En outre, on y a maintes fois fait allusion, c'est la fin de l'utopie. Ceci évidemment se rapporte aux USA. Nous essaierons de situer ultérieurement la position des pays de l'Amérique latine.

 

Que les USA n'aient rien apporté de nouveau apparaît nettement dans le fait que le mouvement de rébellion des années soixante repropose en fait ce que celui des années vingt, particulièrement en Allemagne, avait mis en avant.

 

S'il en est ainsi on peut penser que la zone stratégique essentielle pour le prochain avenir se trouve à nouveau en Asirope. Or nous l'avons vu, les phénomènes déterminant le devenir de l'espèce, en fonction de l'advenu actuel, se sont produits dans cette immense zone à laquelle il faut adjoindre le nord de l'Afrique (cf. le chapitre 9.2. de  Emergence de Homo Gemeinwesen). Nous avons vu en outre qu'elle était affectée par de vastes mouvements d'unification opérant à partir de multiples centres.

 

Très brièvement puisque nous reviendrons sur cette question, indiquons l'importance des centres chinois, hindou, de celui occidental où opérèrent divers pays tendant à fonder ce qu'on peut nommer l'Occident; enfin, entre ce dernier et les précédents, s'est manifesté un centre qui fut surtout caractérisé par sa représentation: les pays ayant adopté l'Islam. Ceux-ci ont été supplantés par la Russie, puis par l'URSS. De là l'importance de la christianisation de la Russie, premier moment de son occidentalisation.

 

Si à partir du XVIII° siècle le dynamisme de l'Asirope a surtout été celui de sa partie occidentale avec l'importance déterminante de l'Atlantique, c'est maintenant la partie orientale, en rapport avec le Pacifique qui la remplace.

 

Toutefois ce qu'il nous semble le plus important dans ce phénomène où il y a en quelque sorte un retour à un stade originel, c'est que les trois zones déterminantes de cette Asirope sont l'Allemagne, l'URSS et la Chine. Elles ont en commun d'avoir refusé très longtemps le devenir occidental. La modalité de ce refus était en rapport avec les caractéristiques fondamentales de chacune d'elles qui en faisaient des nations.

 

Nous avons montré antérieurement que l'implantation du capital en ces dernières était en même temps leur fin. Ceci ne veut pas dire que les déterminations fondant la nationalité allemande, russe (car nous tenons compte surtout de la Russie et de l'Ukraine lorsque nous parlons de l'URSS) ou chinoise aient disparu, mais qu'elles ont été autonomisées. Elles peuvent dorénavant servir de points référentiels dans la combinatoire des possibles qu'engendre le capital, afin de poser un devenir qui sera un repli sur un moment antérieur.

 

Le même processus de séparation autonomisation affecte l'aire arabe. Par suite de la destruction des restes communautaires (la guerre Iran Irak y a beaucoup contribué) l'Islam ne peut plus opérer de façon immédiate. Il devient un élément de fondation possible et entre donc lui aussi dans une combinatoire. Aucune solution ne peut donc venir de là.

 

Nous en sommes presque partout â la même situation, la mise en place d'une combinatoire de la dissolution, avec le triomphe du capital dans les zones qu'il n'avait pas encore atteintes, ce qui se manifesté de façon immédiate par une occidentalisation. C'est au sein des peuples qui ont maintenu longtemps une attitude de refus du capital qu'une dynamique de remise en cause de ce qui est, a le plus de chance de se mettre en place. Ce qui nous ramène à l'Asirope.

 

Avant d'aborder 1'étude de cette situation actuelle, nous voulons exposer sa genèse ce qui sera effectué dans le chapitre à venir de Émergence deHomo Gemeinwesen. À ce moment-là il nous sera également possible de poser les conditions d'une autre dynamique de vie

 

Indiquons simplement quelques éléments caractéristiques déterminants.

 

1. Le triomphe du capital et la généralisation du phénomène d'occidentalisation. Ceci est net en ce qui concerne l'URSS avec les réformes de Gorbatchev. L'échec de son prédécesseur N. Krouchtchev, fut causé par la résistance des soviétiques à la généralisation de la domination du capital et à la destruction de 1'Obtchina qui en était la condition. Or depuis 1964, date du limogeage de N. Krouchtchev, cette dernière a été détruite. Nous en avons confirmation au travers des remarques de V. Raspoutine.

 

"Á vrai dire, la vieille campagne russe a quasiment disparu. Cela fait une dizaine d'années qu'on ne croit plus en son avenir, qu'on la laisse dépérir, qu'on l'abandonne. Des milliers et des -milliers de villages ne sont plus peuplés que de vieillards. Ils sont souvent dépourvus d'électricité, de magasins, loin des routes et loin des villes. Ce qu'il en reste va pouvoir être regroupé et revivre sous forme de petites métairies, grâce à une loi récente sur 1'activité des coopératives. Mais ce renouveau économique ne ressuscitera pas 1'ancien village, dont le trait dominant était la vie communautaire. Même s'il a été défiguré par 1'intrusion du système kolkhozien, il a su rester jusqu'aux années soixante le dépositaire des valeurs :morales et spirituelles de notre peuple. "[8]

 

Mais il n'y a pas obligatoirement une acceptation plénière de la dynamique du capital. En effet, comme il est reporté dans des articles de l'International Herald Tribune, il y a une forte opposition aux capitalistes. Voilà pourquoi il y a le possible en URSS d'une recherche assez ample d'un devenir autre. On a simultanément une énorme poussée de croissance du capital et maintien du refus. Celui-ci  peut-être la base d'un repli sur 1'antique Russie (ou sur les données nationales spécifiques pour les diverses républiques ). Mais il peut être également un point d'ancrage et de réflexion pour une autre dynamique.

 

Toutefois ceci ne concerne plus de façon immédiate la nation en sa totalité. Le refus est un élément bien défini dans 1'ensemble des possibles constituant en URSS, comme ailleurs, la combinatoire résultat du procès de dissolution.

 

Pour conclure cette courte glose sur l'URSS reproduisons deux citations de Boukharine qui vient d'être réhabilité ainsi que Rikov.

 

" Nous ne nous dissimulons pas que l'application inflexible à l'intérieur comme à l'extérieur d'une politique prolétarienne grosse de dangers peut même entraîner momentanément notre perte, mais nous pensons que mieux vaut pour nous, dans l'intérêt du mouvement prolétarien international, succomber accablés par les forces extérieures, mais succomber en vrai pouvoir prolétarien que vivre en nous adaptant aux circonstances."

 

" Si cette tendance prévaut, la classe ouvrière perdra son rôle dirigeant et l'hégémonie dans la révolution socialiste qui conduit les paysans les plus pauvres à la subversion du joug du capital financier et des propriétaires fonciers: la classe ouvrière ne sera plus qu"une force encadrée par la masse petite-bourgeoise qui s'assigne pour tâche au lieu de la lutte prolétarienne en union avec le prolétariat de l'Europe occidentale, contre le système capitaliste, la défense d'une patrie de fermiers contre les charges de l'impérialisme, défense dont les objectifs peuvent être atteints par un compromis avec 1'impérialisme. En cas de renoncement à une politique prolétarienne active, les conquêtes de la révolution ouvrière et paysanne commenceront à se figer en un système de capitalisme d"Etat et de rapports économiques propres à la petite bourgeoisie."

 

" Les communistes prolétariens veulent une autre politique. I1 ne s'agit pas de conserver au nord de la Russie, au prix de concessions qui la transformeraient en un Etat petit-bourgeois, une oasis soviétique..."

 

On peut se rendre compte, une énième fois, que ce qui était fondamental, déterminant, dans la révolution de 1917, c'était son caractère international. A partir du moment où il y eut repli sur la base nationale, tout était fini.

 

2. On assiste à une accélération du processus d'unification de l'espèce. I1 ne se produit certes pas à la façon dont on l'avait espéré. En particulier nous 1'envisageâmes comme une des tâches essentielles du communisme qui devait la réaliser en conservant la diversité de l'apport des divers groupements humano-féminins.

 

Il semble bien que cette unification se fera en définitive à travers un approfondissement du procès de domestication. Elle sera un élément de contradiction au sein du phénomène de dissolution et sera une des causes de l'émergence de Homo Gemeinwesen. Ce sera le moment où l'antique opposition communauté-espèce sera minée à la base. Rappelons qu'elle s'est manifestée très tôt dans le devenir de Homo sapiens puisqu'elle est corrélative de sa sortie de la nature. Il y eut alors perte d'immédiateté. La culture - médiation fondatrice de la nouvelle situation de l'espèce - étant originellement -trop déterminée par les facteurs ambiantaux, ne pouvait pas être la même sur toute la planète. Ceci se réalise à l'heure actuelle, et 1'unfication se fait à travers l'homogénéisation.

 

Il n'en demeure pas moins que cette accession à la nécessite pour tous de se poser, penser, percevoir en tant qu'espèce est un facteur favorable au devenir de réimmersion dans la nature. En tenant compte qu'à ce moment-là le concept d'espèce forgé pour mieux définir ce que nous sommes, donc fonder notre séparation, perdra .de sa percutance. Elle ne désignera plus que des repères non figés au sein du continuum du vivant.

 

Poser les problèmes en fonction de l'espèce caractérise le phylum auquel nous nous rattachons (K Marx et A. Bordiga en sont des repères. saillants ), nous réexaminerons cela plus attentivement ultérieurement.

 

3. La réalisation de l'unification de Homo sapiens s'effectue de façon simultanée à l'édification d'un monde qui lui est propre et qui se substitue à la nature: le marché. L'importance de ce phénomène auquel est lié celui déjà abordé de la publicité, ainsi que 1"exaltation actuelle de l'entreprise, nécessite une étude particulière. Notons que K. Marx accorda une attention très vive à cette question de la réalisation du marché mondial qui, selon lui, devait être effectuée par le capital. Mais il ne perçut pas 1'extraordinaire phénomène de substitution que cela impliquait. Nous avons en outre, à la suite de A. Bordiga, insisté sur le fait que toutes les organisations de la société, spécialement 1'État, allaient se structurer sur le modèle de 1"entreprise. La substitution s'étend aux hommes et aux femmes. Il n'est plus possible de parler d'une nature humano-férminine; en revanche on peut étudier un marché humano-féminin et l'on pourrait montrer que l'inconscient lui-même tend à se structurer comme un marché. Tout cela est le complémentaire de 1'anthropomorphose du capital[9].

 

4. Certains hommes, certaines femmes perçoivent le phénomène de rupture qui est en train de mûrir sans passer par une représentation apocalyptique.

 

"Je ne doute pas qu'avant la fin du siècle des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la "science", ses grands objectifs et l'esprit dans lequel s'accomplit le travail scientifique. Nul doute que l'Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent. " A. Grothendieck : texte explicitant son refus du prix Crafoord de 1'Académie royale des sciences de Suède, paru dans Le Monde du 04.05.1988.

 

A. Grothendieck indique en outre qu'il s'est retiré du milieu scientifique depuis 1970 et qu'il opère une réflexion " sur la création ( et plus particulièrement la création scientifique en général." Il donne en outre un bref aperçu de la façon dont se présente ce milieu à 1'heure actuelle.

 

"Or, dans les deux décennies écoulées l'éthique du métier scientifique ( tout au moins parmi les mathématiciens ) s'est dégradé à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre ) est devenu quasiment une règle générale, et il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques. ''

 

Il est clair que ceci est un symptôme très important de la vaste mutation en cours, de la transformation de tout homme, toute femme en une entreprise, unité fondamentale du nouveau monde : le marché.

 

Ceci montre à quel point il faut une rupture dans le mode vie et un bouleversement total autre devenir pour que s'initie un autre devenir. La prise de position d'A. Grothendieck témoigne que c'est une préoccupation qui commence à s'affirmer.

 

 

 

Camatte Jacques

 

1988

 

 



[1] Cf. " Dialogue avec A. Bordiga Invariance, série IV, n° spécial, octobre 1988

 

 

[2] Cf. Mai-juin 1968: le dévoilement, Invariance, série III, n° 5-6. les articles les plus récents inclus dans ce n° datent de 1978. Nous n'avons rien de substantiel à modifier à ce que nous avons écrit alors (c'est vrai aussi, pour l'essentiel, en ce qui concerne ceux de 1968). Toutefois il conviendra de revenir sur ce mouvement à la fin de notre étude: Émergence de Homo Gemeinwesen, car ce n'est qu'à ce moment-là qu'il nous sera possible de situer le tournant historique que ce mouvement implique.

 

 

[3] Nous tenons compte de cette découverte-là parce c'est celle qui fut déterminante. Il est bien avéré maintenant que les vikings au moment du réchauffement qui eut lieu à la fin du Moyen-Âge s'installèrent au Groenland puis, de là, allèrent jusqu'en Amérique. Il est probable également que les chinois atteignirent ce même continent par une voie différente. Cf. " Les chinois découvriren-tils l'Amérique, International Herald Tribune. Il est fait mention de la découverte en Californie d'objets en pierre ressemblant à d'antiques ancres que les chinois utilisèrent il y a plus de 2.000 ans.

 

[4] Dans deux articles de l'International Herald Tribune du 15­16 et du 18 août 1987, il est fait mention de l'existence d'un certain nombre de personnes croyant à une fin du monde imminente. Ils se fondent pour cela sur des indications des calendriers mayas et aztèques reprises par Arguilles un historien de l'art. Ce dernier affirme que nous sommes dans l'âge d'un cinquième soleil qui doit se terminer par des catastrophes, tout particulièrement des tremblements de terre.

 

[5] Cf. Les caractères du mouvement ouvrier français, Invariance, série I, n°10. Cet article devrait être republié prochainement.

 

[6] Cf. à ce propos un article de L. Roc dans la revue Os Cangaceiros ( Les jardins de Provence, 3 rue Dancourt, 75018 Paris ) dont nous avons pris connaissance au travers du journal The Fifth Estate n. 329, Eté 1988 : La domestication industrielle - L' industrie en tant qu'origine de la domination moderne. Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre concernant le capital dans Emergence de Homo Gemeinwesen.

 

 

[7] Ce phénomène n'a de nouveau que sa dimension quantitative puisque dés le début le mode de production capitaliste engendre une masse d'hommes et de femmes exclus de la production: la fameuse armée de réserve du capital dont parlait K.Marx. Son existence maintenait une concurrence entre les prolétaires empêchant une augmentation des salaires.

 

Au début de ce siècle au cours de la révolution allemande, il y eut une violente opposition entre ceux qui travaillaient et les chômeurs; les premiers étaient affiliés à des syndicats et au parti socialiste, les seconds rejetaient les syndicats et appartenaient à l'extrême gauche.

 

Maintenant que le procès révolution n'est plus opérationnel, l'opposition entre les intégrés et les exclus ne peut plus jouer de la même façon. On constate en particulier que l'activité dans le procès de production global ( l'acquisition d'une place, d'un travail, d'un boulot ) fonde la thématique du droit à exister.

 

 

Or s'il y a un droit, il faut payer. Dans un article du 22. 12. 1987 de l'International Herald Tribune: Y a-t-il réellement un droit d'exister?, ceci est clairement exprimé en ce qui concerne l'Angleterre: "Jamais depuis la révolte paysanne de 1381 un gouvernement anglais n'avait tenté d'imposer un impôt sur le droit d' exister." En clair cela consisterait en ce que toute personne ayant atteint sa majorité devrait payer une taxe pour avoir le droit d'exister, c'est-à-dire le droit d'utiliser l'infrastructure sociale. Avoir un droit c'est devoir payer.

 

Lorsqu'il s'agissait de parachever le déracinement des hommes et des femmes et d'intégrer les prolétaires l'État capitaliste se posait en État providence, maintenant que l'objectif a été atteint il devient l'État rançonneur et inquisiteur.

 

 

Notons enfin que l'augmentation mondiale du chômage au début des années soixante et dix marque un tournant important dans le devenir du mode de production capitaliste, qu'il nous faudra analyser.

 

[8] Á la fin de son interview, V. Raspoutine expose ses projets: "Trouver en Sibérie un coin où je ne verrai pas la souffrance de la nature, ni l'avilissement de l'homme. Écrire au moins un seul livre sans douleur. Et raconter comment il est bon d'être homme et vivre sur la terre."

 

[9] Homo sapiens tend à étendre son activité de substitution au cosmos lui-même. Ainsi Alain.H. Guth et ses collègues du Massachusset Institute of Tecnnology "sont en train de chercher un mécanisme grâce auquel les humains puissent créer un nouvel univers à partir de zéro", ce qui serait possible grâce à la physique quantique. Ces savants développent une théorie inflationniste de 1'univers et affirment qu' il y a des circonstances au cours desquelles un "anévrisme" peut se développer à sa surface, une région où espace et temps font saillie comme une "tumeur " qui tend à se séparer de ses parents et former un nouvel univers."

 

En fonction de l'article: Le rêve d'un nouvel univers fait par l'homme (International Hcrald Tribune du 16.04. 1987) la théorie de ces savants repose sur des paradigmes économiques et biologiques. En ce qui concerne ces derniers c'est la représentation de la séparation qui l'emporte. C'est le triomphe d'une vision discontinuiste qui implique en profondeur la perception d'une incommunicabilité qui est le propre de notre société-communauté. Il nous est donc difficile de croire en la pertinence de cette théorie, mais elle nous intéresse en tant qu"expression exacerbée de l'errance de 1'espèce.