LE TEMPS DES LAMENTATIONS

 

 

 

 

 

                   Nous voici enfin parvenus au terme de la publication des lettres de la période 1970-1974 (cf. Invariance, n° 1, 2, 3 et 4 de la Série III et les suppléments de janvier, février, avril et mai 1978) qui présentent un intérêt pour la compréhension du cheminement des divers éléments qui ont produit Invariance et dont certains continuent à la produire. En ce qui me concerne, le lecteur pourra se rendre compte que les « Thèses provisoires » (série III, n° 4) constituent un moment charnière. Les textes publiés ultérieurement (uniquement en Italie, pour le moment) sous le titre : Mai-Juin 1968 : le dévoilement, de même que l’article « Vers la communauté humaine » approfondissent certaines affirmations des thèses mais, en même temps, vont très au-delà. D’où la nécessité, à nouveau, de donner une exposition plus systématisée de l’ensemble de nos positions. Toutefois, il est impossible de prévoir quand de nouvelles thèses pourront paraître, étant donné l’immensité du sujet à aborder et les difficultés financières… d’autant plus qu’en outre l’urgence de leur parution n’est pas absolue en ce sens qu’un grand nombre de problèmes qui se trouvent désormais à l’ordre du jour ont déjà été abordés dans les diverses lettres et qu’ils le furent en tant que moments d’une étude plus vaste : fonder un positif : la sortie du monde du capital.  

 

                   Depuis la parution d’Invariance (1968), un certain nombre de camarades ont évolué de façon convergente pendant plus ou moins longtemps, puis se sont séparés. D’autres sont venus, etc. Depuis 1970 un petit noyau s’est maintenu; il abordera effectivement la nouvelle tâche d’exposer la réalité d’une autre dynamique de vie.

 

                   J’ai donné quelques indications sur différents camarades qui ont contribué à l’œuvre commune. Je dois signaler le cas particulier – ne serait-ce que pour donner des armes aux critiques débiles – de Domenico Ferla dont le cheminement avec nous a abouti à une position en totale rupture avec notre perspective. Il est devenu manichéen.

 

                   Un tel terme étant tellement honni et incompris – le plus souvent employé dans le sens que lui a donné l’église catholique, ennemie farouche du manichéisme et de toutes ses variantes – qu’il est bon de préciser. Le manichéisme n’est pas une théorie qui dit qu’il y a le bien d’un côté et le mal de l’autre, que quelque chose est soit bon, soit mauvais, etc. C’est un dualisme, mais un dualisme non simpliste. En réalité les manichéens déplorent que le bien et le mal (la lumière et les ténèbres) sont mélangés. Il faut les séparer en définitive. Car ce qu’il y a d’essentiel c’est que, pour eux, le mal est un mal absolu et non relatif. Le monde est mal fait, produit d’un dieu mauvais; et il ne s’agit pas seulement du monde social, mais du cosmos. Pour eux, il faut le quitter afin d’accéder à un autre type de vie, car la vie, telle qu’elle est, recèle en elle le mal. Dans notre univers il n’y a aucune solution, si ce n’est de résister au mal, en particulier en cessant de se reproduire…

 

                   Domenico a exposé ses idées dans un recueil de poèmes : La maison d’Ahriman qui a été édité par « l’Erba Voglio ». Nous aurons l’occasion d’y revenir parce que j’ai à peine abordé la question du rapport du mal au monde dans Marx et la Gemeinwesen . Elle mérite d’autant plus réflexion qu’elle est dans l’air. Les nouveaux philosophes – êtres immédiatistes par excellence – affirment eux aussi qu’il y a un mal absolu, intemporel, invariant qui fonde la nécessité de la résistance. Pour B.-H. Lévy, par exemple (Le testament de dieu) le mal est radical ; il est, en quelque sorte, avant toute origine; il est l’autre nom du monde. Le remède: le monothéisme qui est « la pensée de la Résistance de notre époque, parce qu’il propose une définition du Mal, une doctrine de Justice, une éthique et une métaphysique du Temps » (p. 201).

 

                   Par rapport aux manichéens et aux gnostiques, on se rend compte du manque profond de radicalité de la pensée et de l’engagement de B.-H. Lévy. D’autre part, il est absolument certain que s’il y a une retrouvaille-régénération de la religion (judaïsme, christianisme, etc.) il y a simultanément résurgence de leurs antagonismes qui furent les divers gnostiques auxquels en première approximation on peut rattacher les manichéens. C’est contre ces derniers que l’église catholique a finalement définie sa doctrine du bien et du mal, du rapport au monde social et cosmique. Et c’est un ex-manichéen, Saint-Augustin, grand exterminateur de ses anciens condisciples, qui donna les éléments essentiels de la doctrine catholique. Ainsi se manifeste de façon prégnante la validité de la diagnose de notre époque: «nous vivons une espèce de jugement dernier… » (cf. «La révolte des étudiants italiens : un autre moment dans la crise de la représentation », Invariance, série III, n° 5-6).

 

                   Pour en revenir à B. H. Lévy, il importe peu de savoir si son judaïsme est ou non orthodoxe, ce qu’il faut aborder c’est comment il fonde sa résistance. Il proclame qu’on ne peut pas se passer de l’État, qu’on a besoin d’une Loi, espèce de référentiel absolu qui permet de statuer sur le bien et le mal, lieu de sécurité et de sécurisation; sans elle on ne sait même pas pourquoi on résiste et c’est aussi la garantie qu’on sera récompensé, puisqu’il y aura équité: ceux qui auront résisté seront sauvés, les autres non. À propos de récompense, il est curieux de constater qu’il reproche au Christ de pouvoir aimer « absolument sans raison » (p. 248). En écrivant cela il donne raison à Marx : «Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme » (La question juive), qui voulait signifier qu’elle était fondée sur l’échange défini, chez B.-H. Lévy, par la relation d’équité. Or, la dimension nouvelle du Christ c’est de vouloir sortir de la logique de l’échange.

 

                   En ce qui concerne l’État, il escamote le débat fondamental qui occupe toute l’histoire du peuple juif: celui entre les défenseurs de la communauté et les partisans de l’État; ainsi que le fait que les juifs n’ont pu résister que parce qu’ils constituaient une communauté et que même leur rapport à l’argent a un fondement communautaire, puisque l’argent fondait une autre communauté (cf. Marx et Moses Hess); enfin que le scandale du peuple juif consistait en ce qu’il était une communauté sans territoire qui ne révérait pas l’Etat en place (cf. à ce propos les remarques de Hegel).

 

                   En conséquence le problème n’est pas simplement de savoir pourquoi les juifs ont pu maintenir (résister) leur identité à travers les siècles, mais pourquoi les divers peuples avec qui ils ont vécu de façon plus ou moins antagoniste avaient besoin de la communauté juive comme d’un référentiel négatif. Là se poserait le rapport entre identité, monothéisme et équivalent général et l’on pourrait voir que si le monothéisme permet (entre autres) la sauvegarde de l’identité, il est une réduction, un appauvrissement (ce n’est pas sans raison que les païens reprochaient aux chrétiens de nier la divinité puisqu’ils la chassaient des divers phénomènes du cosmos). Enfin, ce n’est pas aberrant que ceux qui voulurent dépasser le cadre étroit de la communauté juive et poser une communauté aux dimensions humaines furent des juifs: le Christ, Spinoza, Marx. On sait la haine qu’ils accumulèrent sur leurs têtes !

 

                   Ces quelques remarques uniquement pour mettre en évidence la superficialité de la réflexion de B.-H. Lévy. Il joue au prophète qui témoigne de ce monde rempli d’inepties et de stupidités. C’est un prophète qui se lamente et il est curieux qu’il existe un mur des lamentations, ce qui signifie bien que celui qui se lamente a un horizon bouché; il témoigne d’une impasse absolue. En outre, la préoccupation de B.-H. Lévy est très européo-centrique, car que peuvent penser du monothéisme Indous, Tibétains, Chinois, Africains d’Afrique Noire qui n’ont jamais connu une telle représentation. Tout le monde doit-il devenir juif ? Tout le monde doit-il résister ? On aurait alors le ghetto universel.

 

                   Un autre adepte de la lamentation est Glucksmann qui vient de découvrir que la révolution est un fantasme de l’origine, une illusion politique, sociale, philosophique; lui aussi nous invite à résister. L’étrange est que lorsqu’il propose une solution il nous convie de retourner à Athènes. Il a simplement changé le lieu support de sa nostalgie. En outre, il ne semble pas savoir que Mircea Eliade avait émis uns semblable critique par rapport au marxisme; M. Eliade qui défend le sacré que B.-H. Lévy refuse considérant sa recherche comme relevant d’une préoccupation nazie. Pourtant M. Eliade veut « s’affronter au totalitarisme, à la révolte, des ténèbres », à la tentation de « retourner au noir pur, à l’amorphe sans limite, à l’unité du chaos » (cf. Le Nouvel Observateur, n° 761).

 

                   C’est là que se manifeste la confusion totale à cause de la résurgence de tout ce qui fut, comme je l’ai explicité ailleurs. Et l’on comprend que nos divers théoriciens aient besoin d’un référent originel: Jérusalem pour B.-H. Lévy, Athènes pour Glucksmann (l’Iliade remplace la Bible), Athènes et Florence pour G. Debord. Tout comme d’ailleurs la Nouvelle Droite qui veut que l’Europe renoue avec un passé antérieur au christianisme dont il s’agit de se libérer. Elle prône une exaltation du paganisme opérée également dans les milieux de gauche avec la revendication de la libération du corps et l’affirmation: « la révolution part du corps ».

 

                   La Nouvelle Droite pleurniche et se lamente sur la dégénérescence de l’espèce, sur la décadence de l’Occident, etc. Elle impute tous ces malheurs au christianisme et au marxisme et propose la formation d’élites comme si de nos jours le pouvoir n’était pas aux mains d’une élite… liée au capital. Le désir d’adeptes de la Nouvelle Droite c’est de voir s’opérer des hiérarchies, des élites immédiatement humaines, c’est-à-dire directement fondées sur les critères des êtres humains. C’est pour cela qu’ils relèvent d’une époque antérieure au Christ dévoilant l’insuffisance de leur réflexion. Ils ne se rendent pas compte qu’en voulant retourner à la Grèce antique ils ne sortent pas du cycle historique au bout duquel s’épanouit l’égalitarisme du capital. La coupure historique n’est pas l’avènement du christianisme et on ne devrait absolument pas prendre comme point de repère historique la naissance du Christ. Le début de notre monde se situe cinq ou six siècles auparavant, lors de la naissance de la cité grecque. C’est le moment fondamental où va se réaliser la divergence entre l’Orient édifiant et parachevant la communauté despotique et l’Occident engendrant l’individu et l’État, présuppositions du capital.

 

                   Notre époque se caractérise par la confusion et les pleurs ! Il en est ainsi parce qu’en définitive tout le monde politique qu’il soit de droite ou de gauche doit obligatoirement s’affronter aux faits réels et comme il n’y a plus d’idéologie souveraine, on a une combinatoire d’idées où tout se mélange de telle sorte qu’on voit des éléments de droite utiliser des thèmes de gauche et réciproquement.

 

                   Il est clair que cette confusion est en grande partie  liée à la disparition des classes dans la société capitaliste devenue communauté du capital tandis que l’antifascisme est l’idéologie qui voila sa réalisation tout en l’exprimant le plus nettement.

 

                   Si on se reporte au début de ce siècle, on constate que la position des bolcheviks (surtout Lénine) et celle de toutes les gauches au sujet du caractère de la guerre de 14-18 permit à des générations de révolutionnaires de se démarquer, de se délimiter rendant possible le maintien, durant l’entre-deux guerre, d’une certaine gauche constituée de divers groupuscules. Mais, comme dirait Bordiga, l’accouplement contre nature, l’horrible copulation entre prolétariat et classe dirigeante réalisée lors de la croisade anti-fasciste a tout perverti et il n’est plus possible de repérer des lignes de références solides. Et cet horrible mélange d’éléments de droite et de gauche est dû au fait que le nazisme, le fascisme sont l’expression du passage du capital à un moment plus évolué de sa domination, le passage à sa domination réelle sur la société. Ce fut  un dépassement et nul ne l’a compris.

 

                   Le nazisme, on l’a maintes fois répété, est un produit global du devenir de la société occidentale. Ses atrocités ne peuvent être uniquement imputées aux allemands transformés en peuple élu de l’horreur et de l’abomination. Il n’est donc pas question de revenir sur l’explication historique du fascisme ni de démontrer une énième fois que le verrou primordial qui empêche toute compréhension du devenir du monde actuel est constitué par l’antifascisme qui permet de ne pas mettre en cause les fondements historiques et actuels de la communauté capital; de là découlent interprétations et pleurnichements alors que la communauté capital se parachève et que le despotisme s’accroît. En revanche, rappelons une dernière fois, ici, que nous sommes parvenus au bout de la vaste phase historique qui commence avec l’instauration de la cité grecque: nous sommes à la fin du capital qui pourrait être aussi la fin de l’humanité, comme le pense d’ailleurs Aurelio Peccei, fondateur du Club de Rome (cf. Le Monde du 02.06.1979 : « L’humanité va vers un déclin progressif, à moins que … ») qui lui, au moins, a le mérite de prendre en compte l’existence des humanités non européennes. A ce propos il est remarquable de constater à quel point les divers théoriciens qui défrayent la chronique actuelle ignorent la Chine, l’Inde, etc. Toute la pensée chinoise ou indoue semble n’avoir aucune importance pour eux. Seule l’Europe compte, seule l’Europe peu faire quelque chose. Cette dernière proposition concerne Aurelio Peccei à son tour, car il écrit : «L’Europe est le terrain privilégié d’une renaissance de l’esprit humain» et c’est elle et elle seule qui peut produire une nouvelle morale salvatrice.

 

                   Cette vision rackettiste à l’échelle planétaire est un obstacle déterminant à la compréhension d’une dynamique de vie nouvelle pour que l’humanité se sauve… Dit autrement, ceci a déjà été affirmé dans Scatologie et résurrection. Je n’insiste pas.

 

                   Les hommes pleurnichent impuissants, le capital prospère et son échappement est toujours plus manifeste. Le prix de l’or continue à monter (il a dépassé les 300 dollars l’once), l’inflation s’accroît et P. Fabra (Incorrigible Occident) constate que rien n’a été fait pour promouvoir «une nouvelle économie, comportant le début de rééquilibrage de nos principales activités, afin de tenir compte des nouvelles circonstances». Et il ajoute :  «N’y avait-il rien à retenir des protestations contre "la société de consommation", de la révolte contre la "civilisation du gadget" qui des "sit-in" de Berkeley jusqu’aux "évènements de mai" à Paris, en passant… On a beaucoup vanté la faculté de "récupération" de la société capitaliste. Il semble que sur ce point, elle ait été peu attentive au "message" » (Le Monde, 10-11.06.1979). Cette affirmation n’est pas valable pour tous. P. Drouin (Un ravalement du futur) signale que dans «Interfuturs», rapport sur la situation mondiale future (pour l’OCDE), il est fait mention de "l’émergence fragile d’un troisième type d’organisation sociale, s’ajoutant au système de marché et au système administratif et caractérisé par des formes non marchandes d’auto-organisation privée (un tel système est particulièrement concevable pour les activités sociales et culturelles)" (Le Monde, 08-09.07.1979). En outre, les auteurs de ce rapport voient plutôt un danger grave, un foyer de crise, dans les revendications des jeunes signalées par P. Fabra : «Enfin, l’on s’avise que certaines pulsions des jeunes et moins jeunes générations pourraient modifier peu à peu le paysage économique, social et politique. Certains besoins (appartenance, estime et réalisation de soi, notamment dans le travail, etc.) l’emportent sur d’autres plus classiques comme le désir de consommer plus et cette attitude est renforcée par la hausse des niveaux d’éducation».  

 

                   Les auteurs d’ «Interfuturs» ne font qu’exprimer le mouvement d’anthropomorphose du capital qui devient de plus en plus visible tendant à la réalisation du communisme mystifié. Une fois celui-ci advenu – en supposant qu’aucune catastrophe n’intervienne auparavant, ce qui est utopique – tous nos penseurs se lamenteront encore plus car ils n’avaient pas prévu cela; ils chercheront alors des boucs émissaires dans des maîtres-penseurs ou dans une classe qui aurait oublié d’agir. Ils ne pourront même plus proposer la «résistance» - summum de l’affirmation anti-fasciste et expression la plus accomplie de la perte de toute initiative – puisqu’ils seront piégés par leur propre projet enfin réalisé.

 

                   Lamentations et résistance ne peuvent rien résoudre. Elles masquent simplement la disparition de toute volonté créatrice chez la plupart des hommes et des femmes contaminés par le capital. Il faut abandonner ce monde et créer.

 

 


   Camatte Jacques

1979