LA RÉVOLUTION INTÈGRE
« Bien
creusé vieille taupe » s’exclamait K. Marx en saluant la révolution,
car il considérait qu’elle sapait les fondements de la société de son
époque qui, sous l’effet d’un soulèvement prolétarien, pourrait
ainsi plus facilement s’écrouler. La révolution désintégrait le monde
qu’il fallait détruire.
Maintenant,
l’exclamation pourrait être : « Bien soudé vieille
taupe », tant la révolution intègre ceux-là même qui s’insurgent
contre le monde établi.
Elle conduit à
exécuter ce que le pouvoir en place devait opérer afin que la communauté-capital puisse atteindre le développement déterminé
par ses lois. La contestation des vieilles structures conduit à une
implantation de structures plus adéquates. Certes on ne peut pas réduire les
protagonistes révolutionnaires à de simples rénovateurs. Ils se meuvent pour
des buts qui sont au-delà d’une telle réalisation. Depuis Mai 1968
l’enveloppe politique et sociale masque de plus en plus difficilement
l’aspiration profondément humaine (ce que nous avons appelé la révolution
à titre humain) des diverses rébellions en quoi se résout l’ensemble
révolution ; plus exactement, le procès de bouleversement du monde actuel
depuis plus de dix ans et que la plupart considère comme relevant de cette
dernière. Ce n’est pas un hasard si les générations de Mai ont chéri le
mot d’ordre « changer la vie ».
On l’a déjà
indiqué : depuis le XVI° siècle les diverses révolutions furent autant de
moments d’accession du capital à sa communauté ; le phénomène
parvient à son terme avec le bouleversement qui affecte surtout les sociétés
occidentales depuis les années 60 et dont Mai est la crête. Avec lui
s’achève la division opposition révolution/contre-révolution ; elles
ne sont plus séparées dans l’espace et le temps. Par les mass media il y
a immédiatement intégration de ce qui se posait en négatif du système, de tout
ce qui tendait à le nier. C’est le temps de la vogue de la problématique
de la récupération. Ceci a été déjà signalé mais ce qu’il y a de nouveau,
dix ans après Mai 1968 – qui est bien intégré – c’est
l’impossibilité même d’une rébellion contre le système. Hommes et
femmes déracinés de leur espace et de leur temps subissent directement un
procès d’intégration. Il y a tout au plus des phénomènes de déviance et
de marginalisation que les media absorbent progressivement en enlevant toute la
charge explosive à la déviance et en rendant celle-ci compatible avec la norme
en proclamant que tout est possible et le divers nécessaire. Alors pour tous
ceux qui vomissent de façon immédiate une telle société il ne leur reste
qu’une issue afin de s’affirmer et d’être reconnus autres,
révolutionnaires, et afin de pouvoir, selon eux, relancer une dynamique de
remise en cause : la violence.
Le terrorisme est
le dernier élément du procès révolution à pouvoir encore être affirmé. Il est
comme le précipité de la phase révolutionnaire qui se dépose dans les mailles
du corpus social. Là encore nous sommes à un tournant qui peut poser une autre
réflexion, un aller dans une autre direction. en effet, avec l’affaire
Moro venant après les diverses actions terroristes allemandes toutes soldées
par des échecs, on assisté à une intégration spectaculaire du terrorisme (il
semblait même organisé par les deux parties soi-disant opposées) sans que
l’Ėtat applique une coercition réelle (en particulier il n’a
pas eu besoin d’organiser une délation à l’échelle nationale comme
en Allemagne) ; avec les partis de gauche et les syndicats,
l’ensemble social est amené à prendre la voie de l’austérité et du
respect intégral des institutions, à sauver la dynamique du capital.
En outre, le fait
que la population italienne soit à la fois contre le terrorisme et plus ou
moins sympathisante des Brigades Rouges, mettant en échec l’Etat italien,
montre qu’il y a là une expectative qui peut profiter à la recherche
d’une autre voie pour en finir avec ce monde.
Quoi qu’il
en soit, l’assassinat d’Aldo Moro traduit une autonomisation du
terrorisme car il n’était pas nécessaire pour les Brigades Rouges
d’accomplir un tel acte pour obtenir un impact sur les masses italiennes.
En laissant A. Moro en vie, ils en faisaient leur otage permanent. Ce qui a
prédominé, c’est la logique interne du terrorisme et son spectacle dévolu
à frapper l’imagination.
Cette
autonomisation du terrorisme d’une part (dynamique de
l’extériorisation et de l’autonomisation caractéristique du
capital), et son intégration dans la mécanique de gouvernement du capital
d’autre part, imposent une réflexion sur la violence, son origine, sa
nature, sa nécessité conditionnée et historique, etc..
Cette réflexion
s’impose d’autant plus que Mai 1968 – en contradiction avec
l’essence de ce mouvement – le terrorisme a envahi divers pays. Il
a souvent commencé sous la forme d’une guérilla modernisée (principalement
urbaine) contre l’ordre constitué. Elle fut l’expression de
l’inexistence d’un réel heurt de classe, ce qui apparaît nettement
de nos jours. Dès lors, le terrorisme, séquelle de cette phase, n’est
plus que l’expression de la violence consubstantielle à la communauté du
capital dans son développement actuel, violence qui se manifeste de deux
façons : domestication des hommes et des femmes par obligation de suivre
le diktat du capital et élimination des vieux comportements hérités de sociétés
de classes antérieures. En effet, le capital a tendance à rendre tous les
hommes égaux en tant que ses esclaves. Il peut donc très bien tendre à réaliser
l’égalité, à éliminer l’élitisme de toutes sortes de consommation,
à briser la hiérarchisation, etc.. Dans le premier cas
le capital se sert de la violence de droite, dans le second, de la violence de
gauche.
Ceci peut ne pas
se réaliser par suite de la disparition, auparavant, de la communauté-capital,
mais l’essentiel est la constatation de l’existence de cette
tendance pour réaliser l’inanité de toute violence révolutionnaire, car
c’est là que le piège peut encore jouer. Il est certain également que ce
devenir du capital rencontre de vives oppositions et il est même – dans
certains cas – remis en cause. D’où la théorisation de certains au
sujet d’une phase de régression : tous les acquis du mouvement
ouvrier pouvant être réduits à zéro, ce qui pourrait amener une régénération de
la lutte des classes. Se dessine alors l’ébauche d’une théorie
expliquant le devenir du capital comme un éternel retour !
On ne peut pas
nier les faits : les essais de baisser les salaires, d’accroître le
temps de travail, etc.. Mais cela veut dire que les
gens qui représentent le capital sont dominés par les vieux schémas et
qu’ils pensent résoudre la crise en recourant à des procédés dépassés qui
ne sont plus en accord avec le développement de ce dernier. La lutte contre ces
mesures, même si elle relance une certaine dynamique de classe, ne pourra pas
déboucher dans la fameuse révolution ; elle ne fera que contraindre les
représentants du capital à trouver les solutions adéquates correspondant au
stade de maturité actuel de la communauté du capital. Autrement dit, le
terrorisme et les luttes conduites sur la base du programme du mouvement
ouvrier (incluant toutes ses composantes : marxistes, anarchistes, avec
leurs diverses variantes respectives) ne peuvent pas saper le monde du capital,
parce qu’ils ne font que détruire les restes d’un ordre transmis par
les différentes sociétés de classe.
De cela, en
définitive, beaucoup ont une perception plus ou moins définie, d’où
l’échappement du phénomène de la violence. Elle n’a plus un but
précis, une détermination visible, tangible. Elle manifeste simplement un
refus.
A partir
d’une telle constatation s’impose de façon impérieuse la nécessité
de prendre en considération ce que P.Clastres appelle
l’archéologie de la violence (Libre, n°1, pp. 137-173). Car, de
nos jours, une fois que les antiques déterminations (en particulier la
détermination révolutionnaire) n’opèrent plus sur la violence pour lui
donner une certaine réalité, il semblerait qu’il resterait un fait brut,
irréductible, transhistorique : la violence comme moyen d’expression
et de réalisation d’un refus. En effet, P.Clastres
montre que la violence (la guerre) est une donnée de la société primitive qui
en a besoin pour empêcher la fragmentation de la totalité-unité
qui constitue la communauté et pour enrayer toute homogénéisation,
c’est-à-dire la perte de toute diversité entre communautés ; la
société primitive étant soumise, selon P.Clastres, à
la logique du multiple. Or, en sautant jusqu’à notre époque, on constate
que le capital est le grand homogénéisateur ; s’il réintroduit la
diversité ce n’est qu’après avoir réduit toute réalité à la sienne,
de telle sorte qu’hommes et femmes se retrouvent dans une immédiateté qui
est sienne et ne peuvent accéder à cette diversité que par des médiations parce
que tout a été extériorisé. En conséquence, la violence qui apparaît de plus en
plus gratuite peut provenir – en dehors de la violence
« biologique » due à l’impossibilité de supporter la
dépossession du geste, de la parole, du rythme et qui est une folie du
corps qui s’exprime, comme nous l’avons déjà souligné, de
façon cohérente en tant qu’ersatz d’un procès de vie désagrégé
– du refus de l’homogénéisation ; tout particulièrement en ce
qui concerne la révolutionnaire qui constate qu’il n’est tel que
dans sa représentation parce qu’en définitive tout ce qu’il fait
est récupéré et que tout discours est englobé. Alors, pour être adéquat avec
son désir, sa rage d’être autre, il ne lui reste que la violence
« aveugle », c’est-à-dire ne relevant d’aucune
justification a priori. Tel est le piège à éviter.
Nous ne voulons
pas discuter ici de la validité exhaustive ou non de la thèse de P.Clastres. Nous voulons simplement indiquer qu’on ne
peut pas accepter une théorie qui s’appuierait sur elle pour justifier la
violence actuelle et lui redonner une dimension révolutionnaire, et qu’il
faut chercher ses fondements dans un lointain passé. Il en est de même en ce
qui concerne le viol qu’on ne peut absolument pas réduire à un
problème de sexualité, car en lui s’exprime l’antique non résolution
du rapport homme-femme et l’incapacité des
hommes à comprendre cette dernière dans sa spécificité.
On ne peut pas
accepter (si P.Clastres a raison) la solution des
primitifs : accéder au multiple, conserver son identité, enrayer la mêmification et donc empêcher toute aliénation, grâce à la
violence qui se manifeste en une guerre endémique entre communautés. On doit
parvenir à la communauté humaine – totalité-unité
incluant une foule de petites communautés diverses, modalités d’être de
la totalité-unité – par des voies qui ne nient
pas la vie, par des voies humaines et surtout féminines (puisque P.Clastres affirme que dans les sociétés primitives les
femmes constituent le pôle de la vie). Toutefois, ce qui est essentiel dans ce
qu’a exposé P.Clastres, c’est cette
dynamique du multiple, sur laquelle nous reviendrons, qui signifie à quel point
les antiques communautés étaient plus humaines, comme Marx l’avaient déjà
affirmé dans les Grundrisse. Cela permet
simultanément de saisir un certain enracinement de l’errance des hommes
et des femmes.
Tandis
qu’en Occident le phénomène révolution s’épuise irrémédiablement on
constate que le capital, dans les aires où il a pu difficilement
s’implanter, rencontre une opposition qui vient de couches considérées
comme potentiellement réactionnaires et qu’elle est alimentée par une
idéologie relevant des mêmes caractères : la religion.
La révolution
intègre et ne désintègre plus… Tout est-il donc fini ? Sommes-nous
uniquement condamnés à subir et à pâtir? Evidemment non! Il faut
sortir du cycle révolution/contre-révolution en créant une autre dynamique de
vie, ce qui n’implique nullement qu’on doive se désintéresser de ce
qu’il advient en ce monde. Il est tout particulièrement important de
situer l’immense impasse où se trouve l’humanité et de dévoiler que
toutes les contradictions qui, au cours du temps, ne furent qu’englobées,
se manifestent à l’heure actuelle masquant les phénomènes essentiels.
Plus concrètement et immédiatement on peut penser que les évènements
d’Iran peuvent être le prélude à la mise en branle en URSS d’un
déséquilibre structural dont le résultat sera de porter l’ensemble
mondial à un potentiel de transformation et de rejet de ce monde difficilement
résorbable, tout en étant le moment d’une autre intégration possible
conduisant à une domestication plus impitoyable. Ce sera la phase conclusive de
Mai 1968, comme 1917 parachèvera 1789 en posant, simultanément, les éléments
d’une autre période. L’URSS est protégée par une ceinture
d’Etats qui tous, depuis quelques années, se trouvent traversés de
contradictions qui ne parviennent pas à être intégrées, surtout en ce qui
concerne ceux placés dans l’orbite soviétique (les pays de l’est
européen). Or ces pays ont toujours été ébranlés avant le Russie (ce qui est
normal puisqu’il sont des Etats tampons) ;
en outre l’URSS n’a pas encore accompli le procès d’accession
à la domination réelle du capital sur la société, réalisée en Occident. En
conséquence, il est fort probable qu’un mouvement d’ébranlement de
l’aire soviétique puisse se reproduire. Au cours de celui-ci la question
de la communauté humaine sera obligatoirement posée contre la communauté du
capital et contre la communauté despotique dénommée communisme. Elle sera
intimement liée à celle de la violence qui sera déterminante étant donné que
c’est en faisant appel à elle que la dernière révolution que connut cette
aire a été conduite avec l’illusion de pouvoir la dominer.
Nous voilà ramenés
au terrorisme… C’est une bonne chose qu’à son sujet
s’opère un tournant provoqué par l’affaire Moro avant que ne
s’élance un nouvel ébranlement dont le centre sera vraisemblablement à
l’Est[1].
Jacques CAMATTE
1978