GLOSES EN MARGE D'UNE RÉALITÉ

I

        La faible périodicité de la revue , la grande quantité de questions à traiter et le peu de temps disponible font qu'il est difficile d'aborder concrètement ce qu'on pourrait appeler les questions d'actualité, c'est-à-dire ces évènements qui de place en place tiennent le devant de la scène. Ils font partie, témoignent de ce monde, le représentent. Or, nous en faisons fi puisque notre dynamique se place en dehors, sans se poser comme une alternative au sens d'une autre possibilité enracinée dans une même structure et qui pourrait, à la limite, alterner. Il est toutefois important de rester en contact avec tous ceux qui veulent à leur tour faire le saut nécessaire et abandonner ce monde, donc une réalité donnée; c'est pourquoi allons-nous le plus régulièrement possible exposer notre mode de comprendre ce qu' il advient et montrer en quoi se vérifie la justesse de notre comportement théorique. Il ne s'agira pas d'une justification mais d'une simple confrontation, au sens littéral du terme.

 

    En vertu de cela nous avons décidé de désigner l'ensemble des remarques à paraître sous le titre général de Gloses en marge d'une réalité, mais il aurait pu être: Commentaires sur l'advenu ou Revue de l'advenu. Ces deux derniers titres n'indiquent pas toutefois la détermination essentielle sur laquelle nous voulons insister : la prise de position par rapport à une réalité qui nous est de plus en plus étrangère, celle déterminée par le phénomène capital.

 

    Sous ce titre nous pourrons également signaler des prises de position, des affirmations sans devoir pour cela faire des articles redondants. Cela nous permettra de constituer une espèce d'anthologie de personnes qui, soit sont irrévocablement impliqués dans ce monde et l’expriment clairement, soit s`y placent à la limite, à un point de crise où elles peuvent intuitioner une autre réalité. Cette anthologie pourra servir comme matériel de démonstration pour de futurs articles ainsi que pour mettre en évidence la diversité des approches d'un même problème que celui-ci concerne l'apologie de la réalité ou qu'il affère à une remise en cause et, dans une moindre mesure (pour le moment) à la problématique d'en sortir. Il s'agit toujours de témoigner qu'un comportement théorique donné, qu'une prise de position déterminée, n'est pas isolée dans l'univers humain et qu'on est de ce fait à la fois en continuité (ici en ce qui concerne un diagnostic sur ce qu'est ce monde) et en discontinuité et, à partir de celle-ci (qui peut ne pas être le produit d'un simple groupe mais celui de divers dont on devra prendre connaissance), se fonde un autre continuum en liaison avec un nouvel immédiat, celui du monde que nous sommes à même de créer, en empruntant une nouvelle dynamique de vie. Nous vivons le temps d'un grand schisme, celui d'avec le capital.

 

    Dans Minima Moralia Th.Adorno donne une Idée de ce que nous voulons réaliser en rédigeant ces Gloses en marge d'une réalité, mais chez lui il s'agissait d'une réalité vis-à-vis de laquelle il prenait ses distances, mais qu'il n'avait pas abandonnée; et son approche se ressentait d'une dimension morale qui nous est étrangère.

 

    Afin de faciliter au lecteur le déchiffrage de ces gloses j'indique, en fonction de quoi, principalement et pour le moment, elles vont être rédigées:

 

- réalisation de la communauté capital à l'échelle mondiale et les différentes modalités de refus de la voie occidentale,donc de ha dynamique du capital;

 

- réalisation de la mort potentielle du capital, en Occident;

 

- le deuxième ébranlement de notre siècle au cours des année 60 et ses conséquences au niveau de la représentation;

 

- le règne de la représentation autonomisée.

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Dans la dernière série d'articles: La séparation nécessaire et l'immense refus, Le temps des lamentations, L'écho du temps  et dans Évanescence du mythe anti-fasciste, on a tenu compte des évènements allant jusqu'en 1979. Toutefois dans le dernier article on s'occupe aussi de certains faits s'étant produits en 1980. En conséquence je veux repartir de cette date pour en envisager d'autres qui ont une certaine signification et, tout d'abord les jeux olympiques de Moscou qui eurent lieu cette année là, non pour le fait sportif qui ne nous préoccupe guère - le sport, expression de l'activité séparée, de la domestication, est une activité absurde, car  "comme son étymologie l'indique, l'absurde présente un monde ou un objet déraciné. " Faire de l'absurde " n'est pas difficile, il suffit de supprimer la base d'une figure quelconque." Mac Luhan Du cliché à l'archétype, Ed Mame,  p. 15 - mais à cause d'une mascarade à laquelle ils sont liés. Leur boycottage de la part des occidentaux, tout spécialement de la part des étasuniens, ce qui devait soi-disant provoquer des difficultés en URSS. Or, c'est tout le contraire, c'est le non-boycottage qui aurait pu avoir un réel effet, car l'arrivée massive d'étasuniens porteurs de dollars et de consumérisme auraient choqué la société moscovite. Les dirigeants soviétiques en étaient conscients puisqu'ils déplacèrent un grand nombre de moscovites en des lieux où ils furent soustraits aux rencontres avec les occidentaux.

 

En conséquence on a eu une victoire des soviétiques: les jeux olympiques eurent lieu et il n'y eut aucun incident. Cette victoire, ils la doivent aux étasuniens qui avaient accepté de ne pas venir troubler l'ordre soviétique.

 

Cette mascarade n'est que la énième d'une longue série qui dévoile la réalité du conflit URSS-USA. En fait les USA n'ont aucun intérêt à la déstabilisation de l'URSS, à un éclatement de l'empire dont parle Helène D'Encausse; au contraire ils la maintiennent, ne serait-ce qu'en lui vendant du blé. C'est pourquoi depuis plus de trente ans nions-nous l'éventualité d'une troisième guerre mondiale; ce qui est une position bordiguienne, de même que celle qui consiste à considérer que le centre du despotisme et du totalitarisme demeure Washington et non Moscou. Je rappelle à dessein cette dernière position afin qu'on ne se méprenne pas sur le sens de la phrase contenue dans l'article Evanescence du mythe antifasciste: "Ce faisant on ne fait plus de l'Allemagne le bouc émissaire de tous les maux, mais on prépare les gens à la  remplacer par l'URSS, présentée comme le centre fondamental du totalitarisme actuel. »

 

Depuis quelques années on parle de société du spectacle; il faudrait préciser que ce spectacle est une mascarade ou un pastiche et se réduit souvent à un simulacre.

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Autre mascarade. La tentative de libération des otages étasuniens de Téhéran qui fut un échec (voulu). À ce sujet ce que dit Bani Sadr dans Le Monde du 18.08.81 :

 

".L'affaire des otages a été utilisée par les américains pour remettre à flot la dictature en Iran. J'explique dans un livre que je suis en train de rédiger, comment les américains ont réussi, à partir de l'affaire des otages à modifier les choses en Iran et à faire de la révolution une contre-révolution... J'estime que c'est cette même politique qui a instauré la dictature en Iran et favorisé l'élection de Reagan aux Etats-Unis.",

 
touche
une partie de la réalité et montre que tout le monde n'a pas été totalement dupe.

 

      L'arrivée de Reagan au pouvoir, toujours en 1980, semblait être la manifestation d'une phase de régression du phénomène capital. En effet on a assisté à une rigidification nationaliste, à un protectionnisme entrant en contradiction avec un discours hyperlibréchangiste. Au cours de toute la campagne électorale, et même après, il y eut exaltation des mythes originels: liberté d'entreprise, possibilité générale d'accéder à une promotion sociale, ainsi que de l'idéologie religieuse qui lui est liée, d'où le renforcement du courant créationniste. Par rapport à l'ère de Jimmy Carter et de la Trilatérale il semblerait qu'il y ait comme un repli. C'est en partie vrai et cela est dû à l'inadaptation des hommes au mouvement du capital mais, en profondeur, celui-ci opère toujours et débouche dans un phénomène dont nous avons déjà parlé: sa mort potentielle. Dés lors la phase reaganienne apparaît sous un aspect complémentaire: l'ensemble des mesures prises par le gouvernement étasunien actuel tend à conjurer cette mort car elle implique celle de toutes les valeurs sur lesquelles est fondée la société telle que l'ont rêvée les pères fondateurs et dont le développement ne pouvait aboutir qu'à la communauté du capital.

 

  Avec des déterminations particulières liées à un contexte historique différent, le même mécanisme est en acte en Angleterre où M.Thatcher joue la grande conjuratrice. D'où l'apparent masochisme généralisé des anglais qui plébiscitent celle qui. leur apporte une régression du niveau de vie (pour ceux dont la situation sociale est la plus inférieure), parce qu'en réalité, il y a quelque chose de plus important en jeu: l'existence même des fondements de toute l'assise sociale.

 

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  1981, la vague électorale qui a porté les socialistes au pouvoir n'est pas dissemblable de celle qui porta R.Reagan à la Maison Blanche, mais le phénomène de conjuration de la mort du capital est seulement en germe parce que la société française (l'ensemble social français) doit encore excrémenter toute une phase historique.

 

  Mai 1981 (date d'arrivée des socialistes au pouvoir), est en partie récupération de Mai 1968: il marque l'accession au pouvoir de toute une faune qui dans le spectacle global social avait joué la partie de gauche ou d'ultra-gauche. Or celle-ci n'avait vécu qu'en se nourrissant du ferment de la négativité de Mai 68; cette accession va provoquer l'absorption de tout un fatras encombrant la réalité du capital et empêche une réflexion sur une sortie du sein de celui-ci.

 

  Dit autrement l'arrivée des socialistes au pouvoir initie un phénomène d'excrétion de toute une époque. Tous ces gens qui pendant des années étaient demeurés dans l'opposition et avaient joué aux gauches plus ou moins ultra ont finalement capitulé devant le besoin d'être reconnus et ont foncé dans le soutien au mouvement socialiste. Ce faisant ils excrémentent tout ce qu'ils avaient accumulé en leurs années oppositionnelles et dévoilent leur nature démocratique.

 

  Faisons remarquer, en passant, que le besoin d'être reconnu est irrépressible et conduit les individus qui estiment avoir produit quelque chose d'essentiel à toutes sortes d'action tant il est difficile à un être de vivre en dehors, à la marge, d'être exilé. Voilà pourquoi finalement beaucoup de révolutionnaires en arrivent à faire des compromis afin de forcer les portes de la reconnaissance. Un exemple frappant est celui de ces terroristes étasuniens qui vivaient clandestinement de façon tranquille, impliquée dans des activités paisibles et que personne n'importunait. Ils ne purent accepter de demeurer de simples et banaux éléments du troupeau démocratique d'où (fin 80,début 81) éprouvèrent-ils la nécessité de se dénoncer afin que leur dimension révolutionnaire puisse être reconnue.

 

 Le meilleur moyen de détruire un individu (ou un groupe d'individus) jugé dangereux pour l'ordre social est de ne pas le reconnaître en tant que révolutionnaire, ce qui implique de ne pas le poursuivre, de l'ignorer et de faire un cordon sanitaire entre le ou les éléments pernicieux et le reste du corps social. Tôt ou tard ces éléments viendront réclamer leur reconnaissance et, pour ce faire, seront amenés à réaliser n'importe quoi, ce qui les discréditera. Il y a une variante: la paranoïa. La personne non reconnue pense que tout le monde est contre elle, qui est pourtant exceptionnelle, ce qui l'amène à cultiver ce qui fait son être, d'où rupture de plus en plus grande avec la réalité, échappement.., dételle sorte que la personne ne peut plus avoir un impact. Elle est devenue inoffensive pour l'ordre social, mais dangereuse pour elle-même.

 

  En France, nous pouvons donner comme exemples caractéristiques: P Rassinier, G Solomidés, etc.

 

 La sortie de ce monde réclame fondamentalement la compréhension, qu'il ne faut en aucun cas se placer dans la thématique de la reconnaissance qui exprime le doute le plus profond sur la possibilité d'une communauté. Vouloir être reconnu dans l'immédiat, le plus tôt possible dans la période de vie qui nous est impartie, c'est s'enfermer dans le temps; dans un temps délimité et dans un individu, c'est donc nier la dimension Gemeinwesen.

 

Quoi qu'il en soit, pour en revenir à la situation française, la mutation capitaliste qui s'est imposée lors du mouvement de Mai 68 va pouvoir se parachever grâce à une intervention à partir du pôle travail après que celle à partir du pôle valeur se soit révélée insuffisante; car le phénomène déterminant demeure le même: la réalisation en France d'une phase de domination du capital en adéquation avec celle en place dans les centres occidentaux les plus évolués

 

On a en outre la fin d'un cycle. C'est l'accomplissement d'un phénomène commencé en 1936 mais qui avait été interrompu par la guerre. En même temps ce sera l'élimination finale de la dimension française, la fin de la nation France (devenant un espace où se déroule le procès d'un quantum de capital) qui a eu comme particularité celle d'avoir une forte opposition au devenir du capital à cause d'une tradition prolétarienne et d'un puissant fond paysan, ce qui imposa la combinatoire d'un développement par le pôle travail (étatisme déterminé également par la dimension individualiste vivace en France) et par le pôle valeur (spéculation financière). Le couronnement de la victoire du capital se fait au travers d'un dernier mouvement de répulsion contre celui-ci puisqu'en Mai 81 il y eut un reliquat de mai 68.

Ce reliquat a lui-même disparu et l'agitation estudiantine de ce début 1983 est là pour le prouver. Le mouvement étudiant finit de la même façon que le mouvement ouvrier: par une phase corporatiste.

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1981 toujours, il y eut les évènements de Pologne au sujet desquels on peut lire la lettre du 17.I2.1981 dans Emergenza. J'y parlais d'un compromis à venir. Les positions de Walesa telles qu' elles ressortent d'un discours qu'il tint le 12.12.81 à Gdansk (reporté dans Libération du 13.01.82) confirment ce pronostic:

 

 "Nous intervenons auprès du pouvoir pour qu'on ne licencie pas et que personne ne tire. La crise au­rait été bien pire sans nous. Les gens seraient al­lés piller les magasins, et il y aurait eu de la casse, etcAlors expliquez-le le plus vite possible aux gens que la crise économique était inévitable, que les autorités le savaient, qu'elles ont même autorisé notre création (de SoIidarité, n.d.r). Oui qu'elles ont même autorisé à nous constituer. Car elles savaient que Solidarité jouerait un rôle d'amortisseur, raisonnable, sérieux, qui n'allait pas liquider le parti."

 

Le compromis était donc inscrit dans la naissance de Solidarité, ce qui signifie que sans compromis pas de Solidarité. I1 fallait et il faut que ce dernier puisse être opérationnel pour l'URSS. Or les évènements mûrissent pour cela. En conséquence Anna Prucnal (cf. Libération du 15,12,1981) a eu, comme je le pensais, raison trop tôt:

 

 " Mon scénario à moi - je suis une comédienne - c'est que M. Jaruselski va prendre M. Walesa comme Premier Ministre. Je veux avoir cet espoir.

 

 Et c'est pourquoi je dis que ce qui vient de se passer n'est pas un coup d'État, mais un coup de théâtre."

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1982, année Ch.Darwin, a-t-on écrit de divers côtés. Nous n'aborderons pas son œuvre parce que nous voulons d'abord situer la question du transformisme, terme que nous préférons à celui d'évolution, à partir des travaux de J.B. Lamarck qui sont déterminants, et parce qu'on ne peut pas isoler Ch.Darwin de sa postérité ce qui nécessite une approche de l'œuvre de Haeckel, surtout pour étudier comment il est arrivé à la notion d'écologie et ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Or le concept central sur lequel achoppent tous ces auteurs est celui de l'adaptation, qui recèle une grande ambiguïté, et à qui sont connectés ceux d'action et d'intervention.

 

  L'humanité s'est-elle adaptée au capital ou a-t-elle produit le capital pour s'adapter à une situation donnée?

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  Entre 1979 et juillet 1983, bien d'autres évènements que ceux évoqués ci-dessus se sont produits: en Amérique centrale, au Proche Orient, en Irak, Iran,etc. J'y reviendrai ultérieurement. Je me contenterai d'en évoquer un qui, apparemment, n'a pas la même importance mais qui, en fait, est déterminant parce qu'il signifie la fin d'une phase historique: l'arrivée au pouvoir des socialistes espagnols.

 

  Elle marque, comme pour la France, la fin de la nation Espagne qui offrit elle aussi une très grande résistance au développement du capital, qui s'est exprimée à travers le carlisme comme à travers l'anarchisme; ce qu'avait bien perçu Borkenau qui, au lieu de capi­tal, parlait de  " stade industriel de la civilisation occidentale", et que cite avec justesse W.Pfaff dans un article de l'International Herald Tribune du 11.03.83 : "Espagne: un socialisme policé refoule le passé derrière lui,"

Nous l'avons dit ailleurs la guerre civile de 1936 a permis d'éradiquer la forces des diverses communautés et rendu possible la greffe sur celles-ci de l'apport technique du capital (problématique de type russe) et donc le développement du communisme.

 

Le franquisme triomphant a opéré par mystification en se présentant comme la réalisation d'une communauté en continuité avec le passé (problématique fasciste), permettant l'épanouissement des valeurs ancestrales; mais dans la mesure il devait poursuivre l'œuvre d'éradication (ne serait-ce que pour être compatible avec le monde ambiant) et la domestication des espagnols et des espagnoles (dans leur dimension individuelle) il minait sa propre domination et se faisait le fourrier de la domination réelle du capital.

 

  W.Pfaff dans l'article cité dit que l'Espagne est un pays résolument sans mémoire et que le temps y commence en 1975 quand Juan Carlos devient roi. Ainsi, il y a bien une discontinuité importante qui confirme notre pronostic sur l'impossibilité d'un rejeu de la révolution en Espagne, comme d'aucuns s'y attendaient à la mort de Franco. Toutefois un lien persiste avec l'ancienne thématique communautaire, sur le plan purement spectaculaire: la royauté.

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     1983 marque le centenaire de la mort de K Marx qui donne lieu à diverses réaffirmations de banalités. Depuis quelques années j'avais prévu de publier une biographie explicitée par divers passages de ses œuvres. Tout d'abord j'avais prévu de l'intituler Marx au-delà de Marx, puis Marx dans son éternité humain. Le livre ne paraîtra pas mais on pourra peut-être publier une série d'articles groupé sous ce dernier titre. On essaiera de situer Marx par rapport à son projet et par rapport à notre affirmation sur la mort potentielle du capital,

 

 Il est évident que, ne serait-ce que par l'approche suggérée par notre titre, notre entreprise se distingue de celle de M. Rubel qui au sujet de l'œuvre de Marx, déclare : "Au risque de heurter l' opinion universellement admise, j'affirme que la vie posthume de l'auteur du Capital est loin d'avoir commencé" (Le Monde du 10.4.83 ).

 

 Passer en revue tout ce qui a été écrit au sujet de ce centenaire de la mort de K. Marx est impossible et quasiment vain. Je ferai toutefois une exception pour l'article de P.Fabra paru dans Le Monde du 12.03.93: La question du profit, parce qu'il contient un aveu : l'absence actuelle d'une théorie explicative du mode de production capitaliste; ce qui confirme la thèse de K.Marx reprise par A.Bordiga et par moi-même sur la dissolution de l'économie politique.

 

Voici ce que dit Fabra :

 

 "Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, le monde capitaliste n'a pas de théorie du profit digne de ce nom. On dira qu'il peut s'en passer, sa finalité étant de créer des richesses et non de théoriser à perte de vue sur le processus caché selon lequel l'appareil productif dégage un surplus qui permet d'investir et d'accroître à terme la taille du gâteau à partager. A cela il est aisé de répondre que le capitalisme ne peut se contenter d'une vision aussi empirique des choses. Faute de justifier l'origine du profit, il restera frappé d'illégitimité, provisoirement toléré à cause des services qu'il peut rendre, mais honni et constamment menacé. Une autre considération, dont l'importance est soulignée par la longue crise que nous traversons, doit entrer en ligne de compte: comment remettre l'économie sur les rails si on ne connaît pas les ressorts intimes de son fonctionnement?"

 

Ainsi il existe quelque chose qu'on nomme capitalisme (qui est utile à l'homme) qu'on doit justifier et, pour cela, il faut une théorie. Le rôle de la science est donc la justification. Mais comment justifier quelque chose qui est mort? La science doit se faire nécrologie.

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 Nous avons maintes fois affirmé que :

- la question de la représentation est déterminante pour comprendre le développement historico-social des êtres humains;

 -    le capital est devenu représentation.

 

  Dés lors il est clair que les mass media, la publicité doivent être analysées en rapport avec ces deux affirmations, Dans cette perspective, et en ce qui concerne les mass media, l'œuvre de M.Mac Luhan apporte des matériaux d'une richesse exceptionnelle. Elle fournit également une base d'explication au devenir-folie de l'espèce dû aux ruptures d'équilibre au sein de l'organisme humain considéré en tant qu'espèce (nous examinerons mieux ceci lors de l'étude des divers trauma subis par l'espèce au cours de son procès de transformation biologique). Voici d'abord "l'idée générale " de l' oeuvre de M.Mac Luhan :

 

  "L'apparition de l'écriture eut, dans la Grèce antique, des conséquences stupéfiantes; elle fit naître la notion de personne, individuelle et responsable. L'homme vivant en milieu tribal s'identifiait totalement à une société qui était elle-même le prolongement du cercle familial. La société tribale avait le sentiment profond de vivre en symbiose complète avec les énergies cosmiques. L'homme et la nature étaient unis en une association mystique. Le mot écrit fit surgir l'individu distinct et personnellement responsable, rompit le lien spirituel entre l'homme et la nature et permit, par la suite, à l'idée d'objectivité scientifique de prendre place. "

 

  "Le langage écrit et imprimé isole l'individu et l'arrache à la sécurité du groupe; sans aucun avertissement et sans la moindre préparation. L'avènement de l'âge de l'électronique réunit l'humanité entière en une seule tribu plané­taire."

 

  On peut se rendre compte qu'elle a une certaine affinité avec la représentation du devenir global telle que l'expose le marxisme. Dans les deux cas, il y a un moment initial: société tribale, communisme primitif où l'Homme est organiquement lié à la nature; une phase intermédiaire et un retour au stade initial.

 

  Dans les deux cas la phase intermédiaire se caractérise par l'émergence et l'autonomisation de l'individu. Cependant l'exposition de M. Mac Luhan est informationnelle; il distribue des séquences où certains faits venant étayer ses hypothèses se produisent; il n'y a pas de dynamique. Or celle-ci est antagonique, Dans le procès d'anthropogenèse on constate qu'il y a opposition entre l'affirmation du discontinu, de l'individualisation, et celle du continu, la com­munauté; ainsi avec le surgissement du langage verbal. A l'encontre de ce qu'affirment les scientifiques celui-ci n'est pas un opérateur de socialisation, ce qui postulerait la préexistence d'individus; il permet au contraire l'émergence de l'individualité et la séparation. Ceci crée un traumatisme dans l'espèce et la solution à l'antagonisme individu/communauté ou individu/Ėtat s'effectue avec la réalisation de la communauté en langage; c'est-à-dire qu'elle n'est plus strictement immédiate. Le rapport de l'individualité émergente à la communauté est médiatisé par une médiation communautaire; de telle sorte qu'ultérieurement le langage sera la Gemeinwesen et apparaîtra comme un immédiat.

 

C'est dans deux entretiens parus dans RéalitésDes têtes vides comme des entonnoirs et dans Le Monde (article du 19.10.1977) qu'il y a une remise en cause de la nocivité de certaines mass media - tout particulièrement de la télévision - et un exposé concernant les déséquilibres au sein de l'être humain, féminin.

 

 "Je suggère qu'il est temps que nous nous insurgions pour éliminer cet instrument de nos vies privées. Que nous l'extirpions totalement. Je ne pense pas que l'humanité puisse vivre à ce niveau d'imbrication et d'excitation perpétuelle."

 

 "La fascination qu'exerce sur nous la télévision tient à sa nature électromagnétique: des impulsions électriques discontinues,des pulsations à partir d'un émetteur faites de faisceaux de lumière qui composent une mosaïque, une résille, un filet qui nous tiendrait captifs dans ses mailles très fines. Ce qui nous magnétise, ce ne sont pas les pulsations, ce sont les intervalles entre les pulsations. Nous subissons l'attraction du vide entre les mailles. Nous sommes happés par les intervalles sans le savoir: on ne voit jamais le milieu où l'on baigne. Les poissons ne sont pas conscients de l'eau dans laquelle ils nagent, ni les hommes de l'air qu' ils respirent. La télévision est le médium le plus captateur, celui qui les imbrique le plus. Cette fascination s'exerce tout à fait indépendamment du contenu, des programmes, des histoires racontée. Nous sommes fascinés par le chaînon manquant". Interview à Réalités.

 

 Ce qui est essentiel c'est la création d'une dépendance et l'autonomisation de la forme, deux éléments fondamentaux dans la dynamique du capital considéré dans son procès par rapport à l'Homme (ce qui ne veut pas dire qu'il se fasse en dehors de lui).

 

 "La discontinuité de la transmission de l'information par impulsions électromagnétiques nous maintient dans un suspens permanent. En cela elle diffère totalement du cinéma les images sont soudées, Elle diffère encore plus du texte imprimé qui nous a imposé toute une organisation cérébrale fondée sur la rationalité et l'abstraction. En télévision est le monde de l'essieu et de la roue, et non celui des écrous et des boulons. Entre les boulons et l'écrou il y a une connexion une rationalité, une logique. Entre l'essieu et la roue, il y a le jeu, dans tous les sens du terme.

 

 "Le jazz fonde son pouvoir hallucinatoire sur la syncope, le missing béat, le battement manquant."

 

 "L'art moderne tend lui aussi à utiliser ce besoin du public de compléter une image ou de remplir les vides d'une sculpture:

 

  On pourrait rapprocher ces remarques-notations de la constatation de la vogue des mots-croisés et dans une moindre mesure des rebuts, des labyrinthes, ainsi que des digressions lacaniennes sur le jeu ; et on pourrait ajouter le je. Ensuite M. Mac Luhan met en évidence une détermination qui a été essentielle pour l'édification du capital : la spéculation.

 

  La télévision fait de l'humanité tout entière un monde de joueurs au sens spéculatif du terme. Le joueur, celui qui risque son argent au casino, ou sa vie à la roulette russe, ne vit pas dans le moment présent. Il vit entre aujourd'hui et demain (le capital ne peut être que s'il se pose constamment sur le mode d'être un K qui devient un K+ ΔK; et ce ΔK est du domaine de ce qui n'est pas strictement le présent mais n'est pas encore le futur pleinement réalisé, n.d.r). I1 vit dans l'intervalle entre maintenant et tout à l'heure. Il est en état permanent d'anticipation, il est tendu vers le moment suivant (belle définition de ce qu'est le capital, n.d.r). La télévision produit cet effet sur nous, par le pouvoir captateur de l'intervalle (chaque moment du capital nécessite un médium particulier: au XVI° siècle la question fondamentale était celle de la séparation, moment fondateur du capital lors de la dissolution des vieilles formes sociales, où il se pose domination réelle dans le procès de production et domination formelle dans le procès social; maintenant ce qui est essentiel c'est sa détermination spéculative, laquelle existe pourtant dés le début de son procès historique; sans oublier que si le capital est devenu représentation, il est en réalité le médium équivalent général d'autant plus efficace qu'il est moins apparent n.d.r). Aussi tous nos comportements sont modifiés. Nous sommes à l' affût du déséquilibre; l'observation de séquences d'évènements, de tendances, nous entraîne à anticiper les prochaines crises, à entrer dans le jeu, à spéculer sur l'avenir: les évènements se précipitent à un tel rythme que les anticipa­tions sont très vite testées; c'est la roulette russe permanente. "

 

 Vous voulez un exemple? prenez l'inflation. L'inflation moderne n'est pas autre chose: une corruption de l'information par le médium qui est supposé la transporter, mais qui en fait la transforme et transforme l'utilisateur du même coup.

 

 Je propose une nouvelle théorie de l'inflation, fondée sur la nature électromagnétique des mass média. Elle concerne le software. La fièvre d'anticipation du moment suivant est propagée par le médium lui-même. Elle est contraignante. La communication de l'information est instantanée et omniprésente (...) On assiste à une corruption complète de l'économie par l'environnement électromagnétique à haute vitesse de transmission de l'information. La même monnaie est utilisée plusieurs fois en quelques minutes: l'inflation est provoquée par l'accélération de la vitesse de circulation.

 

 "Aujourd'hui le marché est fait par le mot parlé et non plus par la marchandise".

 

Il  y a longtemps que ce n'est plus la marchandise qui conditionne le marché. Quoi qu'il en soit le capital étant le moment intermédiaire -la médiation (et donc un médium)- parvenu à l'autonomie, on comprend que tout ce que prospecte M.Mac-Luhan puisse lui être appliqué. Le capital est devenu discours qui s'autonomise. Toutefois, il faut se garder d'occulter l'autre détermination: la rationalité qui semble s'opposer à la spéculation. En ce qui concerne cette dernière et sa dimension ludique, il faut bien se rendre compte que les hommes sont en réalité plus joués que joueurs, ils régressent au stade de l'enfant sans avoir tous les possibles de ce dernier chez qui le jeu est une forme essentielle de création, laquelle est la détermination la plus structurale, originale de l'espèce. En outre le suspense dont il a été question plus haut est une forme bâtarde de l'incertitude avec laquelle joue l'homme capitalisé (il se joue son passé) parce qu'il se sent en sécurité dans la communauté capital qui l'a fait enfin sortir de l'animalité. Il retrouve alors l'aventure.

 

 "Le médium engendre la médiocrité, mais il engendre aussi la violence, parce que le téléspectateur a tendance à perdre son identité. Il s'intègre dans la communauté des joueurs. Le joueur est un homme qui a un faible sens de son identité; c'est quelqu'un qui n'a pas grand chose à perdre. Aussi prend-il des risques. Le jeu devient alors une forme de violence. L' inflation, résultat du jeu universel à partir de l'intervention électronique, est une forme de violence perpétrée sur l'ensemble de la communauté; c'est une taxation sans représentation, un vol et un viol tout à la fois.

 

 "(…) La seule façon de s'immuniser (contre les effets de la télévision n.d.r), c'est de s'adapter au médium, et c'est bien ce qui se passe. L'humanité se robotise pour s'adapter. L'immunisation a lieu sous nos yeux, c'est la robotisation à l'exception peut-être de la Chine.." (in " Réalités).

 

 Il est important de mettre cette analyse en relation avec son affirmation: l'art permet l'adaptation. L'art est du domaine de la représentation, du moment intermédiaire, de la médiation il est donc bien dans la dynamique de la séparation (à distinguer de la dimension esthétique de l'espèce). Or c'est la représentation qui permet d'intégrer un ensemble d'hommes - Gemeinschaft. Ainsi le marxisme est en tant que totalité égal à art+ philosophie + science!

 

 "D'ailleurs je n'utilise pas de concepts, je n'utilise que des perceptions. Et j'étudie les effets des phénomè­nes, non les phénomènes eux-même." (Le Monde 19.10.77)

 

 "Par exemple, l'effet du tube de télévision sur la person­ne humaine est d'immobiliser les muscles de ses yeux. C'est pourquoi l'enfant de la télévision ne peut pas lire. "( idem)

 

 "J'ai constaté aussi qu'alors que Gutenberg et l'imprimerie ont transformé tout le monde en lecteur, la photocopie a transformé chacun en éditeur." (idem)

 

  Notre monde de pollution est basé totalement sur le phénomène trop de tout. L'environnement ressort de la partie droite du cerveau. Le chasseur primitif était très concerné par la nature. C'est en protégeant la vie qu'il la retrouvait l'année suivante." ( idem)

 

  "L'un des effets de l'engourdissement des muscles des yeux est que la faculté de concentration se raccourcit. Le jeune moderne a assez peu d'objectifs personnels à terme. I1 veut ce dont il a envie tout de suite. C'est pourquoi l'usage de la drogue s'est répandu dans la jeunesse. La drogue est un moyen d'obtenir des avantages ressortissant de l'hémisphère gauche du cerveau, celui de la quantité et de la logique, par des moyens relevant de la partie droite irrationnelle. C'est un moyen de croire qu'on obtient ce qu'on veut et que les difficultés vont s'aplanir toutes seules." (idem)

 

  Or, l'utilisation de la drogue peut avoir un effet de rééquilibration du fonctionnement cérébral perturbé par suite de la prépondérance de l'hémisphère gauche; elle peut indiquer aussi le refus de la problématique chrétienne: souffrir pour mériter quelque chose. Toutefois il est fort possible que cela aille bien au-delà, en profondeur, et soit l'expression d'une vie débilisée.

 

  Quoi qu'il en soit M.Mac Luhan voit dans ce qui précède une vraie révolution mondiale. Serait-il, comme aurait dit A.Bordiga, "invarianciste"  ?

 

  "Pour bien faire, il faudrait être net, changer son fusil d'épaule. Sortir des villes, par exemple, les abandonner carrément, les laisser là. Ce serait la vraie forme de décentralisation." (idem)

 

  M.Mac Luhan exprime donc bien certaines déterminations de l'ébranlement des années 60 dont nous avons parlé dans Précisions après le temps passé ( Invariance, série III, n°5-6 ). L'analyse de ses ouvrages serait à ce propos fort édifiante. Je voudrais seulement, pour le moment, faire remarquer que La galaxie Gutenberg est de 1967 et Pour comprendre les média de 1964, à une époque où paraissent également des ouvrages de H. Marcuse mettant en évidence un autre aspect du bouleversement en cours: l'unidimensionnalité de l'Homme, l'intégration du prolétariat, etc., et, surtout, les principaux numéros de l'Internationale Situationniste dont le rôle fut fondamental. C'est aussi à ce moment-là (1964) que A. Leroi­Gourhan publia un livre déterminant: Le geste et la parole où la thématique du " rééquilibrage" est largement posée :

 

  "La réduction des moyens de création individuelle, la rareté grandissante des débouchés sur l'aventure ont entraîné la mise en jeu de compensations qui s'écartent progressivement de la vie réelle, et le sport, le bricolage coupés annuellement par l'aventure dirigée sur les routes nationales et les terrains de campement jouent un rôle de rééquilibrage qui d'année en année atteint un nombre grandissant d'individus." (t. II, p ,26, Ed,Albin Michel)

celle de l'importance de l'imagination (comme on l'a maintes fois souigné, et où il expose à sa façon, ce qu'est la société du spectacle:

"On peut donc sérieusement imaginer un temps proche où l'on ne connaîtra plus que les transpositions et ou il existera un corps de maîtres illusionnistes dont le rôle sera d'étudier la diététique psychophysique des masses humaines." (p. 265)

 

Enfin on trouve le diagnostic suivant sur l'état de l'espèce humaine .

 

"I1 faut donc concevoir un homo sapiens complètement transposé et il semble qu'on assiste aux derniers rapports libres de l'homme et du monde naturel. Libéré de ses outils, de ses gestes, de ses muscles, de la programmation de ses actes, de sa mémoire, libéré de son imagination par la perfection des moyens télédiffusés, libéré du monde animal, végétal, du vent, du froid, des microbes, de l'inconnu des montagnes et des mers, l'homo sapiens de la zoologie est probablement près de la fin de sa carrière." (p.266)

 

 Commenter ce texte serait trop long et en partie inutile dans la mesure le lecteur a, dans la série des n° d'Invariance tous les éléments pour le faire (à condition qu'il partage notre optique et qu'il veuille conduire une investigation à l'aide de nos présupposés parce qu'il les accepte); il me faut toutefois rappeler l'affirmation à laquelle nous sommes parvenus à la suite de notre étude du capital: c'est grâce à ce dernier que l'espèce humaine réalise un projet, celui de sortir de l'animalité, et il est évident que ceci peut conduire à sa perte et nous avons aussi écrit qu'on assistait à la mort d'une certaine humanité.

 

Ainsi on perçoit mieux le bouleversement qui s'est opéré au cours des années 60 en confrontant les apports de M.Mac Luhan, de H.Marcuse, de l'I.S, de A.Leroi-Gourhan, etc., de même qu'on comprend mieux l'explosion publicitaire actuelle et en quoi elle intègre (consciemment ou pas) les données théoriques sur la communication, l'imagination,etc.. Nous montrerons comment la publicité est le couronnement de la réalisation d'un comportement du capital qui commence avec le crédit et qui se développe en intégrant la mode, la réclame, la propagande, le prosélytisme, les apports de la révolution iconique. Elle est la réalisation la plus percutante de la représentation. La publicité est le discours plus ou moins conscient du capital qui a atteint, en Occident, sa mort potentiel­le. Ici encore on peut vérifier que la conscience arrive trop tard; elle n'est jamais qu'un a posteriori. Et l'on peut se demander si ce n'est pas parce qu'il a atteint sa mort potentielle que le capital a besoin de publicité?

 

En ce qui concerne l'œuvre de A.Leroi-Gourhan, celle de M. Mac Luhan (dans une moindre mesure) ou celle d'Ashley Montagu, pour ne citer que quelques unes, nous exposerons en quoi elles donnent des fondements pour une autre représentation de l'espèce.

 

Pour revenir à M Mac Luhan, en rappelant que pour lui la dépossession des sens due à la généralisation des mass media entraîne chez les hommes et les femmes une recherche effrénée des perceptions extrasensorielles expliquant la vogue de l'occultisme dans ses formes les plus diverses, on peut se demander si les média n'investiront pas et ne s'empareront pas aussi des potentialités "extrasensorielles", dépossédant totalement les êtres humains.

 

Enfin, à l'heure actuelle, on peut considérer que l'ordinateur est le médium le plus élaboré et qu'il est celui qui dépossède le plus l'être humain. En effet si on s'en sert pour l'enseignement, l'enfant non seulement n'utilisera plus que ses yeux: disparition totale de l'odorat, réduction du toucher à la touche d'un clavier, mise hors service de l'oreille, mais il n'utilisera plus qu'une partie de la rétine, celle centrale (phénomène d'ailleurs en cours avec la perte de la vision de nuit); il fatiguera plus son oeil contraint d'accommoder constamment pour voir l'écran de l'ordinateur (une petite télévision) situé à sa proximité.

 

Que deviendront les enfants réduits à une portion de sens? (c'est à dessein que je laisse cette phrase dans son indéterminé).

 

Le danger de l'ordinateur ne réside pas dans le flicage généralisé car il est déjà installé, et la délation le rend redondant mais il l'est dans la fragmentation de l'être humain qui sera plongé dans la dépendance absolue. Ici encore nous retrouvons la dimension biologique du devenir actuel de l'espèce qui ne put se manifester tant que le mode de vie de cette dernière n'entra pas trop violemment en contradiction avec son organisation biologique.

 

 

 

*      *      *

 

  

  La coupure entre espèce humaine et nature, la séparation d'avec la communauté est un procès essentiel dans le devenir de l' espèce. Nous l'avons souvent dit, à la suite de K Marx, en demeurant longtemps dans la perspective de celui-ci, en nous limitant à 1'arc historique qu'il envisageait; c'est-à-dire que l'on se préoccupait de l'issue du communisme primitif, moment historique déterminé. En réalité le phénomène impliquant ce devenir d'extériorisation, donc de séparation -ce qui se traduit par la formation d'une culture- commence bien plus tôt. Nous avons affronté cela en posant qu'à divers moments se sont produits des modifications au sein de l'espèce génératrices de trauma dont nous ne sommes pas encore guéris et à l'étude desquels nous consacrerons divers articles. Le point de départ de cette modification d'appréhension du champ historique a été celui de la mise en évi­dence de la dimension biologique de la révolution. L'approfondissement de cette affirmation en même temps que la constatation que le cycle des révolutions était fini nous conduisirent à réfléchir sur le devenir biologique de l'espèce, non pour fonder un biologisme qui viendrait se substituer à la théorie de K. Marx, mais pour comprendre la totalité du phénomène vie tel qu'il se manifeste au travers de l'espèce humaine et montrer comment ce que l'on nomme la culture dans son sens le plus vaste était une réponse variée, en fonction des diverses ethnies et des divers lieux de vie, à des " crises biologiques ".

 

 Pour le moment, i1 est intéressant de noter que des scientifiques accèdent aussi à cette perception. En effet dans le n° spé­cial de " Science et Avenir ", " Les origines de l'Homme ", réali­sé par Henri de Saint Blanquat, on peut lire dans l'article " L'Homme et ses environnements ":

 

 "Cette évolution des hommes n'est donc pas un évolution ordinaire. "Histoire naturelle " certes, mais histoire aussi d'une certaine séparation d'avec la nature. Il y a bien, pour les hommes comme pour les autres espèces, nécessité de s'adapter à l'environnement, mais cette adaptation se fait par des moyens qui séparent aussi les hommes de cet environnement, qui les en distinguent."

 

 Cette adaptation s'est réalisée en partie grâce à l'outil qui est:

 

 "Intermédiaire entre un organisme et un environnement, il marque ainsi une distance et consacre une séparation."

 

  "On peut interpréter de la même façon d'autres progrès de l'humanité. Les cabanes, le feu , le vêtement : autant d' intermédiaires, autant de séparations."

 

 En réalité la médiation est séparation et union. L'union pose une ambiguïté qui peut être source d'une insécurité considéra­ble due à l'ancienne immédiateté soi-disant retrouvée.

 

  "La question est de savoir à quel point et de quelle façon les hommes ont ressenti cette séparation. Le dedans et le dehors, le domaine des humains et celui des animaux, à quel moment les hommes ont-ils ressenti cela? "

 

  L'auteur ne répond pas réellement à ces questions sur lesquelles nous reviendrons, mais il fait quelques remarques qui confirment nos affirmations produits de nos investigations.

 

  "Or cet embryon de langage a pu faire grandir un embryon de conscience et de réflexion. Car nommer, ce n'est seulement se relier d'une certaine façon à quelque chose ou à quelque être, c'est aussi avouer qu'on en est distinct. Ce n'est peut-être pas autrement que l' homme a pu devenir " le seul animal qui s'étonne d'exister".

 

  "Cet étonnement devant le monde et devant soi-même trouvera son expression la plus belle et la plus poignante dans les derniers temps de la préhistoire, avec ce qu' on a appelé l'art des cavernes. Avec ces figures et ces signes, on peut dire que l'homme atteint une nouvelle étape dans la séparation, dans sa séparation d'avec la nature: il ne se borne plus à nommer, il reproduit. Nous ne connaissons pas évidemment les phases intermédiaires, les imitations, les jeux ou les cérémonies, qui ont pu le conduire progressivement à fixer des êtres et des signes sur la pierre ou sur l'os. La montée vers la représentation a pu durer des dizaines de millénaires. Mais cet " art " préhistorique est peut-être aussi autre chose.

 

  "Il n'y a pas beaucoup de séparations qui se fassent sans regret, sans déchirement, voire sans désir profond de revenir en arrière. La séparation de l'homme de la nature n'a pas été sans un mouvement perpétuel de retour, dans une perpétuelle tentative pour revenir s'identifier à cette nature dont on ne cessait de se distinguer. Les ethnologues ont décrit des cérémonies qui avaient lieu après certaines chasses: le groupe chantait l'animal mort, le remerciait. Ailleurs, il le faisait parler, s'identifiait de quelque manière à lui. On connaît aussi des formes d'art qui traduisent l'arrachement à un monde ancien, à un monde révolu de l'intelligence et de la sensibilité, mais qui montre, en même temps, la douleur de l'arrachement : ainsi la tragédie grecque. Il n'est pas impossible que Lascaux et Altamira traduisent à leur manière la conscience d'un arrachement semblable, et ne soient une tentative pour retourner d'une certaine façon vers ce monde naturel, pour s'identifier à lui et y demeurer.

 

  Que cet art soit lié à une pensée religieuse, peu de gens en doutent aujourd'hui. Mais la religion ne traduit jamais elle aussi que l'étonnement d'exister et celui d'avoir à ne plus exister un jour ou l'autre. Elle est donc liée à une prise de conscience: les hommes s'étonnent d'être là, d'avoir un commencement et une fin."

 

  Etant donné la séparation corrélative à son devenir homme, l'espèce humaine a besoin, plus que nulle autre espèce, d'une représentation afin de se situer et de réacquérir une certitude au monde et cette représentation est édifiée grâce au langage verbal. Nous verrons que celui-ci implique de façon absolue toute la logique, la sensibilité s'exprimant de diverses façons dans ce qui sera nommé ultérieurement art. Cette représentation  permet de retrouver tout ce qui a été perdu; elle maintient donc la continuité. C'est la dimension esthétique de l'espèce humaine. Ainsi dans la citation ci-dessus le concept de représentation est-il assez limité. Nous montrerons ultérieurement que la représentation existe aussi chez l'animal mais qu'elle devient déterminante et apte à s'autonomiser au niveau des hommes et des femmes.

 

L'élément le plus important dans le phénomène d'autonomisation de la représentation est le langage verbal avec qui surgit la dynamique des possibles et l'éclatement des déterminations de même que l'interrogation sur l'existence.

 

Tout comme il n'est pas possible de parler d'art en ce qui concerne la préhistoire, il est faux, de même, de parler de religion pour la même époque. On a manifestation de la réimmersion dans la communauté, de la conjuration de la coupure, etc.. C'est là-dessus justement que s'édifieront les divers complexes religieux. L'identification de la religion à tout phénomène qui tend à abolir la coupure (à travers les binarités: monde d'ici et d'au-delà, sacré et profane, etc.) permet d'affirmer qu'il y aurait une nature religieuse de l'Homme et donc de pérenniser la religion en place telle qu'elle se présente de nos jours (c'est-à-dire ce qu'il en reste).

 

Cette dernière remarque nous amène à noter également que ce que l'auteur nomme identification à la nature est en réalité une mise en continuité, une réimmersion. En outre, le phénomène d'adaptation dont il est abondamment question dans ce texte réclame aussi une analyse détaillée à laquelle nous dédierons d'autres études.

 

Enfin, il est clair - et nous l'avons déjà signalé - que divers penseurs antérieurs à notre époque ont intuitionné, compris cette immense problématique de la coupure, et de la réunion ardemment désirée.

 

 

 

*      *      *

 

  

 "En effet, dans les représentations des primitifs comme on l'a remarqué souvent, l'individualité de chacun ne s'arrête pas à la périphérie de sa personne. Les frontières en sont indécises, mal déterminées, et même variables selon que les individus possèdent plus ou moins de force mystique ou de mana." ( Lévy-Bruhl: L'âme primitive, Ed. PUF, p. 133)

 

"1° Pour la mentalité primitive, les limites de l'individu sont variables et mal définies.

 

2° Les " appartenances " sont une " extension de l' individualité ". Elles sont des parties intégrantes de la personne, et se confondent avec elle.

 

Les " appartenances " dans certains cas, sont regardées comme le double de l'individu, et ce double est l'individu lui-même dont il peut tenir la place." (Idem, p.150)

 

 "Celle-ci (l'individualité n.d.r), nous l'avons vu, n'est pas rigoureusement limitée à leurs yeux. Les frontières en demeurent indécises, du fait des appartenances, sécrétions, excrétions, traces, empreintes, restes d'aliments, armes, etc..,qui font également partie de l'individu, qui sont " une extension de sa personnalité ". Il apparaît maintenant que cette extension n'est peut-être pas tout à fait exacte. Les appartenances ne seraient une "extension", à proprement parler, de la personnalité, que si elle ne les comprenait pas d'emblée, si la représentation de soi, partant de la conscience, qui en serait le foyer originel, se propageait ensuite sur elles secondairement. Telle est bien notre façon à nous de sentir et de représenter la participation entre l'individu et ses appartenances; c'est ainsi que s'expliquent notre culte des reliques, et les sentiments que nous éprouvons en présence des objets qui ont appartenu aux grands hommes. Quelque chose de la personne de Gœthe ou de Victor Hugo demeure attaché à leur porte-plume.

 

 (...) Pouvons-nous affirmer qu'il en est de même chez les primitifs? I1 ne le semble pas, du moins en ce qui concerne les appartenances les plus intimes. Dans leur esprit, la participation entre elles et l'individu ne résulte pas d'un transfert, si rapide qu'il soit, sous l'influence d' une émotion. Elle n'est pas secondaire, elle est originelle, immédiate. Elle équivaut à ce que nous appelons une identité.

 

  (...) Du point de vue des primitifs, il n'y a donc pas "extension" de la personnalité aux appartenances. I1 vaudrait mieux dire que comparée à la leur, notre individua1ité semble avoir subi une "réduction", une sorte de rétrécissement. Les appartenances sont pour les primitifs des parties intégrantes de l'individu, tandis que pour nous elles n'en sont que des dépendances, très étroites, il est vrai, participant activement de lui dans certains cas, mais cependant distinctes de sa personne. " (Idem, pp,184-185)

 

 "(…)Les primitifs ne se représentent guère l'individu en lui-même. Un individu n'existe vraiment pour eux qu'en tant qu'il participe à son groupe ou à son espèce." (Idem, p.229)

 

L'œuvre de Lévy-Bruhl a été très controversée (lui-même sur la fin de sa vie aurait renié certaines de ses affirmations) surtout parce qu'elle aurait servi à justifier la supériorité occidentale et par là le colonialisme. En réalité, dans la mesure où elle tente de cerner au mieux une diversité de mentalité, elle est plus proche d'une représentation correcte que l'œuvre de ceux qui veulent poser une identité de la mentalité humaine.

 

  Quoi qu'il en soit, je suis convaincu que les hommes et les femmes pensaient, auparavant, par participation et que leur mode de saisie des êtres et des choses était celle de l'appartenance.

 

  Les quelques citations qui précédent mettent en évidence que l'individu est le résultat d'un procès de division, de séparation, dont nous avons maintes fois parlé, et d'un dépouillement. La coupure entre ce qui devient l'individu (intérieur) et ce qui devient le monde extérieur, fonde l'être et l'avoir, le sujet et l'objet. Être et avoir sont donc des opérateurs de liaison entre éléments d'une totalité qui a été dissociée. Dans des déterminations différentes l'art, la philosophie, la religion, l'Ėtat sont des thérapeutiques pour guérir la blessure de la séparation.

 

  Puisque nous pensons que la solution à l'errance humaine est d'abolir la coupure, il en résulte que nous rejetons toute thérapeutique qui ne peut être qu'un réformisme maintenant la béance de la blessure.

 

  Le surgissement de l'individu est aussi celui de l'espace et du temps. Normalement l'individualité s'étend au domaine où elle se meut et elle est d'autant plus puissante qu'elle entre en relation avec un plus grand nombre d'éléments; en outre elle a un mode à elle d'occuper ce domaine. L'individualité est en réalité tout ce modifié des êtres et des choses et de l'espace qui leur est lié. En la privant de ses "appartenances" qui ne sont pas de simples prolongements, il s'est posé le problème du lien entre ces divers éléments; de ce fait le concept d'espace est devenu nécessaire en tant que lieu de coexistence et faisant coexister et, avec I.Kant, il désigne quelque chose d'homogène où baignent des corps; alors qu'en fait toute chose a son espace qui est la façon qu'il a de modifier le continuum.

 
      Le procès d'individuation a conduit d'abord à une privation de l'espace. Le temps, quant à lui, a servi comme élément de liaison entre ce qui a été divisé et a pu, parfois, remplacer l'élément perdu devenu espace. Ainsi, s'il y eut, comme le disait K.Marx, une spa­tialisation du temps, il y eut également une temporalisation de l' espace,

 
        Il est clair que lors d'une telle séparation le langage verbal a dû acquérir une autre dimension, celle que l'on met en exergue actuellement et qui est souvent présentée comme définissant sa fonction essentielle, voire unique: la communication. Corrélativement, afin qu'il y ait cohérence au sein de cette dernière, la logique s'est imposée, etc.

 

  Il faudra revenir sur tout ce devenir. Pour le moment quel­ques remarques:

 

 1. La propriété privée est ce dont "l'individu" a été séparé ou, dit en termes de L. Lévy-Brul, c'est une "appartenance" autonomisée qui pendant un certain temps est encore liée à l'individu, ce qui explique que durant toute une période on enterra les hommes avec ce qui leur appartenait. Elle atteint l'autonomisation réelle quand il y a héritage car, à ce moment-là, se parachève sa séparation. Le mouvement de sa cession (aliénation économique) et donc de son acquisition peut s'enclencher. Etant séparée, la chose peut être prise, mais elle peut aussi s'accroître et atteindre des dimensions sans aucune mesure avec la dimension de l'individu.

 

  2. La dynamique de réduction des hommes et des femmes permet de fonder un élément médiateur qui est leur équivalent général, l'Etat, qui, au départ, se pose en ersatz de la communauté, bien qu'il ne soit que le médiateur des différentes propriétés privées. Ceci dans le cas de l'Occident où nous avons réellement production d'individus.

 

   3. Etre contre la propriété privée (avoir), c'est être contre l'individu (être); mais vouloir les détruire sans être à même de poser la communauté humaine, c'est en fait œuvrer à l'édification d'un despotisme absolu.

 

  Vouloir déposséder les gens des quelques bricoles qu'ils possèdent c'est opérer sur le terrain du capital. Manipuler, disposer des objets immédiats de quelqu'un, surtout à l'encontre de son acception, ou à son insu, sous prétexte qu'un révolutionnaire est contre la propriété privée, c'est encore se placer dans une dynamique de destruction des hommes et des femmes. I1 ne s'agit pas non plus de remplacer la propriété par une disposition des choses, il faut purement et simplement abolir la séparation. Dès lors tout homme, toute femme, avec son espace et ses appartenances devient une modalité participative au/du continuum vie, et il est clair que ce n'est qu'en accédant à la Gemeinwesen que ceci est réalisable,

 

  4, La communauté des biens qui implique une indétermination, une indifférenciation, une égalité absolue est la pire des réductions, car c'est la mise en commun des propriétés privées et l'assemblage d'individus; le tout dynamisé par une combinatoire qui peut être purement aléatoire.

 

  Il n'y a rien à mettre en commun, il y a à devenir tout. Chaque homme, chaque femme en accédant à une individualité participative au cosmos est finalement une modalité de celui-ci. En termes de logique binaire on dirait qu'il, qu'elle a/est tout.

 

  La jonction au monde (englobant tous les êtres) implique d'être à même de comprendre que tout être, tout objet a son espace dont nous avons une représentation dans la mesure où nous sommes sensibles à ce qui nous entoure. Vivre, dès lors, signifie être à même d'affirmer une modalité du devenir du continuum tout en étant capable de percevoir de façon immédiate que les hommes et les femmes sont autant de modalités qui peuvent plus ou moins fasciner, d'où le surgissement de l'amour particularisé.

 

  6. On peut considérer que la volonté`d'acquisition, la passion de l'avoir est la manifestation du désir d'abolir la séparation en demeurant sur son terrain. C'est une fonction de "rééquilibration"; il en est de même du culte des reliques dont parle L.Lévy-Bruhl et du fétichisme aussi bien dans le sens de K.Marx que dans celui du commun. Perdure ainsi chez les hommes et les femmes un souvenir d'avoir été d'une dimension plus vaste que ce qu'ils sont devenus,

 

  7, Comme autre fonction de rééquilibration on peut citer les diverses pratiques des mystiques, dont le yoga, qui tendent d'abolir la séparation. Les diverses gymnastiques sont des pratiques réduites. Enfin l'eutonie, en privilégiant le toucher, le contact, essaie de prolonger l'individu en le rendant apte à percevoir immédiatement tout ce qui l'entoure, grâce à ce que l'on pourrait représenter par un flux allant de lui aux éléments du monde environnant et de celui-ci à lui, ce qui tend à le débloquer. Car le blocage, l'inhibition, n'est pas un processus qui concerne l'individu en tant que corps, il débute dans le fait d'être réduit justement à un individu qui possède son "corps". La folie commence là, dans notre statut individuel, puisque la folie est sanction de la coupure et tentative de l'abolir. La psychologie et la psychiatrie sont des interprétations de la dimension réduite des êtres humains et féminins. Leurs thérapeutiques ne peuvent qu'entretenir une folie fondamentale en essayant de conjurer une folie dérivée, d'où leurs échecs.

 

  8, Au cours des temps modernes, c'est-à-dire depuis trois siècles, le procès de privatisation de l'individu (au sens précis où il est privé de quelque chose) s'est accru comme le montre fort bien Roland Jaccard qui met clairement en évidence l'autorépression qui lui est corrélative:

 

  "Nous vivons socialement dans une sorte de vaste coït in­terruptus généralisé où chaque stimulation, après avoir enclenché un désir brutal, ne peut qu'avorter." (L'exil intérieur - Schizoïdie et civilisation, Ed. Points, p. 155).

 

  La schizoïdie, la fermeture sur soi, l'exil intérieur, la privatisation complète, etc.., tout cela indique un phénomène d' autonomisation que l'individu utilise pour fuir une réalité qui l'opprime. Ainsi grâce à une représentation donnée, l'individu parvient à s'extraire d'un concret donné qu'il ne peut supporter, ce faisant il se réduit de plus en plus en folie.

*      *      * 

  "En 1973, une révision intégrale de l'histoire s'impose, mais cette tâche comporte des problèmes redoutables, â la fois de choix et de présentation." (Arnold Toynbee, La grande aventure de l'humanité, Ed, Bordas, p. 8)

 

  Le titre original est Mankind and Mother Earth, A narrative history of the world, Espèce humaine et Terre Mère, cela indique tout de suite en fonction de quoi il faut réviser l'histoire, en fonction de l'étude du rapport à la Terre Mère, à la biosphère. I1 faut se préoccuper de savoir quel impact l'activité de l'espèce a sur cette dernière. Le livre de A.Toynbee est un cri d'alarme: on est en train de détruire la Terre Mère, qui fait pendant à l'autre cri lancé par Meadow et Cie dans leur rapport du MIT: Les limites de la croissance de 1972, que nous avons analysé en son temps.

 

   Chez Toynbee on a un bilan de tout un cycle et un témoignage sur sa fin, mais ce n'est pas clair parce qu'il n'envisage pas le moment de la coupure, de la séparation d'avec la Terre-Mère, ce qui l'empêche de mettre en évidence de façon percutante la destruction opérée par l'homme et sa volonté tragique de revenir à un stade précoupure (une réimmersion dans la biosphère).

 

  L'histoire doit donc inclure toute l'anthropogenèse et celle de la biogenèse qui englobe la précédente; dès lors elle opère sur un domaine qui n'a plus rien à voir avec celui de l'histoire habituelle; en réalité le concept d'histoire (étude de la période qui commence avec l'acquisition de l'écriture) n'a plus de pertinence. Il y a un éclatement du savoir et une évanescence des limites entre les disciplines de ce savoir. En fait on ne peut avoir qu'une phénoménologie de la vie, et donc de l'homme, qui ne peut être abordée que diachroniquement.

 

  L'approche du phénomène vie de la part de Toynbee évoque beaucoup celle des manichéens et des gnostiques:

 

  " La progression de la vie a donc été, au mieux parasitaire, et, au pis, prédatrice." (p.20)

 

  De là il se désole que certaines espèces se nourrissent aux dépens d'autres, et il ajoute :

 

  "Ainsi, à première vue, la progression de la vie semble mauvaise, objectivement mauvaise." (p.22)

 

   I1 y a donc une vision morale, comme le prouve cet autre passage où il affirme que la vie semble " recéler l'existence en elle-même de deux tendances antithétiques et opposées l'une à l' autre."

 

    Or, raisonner en fonction du bien et du mal ne peut mener à rien. En outre, pour être conséquent, il aurait dû chercher l'origine du mal dans le principe de conservation (de l'énergie, de la matière, etc..) fondement de la science et soi-disant représentation d'une réalité.

 

A.Toynbee affirme :

 

   "Ce sont les États souverains qui ont été le principal objet d'adoration de l'humanité au cours des 5.000 dernières an­nées. Et ces divinités ont demandé et obtenu le sacrifice d'hécatombes humaines. " ( p.21)

 

   Mais il n'explique pas pourquoi l'humanité s'est adonnée au culte de l'État, de même qu'il n'expose pas tous les mouvements qui ont résisté à son instauration. En ce qui concerne le fait de tuer, il cite l'opposition des Quakers. Or, il est certain qu'à l'origine, il dut y avoir un grand nombre de phénomènes d'opposition.

 

   En règle générale il expose donc le devenir occidental, c'est-à-dire, en fait la réalisation de la domination du capital, d'abord en Occident puis à l'échelle mondiale. Etudiant l'histoire de l'humanité comme un tout, il oublie les oppositions fondamentales entre hommes et femmes qui sont pourtant déterminantes pour le devenir qui a été emprunté par l'espèce, de même qu'il ne mentionne jamais les luttes de classes et le drame révolution est exclu de son livre, que ce soit la révolution bourgeoise ou la révolution communiste. Or l'histoire est tout de même scandée par des schismes dont certains furent des révolutions et dont le plus important est celui entre la nature et l'espèce. Comment comprendre la sortie hors nature -effective à l'heure actuelle- sans la compréhension de la série des révolutions.

 

   Ainsi le livre de A.'I'oynbee recèle une foule d'insuffisances dont la plus caractéristique est celle de l'"oubli" de l'Afrique Noire qui dénote un européocentrisme difficilement éliminable et, d'autre part, l'incapacité à comprendre la dynamique globale du devenir de l'espèce. L'Afrique Noire est essentielle; sans son étude on ne peut pas réellement percevoir qu'il y eut des possibles autres que celui qui s'effectua en capital. Les peuples noirs ont souvent rejeté l'agriculture, refusé l'écriture, etc.. Or ce sont des présuppositions au devenir du capital.

 

   Parvenus à la fin du cycle capital, il nous est de la plus grande importance de pouvoir constater qu'il existe encore, au sein de certaines communautés africaines, des attitudes de refus de tout ce qui devait devenir la voie occidentale. Elles sont la preuve d'un possible en ce qui concerne la sortie de ce monde. Les peuples noirs témoignent de notre errance et du possible de l'abandonner.

 

   L'étude des diverses communautés noires en comparaison de celles d'Occident et d'Orient avant l'intrusion du Capital serait passionnante et nous révèlerait des éléments essentiels dans le procès de domestication qui, ailleurs, ont depuis longtemps disparu .

 
          En conséquence le livre de Toynbee présente un intérêt non par son contenu, mais par son attitude nouvelle qui consiste en une remise en cause de la validité de la voie occidentale, de l'importance de la civilisation, etc..


      
Ainsi après le grand ébranlement des années
60 qui culmina en Mai-Juin 68, il y eut la grande remise en cause des années 70, signes tous deux d'un phénomène important qui devait apparaître à 1a fin de ces mêmes années: la mort potentielle du capital.

 

            Camatte Jacques 

Juillet 1983

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Extrait d'une lettre à un camarade espagnol du 18 décembre 1981:

"I1 y a tout d'abord un phénomène mondial: en 1968 il y avait une tension planétaire qu'il fallait faire tomber; il fallait briser un élan qu'on peut qualifier de révolutionnaire, de subversif, de corrosif, etc.. Aujourd'hui on est seulement au balbutiement d'une autre telle phase. En revanche, il y a un mûrissement, non seulement du côté des révolutionnaires, mais du côté du pôle domination-pouvoir. Les russes ont tiré des leçons".